Amaryllis au Pays de Glace : Chapitre 3

From Baka-Tsuki
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Chapitre 3 : La fête de la prière[edit]

Partie 1[edit]

Huit personnes sont légèrement blessées, et aucun mort n’est à déplorer.

Fort heureusement, les dégâts sont bien moins importants que prévu. Le plus urgent reste la route principale qui est complètement bouchée, mais on a pu la remettre en service au bout de deux jours, et trois jours plus tard, la voilà comme neuve.

On a décidé de ne pas parler aux villageois de la « mystérieuse pièce » trouvée lors de l'opération de sauvetage. C’est le maire qui en a décidé ainsi. Il pense qu'il est préférable de l'étudier avant d'en révéler l'existence.

Et cinq jours après le séisme...

— Vicia ! Vicia Toxin ! appelé-je dans le couloir, vêtue d'un uniforme d'infirmière.

Le brouhaha des enfants dans la salle d'attente cesse immédiatement pour laisser place au silence, et une fille avance d'un pas hésitant dans ma direction.

— C'est toi ?

— Matricule 00218, Vicia Toxin.

La fille redresse son petit corps tout en se présentant.

— Pas mal. C'est bien, Vicia.

Je caresse sa tête et elle me sourit d'un air joyeux.

— Professeur... Professeur Viscaria !

— Une seconde...

Splash. J'entends quelqu'un se laver les mains, et Viscaria apparaît peu après, vêtue de blanc.

— Désolée pour l'att-... Hein, Vicia ? Qu'est-ce qui se passe ?

— Euh...

Vicia pose ses mains sur son ventre tout en levant les yeux vers elle avant de dire :

— Mon ventre me fait mal.

— Ah... Quel genre de douleur ?

— J'ai l'impression que mes vis couinent.

— Je vois.

Viscaria acquiesce tout en bougeant ses antennes.

— Bien, allonge-toi ici.

— Vous allez m'ouvrir le ventre ?

Vicia s'allonge sur le lit avec un regard mal à l'aise.

— Tout ira bien, lui répond Viscaria avec une expression pleine de tendresse. Ça ne te fera pas mal du tout. Ça sera fini en un clin d'œil.

— Vraiment ?

— Oui.

Viscaria esquisse un sourire maternel pour rassurer la fille qui reste malgré tout un peu inquiète.

— Bien. Sois sage et désactive tes circuits mentaux.

— D'accord.

— Et tes circuits de contrôle aussi.

— D'accord.

Soit dit en passant, il existe trois circuits principaux chez un robot. Les « circuits mentaux » sont en gros comme le cerveau pour les humains, et servent de tour de contrôle pour le corps tout entier. Les « circuits de contrôle » sont l'équivalent des nerfs et de la colonne vertébrale, ils permettent de faire circuler l'information en provenance des circuits mentaux dans tout le corps. Enfin, il y a les « circuits de sécurité » qui s'assurent du bon fonctionnement des deux types de circuits précédents.

— Professeur... C'est... fait...

La voix de Vicia s'interrompt, et la lueur dans ses yeux s'estompe. Après s'être assurée que ses circuits mentaux étaient bien en veille, Viscaria se met à l'examiner.

— Voyons voir...

Elle soulève le chemisier de la fille avec une de ses antennes métalliques, dévoilant un ventre blanc, puis elle insère cette même antenne doucement à l'intérieur en passant par le nombril. Après un petit mouvement et un léger déclic, l'abdomen de Vicia s'ouvre.

— Hm...

Viscaria examine les entrailles de la fille avec un regard sérieux. L'antenne au bout de son doigt frétille comme un être vivant, alors qu’elle retire une membrane translucide en dessous de quoi se trouvent les circuits internes.

— Ahh, alors c'était bien ça...

— C'est-à-dire ?

Je regarde par-dessus l'épaule de Viscaria en direction de Vicia.

— Une inflammation autour des batteries, dit-elle tout en allumant une lumière au bout de son antenne.

Ça vient de quelque part à l'intérieur de l'estomac de Vicia, vu que les batteries sont déformés comme du plastique fondu.

— Encore ?

— Oui. Exactement au même endroit que le précédent. Mais...

— Mais ?

— Elle aura peut-être encore mal, même après l'avoir changée...

Viscaria se met à froncer profondément des sourcils.

— Modèle HRM1103. Série 01102C.

— Une seconde.

