Gekkô - Volume 1

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Illustrations

Voici les illustrations contenu dans le volume 1 de Gekkô :

Voici les illustrations contenues dans le volume 1.


Recettes de meurtres

Il n'y avait pas un jour sans que j'entende son nom.


— Tsukimori est trop adorable, murmura mon camarade de classe Kamogawa, tout en soupirant, tandis que les autres garçons autour de lui acquiescèrent.

» Écoutez-moi bien les gars : que ce corps svelte ne vous trompe pas ! Pigé ? Elle aussi, elle a... des seins !

Leurs regards lubriques étaient vissés sur la fille en question, Tsukimori, qui était quant à elle entourée par un groupe de filles en pleine discussion. Si je devais décrire Yôko Tsukimori en une phrase : elle ne passait pas inaperçue.

— T'es pas d'accord, Nonomiya ?

— Si tu le dis.

— Eh ben, ça manque d'enthousiasme ça ! Tu es un homme, non ? Si tu te retrouves face à une montagne, escalade-la ! S'il y a une superbe nana, tombe amoureux d'elle ! C'est ça être un homme, non ?

Les garçons, avec à leur tête Kamogawa, commencèrent à surréagir à ma réponse indifférente.

— Bah, je me dis juste qu'elle est parfaite.

Elle avait un visage magnifique, suppléé par des formes divines et des notes excellentes. Son caractère agréable la rendait très populaire. Apparemment, elle était également douée en sports. Yôko Tsukimori semblait être une fille parfaite sans qu'on y trouve quoi que ce soit à y redire.

— Où est le mal ?

— J'ai jamais dit que c'était une mauvaise chose. C'est juste que j'ai du mal à garder mon calme quand elle est dans le coin.

— Aah, c'est vrai. Tsukimori est une fille hors de notre portée après tout...

Fort heureusement, Kamogawa avait interprété ma phrase à sa sauce.

Pour être honnête, elle était tellement parfaite que ça la rendait barbante et l'atmosphère autour d'elle était suffocante. Peut-être que c'est juste que j'étais un peu tordu, mais j'avais toujours secrètement gardé mes distances avec elle parce que je n'avais jamais pu trouver le moindre point commun entre nous deux.

Hélas, les autres garçons semblaient extrêmement intéressés par la madone et commencèrent à s'échanger des ragots à son sujet comme s'il s'agissait d'une star.

— Mais il paraît qu'elle a un mec qui est à la fac.

— Un certain « K », c'est ça ? Il a trois ans de plus qu'elle, non ?

— Hein ? Moi, j'ai entendu dire qu'elle sortait avec le PDG d'une société...

— Aah, alors c'est pour ça qu'elle se tape 200 000 yens d'argent de poche par mois ?

— Tu m'étonnes ! Mais moi, on m'a dit que quelqu'un l'avait vue sortir d'un love hotel en compagnie du prof de math, monsieur Kumada !

En fait, ce n'était même plus la peine d'utiliser une métaphore — elle était manifestement déjà une star. Une fois de plus, j'avais tout le loisir de réaliser à quel point elle était spéciale.

Mais une fois encore, peut-être que son extrême popularité ne lui plaisait pas tant que ça. Du moins, pour moi, ça aurait été insupportable.

— C'est juste un ramassis de rumeurs sans fondement.

Un petit rire sortit de ma bouche du fait du sérieux et de l'énergie qu'ils déployaient pour parler de ce genre de choses.

— Pourquoi ne pas lui demander directement ?

Et donc, je les confrontais avec cette question. Juste pour m'amuser. Et comme prévu, mon idée fut balayée du revers de la main.

— Comme si on pouvait lui demander ce genre de choses ?!

Comme leur réponse m'amusait, j'enchaînais de nouveau :

— Si vous voulez, je peux aller lui poser la question en tant que délégué de classe.

— Non, non, attends !! Nonomiya ! Ne précipite pas les choses ! Qu'est-ce qu'on va faire si les rumeurs s'avèrent vraies ? me reprocha précipitamment Kamogawa.

— Peut-être que ce sont juste des bruits de couloir ?

— Mais peut-être que tout est véridique !

Les autres garçons acquiescèrent.

— Possible. S'il est question de Tsukimori, c'est tout à fait possible !

Sans surprise, Yôko Tsukimori sortait vraiment du lot dans cette classe. On pouvait même dire qu'elle était d'une tout autre nature. Rien d'étonnant à ce que tout le monde pense qu'elle avait déjà goûté à un monde inconnu des lycéens ; étant donné la maturité dont elle faisait preuve, il était difficile de croire qu'elle avait notre âge.

— La vérité est tapie dans l'ombre, hein ?

Peu importe la vérité, je pouvais m'en accommoder vu que cela ne m'aurait pas autant affecté que Kamogawa et sa horde.

— La vérité n'est pas toujours celle qu'on pense être la meilleure, non ?

Mais il semblerait qu'ils n'étaient pas prêts à l'accepter vu que la vérité les préoccupait tant.

— Vous trouvez pas ça vain ? Quand on se voile la face, il est impossible d'obtenir ce qu'on cherche !

— On s'en cogne ! Il y a quelques jours, un idiot a tenté sa chance et s'est pris un lamentable râteau. Quand on essaye d'atteindre quelque chose hors de notre portée, on ne peut que se brûler les ailes. Je préfère l'idéal à la vérité ! On peut même dire que nous voulons que Tsukimori demeure à jamais la source de nos fantasmes.

J'étais tellement abasourdi par cette bande d'idiots que je ne pus m'empêcher de rire.

— C'est beau, la jeunesse, hein ?

— Hé, on n'a que dix-sept ans ! Laisse-nous rêver un peu !

Apparemment, je n'étais pas censé rire.

— Je vous dérangerai plus avec ça si vous y tenez.

— Parfait ! Ne brise pas les rêves de nous autres fragiles garçons !

— Tu veux dire « vicelards ».

— Dans ce cas, quel est ton genre de filles, mon cher Nonomiya ? Ah, et me cite pas de célébrités.

Kamogawa avait lancé une contre-attaque inattendue. Les autres garçons sautèrent à leur tour sur l'occasion et se mirent à crier en chœur :

— Allez, vas-y ! Crache le morceau !

— Hum, voyons voir...

Pour être honnête, il n'y avait aucune fille que je pouvais citer en particulier, mais étant donné la situation, je doutais que ces vicelards ne se contenteraient d'une telle réponse.

— Je trouve qu'Usami est mignonne.

Je me contentai simplement de donner le premier nom qui me passa par la tête, mais ils semblaient tous assez déçus et une gêne se lisait sur leurs visages.

— Bof. T'aurais pas pu choisir plus banal. T'as vraiment aucun goût, se plaignit Kamogawa.

— Si je comprends bien, tu prétends que c'est pas banal de se sentir attiré par Tsukimori ?

— Certes, je dois admettre que c'est une cible banale, mais ses qualités, si je peux me permettre, sont d'un tout autre niveau que celles d'Usami ! Pour faire une analogie, si Usami était du jus d'orange, Tsukimori serait du vin.

— Mais du coup, vous pensez pas que le jus d'orange nous conviendrait mieux ? On est mineurs après tout.

— Andouille, tu comprends rien. Je veux parler de ce, hum, du charme envoûtant de l'alcool du fait qu'on n'a pas le droit d'en boire justement. Autrement dit, quoi de plus normal que ce monde interdit qui s'ouvre sous nos yeux attise notre curiosité... Tu me suis ?

— Je vois effectivement où tu veux en venir. Mais ça change pas le fait que j'aime toujours le jus d'orange. Pas toi ?

— Hum, eh bien, en effet, j'aime aussi le jus d'orange, mais...

L'alliance de Kamogawa se mit à ronchonner et leur visage commençait à se décomposer.

Bien que Tsukimori fût sans conteste une fille exceptionnelle, Usami était elle-même fort charmante — pour une fille ordinaire. Leur réaction venait du fait qu'ils refusaient d'admettre que j'avais raison tout en étant incapable de le nier.

Envahi par un sentiment de victoire, je dis :

— Portons un toast avec du jus d'orange et du vin, dans ce cas.

On pouvait dire que je savourais le goût du « vin de la victoire ».

— T'es vraiment pas net comme type, toi, tu le sais ça ?

— Merci bien.

— C'était pas un compliment.

Kamogawa l'avait toujours en travers de la gorge, mais j'avais réussi à lui rabattre le caquet.

— Hé, les garçons ! Retournez vous assoir ! Les cours de l'après-midi vont commencer !

Poussés par cette soudaine voix, les garçons se retournèrent en direction de l'horloge. Le fait que cela venait de la fille dont on parlait juste avant les fit réagir illico presto.

— Elle a raison. Suivons le conseil du Jus d'orange et attendons sagement à nos places, dit Kamogawa, ce après quoi tout le monde retourna à sa place attitrée.

— Jus d'orange...? se demanda Jus d'orange, ou plutôt Chizuru Usami, avec un air dubitatif. Je parie que t'as encore dit du mal de moi, pas vrai ?

Usami, assise à côté de moi, plissa les lèvres.

— On parlait juste de boissons.

— Menteur. Quand des garçons se rassemblent, c'est toujours pour parler de cochonneries ou de trucs idiots, prétendit-elle.

C'était un préjugé bien injuste, si je puis me permettre. Malheureusement, je ne pouvais le nier.

— ... Quel genre de vie tragique as-tu connue, Usami ? Je commence vraiment à me faire du mouron pour toi.

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— Je veux pas de ta compassion, Nonomiya ! Imbécile. Je suis normale ! Une lycéenne tout ce qu'il y a de plus normale !

Usami démarrait toujours au quart de tour quand je la taquinais. Et une fois dans cet état, elle était similaire à un petit animal — assez amusant à regarder, vraiment.

— Je suis sérieux, tu devrais te rendre à l'hôpital avant qu'il ne soit trop tard. Si t'as trop honte d'y aller seule, je peux t'accompagner si tu veux, mais...

— Non, c'est non ! Arrête de me regarder avec ces yeux compatissants !

Elle repoussa ma tête avec sa paume :

— Pousse-toi !

— Réjouis-toi, Usami. On dirait que Nonomiya adore le jus d'orange !

Kamogawa, qui nous regardait, se mit à rire avec un visage qui semblait sous-entendre qu'il ne parlait que de cochonneries ou de trucs idiots.

— Sérieusement, c'est quoi cette histoire de jus d'oran-

Usami ravala sa phrase en plein milieu. Notre professeur de math, Kumada, venait d'entrer dans la salle.


Les seuls bruits qui résonnaient dans la salle de classe étaient les sons de la voix faible de Kumada et de la craie sur le tableau noir.

Apparemment, notre conversation travaillait toujours Usami ; elle n'arrêtait pas de jeter des regards dans ma direction.

Au bout de quelques minutes, elle finit par perdre patience. Elle pencha légèrement son corps vers moi et murmura :

— Alors, c'était quoi cette histoire ?

— J'essaye de me concentrer, Usami-san, répondis-je sans détourner mon regard du tableau noir.

— Allez, sois gentil...

Comme je restais silencieux, elle se mit à m'enfoncer un portemine dans les côtes. La pointe de ce dernier traversa le tissu de mon uniforme et se logea dans ma peau.

— Hé, ça fait mal.

— T'avais qu'à pas m'ignorer, bouda Usami. Durant la pause déj', vous parliez de Yôko-san, pas vrai ?

— Oh, vraiment ?

— T'essayes toujours de t'en tirer en jouant l'ignorant, Nonomiya. En fait, je sais très bien que vous étiez en train de raconter des ragots sur elle !

— Oh, tu nous as espionnés ? Je suis outré.

— C'est pas ça ! J'ai juste entendu le nom de Yôko-san par hasard ! C'est parce que vous parliez trop fort !

— Usami, l'appelai-je pour attirer son attention sur le fait que Kumada s'était tourné en direction de la classe.

Elle se redressa précipitamment et fit mine de recopier ce qui était écrit sur le tableau.

Après quelques instants de silence :

— ... Dis, Nonomiya, tu préfères les filles comme Yôko-san, toi aussi, pas vrai ? murmura Usami le nez plongé dans ses notes.

Je jetai un regard vers la chaise devant moi à droite. Yôko Tsukimori — la fille en question — regardait crânement le tableau noir. De profil, son visage respirait l'intelligence, ressemblant un peu à celui d'une présentatrice de journal télévisé.

Assise tout au milieu de la salle, son aura exceptionnelle donnait l'impression qu'elle était le cœur même de la classe.

Bien entendu, c'était quelqu'un de spécial. Même si j'évitais personnellement tout contact prolongé avec elle, je pouvais tout à fait comprendre pourquoi les autres l'adoraient.

— Non, pas particulièrement.

Je ne suis pas du genre à aimer les ennuis, mais je commençais à me prendre d'intérêt pour la réaction d'Usami.

— Ah bon ?

Elle esquissa un sourire, comme si elle se sentait soulagée.

— On discutait de cette allégorie : si elle était une boisson, Tsukimori serait du vin.


Je me demande bien comment elle va réagir.


— Et, au fait, toi, tu serais du jus d'orange.

À côté de moi, j'entendis le bruit d'une mine se cassant.

— Vraiment ?

Usami faisait tournoyer son portemine entre ses doigts, feignant l'indifférence. Malheureusement pour elle, le moment où ses joues avaient rougi ne m'avait pas échappé.

Ensuite, l'interrogatoire d'Usami s'arrêta.

Sa réaction candide avait ce quelque chose qui apaisait mon esprit. Je n'avais fait que citer son nom à ce moment-là, mais peut-être que c'était en fait mon subconscient qui avait parlé.

Du moins, à ce moment précis, je sentais que j'aimais Usami.

— ... Au fait.

Je pensais que la conversation était terminée, mais il semblerait qu'elle avait toujours quelque chose à dire.

Usami murmura d'un air sérieux :

— J-Je suis normale, tu sais ? Une fille banale ! Pas une fille bizarre comme tu l'as sous-entendu tout à l'heure ! Je veux pas de malentendu, d'accord ?

J'avais souri inconsciemment en entendant les paroles charmantes d'Usami.

Sa candeur me mettait vraiment à l'aise — comme si je buvais un verre de délicieux jus d'orange.

J'aimerais vraiment pouvoir tomber amoureux d'elle.


Après la réunion mensuelle des délégués de classe, j'aperçus notre déléguée partir précipitamment, puis me dirigeai jusqu'à notre salle de classe.

Une fois avoir atteint la salle vide, je me préparai à partir à mon tour. Comme je n'étais dans aucun club, je n'avais plus rien à faire à l'école. Tout ce qu'il me restait à faire, c'était rentrer chez moi pour me préparer à me rendre à mon petit boulot.

Au moment de me lever de mon siège, j'aperçus un cahier par terre. Je me rendis immédiatement compte du nom de son propriétaire. Sur la première page était écrit « Yôko Tsukimori ».

Je me mis à fouiller la pièce des yeux, mais elle n'était pas là. Je décidai alors de le poser sur son bureau avant de partir.

Mais alors que je m'apprêtais à le faire, je remarquai un bout de papier dépassant du cahier. Je me saisis de ce dernier, sans vraiment en attendre quoi que ce soit, et le tirai du cahier.

— ... Ça, pour une surprise, lâchai-je inconsciemment.

Le papier s'avérait être une feuille A4 pliée en quatre. Le titre écrit dessus ne semblait correspondre ni à la Tsukimori dont tout le monde parlait, ni à l'image que je me faisais d'elle.

Après m'être assuré que personne ne me regardait, je rangeai la feuille dans mon sac. Je l'avais fait parce que je pensais que cela allait prendre du temps pour lire tout ce texte écrit en pattes de mouche.

On pouvait dire que j'avais cédé à la tentation.

Non, à ce moment précis, je ne ressentais pas le moindre soupçon de culpabilité. Ce n'était que par pure curiosité.

Je n'avais rien contre le vin. Après tout, je ne pouvais tout de même pas juger avant d'y avoir goûté. Sur le moment, c'était juste que mon attachement pour la boisson familière l'avait emporté sur ma méfiance envers celle inconnue.

Bref, j'étais intéressé par ce vin pour lequel tout le monde ne tarissait pas d'éloge.

— Bien, quel genre de secret sur notre idole se cache là-dedans...?

Je quittai ensuite la pièce comme à mon habitude.


Il était vingt-deux heures passées quand je rentrai chez moi après avoir fini mon boulot au café.

À mon retour, j'avais complètement oublié la feuille. J'avais hâte d'en découvrir le contenu, mais les diverses tâches que j'avais eues à faire au café avaient chassé son existence dans un coin de ma tête.

J'aime observer les gens. On peut même dire que c'est ma passion.

J'avais choisi de travailler dans un café en partie parce que j'aime tout simplement bien le café, mais plus que ça, je trouvais intéressants les gens qu'on y rencontre.

Cette jeune femme qui vient toujours s’asseoir au même endroit et qui passe son temps à regarder dehors. Cet homme dans la fleur de l'âge qui change de petite amie comme de chemise. Les ardeurs refroidies de ce couple qui était encore profondément amoureux il y a tout juste six mois. Et plein d'autres.

C'était quelque chose qui attisait ma curiosité — mon passe-temps favori.

En réalité, je n'étais pas si différent de Kamogawa et de sa bande. Moi aussi, j'étais un simple adolescent de 17 ans. Je ne voulais me contenter de regarder la vérité en face. Je voulais juste savourer mes fantasmes.

J'étais en train de me détendre dans un bain chaud, quand je me souvins du papier que j'avais ramassé après les cours.

Le corps encore brûlant, je me plongeai dans mon lit et dépliai la feuille. Tout en réprimant mon envie de dévorer son contenu, je jetai un lent regard sur le titre.


« Recettes de meurtres »


J'avais l'impression de lire un roman policier d'un auteur à succès. Peut-être que c'était parce que le titre sonnait en fait comme celui d'un roman.

Un bout de papier qui était apparu du cahier de la personne qui était sur toutes les lèvres — Yôko Tsukimori.

Toutes les rumeurs en rapport à sa trépidante vie amoureuse semblaient sans fin, mais son image restait tout de même pour le moins irréprochable. Elle n'était en aucun cas une fille à laquelle on aurait pu associer le mot « meurtre ».

Peut-être que c'était ce qui avait piqué ma curiosité. Ce genre de contrastes avait ce charme envoûtant qui vous aspire — que ce soit en bien ou en mal.

Mon regard parcourut rapidement le texte, complètement absorbé par ce dernier. Fidèle à son titre « Recettes de meurtres », il présentait différentes façons de tuer quelqu'un.

Je remarquai que certaines parties du texte avaient été effacées et corrigées, prouvant que les recettes avaient été revues à maintes reprises. Je pouvais virtuellement sentir le souffle de la personne qui avait écrit ces caractères en désordre. Il y avait quelque chose de frappant dedans, si je puis me permettre.

Au fil de ma lecture, je découvris qu'il y avait un point commun entre toutes les approches.

L'objectif primordial semblait être l'élimination de la cible sans se salir les mains. Ce n'était pas un texte écrit par quelqu'un passionné par le meurtre — qui placerait l'acte de l'assassinat en point d'orgue.

— ... Elle envisage vraiment de devenir un auteur de roman policier ?

Cela ressemblait exactement aux astuces utilisées dans les romans policiers. Mais, elles étaient écrites de façon assez maladroite et étaient loin d'être parfaites.

Par exemple : il y avait une méthode intitulée « La recette du prétendu accident de voiture ». Le contenu était on ne peut plus simple.

  • Sur une route escarpée de montagne.
  • Détourner l'attention du conducteur d'une façon ou d'une autre.
  • Lui faire perdre le contrôle du véhicule.

C'était écrit point par point de cette façon. Des commentaires additionnels comme « Téléphoner au conducteur pour lui faire perdre sa concentration ? » ou « Poser des pièges sur la route ? » étaient parsemés ici et là.

Ce qui était clair, c'est que la probabilité de réussite était très faible. Peut-être qu'elle en était toujours au stade du rassemblement des idées, en vue de les perfectionner ?

Le risque était toujours réduit au minimum, mais je ne pensais pas que de tels plans avaient la moindre chance de réussite. Je pouvais voir qu'elle y avait mis du sien, mais c'était vraiment un plan bancal si elle voulait vraiment tuer quelqu'un.

Je posai les recettes de meurtres sur mon bureau.

Étant donné mes attentes, le soufflé était bien retombé. Le contenu bien trop puéril des recettes avait achevé mon intérêt.

— Ça a gâché mon plaisir après mon bain.

Après m'être plaint à haute voix, je me dirigeai vers ma bibliothèque pour retirer ce sale arrière-goût en lisant un vrai roman policier.

— ... Non, une seconde.

Cependant, j'arrêtai ma main et me mis à réfléchir. Une nouvelle pensée s'éleva encore plus haut dans ma tête.

Qui avait écrit ces « recettes de meurtres » ?

C'était Yôko Tsukumori !

Et si jamais, de façon purement hypothétique, elle les avait écrites parce qu'elle voulait réellement tuer quelqu'un...? Cette pensée rendit d'un coup ce texte indigeste plutôt réaliste.

En laissant de côté la raison, il y avait une personne dont Tsukimori voulait se débarrasser et elle avait désespérément écrit un plan de meurtre pour y parvenir.

Tsukimori ! La fille parfaite, élégante, magnifique et intelligente qui était adorée de toutes et de tous !

Et elle avait revu ses idées immatures encore et encore.

— ... Comme c'est mignon.

Si mon hypothèse s'avérait juste, j'étais en passe de devenir un de ses plus grands fans.

