Amaryllis au Pays de Glace : Chapitre 6

From Baka-Tsuki
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Chapitre 6 : Funérailles[edit]

Partie 1[edit]

Les funérailles ont lieu trois jours plus tard.

Il y a six robots aux circuits mentaux irréparables — autrement dit, ils ne sont plus. Trente-huit sont dans un état grave ayant entraîné une perte de membres, et plus de quatre-vingt sont légèrement blessés. C'est la pire tragédie jamais connue au village.

Les funérailles se tiennent dans le théâtre au centre du village, et parmi les personnes présentes, une grande partie a perdu un bras ou une jambe.

— Prions pour l'âme de nos six amis qui ont dévoué leur vie au village. La cérémonie va désormais commencer.

Cattleya est à la baguette, tandis que Götz s'occupe de la foule. C'est exactement la même organisation que pour la fête de la prière il y a un mois, mais l'ambiance est d'un silence religieux, rien à voir avec les vivats de la dernière fois.

Sur l'autel sur la scène sont disposés les cadavres des défunts. Les présents vont prendre un morceau de leur corps et les transporter jusqu'aux cercueils. C'est l'équivalent de la « cendre d'os » pour les humains, et c'est une coutume du village depuis près de cent ans. Je dépose la médaille de fleur que Gappy m'a donnée avant de mourir dans la cinéraire, avec ses restes.


— Il en manque un, non...?

On ne s'en rend compte qu'une fois les funérailles terminées et la foule dispersée.

— L'heure de sa disparition demeure une grande inconnue, rapporte d'un air sévère Götz, qui s'occupait de la scène.

D'après lui, il devait y avoir six urnes à composants, mais une d'entre elles manque à l'appel.

— Quelqu'un a vraiment volé une urne...

— Ceci est le plus grand échec de toute ma vie...

Le masque argenté de Götz se crispe, arborant un visage peiné.

— Non, c'est pas de ta faute. Personne ne s'attendait à ce qu'on vole une urne.

Jusqu'à ce jour, le village n'a jamais eu affaire au moindre vol ou cambriolage, encore moins d'urne à composants.

— Du coup, c'est lequel celui qui manque ?

— Eh bien...

Il grimace encore plus.

— Celui de sieur Gappy.

(Peut-être que ?)

Je contiens mon choc à l'intérieur de mon cœur pour garder mon calme.

— Je m'en charge. Toi, Götz, occupe-toi du théâtre. Et n'en parle à personne, c'est compris ?


Partie 2[edit]

J'ai ma petite idée.

Pour que quelqu'un vole l'urne de Gappy, c'est qu'il devait beaucoup lui en vouloir, ou alors...

(Comme prévu...)

À quelques encablures du hall de la mairie, il y a une fille à la chevelure noisette. Elle est assise sur la balançoire, toute seule, tenant entre ses mains une urne.

— Ah, te voilà.

Je m'approche d'elle et m'assois sur la balançoire voisine. C'est là que Gappy était resté toute la nuit dans l'espoir de trouver Daisy.

La fille baisse la tête avant de me répondre faiblement :

— Hm...

On reste silencieuses pendant un certain temps.

Daisy a le regard vide, se contentant de cligner des yeux de temps à autre. J'observe son visage blanc de profil.

Ça continue ainsi une demi-douzaine de minutes.

— ... Gappy.

Daisy fait bouger ses lèvres tout en se tournant à moitié dans ma direction.

— Il voulait me voir depuis notre dispute. Il me cherchait jour et nuit, pour qu'on se réconcilie.

Elle s'est enfin mise à parler, comme si une barrière était tombée. Je l'écoute sans rien dire.

— Mais j'ai fui. Je l'ai évité. Je n'ai pas pu me résoudre à le voir en face, alors je me suis enfui. Et puis, et puis...

Sa voix se met à trembler.


— Gappy... Il est mort...


Je reste toujours silencieuse, me contentant d'observer son visage triste dans l'attente de ses prochains mots.