Je me dirige vers la pièce voisine, et me mets à fouiller dans des étagères hautes jusqu'au plafond, où sont rangés divers composants. Les pièces de rechange pour les villageois sont entreposées ici. En termes d'importance pour le village, cet entrepôt vient juste après Blanche Neige.

— HRM1103. 01102C, récité-je à voix haute.

Une des étagères s'éclaire. Un tiroir d'une teinte légèrement bleutée s'ouvre automatiquement, indiquant que ce que je cherche existe. J'en sors un objet de la forme d'un donut, et retourne dans la salle d'analyse.

— C'est bien celle-là ?

— Oui. Tiens, jette l'ancienne.

Je regarde la pièce distordue posée sur le lit. C'est la partie « infectée » retiré du corps de Vicia. Elle est tellement déformée qu'on ne croirait pas qu'il s'agit de la même. Elle témoigne de la douleur ressentie par la fille, alors j’ai le cœur qui se serre.


Partie 2[edit]

Après l'opération de Vicia, on procède au diagnostic d'une dizaine d'autres personnes jusqu'à la fin de la matinée.

— Y'avait du monde aujourd'hui...

Viscaria s'affale sur le canapé puis fait craquer sa nuque. Des déchets peuvent s'accumuler dans les circuits mentaux des robots après des efforts de concentration importants, ce qui peut provoquer leur corrosion.

— T'es sûre que ça va ? Tu travailles comme une dingue en ce moment.

— Mais oui, je te dis. Je me sens mieux que toi qui dois te coltiner plus de cent heures de conduite de glacemobile par semaine.

— Ne force pas trop.

Viscaria est ni plus ni moins notre experte en technologie, alors on a tendance à nous reposer sur elle pour tout et rien. On pourrait sûrement installer le même manuel de réparation qu'elle, mais il y a de grandes chances qu'on plante car nos spécifications techniques sont insuffisantes.

— Le Bureau des pièces de rechange doit être au bout du rouleau...

Tout au long des cent dernières années, nous avons procédé à la maintenance et au support de Blanche Neige, à la Toupie du serveur central, aux Berceaux des maîtres, et la Forêt Paradoxale où se trouve Blanche Neige — tous les jours, on les vérifie, nettoie et répare. Mais peu importe la qualité de ces maintenances, Blanche Neige reste un gros morceau de métal. Son corps est lentement corrodé jusqu'à la moelle. Ainsi, un jour, soixante-dix ans après notre arrivée ici, nous sommes tombés à court de matériaux pour Blanche Neige.

On ne savait pas quoi faire. À ce rythme, Blanche Neige allait cesser de fonctionner. Nos chers maîtres allaient mourir. Y avait-il un moyen d'obtenir ces fameux matériaux — après une longue réflexion, une solution vint à nous.

L'extraction.

On extrait des composants du corps de robot, les raffine et les utilise pour maintenir Blanche Neige. Dans ce monde souterrain coupé de tout, où les ressources sont limitées, il n'y a pas d'autres choix.

Mais cela n’est évidemment pas sans risque. Les robots qui ont subi ces « extractions » peuvent ne plus pouvoir se déplacer à cause de défaut dans certaines parties. Pour résoudre ce problème, on utilise des « pseudo-pièces de rechange » constituées de matériaux similaires pour remplacer les pièces extraites. Les corps des villageois sont ainsi transformés chaque jour qui passe.

... Et une fois que tout a été remplacé par ces pièces de rechange.

Viscaria nous l'a expliqué un jour.

... Ces pièces ne répondent pas aux normes officielles, alors peu importe le raffinage subi, elles ne peuvent pas être compatibles à cent pourcent, et leur vitesse de dégradation est plus rapide. Ainsi, les patients qui ont subi une extraction risquent de facilement tomber en panne.

Malgré tout, les villageois se sont rués en masse pour donner leurs pièces. Moi aussi, j'ai dix-sept pièces échangées avec des pièces de rechange : deux à la tête, deux à la main droite, trois à la main gauche, une à la jambe droite, deux à la jambe gauche, et sept dans le reste du corps. Au début, seuls les robots adultes étaient concernés par ces extractions, mais au final, même les petits enfants ont fait don avec bravoure des leurs. Selon les dernières statistiques, un enfant a en moyenne 4.2 pièces extraites, contre 11.3 pour un adulte.

Pin pon pan pon. Le carillon sonne comme une cloche à vache, indiquant la fin de la pause.