Mon imagination s'était mise en route. Je commençai à tenter de répondre à toutes sortes de questions, comme qui était la personne qu'elle voulait tuer, son hypothétique mobile et sa personnalité cachée. Je continuais de jouer à ce petit jeu jusqu'à ce que le soleil commence à se lever à l'est.


Le lendemain matin, je me rendis en cours plus tard que d'habitude.

Au moment où je pénétrais dans la salle de classe, la majorité de mes camarades était déjà là. Bien sûr, Tsukimori en faisait partie.

Tout en me dirigeant vers ma place, je jetai un regard furtif dans sa direction. Elle était en train de ranger son bureau. Du moins, pour les autres, cela devait sembler quelque chose de tout à fait naturel.

Mais pas pour moi.

— Bonjour, Tsukimori, la saluai-je comme à mon habitude.

Elle leva la tête de son bureau, et me regarda tout en utilisant ses doigts menus pour écarter les longues et élégantes mèches de cheveux qui lui gênaient la vue.

— Bonjour, Nonomiya-kun.

Elle arborait son habituel sourire adulte.

Généralement, nos conversations s'arrêtaient là. Nous ne nous connaissions que juste assez pour se dire bonjour.

— Tu cherches quelque chose ?

Cependant, ce matin-là, je n'avais pas l'intention de laisser les choses s'arrêter là. Ma curiosité m'y incitait, comme je la soupçonnais d'être à la recherche des « recettes de meurtres ».

Je la fixai intensément du regard, pour ne pas en rater la moindre miette.

— Non, je suis juste en train de ranger mon bureau.

Malheureusement, son sourire demeurait inchangé.

Je lui dis alors, « Je vois », avant de me diriger à nouveau vers ma place, tout en me disant que la réalité était plus morne que mon imagination.

— Mais... me dit-elle soudain. Pourquoi pensais-tu que j'étais à la recherche de quelque chose ?

Je me retins désespérément de ne pas sourire à pleines dents.

C'est ce qu'on ressent quand une proie se jette délibérément dans son piège. Quels que soient ses sentiments à elle, l'attente d'un dénouement amusant commençait à me mettre de bonne humeur.

— Non, pour rien, lui répondis-je en me retournant vers elle et en feignant l'ignorance. Mais je me permets de te retourner la question : pourquoi est-ce que tu me demandes ça ?

J'avais décidé d'y aller doucement.

— Sans raison particulière, moi non plus.

— Je vois.

Il n'y avait devant moi que son sourire adulte inchangé. Je sentais en moi l'irrésistible envie de voir ce sourire se crisper, mais je n'avais pas l'intention de jouer cartes sur table tout de suite. Je me disais qu'il était préférable de garder mes atouts jusqu'au dernier moment.

— Mais si jamais... commençai-je. Si jamais tu as des problèmes, n'hésite pas à me demander de l'aide.

— Que t'arrive-t-il, Nonomiya-kun ? Je ne te savais pas aussi gentil.

— Je suis plus gentil que tu le penses, tu peux me croire.

— Toutes mes excuses alors. Je ferai en sorte de m'en rappeler dans ce cas.

— Bien entendu, le but recherché serait de faire qu'une fille aussi populaire que toi ait une dette envers moi.

Tsukimori gloussa.

— Merci. Je ne manquerai pas de venir te voir alors, Nonomiya-kun, si jamais je venais à avoir des problèmes.

Tsukimori souriait avec ses yeux en amandes à moitié fermés.

J'avais l'impression qu'elle avait une idée derrière la tête. Mais je ne pouvais nier l'influence de mes désirs dans cette dernière phrase.

Notre conversation s'arrêta là du fait que notre professeur principal, Ukai, venait d'entrer dans la classe.

J'étais de très bonne humeur ce jour-là. À la pause suivante, Kamogawa et les autres étaient venus m'asséner de questions au sujet de ma conversation avec Tsukimori, mais je considérais toujours cela comme une bonne pioche, étant donné que j'avais découvert à quel point il était amusant et excitant de discuter avec elle.

Enfin, j'étais juste en train de savourer l'excitation produite par mes propres fantasmes, par contre.

Il n'empêche que c'était toujours bien mieux que la morne réalité.


Sans réelles avancées ni présence de nouvelles informations, mon paisible train-train quotidien reprit ses droits et, avant que je ne m'en rende compte, deux semaines s'étaient écoulées depuis que j'étais tombé sur les recettes de meurtres.

Comme il n'y avait rien pour stimuler mon imagination, mon excitation était retombée et j'étais sur le point d'oublier l'existence même de ce papier.

Comme je m'étais entêté à garder mes atouts dans ma manche, le jeu s'était arrêté lentement mais sûrement. C'était vraiment une situation pathétique.

Cependant, un incident arriva soudainement.

Peut-être... que le jeu n'avait en fait même pas commencé.

Je m'étais rendu en cours comme d'habitude, et la classe était bien plus bruyante qu'à son habitude. Mais Tsukimori, elle, n'était pas là. Son siège était vide.

J'étais intrigué, mais la réponse ne tarda pas à arriver.

— Hé, Nonomiya ! T'es au courant ?

C'était Kamogawa.

— Je crois pas, non.

Bien entendu, je n'avais pas la moindre idée de quoi il parlait vu qu'il avait été très vague.


— Quelqu'un de la famille de Tsukimori est mort.


Je sentis mes battements de cœur s'accélérer.

— Qui ? demandai-je tout en réprimant mon excitation montante.

— Son père semblerait-il. Dans un accident de voiture. Toutes mes condoléances, Yôko-san... répondit Usami avec une mine triste.

— J'ai vraiment de la peine pour elle. Perdre son père à son âge, c'est...

Contrairement à son habitude, même Kamogawa arborait une mine sombre. Ce devait être la réaction normale dans ces cas-là.

— ... Évidemment. Soutenons-la du mieux qu'on peut.

Moi, par contre, j'étais assailli par des émotions bien différentes des autres. Yôko Tsukimori, un accident de voiture, une mort — tous ces mots-clés me menèrent tout droit aux recettes de meurtres.

Je réprimais désespérément le sourire qui était sur le point de se dessiner sur mon visage.

Voilà qui devient intéressant.



Vie

Le premier cours fut l'anglais, mais impossible de me rappeler quoi que ce soit de ce dernier. J'étais en train de réfléchir à l'accident du père de Yôko Tsukimori.

J'avais également envisagé surfer sur les sites d'information avec mon téléphone portable — à l'abri du regard du professeur, bien entendu — mais je me rétractai, comme j'étais considéré comme un élève très sage. Je me répétais à moi-même en boucle que je faisais ça pour garder le meilleur pour la fin et souffris le martyr pendant une heure.

À la seconde même où la sonnerie retentit, je me ruai hors de la salle, rongé par l'envie d'en savoir plus, et me dirigeai droit vers la bibliothèque.

Il devait y avoir le journal du jour là-bas, et vu qu'il y avait eu un mort, il devait sûrement y avoir un article sur le sujet.

Et comme je m'y attendais, il y avait un article qui traitait de l'accident en question. Je fus un peu déçu à la lecture de ce dernier ; il y avait certes un article, mais ce n'était qu'une brève publiée au fin fond du journal local.

Cependant, à mesure que je lisais, mon cœur se mit à battre plus fort. Le texte contenait quelques mots-clés que j'attendais.

« ... se rendant chez lui en passant par une route de montagne... »

« ... un virage serré avec une faible visibilité... »

« ... il y a déjà eu des morts à cet endroit... »

« ... une vitesse bien trop grande du fait de la pente... »

Il y avait plusieurs passages qui me rappelaient la « recette du prétendu accident de voiture » comme elle était baptisée dans les recettes de meurtres. Je ne pouvais m'empêcher de me sentir excité par la pensée que « Yôko Tsukimori avait exécuté son plan. »

... Mais aussi, j'avais ce frisson qui me parcourait le dos quand j'imaginais l'accident avec cette pensée en tête.

Aussi important que les détails non mentionnés.

L'article n'aurait pas été aussi court si la police avait considéré la possibilité d'un meurtre. De la même façon, je n'aurais pas été aussi insouciant jusqu'au moment d'arriver à l'école.

Est-ce que j'étais complètement à côté de la plaque ?

Le plan paraissait si puéril au premier abord, tel un pseudo-tour de magie reposant sur plusieurs astuces bancales.

Mais peut-être qu'elle avait exécuté son plan justement à cause de tous ces défauts ?

Qui aurait pu imaginer l'existence d'une idée de meurtre aussi mal fichue ?

Qui aurait pu voir un meurtre planifié derrière ce qui ne ressemblait à rien d'autre qu'un accident ?

Sur la base de ces simples faits, la police fut convaincue que ce n'était qu'un banal accident de la route. La même chose s'appliquait à mes camarades de classe ; tout le monde considérait Tsukimori comme une pauvre fille ayant perdu son père dans un accident.

Je pouvais même parier que la victime elle-même n'aurait jamais pu l'imaginer en meurtrière.

Ni moi-même, si je n'avais pas eu vent des recettes de meurtres.

Sûrement que ça n'aurait pas été non plus un gros problème si le plan avait échoué. Il faut dire qu'il reposait entièrement sur la chance ; d'un point de vue purement probabiliste, il avait peu de chances de réussir sur le papier.

Mais tel était justement le but des recettes de meurtres.

Il y avait un certain nombre d'idées écrites dedans qui ne dépendaient que de circonstances externes purement aléatoires. Alors depuis le début, peut-être qu'elle s'attendait à ce qu'elles échouent ?

La cible de Tsukimori était son père — quelqu'un qui était toujours proche d'elle et elle avait donc d'innombrables moyens de le tuer. Cela pourrait paraître un peu déplacé, mais on peut dire que « qui ne tente rien n'a rien ».

Tsukimori n'avait certainement pas pour objectif d'en finir rapidement. Elle voulait simplement qu'il meure un jour ou l'autre. À mon avis, c'est ce qu'elle devait ressentir.

Cependant, elle n'avait pas envie de se faire attraper.

J'avais remarqué la première fois que j'avais lu les recettes que l'idée centrale n'était pas le meurtre en lui-même, mais plutôt celle de pouvoir vivre normalement après avoir réussi.

Si tel est le cas, le résultat n'en est que plus évident. Tsukimori avait réussi-


… le meurtre parfait.


Je ne pouvais m'empêcher de penser ça.

Bien entendu, tout cela n'était que le fruit de mon imagination et manquait cruellement de preuves.

Je ne la connaissais pas mieux que mes camarades de classe. Quand il était question d'elle, Kamogawa connaissait en fait bien plus de choses que moi. Ces pensées n'étaient juste qu'une extension de mon habituel passe-temps « laisse-toi aller à rêver » et en rien une tentative « d'élucidation d'une affaire ».

Cependant, pour une raison ou une autre, je ne pouvais me résoudre à ranger mes suppositions au rang de fantasmes et à laisser tomber maintenant.


La réunion de classe après les cours du jour était au sujet de la mort du père de Tsukimori.

— J'imagine que tout le monde est au courant pour le décès du père de Tsukimori. Des funérailles vont avoir lieu demain après-midi, funérailles auxquelles je compte me rendre. Par conséquent, le cours de biologie sera annulé.

Au moment même où le mot « annulé » sortit de la bouche de notre professeur principal, Ukai, une vague de joie se propagea dans les rangs de mes camarades de classe.

— Hé, c'est vraiment déplacé, vous savez. Un peu de respect pour Tsukimori qui vient de perdre un être cher ! nous reprocha Ukai — sans pour autant parler durement, mais le silence s'installa dans la classe.

C'était un silence pesant.

Visiblement satisfait par cette méditation inattendue de la part de ses élèves, il clôt le sujet.

— Qui plus est, les délégués devront m'accompagner aux funérailles en tant que représentants de la classe. Je compte sur vous. Sur ce, la réunion d'aujourd'hui est terminée.

Au moment où Ukai était sur le point de partir, Usami leva la main.

— Monsieur ! Yôko est l'une des deux délégués.

— Aah, c'est vrai. Dans ce cas, Usami, est-ce que tu veux bien la remplacer ?

— Ah, oui.

— L'autre délégué, c'est toi, Nonomiya, c'est bien ça ? J'espère que tu viendras toi aussi.

— Oui.

J'acquiesçai silencieusement tout en ricanant intérieurement.

C'était exactement ce que je voulais. Je n'aurais pas même pu rêver de l'opportunité de pouvoir participer aux funérailles de façon aussi officielle.

En fait, après avoir lu l'article à la bibliothèque, j'avais réfléchi au moyen de me rendre aux funérailles, parce que j'espérais glaner plus d'informations sur Tsukimori. Bien que je me doutais que la cérémonie en elle-même était hors de portée, je m'étais dit que je pouvais au moins participer à la veillée funèbre.

— Juste vous deux ?! C'est pas juste !

Après s'être assuré qu'Ukai était parti, Kamogawa jeta un regard noir successivement vers Usami puis moi.

— Et rappelle-moi qui est l'insouciant qui a proposé ma candidature pour les élections des délégués à la rentrée ?

Mais, juste pour cette fois-ci, j'étais reconnaissant envers son caractère insouciant.

— Aucune idée. Je suis pas du genre à regarder le passé.

— Pareille insouciance force l'admiration. Dans le mauvais sens du terme.

— C'est un honneur !!

Je ne pouvais que sourire d'un air narquois à la réponse hautaine de Kamogawa.

— Kamogawa, quel sans-cœur ! Tu n'as pas entendu monsieur Ukai ? Tu manques de tact... dit Usami, sérieuse et en faisant la moue, en voyant son attitude désinvolte.

— Tu te méprends, ma chère Usami. Je m'inquiète simplement pour une camarade de classe qui vient de perdre un être cher, nous assura Kamogawa d'un air docile.

— Tu mens. C'est clair que tu cherches juste à voir Yôko-san avec une idée derrière la tête ! affirma Usami.

— Mais non, idiote ! C'est pas du tout mon genre ! Je souhaite simplement réconforter Tsukimori dans ces moments difficiles, rétorqua-t-il immédiatement. Mais bon, bien sûr que je serais pas contre l'idée qu'elle tombe amoureuse de moi en chemin, hein !

— Tu n'as vraiment pas de cœur, Kamogawa ! s'exclama Usami, visiblement interloquée.

Tout comme moi :

— Kamogawa, ouvre tes oreilles : c'est exactement ce qu'on appelle avoir une idée derrière la tête.

— Ahaa, je vois ! Tu n'arrêtes donc jamais, hein ?

Kamogawa avait esquivé ma remarque en feignant l'ignorance. Il était vraiment incurable.

— ... J'ose espérer que toi non plus, tu n'as pas une idée derrière la tête, Nonomiya.

Elle avait compris que c'était sans espoir pour Kamogawa et m'avait donc ensuite pris pour cible.

— Bien sûr que non. Je m'y rends uniquement parce que je suis délégué, pas parce que je l'ai voulu, dis-je avec un faible sourire. Et puis, je ne suis pas fan des ambiances pesantes des funérailles. Franchement, je préférerais ne pas y aller.

— Ah ? Je savais que tu n'étais pas comme Kamogawa !

Usami esquissa un éclatant sourire comme si c'était elle qui avait été complimentée.

— C'est quoi cette différence d'attitude entre Nonomiya et moi ? J'appelle ça de la discrimination ! Si on était aux États-Unis, je t'aurais poursuivie en justice !

— Mais t'es japonais de la tête aux pieds. Et c'est la différence qu'il y a entre vos comportements quotidiens qui vous distinguent. Tu ne peux t'en prendre qu'à toi-même.

Bien que de nature complètement différente, j'avais une idée derrière la tête. En réalité, j'adore les funérailles. Tout particulièrement parce qu'on peut y rencontrer toutes sortes d'individus.

J'attendais avec impatience les funérailles du lendemain, animé par la même excitation que si je me rendais au concert de mon chanteur préféré.


À la fin du troisième cours, Usami et moi fûmes emmenés aux funérailles par la voiture d'Ukai. Il n'y avait pas le moindre nuage dans le grand ciel bleu derrière la fenêtre.

Durant le trajet, j'ai pu glaner quelques informations sur la famille de Tsukimori.

La famille était constituée d'elle et de ses deux parents. Elle était fille unique. Cela m'était en fait très surprenant car son côté adulte me faisait croire qu'elle avait l'habitude de s'occuper de quelqu'un, comme un petit frère ou une petite sœur.

Apparemment, son père était à la tête d'un cabinet d'architectes. Comme mon père travaillait dans une banque près de ce dernier, j'avais l'intention de lui poser quelques questions à ce sujet après ça.

Une fois avoir atteint le lieu des funérailles et nous être chargés des formalités à l'entrée, nous traversâmes le hall où trônait un panneau où était écrit « Tsukimori ».

Toute une flopée de compositions florales était arrangée de façon à orienter les gens vers la sortie du hall. C'était comme si j'assistais à l'installation d'une nouvelle machine dans une salle d'arcade.

La pièce large et assez basse était bondée de gens en habits de deuil. L'autel me paraissait bien plus magnifique que tous ceux que j'avais pu voir aux précédentes funérailles auxquelles j'avais assisté.

Nous nous assîmes dans les sièges qui avaient été installés pour les simples visiteurs et patientâmes jusqu'au début de la cérémonie.

Mes yeux scrutèrent la pièce à la recherche de Tsukimori et la trouvèrent assise devant l'autel où les proches du défunt étaient rassemblés. Elle réconfortait la femme assise à côté d'elle qui se tenait la tête entre les mains, tout en lui caressant le dos.

À vue de nez, je la soupçonnais d'être sa mère. C'était une très belle femme qui ressemblait à Tsukimori.

J'étais néanmoins surpris par le calme olympien dont semblait faire preuve Tsukimori.

C'est alors que je me rappelai de la fois où j'avais demandé à Usami pourquoi toutes les filles utilisaient le suffixe « san » pour s'adresser à elle. Elle m'avait alors répondu : « Yôko-san a peut-être le même âge que nous, mais tu ne trouves pas qu'elle a l'apparence et le comportement d'une adulte ? Alors, en gros, quelqu'un a commencé à l'appeler Yôko-san, et c'est resté. »

Exactement. J'en venais à douter de qui était la mère et qui était la fille.

— ... J'ai tellement de peine pour Yôko-san.

Je jetai un œil à côté de moi et aperçus Usami avec les yeux humides. Non seulement elle donnait l'impression « d'être née pour être une petite sœur », mais elle avait effectivement un grand frère.

— Quelle pleurnicheuse, celle-là, dis-je en lui tendant un mouchoir.

— Mais regarde comment elle garde son calme avec toute la tristesse qu'elle doit ressentir en ce moment ! Si j'étais à sa place, je n'en aurais jamais été capable...

Usami se saisit du mouchoir dans mes mains et s'essuya les yeux avec. C'est sûr, si Usami était à sa place, elle aurait pleuré toutes les larmes de son corps.

Mais j'étais sceptique quant au fait que Tsukimori fût réellement attristée par la mort de son père.

Si ma théorie selon quoi Tsukimori souhaitait sa mort s'avérait être juste... alors elle devait être satisfaite plus que triste, parce que dans ce cas, ces funérailles étaient en fait une fête pour célébrer la réussite de ses sombres desseins.

À mesure que le temps passa, les sièges du hall se remplirent petit à petit et avant que je ne m'en rende compte, le hall tout entier était teinté de noir.

De tous les côtés, je pouvais entendre des murmures très discrets par respect pour l'atmosphère solennelle qui était propre aux funérailles. J'avais décidé d'écouter attentivement les discussions dans la double optique de tuer le temps et d'en apprendre un peu plus.

J'étais concentré sur la conversation entre deux femmes qui chuchotaient dans le rang devant moi. J'aurais adoré avoir pu prendre des notes !

Leur discussion fut interrompue en plein milieu. J'aurais bien voulu pouvoir m'en délecter un peu plus longtemps, mais il n'y avait rien à faire vu que la cérémonie allait commencer.

Le sutra prononcé par le prêtre résonnait clairement dans le hall.

L'atmosphère solennelle avait calmé mes esprits et constituait l'environnement parfait pour se plonger dans ses pensées. J'avais décidé de me remémorer la conversation que je venais d'entendre pour faire le tri dans les données glanées :

Son père avait extrêmement bonne réputation.

Elles avaient commencé par décrire son apparence, qui n'avait rien de bien surprenante, étant donné qu'il était le père de Tsukimori. Un regard vers la photographie sur l'autel m'indiquait qu'il ressemblait à un acteur et m'aidait à comprendre pourquoi il avait autant de succès auprès d'elles.

Puis, elles continuèrent avec la situation économique de sa société et de sa famille. Tout en étant une PME, son affaire tournait bien et ils avaient également un niveau de vie assez élevé. Apparemment, leur maison venait tout juste d'être construite il y a deux ans, avec un design complexe qui faisait honneur à la réputation du directeur d'un cabinet d'architectes.

Enfin, elles se mirent à discuter de la famille en elle-même. Le père et la mère étaient des plus sociables et en bons termes avec le voisinage. Les femmes avaient également parlé de Tsukimori. Elle était vue comme une magnifique fille aux bonnes manières.

Je poussai un soupir.

Je devais reconnaître que j'étais heureux d'avoir pu mettre la main sur quelques informations, mais il n'y avait pas de quoi enflammer mes fantasmes. Les journaux m'avaient trop excité, et du coup, j'avais placé trop d'espoirs dans ces funérailles.

J'inspirai un coup dans l'ambiance silencieuse du hall.

Tout en me reprenant, je décidai de me laisser bercer une fois de plus par la paisible atmosphère de la pièce. C'était des funérailles prometteuses après tout ! Cela aurait été du gâchis de ne pas profiter de l'occasion pour observer les interactions humaines.

Pas la peine de se presser. Plus notre petit jeu durera, mieux ce sera.