Le cylindre argenté brille entre les mains de la fille. Il contient les composants restants de Gappy. Son corps s'est désagrégé à cause des gelures au point de rétrécir de façon alarmante, comme s'il avait été incinéré. Il peut désormais tenir entre les mains d'une petite fille.

— Je sais bien. Je sais bien que c'est ma faute, mais je me suis pas excusée. Alors Gappy est mort. G-Gappy, mort, p-par ma faute...

Une larme monte aux yeux de la fille.

— Daisy.

Je me lève de la balançoire et m'agenouille devant elle. Nos regards se croisent par-delà l'urne. Les grands yeux de Daisy sont emplis d'une moiteur luisante.

— Gappy a accompli sa mission. Par et de sa volonté, il a sauvé nos maîtres. Ce n'est pas ta faute. Gappy a choisi de son propre chef.

— ...

Daisy reste silencieuse. Mais une larme coule le long de sa joue.

Quelle quantité de tristesse est contenue dans cette larme ? Combien de peine ? Mon cœur se serre alors que j'observe cette fille maladroite pleurer.

Et alors que la troisième larme tombe sur l'urne...

— Amaryllis, raconte-moi... comment Gappy est mort.

— ... D'accord.

Je lui raconte tout ce qui s'est passé le jour de sa mort. Pourquoi il s'est rendu à la Forêt Paradoxale pour fabriquer une médaille de fleur, comment il s'est retrouvé enseveli, et comment il est mort en protégeant un berceau.

— Du coup...

Je sors un petit fragment de glace de ma poche et le montre à Daisy.

— C'est de la part de Gappy.

— Ce... C'est la médaille de fleur ?

— Oui.

Amaryllis171.jpg

Je pose doucement la médaille sur l'urne. Daisy fixe le fragment du regard.

— Gappy...

La fille tend sa main vers la médaille, ses doigts caressant sa surface. La fleur rose est incrustée dans la glace, les pétales écartés comme une vie agonisante.

— Gappy est trop fort... Il a tout donné pour les maîtres, jusqu'à son dernier souffle...

À nouveau, les larmes s'amoncèlent dans les yeux de la fille, avant de s'écouler sur la médaille et sur les restes de Gappy.

— Le corps... de Gappy...

Tout en serrant le cylindre contre elle, Daisy me regarde.

— Est-ce que je peux... l'enterrer moi-même ?

J'acquiesce fermement.

— Bien entendu, réponds-je. Rien n'aurait pu faire plus plaisir à Gappy.

— Merci...

La fille lève la tête pour s'assurer que les larmes s'arrêtent de tomber. La septième larme est séchée par son doigt avant de couler.


Partie 3[edit]

Le lendemain.

Je pose mes coudes sur la table glaciale tout en me remémorant d'un air résigné les jours passés.

Un, deux, trois, quatre, cinq... six.

Six morts. Je ne peux pas les compter avec une main, alors je plie le pouce pour indiquer le sixième.

Ce ne sont pas les premiers décès que connait le village. Dans ce cruel monde souterrain scellé par la glace, les robots se détériorent rapidement, et il faut ajouter une terrible pénurie de pièces de rechange. Depuis qu'on a découvert que Blanche Neige commençait à se dégrader, nous avons dû faire face à un ou deux morts par an depuis le début de « l'extraction ».

(Mais six...)

Jamais depuis la « fin des temps » il y a cent ans de cela on avait connu autant de morts à la fois. Tous les villageois s'entendent bien, alors le village tout entier est en deuil.

Et ce n'est pas la seule raison pour laquelle j'ai le cœur aussi lourd.

« Gappy est trop fort... Il a tout donné pour les maîtres, jusqu'à son dernier souffle... »

Les mots de Daisy résonnent en chœur en moi avec ceux de Gappy.

« Est-ce que... j'ai été... utile à nos maîtres...? »

Vivre et mourir pour nos maîtres. Tel est le rôle des villageois, leur raison d'être. Gappy est mort en accomplissant sa mission. Il n'y a pas matière à rougir. C'est peut-être même le plus grand honneur, celui de mourir pour cette cause.

(Mais...)

Je ne peux m'empêcher de ressentir comme un doute en moi. Les images de nos chers maîtres, et celles de la vidéo sont diamétralement opposées.