— Bon, c'est l'heure.

Viscaria se lève du canapé, et ajuste le col de sa robe blanche.

— Amaryllis, à quelle heure sont les rendez-vous cet aprèm ?

— Hm, il y en a trois à 1h, quatre à 2h et...

Pile à ce moment-là...

— Mais qu'est-ce que tu racontes ?!

Une voix de jeune fille résonne.

— J-J-J-J-Je veux pas aller à l'hôpital.

— C'est quoi ton problème ?! Arrête de te forcer, tas de ferrailles !

— J-Je déteste l'ho... l'hôpital. Déteste, déteste.

Puis s'ensuit un familier « Gaaaa piiii ». Viscaria et moi échangeons un regard.

— Les urgences d'abord.

Viscaria tire son béret vers le bas, et hausse les épaules.


Partie 3[edit]

Par la suite, deux semaines passent.

Les lumières brillent sur la scène taillée dans la glace, provoquant des éclats lumineux aveuglant tel un cristal. Le centre du théâtre est rempli à craquer l'audience, étant donné que plus de trois cents villageois sont amassés ici.

La tant attendue fête de la prière est enfin arrivée. La ferveur débordante du public contamine la scène, presque au point de la faire fondre. La fête va se tenir du matin au soir, et tous les travaux sont suspendus. Moi aussi, j'ai bien l'intention de profiter de la fête jusqu'à ce que ce soit mon tour de monter sur scène.

Mais...

— Pourquoi t'es assis à côté de moi ?

— Oh allez, fais pas ta mijaurée.

— On est assis par ordre de passage. C'est le siège du maire.

— Le vioque m'a filé la permission.

— Rah... Ce Camomille...

Ce rare moment de détente que j'ai enfin pu avoir est complètement gâché par ce coureur de jupon. « Hé, bas les pattes. » « Héhéhé. » Cet échange se répète inlassablement, et en un clin d'œil, c'est déjà l'heure des représentations.

Ta-Talatatatata tattala.

Un sextuor souffle gaiement dans leurs trompettes. « Pas trop tôt ! » « Voilà ! » « Enfiiiiin ! » L'audience entre en transe. Des cris perçants déchirent l’air enflammé du théâtre.

— Sur ce, que la 108e cérémonie de la fête de la prière pour la résurrection des maîtres commence.

Avec sa voix enchanteresse, l'hôtesse Cattleya annonce le début des hostilités, et le public s'embrase à nouveau.

— On commence par un discours du maire.

Et au milieu du tonnerre d'applaudissements, le maire Camomille apparaît sur l'estrade. Cette scène où sa tête roule sur le sol semble tout droit sortie d'un film d'horreur avec des zombies.

— C'est moi, le maire Camomille !!!

Il répète la même chose depuis plus de cent ans. « Monsieur le maire ! » « Il est toujours vivant ?! » « Trop mimi ! » Des voix se font entendre dans le public.

— Comme vous le savez tous, la fête de la prière est un rituel pour souhaiter à nos maîtres adorés le plus agréable des sommeils, dans l'espoir qu'un jour, ils se réveillent. Autrement dit...

La fête de la prière est une fête traditionnelle avec plus de cent ans d'histoire. Au début, c'était un simple rituel annuel pour offrir ses prières aux maîtres, mais à mesure que le temps passa, cela impliqua des chants, des danses et autres formes de représentations. Ainsi, tout en divertissant les villageois qui vivent sous terre depuis un long moment, l'objectif principal est d'aiguiser leurs « talents » pour quand les maîtres se réveilleront. Les programmes font l'objet d'un vote, la base de ce vote étant « Est-ce que cela ferait plaisir à nos maîtres ? ».

— Autrement dit, la fête de la prière n'est pas qu'un simple moment de divertissement, mais également la volonté honorable d'être affûté pour le jour où...

Et au bout d'une demi-heure de discours... « C'est trop long ! » « Assez ! » « Descendez de là ! » D’incessantes huées se mettent à résonner. Comme tous les ans, le maire a fait toujours son apparition sous les vivats de la foule, avant de s'éclipser de la scène sous une bronca. « Ne jetez pas d'objets ! » « Ah, des vis ! » Cattleya, qui est en charge de la scène, se met à crier.

Une fois le discours du maire terminé, le staff fait le ménage sur la scène (les objets seront rendus à leur propriétaire à la fin de la fête), puis, un clairon de trompette sonne à nouveau.