Après avoir tourné la tête en direction de l'autel, je remarquai que la mère de Tsukimori avait fondu en larmes.

Ses gémissements étaient visiblement la raison à ce bruit de fond de voix sanglotantes provoqué par les femmes autour de moi. D'ailleurs, Usami était également en train de pleurer.

Néanmoins, il n'y avait aucune larme dans les yeux de Tsukimori.

Son regard était irrésistiblement fixé sur l'autel.

Comme sa robe de deuil noir accentuait la blancheur de sa peau, c'est comme si Tsukimori elle-même brillait de mille feux. Plus encore que le défunt lui-même, plus que l'autel abondamment décoré ou que la mère en pleurs ou que n'importe qui dans la pièce, c'était Tsukimori et son mutisme qui attirait le regard.


Pour moi, Tsukimori ressemblait à la lune dans le ciel nocturne.

D'une beauté à couper le souffle.


Puis, ce fut l'heure du départ du cercueil. Tout en faisant résonner son bruyant et sobre klaxon, le corbillard s'en alla sous les yeux des gens en noir.

Les proches du défunt, avec Tsukimori parmi eux, quittèrent temporairement le hall et se dirigèrent vers le crématorium. Tous les trois, nous décidâmes d'attendre son retour afin de pouvoir au moins échanger quelques mots avec elle.

— Vous devez avoir faim, n'est-ce pas ? Laissez-moi vous inviter à déjeuner. Mais n'en parlez pas aux autres, compris ?

— Super ! T'as entendu ça, Nonomiya ? se réjouit sans retenue Usami.

Ce devait être un de ces infâmes changements d'ambiance.

Enfin, étant un adorateur du mot « secret », j'acceptai volontiers son offre.

Quelques instants plus tard, nous dévorions des nouilles dans un restaurant près du lieu des funérailles.

— … Vous n'en êtes peut-être pas encore conscients, mais la mort est un passage inévitable de la vie, dit soudain Ukai, ses lunettes embuées par la vapeur émise par sa soupe. Cela pourrait paraître un peu déplacé vis-à-vis de Tsukimori, mais j'aimerais malgré tout que vous chérissiez vos impressions sur cet évènement funeste et peu commun : la mort du père d'un camarade.

Usami acquiesça d'un air grave, sa bouche remplie de nouilles, les joues gonflées comme celles d'un écureuil.

— Exactement. J'ai pu me rappeler ici la limite de nos vies — et aussi à quel point la vie est ce qu'il y a de plus précieux.

En compagnie de mon professeur principal, je choisissais mes mots avec prudence en exprimant mes pensées.

— Tu m'épates, Nonomiya, me complimenta Usami les yeux écarquillés après avoir avalé ses nouilles.

— Bien entendu. Contrairement à toi, j'ai pas passé mon temps à pleurnicher pendant la cérémonie.

— B-Beaucoup de pensées ont traversé mon esprit à moi aussi !

— Par exemple ?

— Hein ? Ah, euh, j'ai eu de la peine pour elle...

— Et sinon ?

— ... E-Elle me fait de la peine ?

— T'as déjà dit ça.

— Non, c'est pas ce que tu crois ! En fait, j'ai réfléchi bien plus que ça, c'est juste que j'arrive pas à exprimer mes pensées aussi facilement que toi !

Ukai éclata de rire en entendant notre conversation.

— Allons, allons, concluons cette conversation sur le fait que chacun de vous deux avez vécu la chose différemment, d'accord ? Nonomiya est plus analytique, et Usami plus émotive.

Ukai s'était mis entre nous deux et avait calmé le jeu comme un vrai professeur.

La vie est intéressante justement parce qu'elle a des limites. Le frisson de ne pas savoir comment elle va finir, c'est ça qui permet de se sentir vivant.

Au premier abord, cela pourrait sembler contradictoire que la mort, l'antithèse de la vie, est ce qui lui donne de la valeur, mais cela est en fait parfaitement logique. Je concevais même l'idée que la plupart des choses dans ce monde pouvaient fonctionner de la même façon.

À ce moment précis, envoûté par les dangereuses recettes de meurtres — je me sentais vraiment vivant.


Nous saluâmes Tsukimori à son retour dans le hall.

Ukai fut le premier à exprimer toutes ses condoléances avant de lui assurer :

— Ne t'en fais pas pour les cours. Prends ton temps et reviens quand tu t'en seras remise.

— Merci beaucoup pour votre gentillesse. Mais, j'ai bien l'intention de revenir en cours normalement à partir d'après-demain, parce que je pense que cela m'aidera à me changer les esprits.

Elle sourit faiblement.

— ... Je suis un peu inquiète à l'idée de laisser ma mère seule à la maison, comme elle a été particulièrement affectée par cet évènement, mais ses frères et sœurs et ceux de mon père m'ont assurée qu'ils allaient s'occuper d'elle quelques temps.

Tsukimori avait les traits tirés. À vue de nez, elle n'avait pas assez dormi.

Mais tout en sachant que c'était déplacé, je ne pouvais m'empêcher de penser que son visage pâle, d'une blancheur désormais accentuée par ses vêtements de deuil, semblait encore plus sensuel qu'à l'école.

— Je vois. Quoi qu'il en soit, fais attention à ne pas trop en faire et n'hésite pas à venir me voir.

Ukai posa la main sur son épaule.

— Merci à vous d'être venus, Chizuru, Nonomiya-kun.

— Tous les autres se font un sang d'encre pour toi.

— Cela me touche beaucoup.

— Yôko-san...

Usami était à nouveau sur le point de fondre en larmes, visiblement émue par l'attitude courageuse de Tsukimori.

Je lui tapotai la tête et dis :

— Tu devrais te calmer un peu, d'accord ? Tu voulais lui présenter tes condoléances comme il se doit, non ?

— ... Ouais, acquiesça Usami les yeux en larmes. Hum... Yôko-san, ça va être difficile pour toi, mais... Ç-Ça va être dur pour toi, mais...

Usami se remit à pleurer en milieu de phrase parce qu'elle n'en pouvait plus.

Tsukimori n'hésita pas à prendre la tête ronde d'Usami dans ses bras et à la réconforter.

— Merci, Chizuru. Ton inquiétude à mon sujet me touche énormément.

Tout en caressant sa tête comme celle d'une sœur aimante, elle lui murmura :

— ... Je pense que tu peux te considérer heureuse quand tu as quelqu'un qui s'inquiète pour toi.

Ensuite, elle murmura ses remerciements à Usami à plusieurs reprises.

À cet instant précis, la douce et fragile fille ne me semblait pas le moins du monde être quelqu'un qui pourrait fomenter un meurtre.



Déclaration d'amour

Deux jours plus tard, quand Yôko Tsukimori revint en cours, même les élèves des autres classes se massèrent dans notre salle de classe pour pouvoir l'apercevoir.

Les uns après les autres, ils lui présentèrent leurs condoléances, avec uniquement de la pitié dans leur regard.

La voix de Kamogawa pouvait être entendue de la chaîne humaine qui s'était formée en cercle au centre de la pièce.

— Sans toi, les cours étaient comme une nuit sans lune ! Je t'en prie, Tsukimori, souris et guide-moi dans l'obscurité comme tu l'as toujours aussi tendrement fait !

Oh, comme j'aimerais le voir se vautrer dans le noir et se retrouver coincé dans le caniveau.

Un groupe de garçons, avec Kamogawa parmi eux, faisaient les beaux, tout en discutant de façon animée avec elle. Profiter de la faiblesse d'une fille pouvait être une stratégie utile et courante, mais leur comportement pathétique et abject m'était insupportable.

— Quel poète tu fais, Kamogawa-kun. Ton inquiétude à mon égard me touche vraiment.

Cependant, Tsukimori les renvoyait dans les cordes avec la plus grande des politesses, sans lancer le moindre regard noir — non, même en souriant. Une fois encore, je pouvais comprendre pourquoi elle avait autant de succès.

La plupart des gens ne pourraient pas réagir comme elle le faisait. Du moins, moi, je n'en aurais pas été capable. Après tout, cela m'énervait déjà alors que je n'étais que spectateur de la scène.

Dès que la vague de visiteurs s'arrêta, Tsukimori se leva et, pour une raison ou une autre, se dirigea vers moi un sourire aux lèvres.

— C'est bien rare que tu viennes me voir spontanément.

— Mais tu es venu aux funérailles de mon père, n'est-ce pas ? Je voulais te remercier, dit-elle en s'asseyant sur la chaise vide d'Usami et en me faisant un grand sourire. Alors, merci d'être venu, Nonomiya-kun.

— Non, je n'ai rien fait qui mérite tes remerciements. Je n'ai fait que représenter la classe.

— Mais si. D'une certaine façon, je me suis sentie soulagée de te voir toujours aussi décontracté que d'habitude.

— Oh, pardonne-moi de pas avoir de cœur. À ma façon, j'étais vraiment inquiet pour toi, tu sais. Dommage que tu t'en sois pas rendue compte, dis-je en haussant les épaules, mal à l'aise, ce après quoi Tsukimori se mit à rire gaiement.

— Je ne te voyais pas comme ça !

— Est-ce que ça s'est calmé chez toi ?

— Il y a toujours un certain nombre de choses à régler, mais pour le moment, oui.

— Je vois. J'imagine que ça a pas dû être évident ces derniers temps. Enfin, les cours aussi peuvent parfois poser problème pour quelqu'un d'aussi populaire que toi.

Tsukimori secoua la tête, ce qui fit virevolter sa douce chevelure.

— Ça me touche vraiment que tout le monde s'inquiète pour moi.

— Certes, c'est sympa de sentir que les autres s'en font pour toi, mais il y a des limites à ne pas dépasser, non ? Tes fans invétérés ne te soûlent pas ? Particulièrement Kamogawa. Ou encore Kamogawa.

— En fait, j'apprécie tout particulièrement cette facette des garçons.

J'essayais tant bien que mal de mettre à nu ses véritables sentiments, mais le sourire de Tsukimori demeura inchangé, tel un mur de fer.

— Ta maturité est remarquable.

— Cela me fait plaisir que tu me vois de cette façon, Nonomiya-kun.

Elle accepta même mes compliments perplexes avec un ton enjoué.

— … Nonomiya-kun, m'interpella soudainement Tsukimori, tu te souviens de ta promesse ?

— ... Ma promesse ?

Je ne me souvenais pas lui avoir promis quoi que ce soit.

— Si jamais j'avais des problèmes...

— … Ah, je vois.

Au milieu de sa phrase, je me remémorai d'une conversation que j'avais eue avec elle un matin.

— Oui, cette promesse.

— Ma foi, oui, une promesse est une promesse. Demande-moi ce que tu veux, tant que ça reste dans mes cordes.

C'était une graine que j'avais moi-même plantée, mais au plus profond de mon cœur, j'espérais que cela n'allait pas être quelque chose de trop pénible.

— C'est quelque chose dont je préférerais ne pas discuter ici, expliqua Tsukimori d'une voix feutrée de façon à ce que je sois le seul à pouvoir l'entendre.

L'instant d'après, je me sentis tendu de la tête aux pieds.

— Je t'attendrai dans la bibliothèque après les cours, chuchota-t-elle avant de quitter la salle, sa longue chevelure ruisselant derrière elle.

Ma paume était complètement moite. Apparemment, j'étais plus tendu que je le pensais.

Son attitude suspecte m'avait immédiatement remémoré les recettes de meurtres.

Je sentais la curiosité monter en moi et j'espérais pouvoir enfin approcher du cœur de cette affaire. Mais dans le même temps, j'étais également inquiet, car personne, ni même Tsukimori, n'était censé savoir que les recettes de meurtres étaient entre mes mains. Je supposais que ma tension prouvait que la méfiance avait pris le pas sur la curiosité.

Et si jamais Tsukimori savait que c'est moi qui les aies...? pensai-je à moi-même, en imaginant un scénario fort déplaisant.

Les funérailles de son père s'étaient déroulées sans encombre ; elle était devenue telle l'héroïne d'une tragédie grecque et était sur toutes les lèvres. Est-ce qu'un de ses plans pouvait vraiment échouer ? En considérant tout ce qu'elle avait pour elle, c'était l'impression que j'en avais.

Les deux seules choses qui restaient en travers de son chemin étaient les recettes de meurtres qu'elle avait perdues et moi, vu que je savais qui les avait écrites.

Une fois qu'elle se serait débarrassée de ces deux éléments perturbateurs, elle aura vraiment réussi le crime parfait et aura obtenu son « monde idéal ».

... Peut-être qu'elle avait l'intention de se débarrasser de moi en temps voulu.

Ma gorge se noua et mes battements de cœur s'accéléraient.


Et ensuite — j'éclatai de rire.


Je ne voulais pas mourir. Et je devais également admettre que c'était une pensée bien saugrenue, mais : j'étais intrigué. J'étais curieux de voir comment elle me traquerait.

Dans mon entourage, où pourrais-je donc trouver pareil stimulus ? Qui plus est, mon adversaire était Yôko Tsukimori — je n'aurais pas pu rêver mieux.

J'en étais convaincu : jusqu'ici, c'était le meilleur moment que je vivais de toutes mes dix-sept années d'existence.


Je pris une profonde inspiration et je pénétrai dans la bibliothèque.

L'odeur d'un papier aussi sec que des feuilles mortes emplissait la pièce. Ce n'était pas une odeur que je détestais. Si cela avait été un autre moment, je me serais mis à parcourir tranquillement les rayons, mais pas cette fois-ci.

Même si j'avançais paisiblement, mes yeux cherchaient frénétiquement Tsukimori.

Et en peu de temps, je la trouvai.

Elle était assise à une table au fond de la salle, tout en lisant un livre à la couverture élégante.

Comme les cours étaient déjà terminés et que c'était une bibliothèque, l'endroit était déjà silencieux, mais le silence était même encore plus présent autour de Tsukimori, comme si j'entrais dans une autre dimension.

Envoûté par son apparence pure qui la rendait difficile d'approche, je me contentais de me tenir debout tout en retenant ma respiration pendant quelques instants.

Ses yeux aux longs cils se fermaient et s'ouvraient doucement pendant qu'elle clignait des yeux, et de temps à autre, elle posait ses doigts sur le coin de la page et tournait lentement celle-ci. Son profil ressemblait à un somptueux tableau de maître, qui n'aurait pu être peint de la main d'un homme mais qui serait plutôt un miracle apporté par Dieu. Je pourrais m'en faire de l'argent si je pouvais découper cette scène et la mettre dans un cadre, pensai-je.

Je m'assurai que personne n'était là à part Tsukimori et moi.

— Encore une fois, je suis sûr que les derniers jours n'ont pas dû être évidents pour toi, lui dis-je en m'adossant contre une étagère. Le fait de perdre ton père dans un accident et tout.

Tsukimori ferma son livre et se tourna lentement vers moi.

— Oui, tout particulièrement pour ma mère. Je ne l'avais jamais vue dans cet état-là.

Elle esquissa un léger sourire fatigué.

— Et toi ?

— Excuse-moi, mais je ne m'en suis pas encore suffisamment remise pour en parler.

Tsukimori secoua la tête avec un visage soucieux. C'était une réponse on ne peut plus évasive.

— Non, c'était déplacé de ma part. Je te prie de m'excuser.

Je courbai la tête.

— Au fait, en quoi puis-je t'aider ? revins-je au sujet principal après une profonde inspiration. Tu es allée jusqu'à me faire venir à la bibliothèque pour ça, alors j'imagine que c'est assez délicat.

— Tu m'as dit que je pouvais demander ton aide en cas de problème.

— Ouais, et t'as dit que tu n'y manquerais pas.

— Exactement. C'est pour ça que j'aimerais qu'on reparle de cette offre, Nonomiya-kun. Je te prie de bien vouloir m'aider.

Puis, elle dit tout en fredonnant une chanson :


— Je voudrais que tu sortes avec moi.


J'eus un blanc en entendant ses paroles pour le moins inattendues.

Pour être sûr, je lui demandai, « Où ça ? », mais Tsukimori se contenta de répondre de façon perplexe : « Très drôle », avant de secouer sa tête soignée de gauche à droite.

— J'imagine que je suis mal placé pour te critiquer, étant donné mon manque de tact de tout à l'heure, mais tu réalises que ton père est mort il y a tout juste quelques jours ?

Contrairement à Tsukimori, je devais feindre de garder mon sang-froid ; j'étais en train de scruter le moindre de ses faits et gestes avec la plus grande attention afin d'essayer de deviner ses intentions, tandis que mon cerveau cogitait à pleine vitesse.

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— Tu veux dire que je suis imprudente ?

— Pour être franc, oui.

— Dans ce cas, tu te méprends ! C'est précisément parce que mon père est décédé que je me suis dit que j'allais avoir besoin de réconfort. N'est-ce pas romantique d'appeler ça « le soutien du cœur » ? Je ne suis pas aussi forte que tout le monde veut bien le croire, tu sais.

Bien entendu, c'était une bonne raison, mais il y avait bien trop de choses qui ne collaient pas.

— Alors pourquoi moi ? Je ne comprends pas pourquoi une fille populaire comme toi choisirait un type comme moi.

Tsukimori gloussa.

— Je ne te savais pas aussi gauche, Nonomiya-kun. Il semblerait que tu ne comprennes pas du tout le cœur d'une femme si tu demandes la raison pour laquelle elle déclare son amour.

Je trouvais son attitude un peu irritante.

— Mais, toi non plus, tu ne sembles pas comprendre les sentiments des garçons. Du moins, je ne suis pas si simplet au point de ne pas ressentir de doutes quand une belle fille me demande soudainement de sortir avec elle. Il y a toujours anguille sous roche dans les bonnes affaires, non ?

Je me moquai d'elle pour me venger.

— Vraiment ? J'étais persuadée que les garçons apprécient quand une fille leur déclare son amour ?

La certitude dans sa voix me laissa pantois pendant quelques instants.

— En effet... On est assez simplets pour que ça nous fasse plaisir, mais pour ce qui est de la réponse, c'est une autre histoire.

Je refusais de l'admettre, mais elle avait raison. Malgré moi, cette déclaration d'amour que le monde entier m'aurait envié me rendait fier comme un paon. Était-ce là notre différence d'expérience ? Je ne lui arrivais pas du tout à la cheville en matière d'amour.

— Y a-t-il une fille qui te plaît, Nonomiya-kun ? me demanda soudainement Tsukimori — avec l'aisance d'une serveuse qui demanderait confirmation pour la commande d'un client.

— Non.

Le visage d'Usami me traversa l'esprit l'espace d'une seconde, mais d'une part, je ne l'aimais pas suffisamment pour mentionner son nom, et d'autre part, je manquais de franchise pour répondre en toute honnêteté.

— Est-ce que tu sors avec une fille, dans ce cas ?

— ... Y'a pas un problème d'ordre dans tes questions ? Ça ne devrait pas plutôt être dans l'autre sens ?

— Tu penses ? Peut-être que tu sors avec quelqu'un que tu n'aimes pas spécialement ? répliqua-t-elle d'un air dubitatif.

— ... Je crois que je peux comprendre pourquoi les autres disent que toutes ses rumeurs à ton sujet sont peut-être vraies.

J'haussai exagérément les épaules.

— Les rumeurs ne sont que ce qu'elles sont, des rumeurs, et tu n'es pas du genre à te laisser influencer par elles, Nonomiya-kun.

— Comment tu peux en être aussi sûre ? Même moi, je ferais gaffe si j'entendais de mauvaises rumeurs, tu sais.

— Si tu le souhaites, je peux te dire lesquelles sont avérées et lesquelles sont fausses. En retour-

— J'ose espérer que tu ne comptes pas me demander de sortir avec toi en guise de condition.

— Nous sommes faits pour nous entendre !

Tsukimori ne montrait pas le moindre signe de timidité, pire, elle était tout sourire.

— Comme si j'allais accepter ce genre de condition !

Cette fois-ci, ce fut moi qui fus surpris.

— ... J'ignorais que tu étais ce genre de filles.

Elle menait la danse du début à la fin. Toutes les réponses que j'avais envisagées à l'avance pour cette conversation terminaient à la poubelle les unes après les autres.

— Ce n'est que par pur respect envers ta personne, Nonomiya-kun ! Tu es le genre de garçon avec qui j'aimerais sortir. Je pense qu'il est inutile de te montrer uniquement un côté superficiel.

— Merci pour ton respect, mais est-ce que tu as pensé à la possibilité que je puisse refuser ?

— Je suis prête à accepter une certaine quantité de douleur afin d'obtenir ce que je souhaite. Quand on a peur de se faire mal, il est impossible d'obtenir ce qu'on veut vraiment. Enfin, dévoiler quelques atouts n'a rien de douloureux de toute façon.

— Quelle assurance ! Pas étonnant que les filles de notre classe utilisent le suffixe « san » avec toi.

— J'ignorais que tu étais du genre coincé. J'étais même persuadée que tu étais du genre à laisser les choses suivre leur cours.

— Je suis bien plus sensible que tu le penses. Et c'est même un peu le contraire, aussi. Je suis loin d'avoir l'audace de me mêler de choses que je ne comprends pas ou avec lesquelles je ne suis pas d'accord.

— Ne serait-ce pas simplement une aversion pour les choses qui ne t'intéressent pas ?

— Je vais pas le nier ! Quoi qu'il en soit, si je sors avec toi, je peux dire adieu à ma tranquillité. Je ne suis tout simplement pas du genre à aimer attirer l'attention des autres, c'est tout.

— Quel dommage que tu sois si buté, Nonomiya-kun... dit-elle avant de se taire.

Un silence pesant s'installa.