— -llys !


Alors que je suis toujours en train de ruminer à ce sujet...

— Allô, Amaryllis ! Ici la Terre...

Je lève la tête, et devant moi apparaît le blondin. Il hausse les épaules avec un regard abasourdi.

— Ah...

Je me réveille enfin.

— Ah, désolée. J'étais perdue dans mes pensées.

— Ça va aller ? Vite, fais-moi un petit bisou, ça te réveille-... Ouch !

Je l'assène d'un bon vieux coup de poing en pleine face pour lui remettre les idées en place, et me tourne vers les autres. Viscaria, qui était en retard, est arrivée pendant que j'étais perdue dans mes pensées, et les autres sénateurs sont là.

— Désolée. On peut commencer.

Je m'assois à nouveau sur la chaise, m'éclaircis la gorge et dis :

— C'est l'heure de la réunion d'urgence. Le maire n'est pas là, alors c'est moi qui vais présider le conseil... Tout d'abord, jetez un œil à ça.

Tac. Avec mes doigts je tapote la table, et un hologramme apparaît sans un bruit. C'est une image combinant le Pilier et les alentours.

— Il y a quatre jours, nous avons fait face à un séisme qui a ravagé le village. Encore une fois, je tiens à honorer la mémoire de nos six compatriotes qui ont péri... Cela dit, voici le problème.

Je fais briller le plan.

— Du fait des récents séismes et gelures, les dégâts ne font qu'empirer. En conséquence, nos réserves de composants sont au plus bas. Il y a seize pièces qui ne peuvent plus être changées. Il nous reste quelques de rechange, mais ça ne durera pas éternellement.

— Ça va sûrement encore tomber comme des mouches la semaine prochaine, fanfaronne Eisbahn.

— Quel manque de tact, le réprimande Götz.

— Bon, pour ce qui est des mesures possibles...

J'affiche les solutions sur l'écran.

¤ Résoudre la pénurie de pièces détachées

1. Réduire la consommation.

2. Allonger la durée de la « nuit ».

3. Organiser une nouvelle extraction.


— ... Ce sont juste des ébauches d'idées.

Après avoir terminé mon explication, Götz lève la main :

— Puis-je me permettre une question ?

— Bien entendu.

— En ce qui me concerne, je n'y vois aucune objection particulière... mais cela ne demanderait-il pas l'aval du maire ?

— Hmm.

Prise au dépourvu, j'acquiesce.

— Pas faux... on ne peut pas prendre ces décisions sans lui...

Je jette un œil à la table. En temps normal, la tête du maire serait en train de rouler dessus devant moi, mais cette fois-ci, il n'y a que les documents pour la réunion.

— C'est inquiétant...

On a complètement perdu contact avec le maire plusieurs jours avant le gros tremblement de terre. Il ne répond pas, même en l'appelant à travers le canal d'urgence. C'est la première fois que ça arrive.

— Il s'est sûrement retrouvé piégé sous des gravas quelque part, commente nonchalamment Eisbahn.

— Mais dans ce cas, on pourrait au moins le localiser avec sa balise, non ?

— Alors ça veut dire que sa balise est endommagée.

— Mais comment un truc aussi solide pourrait se casser si facilement...?

La balise est un appareil pour faciliter la localisation des personnes en danger, alors évidemment, elle est très résistante.

— Qu'est-ce que t'en penses, Viscaria ?

— Ben...

Le robot le plus compétent en matière technologique incline la tête tout en dégainant ses antennes.

— Je pense à une autre possibilité. Un endroit que les ondes électromagnétiques ne peuvent pas atteindre.

— Un endroit hermétique aux ondes ? Mais le village tout entier est couvert, non ?

— Ouais, mais ça reste possible.

(Hein, mais...?)

Un souvenir refait surface dans mon esprit. Un endroit que les ondes électromagnétique ne peuvent pas atteindre. Un endroit où une balise ne pourrait pas répondre.

— Ah !

Je me lève et m'exclame :

— La pièce secrète !


Partie 4[edit]

Après une heure sur la Glacemobile, on se retrouve à nouveau dans « cette pièce ».