(Ça commence enfin.)

— Candidats numéro 1 ! Veuillez applaudir Ceolaria et Curl ! (Ceolaria est l'abréviation de Calceolaria, et Curl d'Ivory Curl.)

Alors que la sublime voix de Cattleya résonne, un homme et une femme font leur apparition sur scène.

La femme est Ceolaria, un robot domestique à l'apparence d'une femme de 80 ans. C'est un « robot de substitut » conçu par un mari qui a perdu sa femme et qui voulait atténuer sa solitude, et elle a continué à vivre même après la mort de son maître. L'homme est Curl, un robot qui a jadis fait partie d'un illustre orchestre, et qui est aujourd'hui le musicien attitré du village.

— Je suis vraiment nerveuse d'avoir été choisie pour participer en premier. Je vais maintenant chanter « Genèse de la menthe verte » dont mon défunt maître adoré était fan.

Ceolaria s'incline élégamment pour saluer le public, et la foule l'accueille immédiatement par un tonnerre d'applaudissements juste avant que le silence ne retombe. Il n'y a plus aucun bruit, car tout un chacun sait qu'il est temps d'écouter. Son partenaire de scène, Curl, tient son caractéristique alto électronique dans les mains et est positionné en diagonal derrière elle.

La mélodie ininterrompue de l'alto se met à emplir la scène, et Ceolaria commence à chanter.


Avant la naissance des humains, il y a fort, fort longtemps.

Les innombrables messagers des dieux, descendirent des cieux.

Les larmes aux yeux, ils se transformèrent en pluie divine.

Ainsi naquirent les océans, naquirent les océans.


Avec une voix claire mais triste, elle chante une chanson qui raconte la genèse du monde. Une atmosphère solennelle envahit le théâtre, et tout le monde est submergé par la mélancolie et la tristesse. La représentation de Ceolaria n'a pas changé ces trente dernières années< !—Paradoxal, quand on sait que les règles mises en place sont justement pour éviter que ça soit trop ressemblant d’une année sur l’autre -->, mais à chaque fois que je l'entends, j'ai l'impression que c'est la première fois.

— ... Et voilà. Merci de m'avoir écoutée.

Une fois la représentation terminée, c'est une véritable ovation qui s'abat sur la scène. Les deux robots saluent le public et retournent en coulisses.

(Quelle chanson magnifique...)

Alors que je plisse les yeux et m'imprègne de ces émotions qui planent encore en moi, la voix de Cattleya résonne à nouveau.

— Au tour des candidats numéro deux ! Voici venu le tour de magie de Vicia et Grayano[1] !


Partie 4[edit]

Le show continue.

Des duos garçon/fille chantent, mettent en scène des tragédies, des comédies, des tours de magie, des imitations — il y a des choses auxquelles on est familiers, mais également des nouvelles ; l'ambiance dans le théâtre est toujours autant en ébullition. Je suis toujours dans le public, acclamant par moments, et pinçant la main baladeuse d'Eisbahn le reste du temps.

Cela fait deux heures que la fête a commencé.

— Et maintenant, voici venu le tour des candidats numéro 25 : « Hue Dada » de la petite Daisy et Gappy.

(Oh, les voilà.)

Je me penche en avant. L'arrière-plan se transforme en un terrain similaire à celui d'une cour de récréation, et Daisy fait son apparition, à cheval sur Gappy. « Ahahaha ! » « C'est Gappy ! » « Gappy le tas de ferrailles ! » et les enfants éclatent de rire.

— J-J-J-Je suis pas un tas de ferrailles !

— Ça suffit, la ferme.

Daisy donne une claque sur la tête de Gappy, ce qui fait à nouveau s'esclaffer le public.

— Allez, en avant !

— D-D'accord !

Daisy chevauche Gappy et lui donne des coups de pied sur le torse, on a l'impression que ce dernier va s'effondrer à la moindre seconde. Gappy s'avance lentement et de façon maladroite, pendant que ses chenilles produisent un bruit grinçant.

— Ok, on va maintenant assister au saut le plus génial de l'histoire ! annonce l'hôtesse Cattleya.

Un « mur » de glace est poussé sur la scène.

— Hé, une seconde.

— Quoi ?

Je murmure à Eisbahn assis à côté de moi :

— Un saut... ils vont sauter par-dessus ce mur ?