Même les cris des clubs de sport au rez-de-chaussée semblaient forts dans la silencieuse bibliothèque et j'entendais même les froissements de sa jupe bien trop distinctement quand Tsukimori croisait ses jambes élancées dans l'autre sens.

Le regard de Tsukimori errait lentement dans l'air, comme si elle hésitait à propos de quelque chose.

Même ces simples gestes semblaient provenir d'un film, embellissant par la même le moment avant qu'elle ne reprenne la parole et tuant dans l'œuf l'ennui en moi.

Puis, je vis ses lèvres bouger doucement.


— … Si je te disais pour quelle raison je t'ai choisi, seras-tu plus enclin à accepter ma demande ?


Ma gorge se noua. Dans mon imagination, elle allait droit au but et prétendait que c'était parce que j'avais les recettes de meurtres.

Une telle réponse aurait bien évidemment été totalement absurde, mais étant donné le caractère imprévisible de Tsukimori, je ne pouvais plus écarter cette possibilité. La personnalité cachée de Tsukimori était audacieuse, déterminée et incroyablement maline en plus de ça.

C'était ce genre de fille qui m'avait approché. Je ne pouvais m'empêcher de penser que sa demande cachait quelque chose.

— Plus que maintenant, répondis-je, en choisissant mes mots avec soin.

À peine avais-je terminé de parler qu'elle plissa un de ses yeux en amande et esquissa un sourire malicieux.

— Parce que j'aime ton apparence. Ce serait même encore mieux si tu n'étais pas autant pinailleur.

Sa réponse me prit tellement au dépourvu que j'aurais aimé tomber par terre, mais je me repris et lançai une contre-attaque.

— Quelle coïncidence. Je pense que tu n'es pas si mal dans ton genre, à l'exception de ta personnalité.

— Nous formerions un couple très bien assorti, tu ne penses pas ?

— Dans le mauvais sens du terme sûrement.

Le fait qu'elle me menait sans cesse par le bout du nez m'avait fait perdre mon sang-froid.

Soupçonner Yôko Tsukimori d'être une « meurtrière paricide » me paraissait désormais complètement idiot et gênant.

Bien entendu, Tsukimori était une fille audacieuse et déterminée, mais je savais également qu'elle était tout sauf bête. Même s'il s'avérait qu'elle ne pouvait effectivement plus supporter son père, elle aurait trouvé mille-et-une autres façons de se débarrasser de lui sans avoir recours au « meurtre ».

Pour commencer, est-ce qu'un meurtrier pourrait rester aussi calme ? Elle était une fille assez spéciale, mais je ne pouvais sentir la moindre malice ou perfidie en elle.

Soudain — quelque chose toucha mes cheveux. Par réflexe, j'avais fait un bond en arrière.

— … Pardon.

Après avoir jeté un œil, je remarquai que Tsukimori s'était levée de sa chaise et avait tendu ses doux doigts blancs dans ma direction.

— Tes cheveux avaient l'air si beau que je n'ai pas pu y résister.

Tsukimori esquissa un sourire envoûtant, aussi beau que le clair de lune.


… Un frisson me parcourut le dos.


Pour moi, cette fille ne semblait pas être du même monde.

— Réfléchis-y sérieusement, dit Tsukimori avant de se diriger vers la sortie.

Alors qu'elle passait à côté de moi, ses cheveux me caressèrent la joue et laissèrent un fort parfum de roses.

Bien que j'avais à la base l'intention d'en apprendre plus sur elle, je comprenais Yôko Tsukimori encore moins qu'avant.

Puis je me rappelai que Kamogawa l'avait un jour comparée à du vin.

Effectivement.

J'avais été enivré par le parfum de Yôko Tsukimori.



Dans le café

Tout à coup, Tsukimori s'approcha de ma table et me dit, avec un sourire aussi chaleureux que des rayons de soleil traversant les feuilles d'un arbre et une voix aussi douce qu'une légère brise d'été :

— On y va, Nonomiya-kun ?

Le temps s'arrêta dans la classe bruyante. Ou au moins le fil de mes pensées.

Tout le monde avait mis en suspens ce qu'il ou elle faisait et se mit à regarder dans notre direction. Usami fut la première à briser le silence.

— ... Hein ? Yôko-san ? Tu vas quelque part avec Nonomiya ? Pourquoi ? Hein ?

Sa confusion faisait penser à un de ces coucous qui sortent des vieilles horloges toutes les heures.

— J'avais envie de visiter le café où travaille Nonomiya-kun vu qu'on m'a dit que c'était un endroit très agréable. Et comme tu le sais, j'ai été très prise ces derniers temps, alors je suis un peu fatiguée, et je pensais me détendre un peu en savourant une tasse de thé. Et c'est pour ça que j'ai demandé à Nonomiya-kun !

Tsukimori avait visiblement pris en considération le fait que nous étions observés par nos camarades de classe.

— N'est-ce pas, Nonomiya ?

Je m'attendais déjà à être la prochaine cible d'innombrables questions.

— Oui.

Je parvins tant bien que mal à masquer mon mécontentement.

— Peut-être que je ferais mieux de vous accompagner...

Je faillis perdre connaissance en entendant son murmure. Déjà qu'avec Tsukimori, ça n'allait pas être de tout repos — mais avec les deux en même temps, c'était mission impossible.

— T'as pas club tout à l'heure ?

Usami était dans le club de volley. Elle était dotée d'une force dans les bras qui ne collait pas à son petit corps : ses smashs faisaient voir du pays à ses adversaires. Je ne me souvenais que trop bien de mon soulagement de m'être retrouvé dans la même équipe qu'elle en EPS après avoir été témoin d'une de ses frappes.

— J-Je vais sécher !

— Fais pas ça. Tu m'as dit que t'étais sur le point de devenir titulaire, non ? Ça serait bête de sécher à un moment aussi important.

Usami fit la moue et grommela en fronçant les sourcils.

— Allons-y ensemble la prochaine fois, Chizuru. Je vais retenir où se trouve le café pour toi, d'accord ?

Tsukimori lui faisait gentiment la morale comme une sœur attentionnée, ce après quoi Usami acquiesça docilement.

— D'accord.

Et un problème de moins. Puis, j'anticipai en me débarrassant des autres problèmes potentiels.

— Il n'y a vraiment que toi qui viens, pas vrai ? S'il y a trop de monde, je me verrais dans l'obligation de refuser parce que ça causerait trop de problème au café.

C'était une exigence. J'avais indiqué à Tsukimori que je ne donnerais mon consentement que si cette condition sine qua non était respectée.

— Ne t'en fais pas, nos camarades de classe sont si gentils, jamais ils ne causeraient de problèmes à qui que ce soit, m'assura-t-elle avec un sourire distingué. À demain, les amis.

Elle fit un élégant signe de la main aux autres.

Ils auraient sauté sur l'occasion, sans l'ombre d'un doute. Les garçons, Kamogawa compris, et les filles qui admiraient Tsukimori montraient ouvertement leur déception. Mais aucun d'entre eux n'oserait trahir la confiance de l'angélique Yôko Tsukimori.

Mais de la même façon, j'étais incapable de faire quoi que ce soit contre la situation qu'elle avait provoquée. Je n'avais pas d'autres choix que de m'y plier bon gré mal gré.


Tsukimori marchait lentement en direction du portail avant.

— À quoi tu joues ? demandai-je à son délicat dos, sans dissimuler ma mauvaise humeur.

Tsukimori se retourna, faisant virevolter sa longue chevelure dans le vent.

— J'ai tellement envie de voir à quoi ressemble le café où tu travailles, dit-elle, sans cacher sa bonne humeur.

— Réponds-moi ! Tu sais très bien que je déteste me faire remarquer.

— Et c'est pour cette raison que j'ai essayé d'éviter toute agitation.

— Ça change pas le fait qu'on a attiré l'attention.

— Eh bien, la faute à pas de chance, voilà tout.

— La faute à pas de chance, hein...?

Son attitude pleine d'audace me tapait sur le système.

— Qui t'a dit que je travaillais dans un café d'abord ?

— J'ai entendu des rumeurs !

— Arrête de mentir.

Tout le monde savait que j'avais un petit boulot, mais je n'avais dit à personne à l'école que je travaillais dans un café.

— Qu'est-ce que tu manigances ?

— Pour qui me prends-tu, Nonomiya-kun ? Qu'y a-t-il d'étrange à ce qu'une fille souhaite en savoir plus sur l'être aimé ? C'est ce qu'on appelle le cœur pur d'une fille.

— Alors tu prétends être une fille pure ? Ridicule. Pour parler franc : t'es loin d'être aussi inoffensive que tu veux bien le faire croire.

Je ricanais.

— Tu sais, mon apparence mature me cause beaucoup de problèmes des fois. Je ne reste qu'une fille de dix-sept ans. Et puis, j'ai récemment perdu mon père, alors je pense que tu devrais être plus gentil avec moi, Nonomiya-kun, bouda Tsukimori.

J'ignorais qu'elle était capable de pareilles expressions puériles, elle aussi.

Mais c'était tout. Bien sûr que j'avais de la peine pour elle, mais au final, tout cela ne me concernait pas.

— À demain.

J'accélérai le pas et mis une certaine distance entre elle et moi.

— Où tu vas ? C'est le portail arrière par là.

— Contrairement à toi, je me déplace à vélo, et non en train. Si t'arrives à suivre mon rythme, je prendrais peut-être la peine de te montrer où se trouve le café.

J'étais délibérément froid. Je ne prenais pas la peine de prendre des pincettes avec les autres. Et je m'en fichais encore plus quand quelqu'un entrait dans mon territoire sans mon autorisation.

— Très bien. J'espère juste que je n'aurais pas trop mal au dos, mais bon, j'ai toujours voulu essayer ça.

Hélas, Tsukimori était même encore moins inoffensive que je l'avais pensé. Avant que je ne m'en rende compte, elle marchait à mes côtés.

— ... T'es sérieuse ?

— J'ai toujours voulu essayer de monter à deux sur un vélo !

— Quand est-ce que j'ai dit que tu pouvais ?

— Ne t'en fais pas. Je ne devrais pas être trop lourde.

— C'est pas le problème.

J'étais contrarié. Comme elle ne s'en privait pas, je décidai de dire tout ce que j'avais sur le cœur à mon tour.

— J'avoue, je devrais être plus gentil avec toi du fait de la mort de ton père. Mais contrairement aux autres, j'ai pas envie de me faire mener par le bout du nez, non, pour rien au monde. Garde à l'esprit que tout le monde va pas te bichonner. Du moins, maintenant que je connais ta véritable nature, je pourrais tout de même être un peu compatissant, mais je suis loin d'avoir un avis positif sur toi, lui reprochai-je.

— Mmm ! C'est comme ça que devrait être mon Nonomiya-kun, acquiesça Tsukimori fermement, avec un visage apparemment satisfait. J'aime cette attitude décomplexée.

Mes paroles avaient eu l'effet inverse de celui escompté. En voulant la décourager, je l'avais sans le vouloir attirée encore plus.

En me voyant sans voix, elle esquissa un de ses occasionnels sourires de grande sœur.

— Tu veux bien me laisser une chance ? Je me suis rendue compte que ma déclaration d'amour d'hier était précipitée ! Tout comme tu ne me connais pas vraiment, moi c'est pareil pour toi. Je pense qu'il est nécessaire pour nous deux d'approfondir notre compréhension mutuelle. Il ne sera pas trop tard pour prendre une décision après avoir fait plus ample connaissance, n'est-ce pas ?

Elle n'avait pas tort.

Mais après m'être remémoré tout ce qui s'était passé jusqu'ici, je ne pouvais me résoudre à la croire sur parole.

Je la regardai droit dans les yeux.


Qu'est-ce qu'elle avait derrière la tête ?


Elle n'évita pas mon regard, bien au contraire. Dans ses grands yeux en amandes, je pouvais distinctement voir mon propre reflet.

Je fus le premier à céder. Je détournai le regard et montai sur mon vélo.

— … Grimpe.

— Merci !

J'entendis une voix enjouée.

Après qu'elle fût montée sur le porte-bagage, je commençai à pédaler. Comme elle l'avait dit, elle était légère.

— Promets-moi de ne plus jamais attirer l'attention sur moi comme tu l'as fait aujourd'hui.

— Je ferai de mon mieux.

— Non, ça suffit pas, promets-le.

— Nonomiya-kun, cette brise est vraiment plaisante. Monter à deux sur un vélo est encore mieux que je le pensais.

J'aperçus notre reflet dans un miroir dans la rue. Tsukimori tenait sa jupe avec sa main droite, s'agrippait à moi avec la gauche, et arborait un sourire éblouissant tout en observant le paysage urbain autour de nous.

Dans l'incapacité totale de me plaindre du fait qu'une fille se cramponnait à moi, je répondais simplement :

— ... T'en as de la chance.

Je continuais à pédaler tout en canalisant ma grogne et mon mécontentement inexprimés dans mes jambes.

Que ce soit de l'envie ou de la jalousie, je pouvais sentir des regards intenses de la part des autres jeunes rencontrés en chemin. Il était évident à qui en revenait la faute étant donné que je n'avais jamais vécu ça quand je pédalais seul.

Je roulais à vélo avec Yôko Tsukimori derrière moi.

C'était un de ces doux moments dignes d'être qualifiés de souvenirs d'adolescence. En plein milieu de cette période de la vie, j'étais sûrement censé être heureux de ce qui m'arrivait, de ce qui rendrait n'importe qui jaloux.

Pour être honnête, j'étais suffisamment fier pour ressentir un certain sentiment de supériorité, en me disant que personne d'autre n'avait jamais eu quelque chose d'aussi noble qu'elle sur son porte-bagage.

Enfin, ce sentiment ne fit pas long feu, juste le temps pour moi d'oublier sa personnalité fatiguante et les recettes de meurtres.

Dans les heures qui allaient suivre, j'allais sans aucun doute devenir son jouet, alors il fallait que je me prépare mentalement.

J'avais accepté la demande de Tsukimori. La raison était simple : elle m'intéressait.

Mis à part ça, on pourrait dire que c'était une de mes particularités, ou tout simplement une question de goût : j'appréciais ces conversations palpitantes avec elle.


J'avais revêtu mon uniforme de serveur dans le vestiaire du café ; j'enfilai un pantalon noir serré, fis les boutons de ma chemise blanche et de ma veste noire par-dessus, chaussai une paire de chaussures Richelieu en cuir, et enfin, m'affublai d'un assez long tablier autour des hanches. Après m'être regardé dans le miroir, juste pour être sûr, je me dirigeai vers la cuisine.

Au moment-même où je pénétrai dans la pièce, mon nez fut chatouillé par le parfum aromatique des grains de café — une odeur que j'adorais.

La raison pour laquelle j'avais choisi de travailler dans ce café très British, le « Victoria », était à vrai dire parce que c'était ici qu'était servi le meilleur café du coin.

En m'apercevant, mes collègues me saluèrent.

— Monsieur Kujirai ?

Je m'adressai à un homme de dos qui moulait du café avec un moulin à café. Mon robuste interlocuteur à lunettes se retourna avec un chaleureux sourire aux lèvres. J'enchainai :

— Je suis normalement de service en salle aujourd'hui, mais pourrais-je aller en cuisine plutôt ?

— Que se passe-t-il ?

— Un problème personnel, j'en ai bien peur. Pour tout vous dire, une connaissance de classe est venue aujourd'hui.

— Hein ? Pourquoi vouloir changer dans ce cas ?

— Eh bien, je ne pourrai pas vraiment lui tenir compagnie. Et puis, il est assez gênant d'être observé pendant son travail, n'est-ce pas ?

Comme si j'allais la laisser m'observer ! Je savais que c'était puéril, mais c'était mon dernier recours après avoir échoué misérablement dans ma tentative de la dissuader de venir.

Quelqu'un d'autre que le patron réagit vivement à ma demande.

— Hé, Nonomiya ! C'est un mec ou une nana ? demanda une femme vêtue d'une coiffe de pâtissier et qui était en train de poser des fruits sur un parfait à côté de moi. Si c'est un mec, je veux bien échanger avec toi. S'il est à mon goût, bien entendu !

Tous les employés firent une grimace comme s'ils venaient d'avaler un médicament amer en réalisant que la sale manie de Mirai-san refaisait surface.

Son nom complet était Mirai Samejima. Mirai-san était la personne la plus âgée des employés du Victoria, et même le patron la respectait.

Selon ses dires, elle était toujours à l'université, mais à sa façon de se donner de l'importance, et même plus que le patron certains jours — ou plutôt, « tous les jours » — elle me donnait l'impression d'être bien plus âgée que ça.

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— Pardon de te décevoir, Mirai-san : c'est une fille !

— Hmph. Bah, le fait que t'aies amené une fille avec toi m'intrigue tout autant.

Avec des mouvements agiles, Mirai-san mit rapidement la touche finale au parfait et, après avoir lancé un carré de chocolat dans sa bouche, se pencha sur le comptoir afin de pouvoir voir toutes les tables dans la salle.

— C'est qui ? Allez, crache le morceau.

Elle scrutait avec un regard noir la salle du café tout en faisant rouler le carré de chocolat dans sa bouche. Derrière elle, les autres employés ne manquèrent pas non plus l'occasion de jeter un œil dans le café.

J'espérais que quelqu'un les sermonne sur leur attitude déplacée, mais même celui qui en avait le pouvoir — le patron du café — inspectait la pièce avec un regard empli de curiosité.

Me résignant, je passai à table : « C'est elle », avant de pointer du doigt Tsukimori qui s'était assise près de la fenêtre comme une femme ingénue et bien éduquée.

Un hourra se fit entendre parmi les employés ; la réaction positive des garçons était tellement flagrante que je me serais senti idiot si j'avais prétendu que je m'y attendais.

— Eh ben ! Quel canon ! Beaucoup trop bien pour toi, Nonomiya-kun, c'est clair !

Quelque chose contrariait visiblement Mirai-san et elle m'envoya son poing de fer en plein estomac.

— ... Est-ce que quelqu'un sait ce que j'ai fait pour mériter ça ?

Ma question tremblotante ne rencontrait que des regards compatissants.

— Tu te comportes toujours comme si t'en avais rien à foutre de l'amour, mais t'y travailles dans l'ombre à ce que je vois, hein, petit coquin !

Apparemment, Mirai-san pensait à tort que Tsukimori et moi sortions ensemble.

— ... Mirai-chan et son nouveau petit copain ne s'entendent pas très bien ces derniers temps, tu sais, me chuchota le patron à l'oreille.

— Alors ce n'est plus qu'une question de temps avant qu'ils ne rompent, j'imagine.

— ... Vraisemblablement, acquiesça-t-il après s'être redressé.

Mirai-san pouvait être classée dans la catégorie des jolies filles quand elle restait silencieuse. En fait, elle était souvent approchée par les membres du sexe fort. Hélas, son apparence était complètement gâchée par son caractère inflexible, ce qui expliquait que ses relations amoureuses ne duraient jamais très longtemps. Du moins, à ma connaissance.

— Mhh ?! Surawatari ?! T'as eu le coup de foudre ou quoi ?!

— P-Pas du tout ! Je ne suis pas amoureux ou quoi !

— Alors ça ferait bien de rester comme ça.

Le sacrifice du jour était Saruwatari-san. Le précis coup de pied de Mirai-san atterrit droit dans ses fesses.

Quand elle ne s'entendait pas bien avec son petit copain du moment ou quand elle venait de rompre, son humeur tombait en chute libre.

Et nous autres employés du Victoria appelions cette Mirai-san en rogne, « la bête ». Malheureusement pour nous, il n'y avait aucun héros déguisé dans notre café. Dès que la bête était lâchée, il n'y avait pas d'autres choix que de prendre sur nous.

— Monsieur Kujirai, je vais m'occuper des commandes.

— D-D'accord, bon courage.

Prudence est mère de sûreté après tout.

Dans la cuisine résonnait les hurlements du pauvre homme qui avait été pris pour cible par la bête.


Notre café n'était pas trop grand : il y avait huit tables et six tabourets au niveau du comptoir. Le personnel comptait au total cinq personnes, deux qui s'occupaient des commandes en salle et les autres en cuisine. Mais j'appréciais tout particulièrement cette atmosphère détendue et agréable.

L'ambiance de ce British café était essentiellement due à son association adéquate de tables et chaises antiques. Les diverses décorations bien choisies avaient apparemment été sélectionnées par la femme britannique du patron. À ce propos, le nom du café était en fait le prénom de sa femme.

Comme le Victoria était situé au rez-de-chaussée d'un bâtiment multi-locataires près de la station de métro et du fait de son intérieur à même de plaire au beau sexe, il y avait relativement beaucoup de jeunes femmes comme des secrétaires ou des étudiantes.

Quand je vins prendre sa commande, Tsukimori me scruta de la tête aux pieds.

— Ton habit de garçon est beau.

« Serveur » aurait été le terme approprié pour s'adresser aux employés ici, étant donné que c'était un café au style British, mais « garçon » était visiblement plus couramment utilisé ici au Japon.

Comme je jugeai que cela relevait du détail, je me contentai de la remercier avec un sourire :

— Merci, avant d'ajouter, et tu te fonds bien dans ce café.

Tsukimori me rendit mon sourire et répondit :

— Merci.

J'étais assez honnête. Une jolie fille dans un café faisait toujours un beau tableau.

— Le personnel est assez vivant, n'est-ce pas ?

Elle déplaça son regard vers la cuisine.

— Tu pouvais entendre le raffut d'ici ? C'est vraiment problématique pour un café comme le nôtre.

Je posai un verre d'eau et une serviette humide sur la table.

— Mais ça a l'air amusant.

— Pas si sûr ; certains se mettent à pleurer de temps à autre. Quoi qu'il en soit, j'ai pleine confiance dans le café que nous servons. Et la plupart de nos plats ne sont pas mauvais.