Le haut plafond, la disposition à perte de vue. La première fois, on peut dire qu'on était restés bouche bée, et un mois plus tard, la scène était toujours aussi incroyable. On se tient devant les étagères, les yeux rivés sur les objets soigneusement rangés. Les décorations d'intérieur sont toutes resplendissantes, et la pièce dégage le charme de la plus luxuriante des bibliothèques, du plus élégant des musées.

Mais d'un autre côté, cet endroit nous rappelle le mauvais souvenir de « cette vidéo ». Ce doute ne disparaîtra jamais, sauf à ce que la donnée soit effacée de nos circuits.

(C'est...)

Sur le sol recouvert par un tapis raffiné, se trouvent des traces d'eau. On se fait mutuellement un signe de la tête avant de suivre les traces.

Tout au bout, on arrive à un endroit avec un grand écran. Il y a le cadavre d'un robot assis sur une chaise, ainsi qu'une chaise visiblement très confortable, sûrement de très bonne facture. Le siège vacille et tourne dans notre direction.

— Ah, vous voilà.

Un visage barbu familier est assis sur la chaise...

— Monsieur le maire...


Partie O[edit]

— Oh, ça faisait un bail !

Le maire se tourne vers nous pour nous saluer d'un air enjoué.

— Dieu merci, monsieur... vous êtes toujours vivant.

— Eh oui, plus vivant que jamais !

En voyant le maire aussi enthousiaste, je me sens soulagée.

— Ma foi, vous aussi vous débordez toujours autant de vie. Hahahaha !

— ...

Et après le soulagement, vient la colère.

— Non, désolé, désolé. Hahahahaha !

— On s'est fait un sang d'encre pour vous, et ça vous fait rire !

Je ramasse la tête du maire et tire sur sa barbe.

— Ouch !

— Vous disparaissez sans rien dire et c'est tout ce que vous trouvez à dire ?! Espèce d'idiot !

— Pas la peine d'en faire tout un- AÏEEEUH, je suis sincèrement désolé, dit le maire, les larmes aux yeux.

Il a mérité sa punition vu comment on s'est inquiétés pour lui.

— Bon, et sinon...

Je tire les joues du maire et le fusille du regard d'un air menaçant.

— Où étiez-vous, et que faisiez-vous ?!

— Eh bien... Aïeaïeaïe ! répond le maire en grimaçant. J'étais ici pendant tout ce temps.

— Vous voulez dire... la « pièce secrète » ?

— Oui. Je jetais un œil aux vidéos du passé, tout en réfléchissant à l'avenir du village.

— Dans ce cas, pourquoi ne pas en avoir discuté avec tout le monde ?

Ma colère refuse de s'en aller.

— Bien entendu, j'ai l'intention d'en discuter avec tout le monde tôt ou tard... Néanmoins, je voulais d'abord faire le tri dans mes pensées.

Sa réponse reste tout aussi vague qu'auparavant, mais son visage est bien plus sérieux que jamais.

— Et de quelles pensées s'agit-il ?

— Nous allons y venir. Avant cela, j'aimerais connaître votre avis.

— Hein ? Eh bien, si vous voulez...

Je veux insister sur la raison de sa disparition (?), mais chaque chose en son temps.

— Au sujet des solutions proposées lors de la réunion... commencé-je à expliquer tout en posant le maire sur le canapé. Il y en a plusieurs, et...

Je propose plusieurs idées pour résoudre le problème de pénurie, auxquelles le maire semble adhérer.

— Alors j'aimerais obtenir votre permission.

— Je vois.

Puis, le maire change subitement de sujet.

— ... Et sinon, Amaryllis.

— Oui ?

— Tu as subi combien d'extractions ?

— ... Hein ?

Je suis prise au dépourvu par cette soudaine question.

Le maire répète sa question.

— Autrement dit, combien de fois as-tu fait don de tes composants à Blanche Neige ?

— Ah... Je dirais, environ dix-sept.

— Dix-sept.... Sûrement plus que n'importe qui au village. Et toi, Viscaria...?

— Moi ?