— On dirait bien.

À vue de nez, le mur fait au moins trois fois la taille de Daisy. Il paraît complètement improbable qu'elle réussisse à sauter par-dessus tout en chevauchant Gappy.

(Non, impossible de chez impossible.)

Des chuchotements s'élèvent également du reste du public. « Sauter par-dessus ce truc ? » « C'est une blague, non ? » « Impossible. » Voilà en gros ce qui se dit.

Mais Daisy lance un regard plein de confiance, et fait reculer Gappy de quelques mètres. Visiblement, ils prennent de l'élan avant de sauter.

— C'est trop dangereux.

Je me lève. S'ils s'écrasent contre le mur, il va y avoir de la casse.

— Attends donc.

Le coureur de jupons à côté de moi me retient par le bras.

— Hé, lâche-moi, lui dis-je en le fusillant du regard.

— Ils ont une idée.

— Hein ?

— Regarde là-bas.

Eisbahn pointe la scène du doigt.

— Tu vois le drap par terre devant le mur ? Y'a sûrement un tremplin en dessous.

— Qu'est-ce que t'en sais ?

— C'est une technique classique.

Il est vrai qu'il y a quelque chose de fin disposé sur le carré de pelouse.

— Alors ils devraient pouvoir sauter par-dessus ?

— Sûrement.

Je me rassois. S'il a vu juste, j'aurais gâché leur représentation si je les avais arrêtés.

L'agitation gagne la foule. Je plisse les yeux, et je vois que le duo s'est élancé. Les chenilles de Gappy tournoient intensément alors que le bruit de friction résonne, et on sent des étincelles prêtes à jaillir au moment où ils se ruent en direction du mur. Que va-t-il se passer, comment est-ce que ça va se finir — tout en retenant son souffle, tout le monde assiste au défi insensé, et au moment où ils sont sur le point de s'écraser contre le mur — le corps de Gappy s'enfonce et avec le rebond, ils s'élancent en l'air.

(Ah !)

C’était censé être un saut de plusieurs mètres de haut. Hélas, ils semblent perdre l'équilibre et s'envolent tête la première à l'arrière de la scène telle une balle en plastique, ce qui provoque un bruit fracassant.

— Daisy ! Gappy !

Instinctivement, je me lève et me rue vers l'estrade.

— Rien de cassé...?!

Je soulève Gappy, qui ne bouge plus.

— Ga-Ga-Gappy, marmonne-t-il faiblement, sa tête hémisphérique complètement cabossée.

À ce moment-là...

— Espèce d'idiot...!

Un rugissement.

— On y était presque... Gappy, t'es trop nul ! Bon à rien ! Tas de ferrailles !

Je vois Daisy à côté de moi complètement furax, le visage rouge de colère. Elle semble légèrement blessée.

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— J-J-J-J-J-Je !

Gappy tente de se défendre tout en restant dans mes bras.

— J-Je suis pas un tas de ferrailles.

— La ferme, tas de ferrailles ! On s'est entraînés pendant des heures ! Tout est de ta faute si on a foiré !

— J-J-J-J-J-J'ai fait de-de mon mieux... C'est ta faute, Daisy !

— Quoi...?!

Daisy écarquille les yeux, le corps frémissant sous la colère.

Et c'est alors qu'elle hurle :

— Je te déteste, Gappy...!!!

Puis elle se met à courir sans regarder derrière elle.


Partie 5[edit]

Même après l'intermède, Daisy n'est toujours pas revenue.

(Ah là là là...)

J'ai envie de partir à sa recherche, mais je ne peux pas abandonner Gappy à son sort alors que de la fumée s'échappe de sa tête. Alors je l'emmène à l'infirmerie.

— C'est une sacrée blessure, indique lentement Viscaria en voyant Gappy. Enfin bref, je m'en occupe. Retourne à la fête.

— Mais...

— On dirait que c'est juste une bosselure. Pas de quoi en faire tout un plat.

— Hm... Mais j'ai envie de rester jusqu'à ce qu'il soit réparé.

Puis, les réparations de Gappy prennent plus de deux heures, et je suis restée à ses côtés pendant tout ce temps.

(Quelle tête de mule, cette Daisy. C'est pénible...) marmonné-je à moi-même tout en quittant l'infirmerie.

Les représentations de la matinée sont désormais terminées. C'est bientôt à mon tour, alors je me dépêche de retourner à ma place.