— Je vois. Je prendrais une tasse de bon café dans ce cas. Et ajoutes-y la pâtisserie que tu me recommanderais.

— Dans ce cas, que dirais-tu de notre mélange spécial ainsi que la tarte aux pommes du chef ?

Comme Tsukimori acquiesça, je me courbai poliment et dit :

— C'est entendu.

Je fis parvenir la commande aux personnes en cuisine.

— T'es pas très sympa comme mec, toi.

Mirai-san restait là à froncer les sourcils plutôt qu'à s'occuper de la commande.

— Tu trouves ? J'essaye pourtant d'être plus aimable quand je m'occupe des commandes.

— Ah bon ? Je vois aucune différence, moi. Sérieusement, qu'est-ce qu'elle peut bien trouver à un type comme toi ?

Tout en levant un sourcil, elle exprimait ses doutes sur Tsukimori.

— J'ai oublié de le préciser, mais on ne sort pas ensemble.

— Vraiment ?

— Non. On est juste dans la même classe.

— Dans ce cas, dis-moi ce que ce canon et simple camarade de classe veut de toi.

— Pas moi, c'est le café. Apparemment, elle les adore.

Comme je n'avais rien à gagner à lui raconter la vérité, je me contentai de lui mentir.

— C'est tout ? C'est nul.

— Comme toujours, tu es tellement égocentrique que c'en est presque rafraîchissant. Je mettrais ma main à couper que ça t'aurait autant énervée si on sortait vraiment ensemble.

— C'est rafraîchissant parce que je suis honnête ! Pour commencer, je pense qu'il doit y avoir quelque chose qui cloche chez ceux qui sont heureux du bonheur des autres. Ce sont tous soit des hypocrites, soit ils ont une idée derrière la tête.

— Une charmante conclusion teintée de préjugés, je dois dire.

Mais je n'étais pas aussi méprisant que j'en avais l'air. En fait, dans mon esprit, j'étais même d'accord avec elle — était-ce du fait de ma personnalité un peu tordue ?

Je me sentais enclin à lui demander, à elle qui était « honnête » selon ses dires et « capricieuse » selon tous les autres, son avis sur un sujet particulier.

— Mirai-san, je peux te poser une question ?

— Hm ? Qu'y a-t-il ?

— Qu'est-ce que tu penses de ceux qui ne pleurent pas leur malheur ?

— Y'a anguille sous roche, si tu veux mon avis, répondit-elle sans détour. On appelle des malheurs des malheurs parce qu'ils rendent triste, pas vrai ? Si t'es pas triste, c'est que c'est pas un malheur.

— Je vois, dis-je en exprimant cette fois-ci ouvertement mon approbation.

Je jetai un œil furtif vers Tsukimori.

Lasse d'attendre ou peut-être simplement intéressée par la décoration du café, elle inspectait l'intérieur de la pièce. Visiblement, le duo du chat en céramique blanche et du chat en verre noir semblait lui plaire ; elle se leva pour l'examiner de près.

Qui dans ce café aurait pu imaginer une seule seconde qu'elle était une fille malchanceuse qui venait de perdre son père récemment ?

Personne, devais-je reconnaître.

On ne pouvait jamais observer d'émotions extrêmes chez elle. Elle paraissait toujours calme et adulte.

J'ignorais si elle contrôlait volontairement ses émotions ou si elle n'était tout simplement pas du genre à les montrer, mais elle ne me semblait pas du tout triste.

Bien entendu, il n'était pas impensable qu'elle ne voulait tout simplement pas que son entourage s'inquiète et que, par conséquent, elle tentait désespérément de cacher sa tristesse. Ou peut-être était-ce la réaction normale d'une fille après une mésaventure. Après tout, les défunts ne reviendront jamais, et pleurer sans cesse leur mort n'avait rien d'enviable non plus.

Mais ce n'était que des hypothèses. Était-il réellement possible de se remettre aussi rapidement d'une telle perte ? Et de surmonter sa tristesse ?

Je me souvins des paroles de Mirai-san.

Exactement. Il y avait anguille sous roche.


Le dessert fut en mesure de satisfaire les goûts de Tsukimori.

— C'est délicieux, se félicita-t-elle tout en terminant joyeusement son café et sa tarte aux pommes sans laisser la moindre miette.

Je me dirigeai vers sa table pour la débarrasser.

— Comment était-ce ? lui demandai-je, ce à quoi Tsukimori me lança un regard mécontent.

— Tu me demandes de partir ?

— Je vois que tu comprends vite.

— J'aime vraiment ce café.

Elle esquissa un sourire comme si elle allait se mettre à fredonner d'un instant à l'autre.

— Haha. Ravi de l'entendre. Mais n'oublie pas qu'il y a plein de cafés différents à travers le monde. Tu devrais tous les essayer.

— J'aime vraiment ce café, répéta Tsukimori avec exactement le même sourire et les mêmes mots.

— Je vois que des fois, t'es lente à la détente, répétai-je presque à mon tour.

Soudain, Tsukimori se leva et s'enfonça plus loin dans le café, visiblement en direction de la cuisine. Quand je la suivis, curieux, elle était en train de saluer le personnel et de sourire comme une fleur qui venait d'éclore.

— Enchantée de faire votre connaissance.

Il était évident que ce charmant salut avait rendu nerveux les employés. Apparemment, ils étaient tous assez excités. Enfin, à l'exception faite de Mirai-san qui demeurait de marbre.

— Je m'appelle Yôko Tsukimori, je suis dans la même classe que Nonomiya-kun, se présenta-t-elle de façon polie.

— Ah, oui, Nonomiya-kun nous a déjà dit, répondit poliment le patron malgré le fait qu'il était bien plus âgé qu'elle.

— Je dois admettre que c'est un café très agréable que vous avez là.

— Merci beaucoup !

Le patron se mit à rougir légèrement, ému par son sourire radieux.

— Je suis tellement jalouse de vous...

Tout le monde la regarda avec surprise. Une fille, qui semblait avoir tout ce qui pouvait être envié, était jalouse d'eux.


— … Parce que vous avez le privilège de travailler dans un si merveilleux endroit.


Yôko Tsukimori avait tout simplement l'air rayonnante, embrasée par le crépuscule. Bien que c'était sûrement dû à la lumière du soleil couchant. À ce moment précis, tout le monde fut envoûté par son aura hors du commun.

— Je ne peux imaginer le bonheur de pouvoir travailler dans ce formidable café.

Etant celui qui avait le plus de réticence envers elle dans cette pièce, j'esquissai un sourire narquois à son attitude de diva. Je trouvais aussi qu'elle avait dépassé les bornes en en rajoutant autant.

Cependant, les paroles du patron effacèrent toute trace de sourire sur mes lèvres.

— ... Hum, Tsukimori-san, c'est bien ça ?

— Oui.

— Que dirais-tu de travailler ici ?

— Monsieur Kujirai...

Je ne pouvais rester silencieux. Je voulais l'empêcher de commettre une grave erreur. Faust, vous avez affaire à Méphistophélès !

Hélas, quelqu'un me saisit par les épaules et me retint. L'odeur du chocolat flottait dans l'air.

— Contente-toi de regarder, dit Mirai-san avec un sourire malicieux.

Et voilà une autre démone.

— Euh, en fait, il se trouve qu'il y a un autre poste vacant. Et comme tu es dans la même classe que Nonomiya-kun, nous n'avons pas besoin de nous en faire pour ton passif. Alors, si tu le souhaites, nous t'accueillerons avec joie parmi nous, Tsukimori-san.

Les autres employés acquiescèrent à leur tour.

C'était juste une séance d'hypnose en groupe. Ils avaient dû être envoûtés par le diable et avaient perdu la tête.

— Cette offre me fait vraiment plaisir, mais... Est-ce que je ferai vraiment l'affaire ? Pour tout vous dire, je n'ai encore jamais travaillé nulle part, répondit Tsukimori en hésitant après un moment de flottement.

— Non, non, ne t'en fais pas ! Tout le monde commence bien un jour. Et puis, je suis persuadé qu'une fille avec des manières aussi excellentes que les tiennes est faite pour ce poste !

Ah, ça, c'est clair que son adoption par les clients passera comme une lettre à la Poste ! Ils ne peuvent voir que la partie émergée de l'iceberg après tout.

— Si vous avez pleinement confiance en moi, c'est avec joie que j'accepte votre offre, répondit Tsukimori avec un grand sourire.

Tout le monde l'accueillit chaleureusement un sourire aux lèvres également. J'étais le seul à avoir une mine dépitée, tout en me sentant exclu de ce cercle de bénédictions.

Parce que je savais mieux que quiconque.

Je savais qu'un personnage audacieux et déterminé se cachait sous ce masque, qui ne laissait apercevoir qu'une fille magnifique au caractère très appréciable qui était donc aimée de tous.

Pour ne pas arranger les choses, la brillante Tsukimori était parfaitement consciente de son propre charme. Et à l'instant, je venais d'apprendre qu'elle savait également très bien s'en servir.

— Pourquoi les hommes sont-ils si faibles face aux jolies filles ? me murmura Mirai-san à l'oreille après m'avoir tiré vers elle, le comptoir entre nous deux.

— Bonne question. Après tout, les garçons de ce café sont tous « faibles » face à toi aussi, rétorquai-je simplement.

— Ça fait bizarre que tu me complimentes. Mais c'est pas plus mal. Laisse-moi te caresser la tête en récompense.

La paume de Mirai-san s'approcha de ma tête, mais je refusais sombrement.

— Je suis pas d'humeur. M'embrouille pas plus que je le suis déjà.

— Pas la peine d'être aussi timide ! Si tu veux, je peux même te donner un bout de chocolat.

— Ça te dérange pas plus que ça ? T'as rien contre le recrutement de Tsukimori ?

— Tu veux que je désapprouve, pas vrai ?

— Bah, y'a que toi qui puisses mettre fin à ce cirque.

— Je vois pas le problème. J'ai aucune raison d'être contre.

— Pourquoi ?

J'étais surpris que Mirai-san ne soit pas dérangée par cette mascarade.

— Parce que c'est super marrant de te voir protester aussi ouvertement alors que t'es tout le temps si indifférent !!

Mira-san se mit à glousser.

— ... Tu réalises à quel point t'es pas nette ?

— T'es pire que moi, non ? Mon petit doigt me dit que Tsukimori n'est pas le genre de filles qu'un type sans défense comme toi peut comprendre.

— Je m'en fiche. J'ai pas l'intention d'aller plus loin avec elle.

— Peut-être bien, mais qu'en est-il d'elle ?

Mirai-san plissa les yeux et scruta mon visage de près.

— Ça sert à rien de me frapper, pour ton information.

— Ouais, ouais. Je sens qu'on va bien s'amuser dans les jours à venir.

Sans se soucier de mon refus catégorique, Mirai-san fit un signe de la main et repartit en cuisine.

Je sentais que ce n'était plus qu'une question de temps avant qu'elle ait vent de notre étrange relation — l'intuition féminine ?

Je me dis qu'il fallait que je m'assure que Tsukimori n'en dise pas trop à Mirai-san.

— Je travaille ici maintenant.

La fille en question, Tsukimori, s'approcha joyeusement de moi malgré toutes les migraines qu'elle m'avait causées.

— Il n'est pas encore trop tard. Tu vas reconsidérer la question, pas vrai ?

Ma réponse était froide, mais mon cœur l'était encore plus.

— Ta sollicitude me touche. Mais comme le patron m'a gracieusement proposé ce poste, je vais faire de mon mieux !

Elle serra de façon mignonne le poing, pleine de confiance.

— Je m'en fais pas pour toi. C'est juste que ça me dérange.

— J'ai hâte de travailler avec toi, cher collègue.

Le sourire de Tsukimori ne s'était toujours pas crispé.

Mirai-san avait déclaré que je n'étais pas du genre à pouvoir la comprendre.

Je réalisai à quel point elle avait vu juste.


Le lendemain matin, en classe.

Tout d'un coup, Tsukimori s'approcha de ma table et dit d'un sourire aussi chaleureux que des rayons de soleil traversant les feuilles d'un arbre et une voix aussi douce qu'une légère brise d'été à Usami :

— J'ai été embauchée au café où travaille Nonomiya-kun.

Le temps s'arrêta dans la classe bruyante. Du moins, pour Usami — comme une montre dont les piles se seraient déchargées.

— ... Hein ? Yôko-san ? Tu vas travailler avec Nonomiya-kun ? Pourquoi ? Hein ?

Sa confusion faisait penser à un de ces coucous qui sortent des vieilles horloges toutes les heures.

Il y avait un air de déjà-vu avec la veille.

— Le patron m'a demandé de les aider parce qu'ils manquent de bras. Je suis un peu inquiète parce que je n'ai jamais travaillé de ma vie. Mais le patron m'a assuré que je m'en sortirai, expliqua Tsukimori l'air de rien.

— Tu peux parler ! C'est toi qui l'as fait dire ça.

Ce fut moi, évidemment, qui exprimais mon désaccord à un niveau sonore que personne d'autre ne puisse entendre.

— Peut-être que je devrais vous aider...

— Laisse pas tomber ton club. Il faut que tu fasses de ton mieux pour devenir titulaire.

Je pouvais sans peine prédire où allait nous mener cette conversation, mais j'y avais mis un terme avant que ça n'arrive.

— Pourquoi ne pas passer ce week-end, Chizuru ? Il est possible que je ne puisse pas te tenir compagnie, étant donné que j'ai encore beaucoup de choses à apprendre, mais il y a toujours Nonomiya-kun. N'est-ce pas, Nonomiya-kun ?

Je dévisageai son visage souriant l'espace d'une seconde. Elle avait un regard interrogateur, en demandant « Hm ? », avec son inébranlable sourire.

— Ouais, t'es toujours la bienvenue à notre café, Usami.

Je me jurai de me plaindre auprès de Tsukimori après ça.

— D'accord ! Je passerai alors ! Tu peux compter sur moi !

Usami était grandement réjouie, ses yeux brillant de mille feux. Sa réaction franche ne fit qu'une bouchée de ma mauvaise humeur.

Mais il y avait un problème plus sérieux. À en juger par les regards de mes camarades de classe, il était évident qu'ils allaient prendre d'assaut le café ce week-end. Et cette fois-ci, il paraissait difficile de les en empêcher.

— Ouvrez grand les oreilles, les gars ! Nonomiya va nous donner quelques explications !!

Kamogawa était venu me tapoter l'épaule avec un sourire de faux-cul. Derrière lui, se tenait un groupe de garçons avec le même genre de sourire sur les lèvres. C'était l'alliance des garçons, et ils réclamaient que justice soit faite à l'encontre de celui qui leur avait volé la vedette.

Ce fut ignoble.

Elle va vraiment m'entendre, celle-là, jurai-je à moi-même de façon déterminée.


Chocolat Amer

Je devais bien l'avouer : Yôko Tsukimori était effectivement la fille parfaite.

Je fus naturellement désigné pour lui apprendre les ficelles du métier, étant donné que nous étions dans la même classe. Au début, j'étais plutôt réticent à l'idée de devoir accomplir cette tâche ingrate, mais je pus rapidement me rendre compte qu'il était assez appréciable d'apprendre des choses à quelqu'un qui avait une bonne mémoire.

Deux semaines seulement s'étaient écoulées depuis que Tsukimori avait commencé à travailler au Victoria, mais elle était déjà capable d'accomplir n'importe quelle tâche en salle, telles qu'accueillir les clients, prendre leur commandes et utiliser la caisse enregistreuse.

Pour ce qui était de s'occuper des clients, elle avait peut-être même surpassé tout le monde dans le café. Qui plus est, grâce au fait que certains clients venaient uniquement pour l'admirer dans ses habits de serveuse, les ventes étaient en hausse, elles aussi.

Le patron et les autres employés étaient complètement subjugués par ses talents, même si cela n'avait rien de surprenant pour moi qui la côtoyais au lycée.

Quelle fut ma surprise, par contre, de voir que Tsukimori et Mirai-san s'entendaient à merveille. J'aurais facilement pu comprendre si elles s'étaient entendues comme chien et chat, mais en vérité, on peut même dire que c'était devenu un très bon duo.

— J'étais persuadé que tu n'aimais pas ce genre de filles, déclarai-je à Mirai-san.

— C'est tout le contraire. Ce sont les filles comme Yôko qui ne me supportent pas.

Mirai-san esquissa le genre de sourire que ferait le chef d'une sombre organisation qui projetterait de conquérir le monde.

— Pourquoi ça ?

— Les magiciens n'aiment pas les spectateurs qui peuvent voir à travers leurs astuces. Et tu vois, les astuces de ces femmes ne fonctionnent pas sur moi.

Évidemment, l'intuition de Mirai-san était étrangement bonne.

— Il y a cette nana à ma fac qui plaît beaucoup aux mecs justement grâce à ce genre d'astuces. Bah, un jour, son attitude me revenait pas — enfin, mon moral était au plus bas à ce moment-là — mais n'empêche que je lui ai taillé un costard devant tout le monde. Et quand j'en ai eu fini avec elle, elle s'est mise à chialer comme une madeleine... C'était pénible.

— Je compatis.

— Pas vrai ? Depuis, elle se barre toujours en courant quand elle me voit. Comme si c'était moi la méchante !

Mirai-san semblait satisfaite d'avoir mon approbation, mais ma compassion était évidemment destinée à la pauvre jeune fille qui s'était mise Mirai-san à dos.

— Mais Yôko a rien à voir avec ça. Elle a l'air sincère, sans la moindre astuce ou faux-semblant.

Mirai-san posa son regard en direction des tables où Tsukimori était en train de servir des clients.

— J'avais bien l'intention de la démasquer, mais j'ai beau l'observer sous toutes les coutures, je ne vois aucune faille. Au début, j'étais excitée à l'idée de voir arriver une rivale digne de ce nom tout en me disant « va pas croire que tu pourras me berner bien longtemps ! », mais...

Mirai-san fit une courte pause pour ricaner.


— … Ces derniers temps, j'en suis venue à me dire que c'est ce qu'elle est vraiment.


Je suivis son regard en direction de Tsukimori.

En effet, elle était tout le temps majestueuse, alors j'avais du mal à l'imaginer se plaindre. Même avec ma personnalité étriquée, je considérais son éclat comme pur et non comme de la poudre aux yeux.

Elle avait même réussi à dompter la « bête ». Pas étonnant que les « humains » autour d'elle soit sous son charme.

— Ce que j'aime le plus chez elle, c'est le fait qu'elle n'ait pas peur de moi, dit Mirai-san, qui s'était alors tourné vers la cuisine avant de crier soudain, SARUWATARI !

— O-Oui ?!

— Travaille comme il faut !

— Je... Oui ! Je vais le faire comme il faut ! cria Saruwatari-san qui se mit à accélérer la cadence.

— Tu vois ? Tous les autres gars sont comme ça, pas vrai ?

— Serais-tu une démone ?

— Crétin ! On dirait pas comme ça, mais Saruwatari a un faible pour moi, tu sais, dit Mirai-san en me donnant une pichenette sur le front. Malheureusement pour lui, les timides, c'est pas ma tasse de thé.

— Tu es vraiment une démone.

Je restais sans voix à me frotter le front.

— Quoi qu'il en soit, le fait est que je l'aime bien. Même si c'est qu'un masque. J'ai perdu !

— C'est si simple que ça ?

— Oui. Aussi vicieuse que Yôko pourrait en fait être, je ne pourrais plus me résoudre à la détester maintenant. C'est comme pour le chocolat, j'arrive pas à me retenir d'en manger malgré le fait qu'on me ressasse à longueur de journée que trop en manger est mauvais pour la santé.

L'auto-proclamée accro au chocolat s'assit au bord du comptoir, sortit un carré de chocolat de sa poche et le lança en l'air avant de le rattraper avec sa langue rouge.

— Ah, quelles sont ces manières, Mirai-san ! Arrête de grignoter du chocolat quand le patron a le dos tourné. Il m'a parlé de toi, tu sais. Un jour, tu t'es évanouie parce que tu ne mangeais rien d'autre que du chocolat, la réprimanda Tsukimori, qui était venue pour transmettre une commande, avec l'attitude d'un délégué de classe envers un délinquant.

— En parlant du loup ! rétorqua Mirai-san avec un ton intimidant parfaitement à même d'être utilisé par un délinquant.

— Vous parliez de moi ? Pas en mal, j'espère. N'est-ce pas ?

— Mais bien sûr que non. On faisait même tes éloges, Yôko.

— Très bien, je vais te croire sur parole cette fois-ci.

Malgré les apparences, elles semblaient toutes les deux apprécier discuter ensemble.

— Tu m'aimes, pas vrai ? demanda brusquement Mirai-san.

— Bien sûr, répondit Tsukimori en l'espace d'une seconde en gloussant. Tu m'aimes aussi, n'est-ce pas ?

— Évidemment.

Une autre réponse immédiate. Elles avaient presque l'air de vieilles amies.

— Tu vois ? C'est de ça que je voulais parler.

— Je vois.

Il y avait toujours quelques points qui m'étaient incompréhensibles, mais je comprenais plus ou moins où elle voulait en venir.

— … D'une certaine façon, vous vous ressemblez vraiment, hein, murmura soudainement Tsukimori.

Mirai-san et moi échangeâmes un regard.

— Un mec avec aussi peu de charme et moi ?

— Je ne suis pas aussi direct qu'elle, tu sais.

Nos contestations furent synchrones.

— Tu flattes jamais personne, t'es toujours à contre-courant. En gros, « tu fais les choses à ta façon ». Ce trait de ta personnalité me rend en fait très jalouse.