La mécano semble perturbée par la question.

— Seize, répond-elle.

— Götz ?

— Seize également.

— Et toi, Eisbahn ?

— Pareil qu'Amaryllis.

— Dix-sept alors, hein ?

Le maire fait un signe d'approbation de la tête avant de continuer.

— Après être arrivés dans ce monde souterrain, nous avons tous maintenu en vie Blanche Neige. Jour et nuit, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept.

Le maire plisse les yeux avec un air nostalgique.

— Nous avons promis à nos maîtres que quoi qu'il arrive, nous nous limiterons, économiserons les ressources, et offrirons nos corps pour eux.

— Hmm, oui...

Je suis sceptique. On devrait discuter des mesures d'urgence, et pourtant, le maire évite le sujet, ce qui me laisse perplexe.

— Malgré tout, Amaryllis, tu entends continuer à aimer nos maîtres, les servir, et te sacrifier pour Blanche Neige, c'est ça ?

— Oui. Mais, monsieur...

— Qu'y a-t-il ?

— Pourquoi est-ce qu'on parle de ça ? Sans vouloir vous offenser, je dois dire que tout ça coule de source. Et...

— Dans ce cas, laisse-moi te faire part de ma conclusion.

Le maire se tourne dans ma direction. Avec son regard perçant, il semble différent de d'habitude.

— Je...

Ce qu'il dira juste après va changer complètement le cours de l'histoire du village, vieille de plus de cent ans.


— Pense que les humains méritent d'être exterminés.


Partie 5[edit]

— Hein...?

Au début, on se retrouve incapables de comprendre ce qu'il veut dire.

— Exterminer... les humains ?

— Oui.

Le maire acquiesce à nouveau.

— Je répète. Je pense que les humains méritent d'être exterminés.

— Euh, monsieur.

— Oui ?

— C'est pas vraiment le moment de plaisanter. Par « humains », vous entendez les « maîtres », pas vrai ? C'est vraiment pas drôle, le réprimandé-je.

— Ouais, pas drôle du tout, abonde Viscaria.

Götz hoche la tête pour montrer son approbation. Seul Eisbahn ne dit rien, tout se contentant de regarder le maire.

— Je suis sérieux... Voici la preuve.

Le maire ouvre la bouche, et crache quelque chose. L'objet est de la taille d'une petite pierre précieuse, avec un bouton rond au-dessus.

— Si on appuie sur ce bouton, Blanche Neige sera détruite — et les humains avec.


— ... Hein ?

On fixe tous ensemble le bouton du regard. Il y a un boitier transparent qui le protège.

— Cet interrupteur coupe le générateur alimentant Blanche Neige. Douze heures après, ce sera irréversible.

— Monsieur ! crié-je. Mais qu'est-ce que vous racontez ?! Exterminer les humains ? Détruire Blanche Neige ? N'importe quoi ! Notre mission, c'est de les protéger, non ? Et vous, vous voulez les anéantir ?! Vous avez perdu la tête ou quoi ?!

— Non. Ces cent dernières années, je n'ai eu de cesse de réfléchir, de cogiter sur la question. Les maintenir en vie en vaut-il vraiment la chandelle ? À quoi bon sacrifier d'innocents et honnêtes villageois pour les protéger ?

— M-Mais qu'est-ce que vous racontez ?

Je suis sous le choc. J'ai l'impression que mon existence toute entière est complètement remise en cause. Je n'en reviens vraiment pas que la personne la plus âgée du village, le maire en personne, puisse tenir des propos pareils.

— L-Les robots... travaillent au service de nos maîtres. C'est notre raison d'être, non ?

— Ça a été le cas jusqu'ici. Mais désormais, ce n'est plus nécessaire.

— Pourquoi...

— Vous l'avez vue, non ? La « vidéo » des humains qui s'entretuent.

— C-C'est...

Pendant un moment, j'en perds mon latin. L'affreux souvenir refait surface dans mon esprit. Les deux groupes d'humains grognant, hurlant, l'un face à l'autre, des tirs, des torrents de sangs ; un massacre ; Blanche Neige en toile de fond ; les gens livrés à leur sort ; la vague de froid qui s'abat sur le monde.