— T'as pris ton temps.

Eisbahn me lance un regard enjoué, les jambes posées sur le siège devant lui.

Et je ne fais aucun effort pour dissimuler mon dédain alors que je m'assois.

— Bon sang. Elle va vraiment m'entendre, celle-là.

— Oh, t'es vraiment en rogne, dis-moi.

— Ils se sont disputés sur la scène de la fête de la prière. C'est un manque de respect envers nos maîtres;

— Peut-être que ça aurait été plus drôle s'ils s'étaient engueulés dès le début du show, non ?

— Espèce d'idiot.

Je donne un coup à la tête de mon blond de voisin.

À ce moment-là...

— Et maintenant, voici venir les candidats numéro 55 ! Amaryllis et Eisbahn vont nous interpréter... Hein ?

Cattleya regarde intensément le papier entre ses mains, complètement prise de court.

— Un long baiser passionné !

Et c'est à mon tour de rester abasourdie.

— Q-Q-Q-Q-Qu'est-ce que c'est que cette histoire ?!

— Mouhahahaha, eh oui, t'as bien entendu !

Je l'attrape par le col et commence à le secouer dans tous les sens.

— J'ai jamais entendu parler de ça !

— Mais je te l'ai dit, non ? répond Eisbahn avec un large sourire, Le vioque m'a filé la permission !

(Ah !)

Je me rappelle des paroles prononcées par Eisbahn au moment où il s'est assis à côté de moi. Il a dit exactement la même chose.

— Je croyais que c'était juste au sujet de la place...

— Quoi ? Tu veux déclarer forfait...?

— Rah... Tu m'as bien eue...

Dos au mur, je fusille du regard le coureur de jupons en face de moi.

— Çà, c'est du plan de fin stratège, hein, dit-il en gloussant.

— Je refuse de le faire. Ce... ce baiser passionné.

— C'est ta première fois ?

— La ferme...!

Je tape ce pervers sur la tête.

— Amaryllis ! Eisbahn ! C'est à votre tour ! s'exclame Cattelya.

— Arg...

(Ça craint. Si ça continue, je vais être disqualifiée. Cette fête n'a lieu qu'une fois par an, comment je pourrais expliquer mes maîtres que je sois disqualifiée sans même participer ? Mais de là à devoir embrasser cet idiot...!)

Alors que je suis perdue dans mes pensées, il se met à froncer des sourcils.

— Bon, dans ce cas, et si on chantait ?

— Hein ?

— Un duo avec moi. On monte sur scène et on chante. Ça devrait le faire, non ?

— C'est...

C'est bien mieux que s'embrasser, mais...

— Mais, tu sais chanter ? Je compte chanter...

— « Bonne nuit, cher maître. »

(!)

Je laisse échapper un cri de surprise.

— Héhéhé.

Eisbahn sourit à pleines dents, et me pousse légèrement dans le dos.

— C'est décidé.

Je sens que le piège s'est refermé sur moi.


Partie 6[edit]

(Quelle lumière aveuglante.)

La lueur blanche engloutit la scène artificiellement cristallisée, ce qui donne l'impression d'être sous le soleil. Les regards de l'audience sont comme des flèches transperçant mon cœur, et je ne peux m'empêcher d'être paralysée à cause de la tension.

— Bah alors ? On a le trac ?

— P-Pas du tout.

J'ouvre la bouche légèrement, pour m'assurer que ma voix ne soit pas trop tremblante. Pour être franche, je ne me sens vraiment pas à l'aise avec ce changement de partenaire de dernière minute. Cette fête n'a lieu qu'une fois par an. Si j'échoue, je n'aurais pas de seconde chance avant l'an prochain.

— Tu peux pas te contenter de la jouer en mode automatique ?

— Non. Il faut que ça soit du live.

— T'as pas tort.

Il ne montre aucun signe de tension, et mon cœur ressent un étrange sentiment, se demandant si je devais le détester ou non.

La musique se met à résonner sur la scène, et on se retrouve enveloppés par la mélodie mélancolique des instruments. Le duo est sur le point de commencer.

(Un, deux, trois...!)


Fais de beaux, de beaux, de beaux rêves ce soir.


Je serre ma main contre moi pour retenir la tension en moi alors que je chante. Et aussi étonnant cela puisse-t-il paraître, la voix d'Eisbahn résonne parfaitement avec la mienne.

(Hein...?)