Je marquai une pause avant de lui répondre :

— Mirai-san est imbue de sa personne jusqu'à la moelle, alors que je me contente d'aller à mon propre rythme. Contrairement à elle, je suis capable de m'adapter et de suivre les ordres de mes supérieurs si nécessaire.

— Je suis toujours honnête, et j'ai pas toujours une idée derrière la tête comme toi, répliqua rapidement Mirai-san.

— Il faut se rendre à l'évidence que parfois, toute vérité n'est pas bonne à entendre.

— T'es vraiment un type insolent sans le moindre charme, Nonomiya.

— Tu peux parler, toi qui persécutes sans pitié les gens !

Je ricanai, et Mirai-san se leva en me fusillant du regard.

— Très bien, Nonomiya !! T'as dépassé les bornes ! Viens, on va régler ça dehors ! Je vais remettre droit ton côté tordu avec mes poings !

Tsukimori, qui nous observait, se mit soudain à glousser.

— On dirait un frère et une sœur.

— … Nonomiya, mon frère ?

Elle lâcha mon col et m'examina de la tête au pied.

— Sœurette, essayai-je de la taquiner.

Pour moi, c'était plus une façon pour un yakuza de s'adresser à sa supérieure hiérarchique.

— ......... Quel cauchemar.

Que ce soit parce que Tsukimori lui avait coupé son appétit pour les disputes ou parce qu'elle était écœurée par la façon dont je l'avais appelée, Mirai-san disparut dans la cuisine en se tenant la tête.

— On ne dirait pas comme ça, mais Mirai-san t'aime bien, Nonomiya-kun, chuchota Tsukimori. En fait, je pense même que ça lui a fait vraiment plaisir que tu l'appelles « sœurette ». Je suis sûre qu'elle s'est enfuie parce qu'elle se sentait gênée.

Je la fixai du regard.

— Que se passe-t-il ? Pourquoi ce regard dubitatif ?

— Malgré le fait que tu as passé bien moins de temps que moi avec Mirai-san, tu sembles bien la comprendre.

— J'ai l'œil pour les gens. Dès notre rencontre, je savais que nous nous entendrions bien, me déclara Tsukimori, semblant vraiment satisfaite du compliment que je lui avais fait.

— Mais pour ce qui est de ton œil pour les hommes, c'est pas encore ça.

Apparemment, elle était de bonne humeur ; tout ce que j'eus en retour de cette remarque cynique fut un sourire mielleux.

— Je ne trouve pas. Je reste persuadée que tu deviendras l'homme de ma vie.

Elle posa habilement une tasse de café sur le plateau et se dirigea le pas léger vers une table.

Je n'avais pas l'intention de suivre ses plans, alors je pouvais aisément assumer qu'elle ne se basait sur rien ; mais en voyant son sourire confiant, je ne pouvais m'empêcher de penser que ses paroles allaient devenir réalité.

Il n'empêche que je n'avais pas la moindre intention de lui faire confiance du jour au lendemain comme Mirai-san.

Elle aurait sûrement continué à douter de Tsukimori, si elle avait été à ma place.

Parce que je savais pour les recettes de meurtres.


Après que Tukimori ait commencé à travailler au Victoria, Usami devint une cliente régulière du café.

Avec son côté très sociable, il ne fallut pas attendre bien longtemps avant qu'elle ne se mette l'ensemble des employés et du patron dans la poche, et maintenant, elle était devenue une véritable habituée. À cause de ça, j'étais sans cesse rongé par la peur que monsieur Kujirai ne lui offre un poste de serveuse.

— Hé, Nonomiya, Nonomiya, écoute ça !

Vu qu'elle venait généralement après ses heures de club, elle arrivait principalement en début de soirée, quand le nombre de clients commençait à diminuer. Elle nous faisait alors un « récit des évènements de la journée ».

— Je vais être titulaire au prochain match !

— Bravo. Permets-moi de t'offrir une boisson pour fêter ça.

— Youpi ! cria-t-elle si énergiquement qu'elle se leva presque d'un bond. Hum, dans ce cas... Je peux te demander une autre faveur ?

Elle était brusquement nerveuse et se mit à me regarder avec un air gêné. Ses grands yeux ronds me faisaient penser à un ouistiti pygmée.

— Si c'est dans mes cordes.

— Je peux prendre une photo de toi ?

— Pourquoi faire ? On se voit presque tous les jours. Je vois pas vraiment l'intérêt.

— Mais si ! Je veux une photo de toi en serveur !

— Je vois.

Je fis mine d'y réfléchir.

— Non.

— Pourquoi ?! Où est le problème ? Ça ne te fera aucun mal !

Il était tellement amusant de la voir s'énerver et se comporter comme une enfant capricieuse.

— Je suis pas fan des photos.

Ce n'était pas un mensonge. J'étais sincère.

— Mais ton look de serveur vaut vraiment le détour ; ça serait du gâchis, crois-moi ! Oh allez quoi, juste une ! tenta-t-elle avec fougue de me convaincre.

— Bah, comme t'es enfin devenue titulaire et que tu y tiens tant-

— Hein ? Tu es d'accord ?

Une lueur pleine d'attentes brillait dans les yeux d'Usami.

— Non.

Que je me fis une joie d'éteindre.

— HEEEIN ?! Pourquoi ?!

— Parce que j'ai pas envie de me faire aspirer mon âme.

— C'est une superstition débile !

Taquiner Usami était comme un devoir pour moi. Parce que se délecter de ses réactions était comme obtenir le son net et perçant d'une cloche, je ne pouvais m'empêcher de l'embêter.

— Beuh ! T'es méchant !

— Dis ce que tu veux, mais ma réponse reste « non ».

— Je vais en prendre une en cachette alors...

— Vu que tu viens juste de prévenir la personne en question, ça n'a plus rien de secret.

— Prends ça !

Usami avait opté pour une tactique radicale : elle pointa son téléphone portable dans ma direction et tenta de me prendre en photo. Je lui tournai le dos instantanément.

— Aaaah ! P-Pourquoi tu t'es retourné ?!

— Il est formellement interdit de prendre des photos dans cet établissement. Si vous ne vous conformez pas au règlement, je vais devoir vous demander de quitter les lieux, madame, lui expliquai-je d'un ton solennel, ce après quoi Usami gonfla ses joues et rangea son portable dans son sac, non sans chuinter un « Méchant ! ».

Sans le vouloir, un rire s'échappa de mes lèvres.

— Fais pas la tête, Usami. Je ne peux te laisser me prendre en photo, mais je t'offre le désert en échange.

Son visage amer m'avait ému et me donnait envie de la dorloter. C'est une autre forme du bâton et de la carotte, j'imagine.

— ... un chocolat glacé et une tarte à la mangue.

— Mais certainement, lui répondis-je avec mon plus beau sourire, avant de me diriger vers la cuisine pour transmettre la commande.

Je ne pouvais empêcher mon visage de se détendre, ce qui était parfaitement compréhensible. Les réactions franches d'Usami avaient un je-ne-sais-quoi qui me libérait de mon stress — sûrement parce que j'avais affaire à des gens bizarres, et c'est peu de le dire, le reste de la journée.

— T'es comme un petit garçon qui joue avec son jouet préféré.

Le menton posé sur sa main, Mirai-san esquissait un sourire en coin.

— Oh, mais jamais je ne la considérerais comme un jouet ! répondis-je tout en classant les additions après avoir transmis la commande à Saruwatari-san.

Évidemment, avec sa grande présence d'esprit, Mirai-san avait déjà remarqué mon intérêt pour Usami. Je ne cherchais même pas à le cacher de toute façon.

— Mais je rêverais d'avoir un petit animal de compagnie comme elle à la maison.

Dans ma tête, j'imaginais un ouistiti pygmée tentant désespérément de croquer dans une mangue bien plus grosse que lui.

— Ça revient au même.

— Quoi qu'il en soit, c'est vrai, je lui porte beaucoup d'intérêt.

— Que c'est rare de te voir admettre quelque chose aussi facilement.

Mirai-san me dévisagea d'un air surpris.

— Tout dépend de qui il est question ! Sa franchise m'oblige à être honnête à mon tour.

— Eh ben, c'est cool ! T'as plus qu'à sortir avec et en profiter pour corriger ton côté tordu par la même occasion.

Mirai-san éclata de rire, tout en se penchant vers l'avant.

Ce côté tordu que tu mentionnes tout le temps empirerait sûrement encore plus si je sortais avec toi, pensais-je sans le dire à haute voix.

— Cela me paraît faisable.

Avant que je ne m'en rende compte, Tsukimori se tenait à côté de moi.

— De ce que j'ai pu en voir, Chizuru est également intéressée par toi, Nonomiya-kun, dit Tsukimori avec un de ces sourires adultes dont elle avait le secret.

— Oh ? Alors elle n'est pas contre non plus ? J'ignorais que Nonomiya était un tel tombeur.

Mirai-san examinait avec curiosité Tsukimori. Dans mon regard, par contre, il n'y avait que de la méfiance.

Qu'est-ce qu'elle avait derrière la tête ?

Contrairement à Mirai-san, qui ignorait que Tsukimori m'avait demandé de sortir avec elle, je n'arrivais pas du tout à comprendre pourquoi elle m'encouragerait à sortir avec Usami.

— Pourquoi ne pas tenter ta chance ?

Mirai-san ne manqua pas cette merveilleuse occasion qui lui tendait les bras.

— C'est pas à moi d'en décider. Ah mais, où avais-je la tête, une relation amoureuse ne concerne qu'une personne.

— Hé, Yôko vient juste de dire que t'avais tes chances, non ?

Mirai-san fronça les sourcils en entendant mon ton cassant.

— Et tu vaux pas mieux, Tsukimori. Je n'apprécie pas trop que t'essayes de jouer les entremetteuses sans que personne ne t'ait rien demandé. Ce genre de remarques impulsives est déplacé, autant pour Usami que pour moi.

Je me rendis compte que j'étais irrité. Pas énervé, mais irrité. Pas comme le feu, mais comme du « charbon ardent ».

— Tu as raison, Nonomiya-kun. Je n'aurais jamais dû dire ça. Pardonne-moi.

Tsukimori n'hésita pas à admettre son erreur et se courba en guise d'excuse.

— Euh, ouais, 'scuse. Je m'attendais pas à ce que tu le prennes autant au sérieux, dit Mirai-san d'un ton gêné en se grattant la tête, comme pour suivre l'exemple de Tsukimori.

— ... Non, c'est moi qui devrais m'excuser. C'est juste que je ne suis pas habitué à ce genre de conversations.

Je faisais preuve d'une certaine forme de discernement face à elles, ce qui était le meilleur moyen que j'avais trouvé pour masquer mon irritation.

Incapable de continuer la conversation, nous partagions quelques instants de silence.

Puis, Mirai-san en eut marre et disparut dans la cuisine, en quête d'une victime pour se libérer de son ennui :

— Saruwatariii !!

Tsukimori, par contre, me tourna le dos et s'arrêta de bouger — une attitude indécise qui ne collait pas vraiment à l'image que je me faisais d'elle.

De mon côté, je me sentais encore mal à l'aise, avec cet arrière-goût amer dans la bouche même maintenant que la conversation était terminée.

Ce n'était pas en réaction à Mirai-san qui mentionnait mon sérieux avec Usami.

Bien entendu, une partie de moi détestait quand les gens se mêlaient sans réfléchir des affaires amoureuses des autres. Cependant, ce genre de situations était monnaie courante, et j'aurais pu m'en sortir sans problème en cachant mes sentiments comme j'en avais l'habitude sans la moindre hésitation jusqu'ici.

Mais dans ce cas précis par contre, je m'étais couvert de honte en dévoilant ouvertement mes sentiments, ce qui n'était pas du tout dans mes habitudes. C'était sûrement la première fois que je vivais pareille expérience.

Pourquoi me sentais-je tant irrité ? C'était un sentiment désagréable ; tout en sachant qu'il était là, j'en ignorais la cause.

À ce moment-là, j'entendis un murmure.

— ... Je suis désolée, murmura Tsukimori avec une voix faible et gênée qui fut facilement noyée dans le brouhaha ambiant du café.

Je ne pouvais pas voir son visage comme elle me tournait le dos, mais d'une certaine façon, je ressentais comme des « remords » dans sa voix.

Je n'aurais jamais imaginé que Tsukimori regrettait à ce point d'avoir dit ça. En même temps que ma surprise, je ressentis également un fort sentiment d'apaisement.

J'avais trouvé la raison de mon irritation. Je ne savais toujours pas vraiment pourquoi, mais il semblerait que la cause était Tsukimori.

Pourquoi est-ce qu'elle m'irritait ?

Une autre question se souleva.

Je choisis de faire table rase sur mes sentiments et d'apporter à Usami sa commande, étant donné que je pensais que cela ne serait qu'une perte de temps que de me perdre dans les méandres de mes pensées.

Cependant, j'avais fait une découverte : une nouvelle forme de sentiment envers Tsukimori était sur le point de naître en moi.

Je n'en connaissais par contre pas encore le nom.


Doux cauchemar

Dans la salle de repos, après la fermeture.

— J'aimerais que tu me raccompagnes chez moi, demanda Tsukimori après s'être changée dans son uniforme scolaire.

— Te raccompagner...? répétai-je circonspect tel un perroquet.

— Tu vois, je sens toujours ce regard sur moi sur le chemin entre le café et la station de métro...

Elle se mit à frissonner.

« C'est pas juste de la paranoïa ? » avais-je envie de demander, mais je me rétractai car cela était tout à fait plausible dans son cas. Après tout, elle ne passait pas du tout inaperçu. Et donc, je suggérai :

— Tu devrais plutôt demander l'aide de la police plutôt que la mienne dans ce cas.

— Faible, Nonomiya ! T'es faible ! Allez, sois un homme et protège-la !

Mirai-san, qui avait apparemment entendu notre conversation, tapa violemment du poing sur la table à côté d'elle. Tous les employés aux alentours se retournèrent, surpris, pour voir ce qui se passait.

— C'est pas que je m'en vante, mais j'ai aucune confiance en ma force physique. Même si elle venait à se faire attaquer par un pervers, le mieux qui pourrait m'arriver, c'est de me faire tabasser.

— Y'a rien de glorieux à ça ! Et si t'es un homme, tu te dois malgré tout de te battre à fond, sans hésiter à mettre ta vie en jeu !

— J'ai comme l'impression que tu ferais un meilleur garde du corps que moi, Mirai-san.

— Abruti ! Je ne suis qu'une délicate jeune femme, tu sais ? Moi aussi, j'ai besoin de protection.

Je haussai des épaules exagérément et examinai les visages des autres employés. Ils ne pouvaient répondre à mon regard que par des sourires en coin étant donnée la peur qu'elle leur inspirait, mais il n'y avait aucun doute qu'ils pensaient exactement comme moi.

— Très drôle, vraiment.

— Eh, on a l'impression que tu veux te plaindre, Nonomiya.

Mirai-san se rapprocha tout en me dévisageant.

— Mirai-san, c'est bon. Si Nonomiya-kun refuse de façon aussi catégorique, il n'y a rien à faire. Je vais prendre mon courage à deux mains et rentrer seule... soupira Tsukimori avant de s'avancer d'un pas lourd en direction de la porte d'entrée.

Au moment-même où elle était sur le point de fermer la porte-


— ............. Haah...


Elle poussa un profond soupir qui résonna dans toute la pièce.

Tous les regards se tournèrent d'un coup vers moi, des regards plein de reproches. Son meilleur ami peut devenir son pire ennemi, après tout.

— Raccompagne-la, Nonomiya-kun, finit par dire le patron, qui s'était rangé du côté de Tsukimori comme les autres.

Encouragé de la sorte, tout le monde se mit à me critiquer. J'étais attaqué de toutes parts. Cerné. Seul. Je passais clairement pour le méchant de service.

— Bon, ok, j'ai compris ! Je vais la raccompagner, grommelai-je avant de sortir précipitamment de la pesante salle de repos afin de rattraper Tsukimori.

À ma grande surprise, il ne me fallut pas bien longtemps.

Tsukimori était adossée contre un poteau électrique devant le café, tout en attendant sous le réverbère telle la reine de la nuit.

— Je savais que tu viendrais.

Elle m'aperçut et me sourit comme une fleur éclosant — me faisant comprendre que mon acte n'avait rien d'inattendu.

Je levai les yeux au ciel afin de calmer mon bouillonnement intérieur. Un croissant de lune me faisait un large sourire ce soir-là.

— T'abuses.

— Comment ça ?

— Qu'est-ce que tu manigances ?

— Ce n'est pas très gentil, tu sais. Je suis une fille, j'ai vraiment peur de marcher seule la nuit.

— Alors pourquoi ne pas demander à ta mère de venir te chercher, ou à quelqu'un d'autre du café de te raccompagner, ou encore la police ?

— Comme toujours, tu sembles incapable de comprendre comment le cœur d'une fille fonctionne. Je tiens à ce que ce soit toi qui me raccompagnes.

Elle ria comme si elle fredonnait et passa son bras sous le mien. Du shampoing ? me demandai-je à moi-même en percevant un doux parfum de fleur émaner d'elle.

— Allons-y.

De par mes expériences passées, j'ai pu apprendre que personne ne peut facilement se dérober une fois que Tsukimori a pris les choses en main, mais c'était également un fait que moi, simplement réticent à l'idée d'accepter ses initiatives, je n'étais en rien quelqu'un de soumis.

Par conséquent, les quelques mètres durant lesquels mon bras était pressé contre sa fière poitrine furent pour moi la pire des humiliations.

C'était sans espoir, par contre, car à la seconde où cette pensée avait traversé mon esprit, alors que Yôko Tsukimori elle-même était la femme la plus désagréable que la Terre ait jamais portée, sa douce poitrine n'y était pour rien.

— Je vais pas m'enfuir, alors lâche-moi, tu veux, l'implorai-je avec un léger soupir, avant de finalement extirper mon bras du sien.

— Comme c'est dommage. Et dire qu'une bonne ambiance s'était enfin installée entre nous.

Tsukimori était renfrognée, mais ses pas demeuraient légers.

Tout en observant sa chevelure noire danser derrière elle, je poussai un bruyant soupir.

Il allait sans dire que mes pas étaient quant à eux très lourds.


On monta dans le train qui menait hors de la ville et passa quatre stations tout en étant bien secoués. Quand on arriva à destination, on se retrouva dans un quartier résidentiel en banlieue.

— Je vis par ici. C'est à quelques minutes de la station.

Tsukimori pointa du doigt une colline. À la vue des côtes et escaliers qui y menaient, je compris immédiatement que la montée n'allait pas être de tout repos. Et ce fut suffisant pour me démoraliser.

— Ne fais pas la tête. Sortir ensemble signifie devoir prendre ce chemin tout le temps, tu sais.

— Je plains ton petit copain.

— Ne t'en fais pas. Tu t'y habitueras en un rien de temps.

Tsukimori s'avança sans faire attention à mon épuisement moral.

— Regarde, les étoiles sont si belles ce soir, dit-elle, sereine.

Comme je n'avais pas envie de rebrousser chemin après être allé aussi loin, je la suivis à contrecœur.

C'était un paisible quartier résidentiel et assez « chic ».

Les rues étaient éclairées à faibles intervalles, mais il faisait toujours sinistrement sombre autour de nous. Je devais admettre que le frissonnement qu'elle avait eu plus tôt était peut-être plus qu'un simple jeu d'acteur.

Comme prévu, j'étais complètement essoufflé une fois arrivé à bon port. Tsukimori, qui y était habituée, ne montrait pas le moindre signe de fatigue, ce qui la rendait encore plus agaçante que jamais de mon point de vue.

— Nous y voilà, proclama Tsukimori avant de se tenir devant l'entrée.

C'était un large bâtiment blanc. Le terme « manoir » était peut-être approprié pour le décrire.

Comme son père était à la tête d'un cabinet d'architectes, il avait un design très fantaisiste, constitué de tétraèdres empilés de façon régulière les uns sur les autres, donnant à l'ensemble une impression de symétrie. Je n'aurais eu aucun mal à imaginer un physicien y habiter.

Aucune lumière n'était allumée à l'intérieur, alors sa mère devait semble-t-il être absente.

Alors que j'inspectai curieusement du regard sa maison, Tsukimori tira sur ma manche.

— Puisque tu es là, pourquoi ne pas entrer ?

Sa proposition était explicitement des plus douteuses.

Je savais que ça allait me retomber dessus si jamais ça se savait. Et si, en plus de ça, les mecs de ma classe apprenaient qu'il n'y avait personne d'autre dans la maison à ce moment-là, les rumeurs qui pouvaient en découler dépassaient mon imagination. Tout particulièrement en ce qui concerne Kamogawa... Je n'avais même pas envie d'y penser.

À ce moment-là, j'étais persuadé qu'elle avait tout prévu afin de me faire entrer chez elle. Cela allait sûrement m'énerver au plus haut point si son plan venait à réussir.

— Bonne idée. J'ai vraiment soif ; puis-je entrer pour boire ?

Néanmoins, j'acceptai son offre car c'était une chance unique.

Même si j'avais en réalité mis entre parenthèses mes doutes à son encontre du fait de mon manque de progrès, mes soupçons étaient toujours là. La méfiance causée par les recettes de meurtres bouillonnait toujours en moi.

À la base, j'avais espéré faire des progrès en traînant avec elle et en en apprenant plus à son sujet, mais toutes mes tentatives s'étaient avérées vaines. Plus j'étais en contact avec elle, moins je la comprenais. J'étais incapable de distinguer les moments où elle plaisantait et ceux où elle était sérieuse. Autrement dit, elle était aussi insaisissable qu'une anguille.