— Une seconde, monsieur, interrompt Viscaria. Pouvez-vous vous expliquer votre point de vue point par point ? C'est un sujet bien trop sérieux pour être pris à la légère.

— Hm, mais certainement... Bien.

Et ainsi, le maire se remet sur le canapé, visiblement prêt à s'expliquer.

— Laissez-moi vous raconter la vérité sur ce monde.


Partie 6[edit]

Il y avait une rumeur au sujet de « la fin des temps ».

C'était juste avant que l'Âge de Glace ne s'abatte sur ce monde. À l'époque, les humains luttaient contre une pénurie globale des ressources naturelles. Pétrole, charbon, gaz naturel, uranium, tout cela avait été extrait jusqu'à la dernière goutte, laissant place à une terre aride et stérile. Hélas, la société était profondément ancrée dans les concepts de production, consommation et gâchis de masse, induisant une course perpétuelle à l'énergie. Tout comme leur énorme bedaine réclamait toujours plus de nourriture, les humains s'étaient transformés en monstre assoiffés d'énergie. Tous les jours, de nouveaux conflits et guerres éclataient pour prendre le contrôle de ressources toujours plus limitées.

Néanmoins, la lutte finit par toucher à sa fin un jour. Ce ne fut pas dû à l'écrasante puissance militaire d'un grand pays, ni moins à la naissance d'un compromis à travers un accord économique, mais plutôt à l'invention d'une nouvelle technologie.


La plante de cristal.


Cette invention était le fruit du hasard.

Depuis le début du siècle précédent, il y avait une concurrence féroce sur les installations mobiles, et quelques années plus tard, c'était devenu une course à la batterie la plus endurante. Ainsi naquit la batterie haute capacité dénommée « Quartz Recyclé ». Cette plante de cristal était d'une immense pureté et contenait de faibles quantités de germanium et de carbone. Comme l'indique son nom, c'était un métal unique qui pouvait être semé comme une tige de fleur. En les baignant à très basse température dans des bassins de carbone fondu — plus communément appelé « fermes » — il poussait comme des « plantes », et en l'espace d'une semaine, on pouvait obtenir un champ tout entier.

Les plantes de cristal contenaient d'immenses quantités d'énergie. Leur efficacité énergétique était comparable à celle de l'uranium, sans le problème de la gestion des déchets radioactifs. Qui plus est, les plantes de cristal pouvaient également être produites à l'infini par « greffe », ce qui signifiait qu'il n'y avait aucun risque de pénurie comme pour le pétrole ou le charbon.

C'était tout bonnement une énergie miraculeuse. Tel un marché boursier en plein essor, les plantes de cristal phagocytèrent petit à petit tout autre moyen de génération d'électricité tel que l'eau, le feu, le vent ou le nucléaire. En un rien de temps, le monde se chauffait essentiellement grâce aux plantes de cristal. Leur production était si simple : une tige suffisait. Ainsi, les technologies pour générer de l'électricité avec elles devenaient la norme autant dans les pays développés que dans les pays en voie de développement. Ces derniers en particulier connurent une croissance considérable à une industrialisation de masse, ce qui marqua également le début d'une nouvelle ère appelée la Révolution de Cristal, une révolution technologique à graver dans l'histoire du monde.

Hélas, ce matériau miraculeux qui générait une quantité phénoménale de chaleur juste en le combinant avec lui-même devint l'objet du démon. Plus d'un demi-siècle après la création des réacteurs à plantes de cristal, dans un pays d'Extrême Orient dénommé Robium[1], la température se mit à chuter drastiquement dans un noyau du tout premier générateur. Les raisons demeurent toujours inconnues à ce jour. Le système de sureté avait ordonné l'arrêt brutal du noyau, mais malgré tout, la température ne cessait de chuter. Puis, le réacteur fut complètement gelé, au point de contaminer les bâtiments autour, jusqu'à ce que la zone alentour se transforme en terre gelée. Le phénomène ne s'arrêta pas là, et s'ensuivit une grande vague de froid s'abattant sur le monde — surnommée par la suite « Âge de Glace ». Tel un feu de camp, les flammes gelées dévorèrent le petit pays d'Extrême Orient.