Je continuerai de te serrer contre moi, alors dors bien.

Un jour, même si ce pays disparaît, la lumière du petit matin,


La chanson continue, et je ne peux m'empêcher de me montrer surprise par mon partenaire de scène. C'est une voix puissante, suffisamment audible, un style de chant qui contrôle à la perfection les points essentiels de la voix masculine.

(C-C'est incroyable...!)


Tout, et rien sont pour toi.

C'est pour ça, fais de beaux rêves ce soir.

Jusqu'au jour où tu te réveilleras.


C'est comme conduire la glacemobile à l'unisson, alors que nos voix continuent de chanter en parfaite symbiose. Cette chanson est une version adaptée de la berceuse originale, alors c'est la première fois que je la chante devant les autres. Pour autant, il arrive à la chanter comme s'il avait toujours été mon partenaire, et même moi, je ne peux m'empêcher d'y prendre du plaisir alors qu'on est sur le point d'arriver au refrain.

Et enfin, le point d'orgue.


La lumière s'abat sur moi désormais.

Un avenir radieux accompagne ces mains.

Le monde t'appartient, tout comme demain.

Et toi aussi, tu m'appartiens.

À moi, la personne qui t'aime.


La chanson prend fin. Le public reste silencieux.

Puis...

L'instant d'après, les applaudissements se mettent à pleuvoir telle une tempête sur nous, alors que le public se lève pour nous acclamer. C'est une standing ovation.

(J'en reviens pas...)

J'avais effectivement reçu des applaudissements lors des précédentes fêtes, mais ça n'avait rien à voir avec cette fois-ci. Nous sommes littéralement submergés par un assourdissant tonnerre d'applaudissements de la foule en délire, à tel point qu'on a l'impression que le plafond de glace est sur le point de craquer. Même la fois où j'avais reçu le prix d'honneur il y a seize ans, je n'avais pas eu droit à une telle ferveur.

Mes circuits sont en surchauffe.

(Mais quand est-ce qu'il a mémorisé les paroles ?)

Je regarde son visage. Eisbahn continue à envoyer des baisers en direction du public. C'est alors que je me remémore de ce qu'il a dit une fois :

Je me lasserais jamais de l'entendre.

Je vois. Je me rappelle. Je me rappelle avoir chanté cette berceuse devant Blanche Neige, alors qu'il me regardait.

(Alors c'était donc ça.)

— T'as vu, ça s'est bien passé, non ?

Eisbahn sourit d'un air enjoué, comme un garçon qui a réussi à jouer un mauvais tour.

Mon cœur se met à palpiter.

— Le « Grand prix » du jury est cette année décerné au duo Amaryllis et Eisbahn !

Pendant la remise du prix, c'est à nouveau un concert d'applaudissement qui se met à résonner dans le théâtre.

« Félicitations, Amaryllis ! » « Comme prévu ! » « Bien joué ! »

Encore sous le choc, je reçois mon prix sur la scène. C'est la première fois que je remporte le grand prix, et je n'aurais jamais cru le gagner un jour, encore moins avec Eisbahn. Je n'aurais sûrement jamais réussi toute seule, alors je ne peux m'empêcher de me sentir redevable. Cela dit, il n'est venu recevoir son prix parce qu'il était « trop crevé ». Quel dommage de ne pas pouvoir partager ce moment de joie avec lui. Je lui remettrai sa récompense plus tard.

Le prix d'honneur est remis à « Genèse de la menthe verte » du duo Ceolaria-Curl, le prix du plus bel effort au duo de Vicia, et enfin le lot de consolation pour la deuxième pire performance a été attribué à Daisy et Gappy. Daisy n'est jamais revenue après avoir quitté le théâtre, et Gappy est toujours à l'infirmerie. C'est rare qu'aucun des deux participants ne se montre à la cérémonie de remise des prix.

Et ainsi, la fête de la prière de cette année touche à sa fin. Pour moi, c'est sans l'ombre d'un doute la plus marquante de toutes. Maintenant que j'ai remporté le Grand prix, je peux enfin chanter à mes maîtres la tête haute — ou du moins, je le pense.

Cette nuit-là, je continue à chanter devant Blanche Neige tellement je suis heureuse. Les Berceaux où dorment nos maîtres émettent une légère lueur alors qu'ils entendent mon chant.

Ainsi s'est terminée l'ultime fête de la prière.


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  1. Abréviation de grayanotoxine