Ainsi, j'en avais conclus qu'il était peut-être préférable d'approcher sa mère. De ce que j'avais pu en voir lors des funérailles, elle n'était pas quelqu'un d'aussi compliqué que sa fille. Il ne devrait pas être nécessaire de sonder Tsukimori elle-même pour en savoir plus sur les relations qu'elle entretenait avec son père.

Je suivis Tsukimori à l'intérieur. Aucun son n'y était audible.

Tout en ôtant mes chaussures à l'entrée, je demandai :

— À quelle heure rentre ta mère ?

— Aurais-tu une préférence pour les femmes plus âgées ? me taquina Tsukimori en gloussant.

— Du moins, je les préfère à toi, répondis-je — avec un visage sérieux pour la tester.

— Mais quel choc, même si c'est censé être une blague.

Tsukimori secoua la tête tout en sortant des chaussons pour nous.

J'eus l'impression d'avoir pris les choses en main.

— Ma mère est sortie et rentrera tard. Alors aujourd'hui, c'est ton jour de chance !

— ... Et de quelle genre de chance est-il question au juste ?

Je repoussai son visage, comme elle s'était approchée pour scruter mon visage.

Et les choses repartirent dans les mains de Tsukimori.

— Je voulais simplement me présenter vu que je suis là.

— Oh, cela fait plaisir à entendre. Est-ce que tu t'es enfin décidé ?

— J'ignore dans quel sens tu as pris ma phrase, mais je peux t'assurer que tu te trompes.

Je la suivis jusque dans le salon.

— Je vais t'apporter de quoi boire. Installe-toi confortablement dans le canapé.

Tsukimori disparut dans la pièce voisine, puis y alluma la lumière. La moitié d'une cuisine parfaitement équipée entra dans mon champ de vision.

Je laissai mon regard déambuler dans le salon.

Comme dehors, la résidence des Tsukimori semblait très respectable vue de l'intérieur : il y avait un canapé en cuir avec un lustre ambre et une table en verre de forme étrange que même un amateur pouvait identifier comme étant une table d'architecte. Qui plus est, j'aperçus une télévision LCD monstrueusement large et un équipement hi-fi luxueux. Les rumeurs étaient avérées : c'était une famille richissime.

Hélas, à mon grand regret, il n'y avait rien de spécial mis à part ça, tel qu'un objet qui aurait pu m'aider à comprendre les relations entre Tsukimori et son père.

Enfin, c'était tout à fait naturel qu'il n'y ait rien de particulier dans le salon où beaucoup de gens vont et viennent. Malheureusement, je n'avais en plus aucun prétexte qui pourrait me permettre d'aller jeter un œil dans les autres pièces. Je ne pouvais m'empêcher de penser que j'avais gâché cette chance unique de visiter sa maison.

J'étais toujours en train de ruminer ma déception lorsque Tsukimori revint avec un plateau de boissons.

— J'espère que du thé noir te conviendra.

— C'est parfait.

J'avais l'intention de m'éclipser après avoir terminé ma tasse. Cela ne servait à rien de rester ici trop longtemps. Cependant, Tsukimori avait visiblement lu dans mes pensées :

— Fais comme chez toi ! Et c'est samedi demain, alors tu n'es pas pressé, pas vrai ?

— T'es sérieuse ? Je suis un homme, tu sais.

Comme pour lui faire goûter à ma propre déception, mon ton était devenu un peu dur. Je compris que j'étais très égoïste, vu qu'elle n'y était pour rien si j'avais placé mes espoirs trop hauts.

— Cela va dans mon sens ! Un garçon ne devrait jamais abandonner une fille morte d'inquiétude seule.

— Mais c'est ta propre maison.

— Crois-tu vraiment que ça suffit à arrêter un pervers ?

— Et comment je pourrais savoir comment pense un pervers ? Et puis, ton histoire me paraît assez louche.

— Quel dommage, soupira lentement Tsukimori. Tu ne te laisses décidemment pas faire, Nonomiya-kun.

— C'est à moi de dire ça. Tu me mènes sans cesse par le bout du nez ! objectai-je immédiatement.

J'étais bien sûr incapable d'admettre simplement que mon adversaire avait vu clair dans mon jeu en disant tout haut ce que j'avais constamment en tête.

Quelques instants plus tard, elle murmura avec une voix trop forte pour être un monologue :

— ... Je me demande si je devrais demander à Mirai-san de me parler de Nonomiya-kun...

J'en recrachai presque mon thé noir.

— ... Serait-ce une menace ?

Je fusillai du regard Tsukimori.

— C'est inévitable. Je désire simplement recevoir des conseils d'une aînée telle que Mirai-san. Il n'y a rien d'étrange à cela, n'est-ce pas ?

Tsukimori se cacha la moitié du visage avec un coussin comme pour bloquer mon regard.

— Demander des conseils en amour à Mirai-san, c'est comme demander au diable le chemin menant au paradis.

— Haha, bien trouvé.

Tsukimori enfonça son nez dans le coussin et se mit à glousser.

— Y'a rien de drôle. C'est vraiment une question de vie et de mort là !

J'avais presque mal à la tête rien que d'imaginer une joyeuse Mirai-san me taquiner. J'allais sûrement devoir dire adieu à ma vie professionnelle certes active mais paisible, parce qu'elle allait sans cesse m'asséner de questions au sujet de Tsukimori.

— Cela ne me dérangerait pas si nos collègues au café étaient au courant à notre sujet. Je n'aime pas avoir de secrets.

Toi, peut-être.

Tsukimori était peut-être habituée à être le centre de toutes les attentions, mais moi pas. Le simple fait d'y penser me donnait la chair de poule.

Un confortable rôle de spectateur était ce qui me convenait le mieux. Chacun a ses propres qualités.

— Pour être franche, j'adorerais pouvoir ouvertement tenter de te faire céder.

— Après tout, tu sembles déjà douée pour te mettre les autres dans la poche, pas vrai ? dis-je avec beaucoup de sarcasmes.

— Une vertu innée ? répliqua Tsukimori sans faillir.

— Tu l'as dit. Tu es une comploteuse, une actrice et, si on va jusqu'au bout, tout bonnement pernicieuse. C'est juste que tout le monde se laisse berner par ta beauté et ne remarque pas tes épines meurtrières.

— Tu me trouves belle ? Je suis aux anges !

— Et la partie « épines meurtrières » dans tout ça ?

— Prêter attention aux choses qui sont fausses va à l'encontre de mes principes.

À en juger par sa mine sérieuse, elle ne semblait pas le moins du monde plaisanter. Vraisemblablement, elle était même scandalisée, en fait.

Mais bizarrement, je réalisai également qu'une fille aussi « attirante » qu'elle devait en fait avoir besoin de nerfs aussi solides.

— Voudrais-tu une autre tasse ? dit Tsukimori en souriant de manière distinguée en inclinant légèrement la tête, avec une théière à la main.

— Oui.

Je lui tendis ma tasse, en brandissant un drapeau blanc dans ma tête.

J'avais choisi d'observer ses sombres desseins un peu plus longtemps.


Trente minutes plus tard.

— Ta mère en met du temps, m'adressai-je à Tsukimori, qui était assise en face de moi.

— Oui, elle a dit qu'elle rentrera tard.

— Et quand va-t-elle rentrer dans ce cas ?

— Hum... Vers dix heures, je crois.

— D'ici une demi-heure, hein.

Je commençais à me sentir mal à l'aise de partager la même pièce, juste tous les deux, mais j'avais l'intention de prendre mon mal en patience une demi-heure de plus et m'affalai dans le canapé.

Tsukimori murmura :

— Enfin, d'ici vingt-quatre heures pour être précise.

Je bondis d'un coup du canapé et la dévisageai. Elle était en train de feuilleter tranquillement un magazine de mode.

— Comment ça ?

— Elle est partie en voyage d'affaire et ne sera de retour que demain.

— Tu t'es foutu de moi ?

J'étais moi-même surpris par le sérieux de ma voix.

— Mais je t'ai pourtant dit qu'elle rentrerait tard.

— Tu parles ! Je m'en vais, déclarai-je en me levant avant de me diriger vers l'entrée.

Mon irritation était avant tout dirigée vers moi-même qui avais mordu si volontiers à l'hameçon.

Soudain, quelque chose de doux enveloppa mon bras. Tsukimori s'y était agrippée.

— ... Je t'en supplie, ne me laisse pas seule. J'ai peur !

Son attitude implorante et sa peau douce contre mon bras me firent bafouiller.

Cette inhabituelle fragilité qu'elle affichait était bien plus que suffisante pour réveiller mon instinct protecteur — même si elle tentait délibérément de me séduire.

Mais ma raison me ramena à la dure réalité et m'empêcha de prendre la mauvaise décision.

— Ton charme ne marche pas sur moi ! Et puis, c'est n'importe quoi. J'ai jamais dit que j'étais d'accord pour sortir avec toi.

Deux adolescents seuls sous le même toit — un scénario alléchant. Étant moi-même un garçon en pleine adolescence, j'étais naturellement intéressé par ce qui pouvait se passer en pareilles circonstances, qui plus est si la fille en question était Yôko Tsukimori.

— Ça ne me dérange pas si c'est avec toi.

Comme prévu, elle tentait de me capturer avec des yeux aguichants et des mots doux.

Si j'avais rencontré Yôko Tsukimori en d'autres circonstances, je n'aurais sûrement eu aucune chance face à son pouvoir de séduction.

— Tu m'en vois flatté, mais c'est pas dans mes intentions !

Cependant, contrairement au Nonomiya de ce monde hypothétique, le vrai était capable de lui tenir tête. Parce que, plus que mon intérêt pour cette situation tentante, j'avais peur.

C'était la méfiance qui avait maintenu à flot ma raison.

Qu'est-ce que pouvait manigancer Yôko Tsukimori ?

Ce fut à ce moment-là que j'eus l'impression d'avoir entraperçu les véritables intentions derrière sa demande de sortir ensemble.

Peut-être que Tsukimori n'avait pas l'intention de se débarrasser de moi, mais de me garder sous contrôle ?

Elle était parfaitement consciente de ses propres charmes et savait s'en servir à merveille. Récemment, j'avais été en mesure de l'observer plus que suffisamment. Alors, peut-être tentait-elle de faire de moi un pantin à sa solde ? Elle pouvait ainsi s'assurer que je n'allais pas dévoiler son secret.

Bien entendu, cela n'avait de sens que si elle s'était réellement rendue compte que je savais et que j'avais les recettes de meurtres.

Quoi qu'il en soit, il me fallait partir d'ici au plus vite. Même si mes soupçons s'avéraient vrais et confirmés par Tsukimori en plus de ça, il n'était plus qu'une question de temps avant que je ne cède.


Parce que même si ses mots n'étaient que mensonges, son charme était quant à lui bien réel.


Dans l'état actuel des choses, j'étais sur le point de succomber à son venin. Je savais pour sûr qu'au moment où cela arriverait, le poison allait se répandre lentement mais sûrement et paralyser ma volonté de résister.

J'extirpai mon bras de ses griffes et me ruai à l'entrée, mais Tsukimori me poursuivit dans le même temps. Cette fois-ci, elle s'agrippa à moi par derrière, tout en me retenant.

Sa chaleur, sa douceur et son parfum envoûtant se métamorphosaient en un charme qui trompait les sens et m'attaquaient par derrière.

— ... Peu importe ce que tu ressens pour moi...

Son doux souffle toucha l'arrière de ma nuque. Je savais que je devais m'échapper, mais je ne pouvais plus bouger le petit doigt.

— ... Touche-moi... Fais ce que tu veux avec moi...

Ses mots enivrants pénétraient dans ma tête à travers mes tympans et se transformaient en signaux électriques paralysant se dispersant dans tout mon corps. Mes jambes empoisonnées avaient déjà perdu la force de résister à une simple lycéenne.

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Elle me poussa doucement dans le canapé, avant de s'allonger sur moi. La lampe derrière Tsukimori créait un contraste surnaturel sur son visage. Elle installa sa tête sur mes épaules et posa délicatement ses mains sur mon buste — comme pour sentir les battements de mon cœur. Son cou svelte et blanc était collé à ma joue.

Alors que j'étais toujours complètement abasourdi, elle me murmura à l'oreille :

— Vas-y. Je veux que tu le fasses.

Ces mots résonnèrent en moi telle l'absolution énigmatique d'un saint.

L'instant d'après, elle posa ses lèvres sur ma nuque sans défense.

La douce sensation de ses tendres lèvres rouges fit sursauter mes épaules. Je n'avais encore jamais ressenti une telle impulsion en moi, c'était comme un chatouillement, mais néanmoins différent.

Mon corps était sur le point de devenir incontrôlable. En tentant de la pousser, je glissai ma main entre elle et moi et poussai vers le haut. Peu disposée à me laisser faire, elle résista et se trémoussa. Mes mains résistantes ne firent qu'effleurer ses doux seins, caresser ses hanches avant de se perdre dans l'espace vide.

À ce moment-là, Tsukimori poussa un gémissement sourd et se mit à se tortiller, tout en étant toujours en califourchon sur moi.

C'était formidable. Ma raison avait entièrement implosé sous son inattendue réaction délicate.

Laissant mon instinct prendre le dessus, j'échangeai les positions et me retrouvai sur elle. Je posai une main sur la peau blanche de sa nuque et suivis le contour de ses lèvres pulpeuses avec le bout des doigts. J'inhalai son parfum intensément fleuri, embrassai sa clavicule avant de placer mon genou entre ses cuisses.

Elle réagissait de façon exquise à chacun de mes gestes. J'étais conscient que le sang qui circulait dans mes veines était enivré par ce plaisir.


En ce moment-même — Yôko Tsukimori était sous mon contrôle.


Ce sentiment d'euphorie dépassait de loin l'entendement. Même moi, qui était par principe quelqu'un qui gardait la tête froide, j'aurais rêvé pouvoir crier comme mon instinct me le réclamait.

Tout en réfrénant mon impatience, je continuais de caresser Tsukimori. Je voulais que ce plaisir dure le plus longtemps possible.

Hélas, je fus soudain accablé par un choc qui me fit reprendre mes esprits. Je venais de remarquer quelque chose de peu ordinaire.

— Tu trembles.

Tsukimori cligna plusieurs fois des yeux qui de passion se perdaient ici et là.

— ... Ah bon ? demanda-t-elle avec un léger mouvement de lèvres, sa voix pleine de chaleur.

Elle ne s'en rendait pas compte elle-même, mais elle tremblait de la tête aux pieds.

Des sentiments de culpabilité que j'avais ignorés jusqu'ici du fait que ma raison était partie en fumée jaillirent d'un coup telle une fontaine.

— ... On ne devrait pas faire ça. Arrêtons, dis-je en me relevant.

Les « tremblements » de Tsukimori m'apparaissaient comme un « rejet ».

Je ne m'étais pas arrêté parce que j'étais quelqu'un de bien, mais plutôt, je n'étais pas du genre à subjuguer des filles contre leur volonté pour ma propre satisfaction.

J'avais peur, voilà tout. Peur d'endosser une faute à son encontre qui ne pourrait jamais être réparée.

Elle était toujours allongée sur le canapé, tout en me regardant avec des yeux inquisiteurs. Sous son uniforme froissé, je pouvais voir sa peau laiteuse. Je détournai mon regard.

— Pourquoi ? J'ai dit que j'étais d'accord, non ?

— Mais tu trembles.

— C'est à cause de l'excitation !

— Je ne crois pas, non.

— Mais si !

Le moment d'après, Tsukimori dit quelque chose qui me paraissait difficile à avaler.


— C'est ma première fois après tout !


— Alors c'est plus fort que moi, ajouta-t-elle.

Silence.

Je la repoussai et me levai comme pour battre en retraite.

— Pourquoi ?! criai-je, canalisant toute ma confusion dans ce seul mot.

C'était la seule chose que je pouvais faire.

— Tout le monde a une première fois, répondit Tsukimori avec des yeux purs.

— Mais c'est pas l'impression que tu donnes !

— C'est différent pour tout le monde.

— ... Fais ce que tu veux tant que c'est ton problème. Mais cette fois, c'est moi qui suis ton partenaire, tu comprends ?

— Oui, tu as raison, je ne sais pas si je serais capable de te satisfaire vu que c'est ma première fois... s'inquiéta-t-elle.

Elle devait plaisanter.

— Ah, mais je ne doute pas que je m'améliorerais plus on le fera. Tu sais que j'apprends vite, pas vrai ? Que ce soit à l'école ou au travail.

Malheureusement, Tsukimori était tout ce qu'il y a de plus sérieuse.

— C'est pas le problème !

À quand remontait la dernière fois où je m'étais retrouvé dans un état pareil ? Je n'arrivais pas à m'en souvenir. Merci beaucoup pour cette expérience inestimable, Tsukimori.

— Pourquoi est-ce que tu es toujours aussi... insouciante ?

— J'en suis la première surprise.

— Sois un peu plus concernée !

— Quelqu'un a dit un jour que les filles amoureuses étaient invincibles ; il y a une plus grande part de vérité que je ne le pensais. Après tout, je me sens réellement capable de tout et n'importe quoi en ce moment-même, acquiesça-t-elle.

— Je t'en prie, arrête de ne penser qu'à toi... dis-je en poussant un grand soupir. Tout d'abord, où sont passées toutes ces rumeurs à ton sujet ? Tu es sortie avec tout un tas de mecs, pas vrai ?

ce n'est pas comme si j'allais la croire si facilement.

Une fille comme Tsukimori devait avoir eu un nombre incalculable d'occasions de « la » perdre tout au long de sa vie. N'était-elle tout simplement pas en train de jouer avec moi ?

— ... Je n'ai pas envie de t'en parler, dit-elle en détournant son regard.

— Comment peux-tu dire ça après m'avoir entraîné jusqu'ici ? J'ai le droit de savoir.

— Je m'en fiche.

— Fais pas l'enfant.

— Je parie que tu me considères comme une traînée !

Tsukimori plissa les lèvres.

Elle se comportait maintenant bizarrement comme une petite fille précoce. Où est passée la fille envoûtante qui m'avait séduit quelques instants plus tôt ?

— J'ai compris ! Je vais arrêter là si tu veux pas m'en parler.

Je pensai qu'il était inutile de l'interroger dans son état psychologique actuel.

— ... Tu tiens vraiment à ce que je t'en parle ?

— ... Décide-toi à la fin !

Nom d'un chien. Toujours aussi difficile à comprendre.

Tsukimori prit une grande inspiration et se décida.

— Je vais être honnête. Je suis sortie avec plusieurs garçons jusqu'ici.

— Comme je le pensais.

— Hé, ce n'est pas très gentil, tu sais. Mais laisse-moi te dire une chose : j'ai peut-être eu plusieurs petits amis, mais je ne me suis encore jamais donnée à qui que ce soit. Je ne les ai même jamais laissés me toucher comme tu l'as fait. Je te le jure.

— Parce que tu crois que je vais gober ça ?

— Ils étaient tous des gens biens et m'aimaient vraiment.

— ... Ça me fait une belle jambe...

— Mais à chaque fois, quelque chose n'allait pas. D'une certaine façon, je savais qu'aucun d'entre eux n'était l'élu de mon cœur, me dit-elle avec un regard abattu, perdue dans ses pensées.

— Alors pourquoi moi ?

— Parce que tu semblais différent des autres ! Au début, ce n'était bien sûr qu'une intuition sans réel fondement. D'abord, je voulais juste sortir avec toi sans trop y penser, comme je l'ai fait avec les autres garçons. Parce qu'amener quelqu'un à sortir avec moi m'a toujours été facile.

— On a du mal à croire que ça sort de la bouche d'une fille de mon âge. Allez, t'as quel âge en vrai ?

Tsukimori sembla trouver mon attitude indifférente amusante. Elle gloussa d'amusement.

— Mais je n'aurais jamais cru que tu me repousserais.

— Tu me vois désolé de ne pas avoir été à la hauteur de tes espérances.

— Non, tu n'y es pas ! Grâce à ça, j'ai eu comme une subite explosion d'enthousiasme en moi. Alors le résultat me convient parfaitement !

— ... Ainsi va la vie, j'imagine. Jamais comme on le souhaite.

La joie triomphante de Tsukimori avait l'effet inverse sur mon humeur. Cela me remémorait que ce que je lui faisais subir finissait toujours par me retomber dessus.

— En effet... Je me demande pourquoi les choses ne vont jamais dans le sens qu'on veut.

Cette fois, ce fut moi qui ne pus m'empêcher d'éclater de rire, en la voyant dire ça d'une mine solennelle.

— Si toi, tu n'arrives pas à obtenir ce que tu veux, alors pour nous autres gens normaux, c'est peine perdue.

Les inquiétudes de quelqu'un qui avait déjà tout me paraissaient incroyablement ridicules.

— Vous me surestimez tous, vraiment.

— Mais tu mérites d'être surestimée, d'un point de vue subjectif.

— Pourquoi est-ce que tu me résistes tant alors ?

Elle plissa les yeux en me regardant comme pour scruter mon cœur.

— ... Qui sait ? C'est une énigme, même pour moi, répondis-je vaguement, en détournant le regard.

Pour des raisons évidentes, je ne pourrais jamais lui dire que c'était à cause des recettes de meurtres qui trottaient dans ma tête.

— Méchant.

— Appelle-moi comme tu veux.

— Mais je t'aime quand même, Nonomiya-kun, malgré que tu sois cruel et méchant avec moi, rigola Tsukimori en brossant ses cheveux.

C'était une attitude resplendissante.

— Comment dire...? C'est juste que je trouve mes conversations avec toi si amusantes.

Elle choisissait avec soin chacun de ses mots, ce qui me fit comprendre qu'elle faisait de son mieux pour transmettre précisément ses sentiments.