Comme une éponge sèche aspirant l'eau, les plantes de cristal absorbèrent toute once de chaleur en Robium. La vague de froid submergeait tout sur son chemin, alors que toute forme de chaleur semblait être comme aspirée.

Malgré la petite taille du pays, le fait que Robium avait été plongé dans la glace en à peine trois mois avait mis en émoi le monde entier. Certains étaient parvenus à fuir le pays, mais la majorité n'avait pas eu cette chance et avait été transformée en statue de glace, à cause de l'augmentation brutale du prix des billets d'avion.

Face à une telle situation, des pays tout autour du globe cessèrent toute activité liée aux réacteurs à plante de cristal. Hélas, malgré la tragédie, il y avait des pays qui s'entêtaient à les utiliser. En particulier, de grandes nations balayèrent les doutes naissant sur la technologie en arguant que Robium était un pays en voie de développement avec une population peu qualifiée. Qui plus est, alors que la vague de froid en provenance de Robium semblait se calmer, les débats entre les deux parties n'en finissaient plus. Bon nombre de citoyens plaidaient pour l'arrêt des centrales à plantes de cristal, pendant que des scientifiques ne cessaient de mettre en garde contre les dangers potentiels, mais ils avaient tous été ignorés en faveur des énormes profits générés par les centrales à plantes de cristal.

Et ainsi, une deuxième tragédie arriva, irréversible cette fois-ci. Les pays développés furent les premiers à admettre que les réacteurs à plantes de cristal montraient des signes de gel — un « Âge de Glace ». L'ampleur du phénomène était sans précédent, et tous les pays concernés étaient engloutis par la glace, la vague de froid s'étendant par-delà les océans tout autour du globe.

Puis, le monde entra dans une période glaciaire. Face à une telle catastrophe, l'humanité n'avait plus d'autre choix que de fuir vers les zones plus chaudes. Les hommes mobilisèrent tous les robots du monde et construisirent des abris de secours. Seuls les plus riches pouvaient s'offrir ce luxe, autant dire une très grande minorité. Après leur construction, les robots ouvriers ont été démontés sans pitié sauf une petite partie conservée pour la maintenance des bâtiments. Les hordes de rebelles avaient été massacrées par les robots soldats. Ces abris de secours étaient le fruit d'un égoïsme à l'état pur, enterrés six pieds sous terre en attendant le jour où la glace fondra.

Ainsi, un siècle s'était écoulé depuis.


Partie O[edit]

— Grosso modo, c'est le secret derrière la « fin des temps ». Blanche Neige est un de ces abris.

La dureté de ces mots flotte dans l'air. Je sens mes jambes faillir, j'ai peur de m'effondrer à tout moment.

— Les humains sont horribles. Ils sont stupides. Ils sont cruels. Ils...

Le maire jette un regard vers le bouton.

— Devraient être exterminés.

— M-M-Mais !

J'attrape l'interrupteur et le tiens fermement entre mes doigts.

— N-Nous avons été t-tous été conçus pour les servir. Notre mission est de les protéger...

— Ceux qui dorment dans Blanche Neige ont massacré nos véritables maîtres.

— Mais...

— Ceux qui dorment confortablement là ne sont pas nos maîtres, mais des monstres qui ont exterminé les nôtres sans la moindre pitié. Oublie le passé. Désormais, il n'est plus nécessaire pour le village de se sacrifier.

Après s'être arrêté là, le maire jauge nos réactions une à une.

Alors qu'on est encore sous le choc et incapables de dire quoi que ce soit, il marmonne :

— La semaine prochaine, nous allons tenir un conseil du village. Je révèlerai la vérité à tout le monde, et tout un chacun pourra décider si l'on doit presser sur ce bouton ou non. Profitez-en pour y réfléchir.

La conversation prend fin.

Le maire s'en va en roulant, en laissant derrière lui le bouton qui émet une légère lueur rouge.


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  1. Référence à une variété d'orchidées appelée Dendrobium.