— On peut dire que nous essayons... chacun de surpasser l'autre ? Nos conversations me sont si excitantes et amusantes parce qu'elles sont imprévisibles. Je ne me lasse pas de te parler.

Elle m'avait ôté les mots de la bouche, et je me contentai de la regarder. J'étais abasourdi par le fait qu'elle pensait comme moi.

Une forte compassion pouvait se transformer de façon ridiculement aisée en une sensation d'intimité.

En effet, à cet instant précis, Yôko Tsukimori me semblait être quelqu'un de spécial.


— Quand j'ai imaginé à quel point chaque journée allait devenir excitante si je sortais avec toi, j'ai compris que tu devais être l'élu de mon cœur. Alors je n'avais plus à hésiter. Tu étais celui que j'avais jugé être l'âme sœur ; je voulais te donner ma première fois.

Pour ne pas arranger les choses, elle me paraissait encore plus attirante maintenant que j'avais pris conscience d'elle. Il paraît que la subjectivité est dotée d'une fonction filtre qui fait que le cerveau inteprète les choses en notre faveur.

— J'ignorais que tu étais aussi téméraire.

— Et j'aurais préféré ne pas savoir que tu n'avais pas ta langue dans ta poche.

Je haussai amplement les épaules. Bien entendu, j'étais loin d'être calme. C'était même parfaitement le contraire : j'étais perturbé. On peut dire que j'avais du mal à me faire à ces changements radicaux dans mes sentiments.

Avant cette conversation, j'examinai chaque situation de façon objective afin de faire face à Tsukimori et son tempérament sidérant. Sinon, je serais tombé sous son charme comme tous les autres.

Hélas, maintenant que la subjectivité s'était mélangée dans ma façon de voir les choses, je ne pouvais plus garder mon calme. Mon instinct éveillé me susurrait de succomber à la tentation du fruit sans défense qui se tenait devant moi.

— Je m'en vais.

Cette fois-ci, il me fallait sérieusement partir ou j'allais finir par me détester.

— Veux-tu vérifier ?

J'entendis la voix de Tsukimori derrière moi alors que je me dirigeais vers l'entrée du salon.

— Vérifier quoi ?

— Si ça aurait vraiment été ma première fois ou pas.

Je ressentis l'envie irrépressible de me retourner, mais je choisis de continuer mon chemin.

Elle aurait sûrement arboré un sourire malicieux qui m'aurait sans aucun doute fait plier tout en faisant voler en éclat ma toute nouvelle détermination.

— Oublie ce qui s'est passé aujourd'hui, tu veux. Je n'étais pas moi-même.

— Je ne veux pas, déclara-t-elle.

— C'est dans notre intérêt mutuel.

— C'est un souvenir inestimable de l'élu de mon cœur que j'ai enfin fini par trouver.

— Je trouve ça incroyable ta façon d'utiliser ce terme aussi facilement. On en reparle dans dix ans, ok ?

— Je l'utilise à sa juste valeur. Tu ne savais pas que toutes les filles sont à la recherche de « l'élu de leur cœur » depuis le jour même de leur naissance ?

— Bah, désolé pour le dérangement.

Sur cette dernière réplique, j'ouvris la porte. À cet instant, j'entendis des bruits de pas se dirigeant vers moi.

— Tu m'abandonnes vraiment ?

... Ça sert à rien de me dire ça.

— Bien sûr.

— Malgré le fait que je désire tant que tu restes ?

... Ça sert à rien de m'implorer comme ça.

— Tout ce que je veux, c'est rentrer chez moi au plus vite.

— Tu es vraiment quelqu'un de compliqué, Nonomiya-kun, dit-elle en soupirant.

Je me retournai spontanément et la fusillai du regard.

— Tu peux parler !

Tsukimori éclata de rire en voyant ma réticence.

... Oh allez quoi, lâche-moi maintenant.

— Salut.

— À bientôt.

Même si j'avais intentionnellement tapé du pied contre le sol pour exprimer mon exaspération, il se trouvait que j'avais aperçu son faible et triste signe d'au-revoir. Cela aurait été un mensonge de dire que je n'avais rien ressenti au moment de refermer la porte derrière moi.



Orange & Vin

Notre salle de classe en début de semaine. Tsukimori me salua avec un chaleureux sourire en me voyant, « Bonjour. »

Après un signe de la main, je lui répondis brièvement, « Salut », avant de me ruer à ma place.

Je n'avais pas envie de passer pour un lâche, mais je n'avais pas non plus envie de me disputer avec elle de si bon matin un lundi. Si possible, je voulais mettre un peu de distance entre nous et ne pas voir sa tête pendant quelques temps. Parce que cela me rappelait que le vendredi soir précédent était devenu un souvenir sombre que je voulais effacer au plus vite de ma mémoire.

Hélas, Tsukimori était une fille ignorant tout des sentiments des gens dans ces moments-là.

— Nonomiya-kun, ton col est de travers, me signala-t-elle gaiement en se tenant naturellement devant moi comme cela avait été sa place depuis la nuit des temps.

Puis elle remit mon col droit avec ses menus doigts blancs.

Son cou blanc se trouvait juste sous mes yeux. Je les fermais fort pendant quelques instants comme pour chasser mes pensées vagabondes.

Mon col n'était pas du tout de travers.

— Quand reviendras-tu me rendre visite ? murmura Tsukimori, en bougeant ses lèvres chatoyantes.

Elle voulait juste ressortir cette histoire de samedi une fois de plus.

— Vu que t'es loin d'être bête, tu devrais savoir si quelqu'un remettrait les pieds chez toi après une soirée pareille.

Tandis que j'étais désarmé,

— Je suis libre samedi soir prochain. Ma mère devrait encore rentrer tard ce jour-là, à cause d'une réunion de son association.

Elle ne pouvait pas être plus nonchalante.

— Parce que tu crois que je vais dire « Oui » ?

— Parce que tu crois que j'ai envie d'entendre « Non » ?

— On dirait bien que je vais devoir mettre les points sur les i, vu que tu sembles être longue à la détente quand les choses ne vont pas dans ton sens.

Je m'approchai jusqu'à ce que l'on soit nez à nez, et lui déclarai de but en blanc :

Je ne remettrais plus jamais les pieds chez toi !

Pour conclure, j'esquissais un sourire à la Tsukimori.

— Pas la peine d'être aussi gêné.

Hélas, le sourire de la personne en question demeura inchangé.

— De temps en temps, tu te comportes vraiment comme une idiote, tu sais.

— Tandis que toi, tu es toujours hypocrite, n'est-ce pas ?

Ceux qui nous voyaient devaient penser que nous étions de très bons amis, à nous sourire l'un à l'autre à une distance aussi rapprochée.

— Yôko-san et Nonomiya ressemblent à... des jeunes mariés, non...?

Et donc, certains se mirent à proférer des commentaires mécontents et diffamatoires avec des visages grognons. Chizuru Usami était celle qui avait fait la remarque sur les jeunes mariés.

J'ignorais à quoi ressemblait un bébé poisson-globe, mais je me dis qu'il devait être similaire à Usami à ce moment-là, me fusillant du regard sa tête contre sa table et gonflant ses joues comme un ballon.

Usami était décidément une fille pas comme les autres. Je devais admettre qu'il n'y avait pas tant de personnes aussi adorables quand elles ronchonnent.

Alors que je me délectais de la vue d'Usami avec un regard en coin, Tsukimori dit avec un ton gêné :

— Tu as entendu ça ? Comme de jeunes mariés !

— Une mauvaise plaisanterie, sans aucun doute.

Si, par un heureux hasard, Tsukimori s'était mise à rougir ne serait-ce que d'une joue, alors oui, peut-être que j'aurais changé d'avis et que j'aurais admis qu'elle avait des côtés mignons. Malheureusement, les choses n'étaient pas aussi simples que ça.

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L'instant d'après, ses yeux se muèrent en croissants de lune. Le diable était descendu sur Terre. Dans mes yeux, je pouvais voir une queue noire pointue pousser dans son dos.


— Oh, tu es rentré, chéri. Veux-tu prendre un bain ? Ou préférerais-tu... me prendre, moi ?


Puis, elle gloussa joyeusement.

Pour les autres qui ne connaissaient pas sa véritable personnalité, elle devait ressembler à la plus pure des filles qui venait tout juste de jouer un petit tour.

— ... Une mauvaise plaisanterie, sans aucun doute.

Mais pour moi, c'était un cauchemar dans tous les sens du terme. Un d'entre eux était le fait qu'un certain type ne pouvait pas se calmer dès qu'il était question de Yôko Tsukimori.

— Hé ! Nonomiya !

Le type en question, Kamogawa, se leva avec une grimace donnant à son visage des airs de concierge de l'enfer.

— Bien entendu, ce sera le bain, pas vrai ? Tu choisis le bain, hein ?

À mon grand regret, il fut suivi par une horde de types prêts à le soutenir jusqu'à la mort, « Allez, dis-le ! »

— Si tu choisis pas le bain... pas la peine de te faire un dessin, pas vrai ?

Le groupe échangea quelques regards, puis se mit simultanément à esquisser un sourire amical. Ils me fatiguaient.

— Bah, je suis un homme, alors c'est clair que je vais prendre-

C'était à moi de choisir, alors quoi ? Kamogawa et les autres n'avaient pas leur mot à dire.

— … Un homme se doit d'opter pour le repas, pas vrai ?

Mais je détestais les ennuis.

— Sage décision, Nonomiya-kun !

— Je suis flatté de voir que tu comprends mon point de vue, Kamogawa-kun.

— Dans ce cas, allons dans un endroit plus calme pour que tu nous expliques deux-trois trucs, tu veux ?

— ... Il n'existe pas de mots pour exprimer mes sentiments actuels de façon appropriée.

Ceci allait marquer le début d'une énorme perte de temps, durant laquelle j'allais être questionné sur si oui ou non je sortais avec Tsukimori et où j'allais devoir leur assurer inlassablement que ce n'était pas le cas.

Bon sang, ils n'avaient vraiment pas idée. Ils pouvaient se comporter de façon aussi insouciante uniquement parce qu'ils ignoraient tout des recettes de meurtres.

Et sans une once de soupçon des problèmes que je rencontrais, Tsukimori me fit de joyeux signes de la main.

— Au revoir, mon amour !

Et donc, je lui répondis de façon appropriée :

— Je rentrerai tard ce soir, chérie.

C'était mon agacement qui m'y avait poussé.

Je suis sûr qu'un voile de chagrin devait m'avoir enveloppé alors que j'étais emmené comme un vulgaire employé contraint d'obéir à son chef.

… À ce moment-là, j'avais déjà remarqué qu'une camarade de classe habituellement bruyante, Usami, était restée silencieuse pendant toute la scène.

Mais je n'avais pas le temps de m'inquiéter pour elle parce que j'avais déjà d'autres chats à fouetter avec Yôko Tsukimori, Kamogawa et sa bande.

Enfin, il est difficile à dire si cela aurait changé ce qui se passa après les cours.


Les cours étaient finis et j'étais sur le point de partir quand je fus interrompu par une timide Usami :

— ... Nonomiya ?

— Qu'est-ce qu'il y a ?

— Euh, j'ai remarqué que... toi et Yôko-san étiez devenus très proches ces derniers temps...

— Pas plus que ça.

Agacé par le fait d'entendre une nouvelle fois cette question, mon ton était sec.

Usami réalisa que je n'étais pas vraiment d'humeur et devint encore plus hésitante que l'instant d'avant.

— ... Mais vous traînez toujours ensemble.

Comme j'en avais marre de parler de Tsukimori, je répondis brièvement :

— On se voit souvent juste parce qu'on travaille au même endroit et qu'on est délégués de classe. C'est tout.

Puis je me saisis de mon sac et me dirigeai vers la sortie.

Mais l'instant d'après, Usami passa devant moi et me bloqua le chemin.

— Stooooop !

— Oh, quoi encore ?

— Euh, dis, t'as une minute à m'accorder ?

— Non.

— C-Ce sera vraiment rapide, je te le jure !

Mon regard semblait être intimidant ; elle détourna le regard et observa l'intérieur de la classe tel un ouistiti pygmée apeuré.

Je pris une profonde inspiration — de façon suffisamment discrète pour ne pas qu'elle le remarque.

— Ça dépend de ce que tu veux.

Alors que je songeais au fait que je m'étais comporté de façon un peu puérile et sous-entendais que j'étais prêt à trouver un compromis, elle sembla visiblement soulagée.

Usami n'était pas en tort. C'était juste que j'en avais par-dessus la tête à cause de Tsukimori qui me menait par le bout du nez mais aussi à cause de Kamogawa et de sa secte. En gros, je m'étais défoulé sur elle alors qu'elle n'y était pour rien.

Après avoir jeté un œil autour d'elle, Usami me chuchota :

— C'est assez délicat... On peut aller ailleurs ?

Comme j'étais prêt à l'accompagner où qu'elle veuille aller — notamment parce que je voulais me faire pardonner — j'acquiesçai silencieusement.

— Allons-y alors...

Son visage tendu et sa démarche maladroite ne me rassuraient pas trop sur ce qui m'attendait. Je restais néanmoins serein car ce n'était qu'Usami, après tout.

Elle m'emmena jusqu'à l'arrière du gymnase, qui était étrangement calme ce jour-là.

— Les clubs sont fermés à partir d'aujourd'hui, à cause des examens à venir.

— Je vois.

Deux questions que je me posais, c'est-à-dire pourquoi le gymnase était aussi silencieux et pourquoi Usami n'était pas à son club, trouvèrent réponse en même temps.

— Alors ? Qu'est-ce que tu me veux ?

Je m'assis sur le rebord en béton du gymnase, en tendant les oreilles.

Le genre de répliques auquel on peut s'attendre après avoir été emmené dans un endroit pareil serait sûrement « Tu m'énerves ! », suivi d'une dispute, et j'aurais trouvé ça drôle si cela avait vraiment été ça, mais étant donné que j'avais de grandes chances de perdre face à elle dans un combat sérieux, vu qu'elle était très sportive, je priais pour que ce soit quelque chose d'autre. Quelque chose de paisible.

— ... C'est juste la suite de notre conversation, dit Usami tout en me jetant de brefs regards de temps à autres. Dis, Nonomiya, est-ce que toi et Yôko-san, hum... tu sais, sortez ensemble ?

Je n'étais pas étonné. Kamogawa et sa horde m'avaient demandé exactement la même chose peu de temps avant. Sauf qu'ils avaient ajouté « Parce que si c'est le cas, considère-toi mort et enterré » avec des yeux sanguinaires on ne peut plus menaçants.

— Un peu de sérieux. Bien sûr que non ! ris-je, mais la mine d'Usami demeura sérieuse.

— M-Mais ! Tu es le seul garçon avec qui elle s'entend aussi bien !

— Comme je l'ai déjà dit, c'est juste parce qu'on travaille au même endroit.

— Mais c'est pas tout ! Dernièrement, Yôko-san parle souvent de toi quand on discute ensemble !

— Idem.

— Mais alors ! Pourquoi Yôko-san regarde de temps en temps vers toi pendant les cours ?

— ... Tu fais erreur sur la personne. Va lui poser la question à elle !

Je n'étais pas au courant.

— Dis ce que tu veux, mais je trouve que vous êtes bizarres tous les deux ! Je le sais !

— Et alors ?

— ... Hein ? Et alors quoi ?

Usami était interloquée.

— Qu'est-ce que tu veux que je te dise ?

Pouvant littéralement voir un point d'interrogation sur sa tête, je la poussais à me répondre.

— Est-ce que ça te ferait plaisir si je te disais qu'on sort ensemble ?

— Non ! Pas ça ! cria-t-elle, juste avant de faire un visage « Oups, qu'est-ce que je viens de dire ?! » le moment d'après. ... Ah, é-évidemment ce n'est pas mes affaires, c'est un problème entre vous deux après tout, mais, hum, je veux dire, Yôko-san est genre, l'idole de tout le monde, non ? Alors, tu vois...

Ses explications hachées semblaient être sans fin si personne ne l'arrêtait.

— Usami.

Je tapotai sur le béton à côté de moi pour lui faire comprendre de s'assoir. Elle s'assit docilement tout en jouant avec embarras avec ses cheveux.

— Je te jure qu'il n'y a rien entre Tsukimori et moi, lui assurai-je avec fermeté, la regardant droit dans les yeux.

— Je vois... Alors il n'y a rien, hein.

Le visage d'Usami commença à s'illuminer tel un enfant à qui on avait donné un bonbon. Elle était tellement facile à comprendre.

C'était sûrement pour cette raison que j'avais facilement remarqué qu'elle était attirée par moi, même sans l'éminente intuition de Mirai-san.

— Très bien, on dirait que tu as fini par me comprendre.

Alors que j'étais sur le point de me lever, en me disant que c'était terminé, elle s'agrippa à mes hanches.

— Je peux te poser une autre question ?

À la base, j'avais l'intention de l'ignorer et de me lever, ce après quoi j'aurais observé sa réaction, mais comme mes hanches n'avaient pas bougé d'un poil, j'abandonnai et me rassis.

— ... Je t'en prie.

— Ok, hum, Nonomiya... Tu ne sors avec personne en ce moment, n'est-ce pas ?

— C'est exact.

Usami baissa les yeux.

— D-Dans ce cas, e-est-ce qu'il y a quelqu'un que tu aimes ? demanda-t-elle en direction du sol.

Son visage était tendu et ses lèvres plissées comme le bec d'un canard.

Sa question n'avait rien d'incroyablement rare. Du moins pour moi, il n'y avait pas à se sentir gêné à cause de ça. Généralement.

Cependant, à cause d'un nom en particulier qui me traversa l'esprit l'espace d'une seconde, j'oubliai de lui répondre.

— ... P-Pourquoi tu ne dis rien ?

Son inquiétude m'aida à retrouver ma langue.

— ... Ça fait déjà la troisième question !

— Uwa ! Tu m'as distrait ! Alors ça veut dire qu'il y en a une ! Tu aimes quelqu'un, pas vrai ?

Usami écarquilla ses yeux ronds et s'adossa contre le mur, complètement sous le choc. J'étais tenté de la soutenir.

— Hein ? Qui ? Qui est-ce ?! Ah ! C'est Yôko-san, pas vrai ? C'est Yôko-san !

— Et retour à la case départ. À quoi bon toutes ces explications d'il y a quelques instants ? Rends-moi mon temps et mes efforts !

— Mais qui ça pourrait être d'autre ?

— Comment peux-tu être aussi certaine que ce soit le cas, alors ?

— L'intuition féminine !

Après sa brève réponse, je me demandais quel genre d'ineptie était en train de déblatérer le ouistiti pygmée, mais vu que c'était vraiment une femme, je ne faisais pas le poids face à cette arme appelée « intuition féminine », qui demeurait un mystère pour nous les hommes.

En plus de ça, le nom qui m'avait traversé l'esprit était effectivement celui de Yôko Tsukimori, alors je n'avais pas pu me résoudre à le nier.

— Je pense que Yôko-san te voit sous un autre jour. Je sais que c'est le cas, parce qu'on se connait depuis un bon moment.

Sa nervosité d'un peu plus tôt était en train de disparaître.

— Même si tu refuses de l'admettre, je pense qu'elle est différente avec toi.

Usami parlait en me regardant droit dans les yeux le regard déterminé.

— ... Et je te comprends bien, toi aussi, Nonomiya... Je t'ai toujours regardé, après tout.

C'était le regard de quelqu'un qui avait pris sa décision.

— Je pense que tu n'en es pas encore conscient, mais elle est spéciale pour toi aussi... Je ne sais pas comment l'expliquer avec des mots, mais je pense que vous êtes particuliers l'un pour l'autre. Comme si, en fait, c'était réciproque depuis un moment, mais tu ne t'en es pas rendu compte, alors il faut juste un petit coup de pouce... Et tu sais, je me disais « Il faut que je me dépêche ! », mais alors, je me suis dit que ce serait un peu égoïste de ma part. Mais, au lieu de jouer les bonnes petites filles et de le regretter après, je me suis dit qu'il valait mieux être un peu égoïste pour une fois... Prendre les choses en main et être directe, tu sais... Alors, hum...

Usami ajouta rapidement, « U-Une seconde », prit une profonde inspiration et sauta sur ses pieds.


— Moi, Chizuru Usami, je... t'aime.


Cette façon d'avouer son amour ne pouvait pas mieux correspondre à Usami.

Je suppose qu'il n'existe pas un homme sur Terre qui n'aurait pas rêvé de recevoir pareille déclaration d'amour de sa part. Je commençai même à l'apprécier encore plus qu'avant.

— Merci, dis-je de façon plus ou moins machinale.

— Hein ? Hum, de rien...? répondit Usami, visiblement confuse.

Sa déclaration m'avait réellement fait plaisir vu que je l'aimais bien — une fille qui ne pouvait pas être plus différente de moi.

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Une légère brise souffla doucement sur nous comme si le bâtiment avait eu ses bords lissés par cette dernière. L'arrière du gymnase était si calme que l'habituel brouhaha semblait n'être qu'un simple rêve.

Soudain, Usami s'étira tel un chat et-

— NYAAAAAAAAAAH !

… poussa un cri en direction du ciel bleu qui ressemblait au cri d'agonie d'un chat.

— Aah ! Je me sens SI légère maintenant ! Je suis tellement heureuse de te l'avoir dit !

Son visage était littéralement rayonnant.

— ... Pardon de te déranger pendant que tu savoures ta victoire, mais qu'est-ce que je dois faire maintenant ?

— Mh ?

— Je ne t'ai pas encore répondu, non ?

Je pensais que j'étais censé lui renvoyer sa balle directe, peu importe comment — même si la balle allait dans une direction qu'elle ne voulait pas.

L'instant d'après, Usami lâcha un énorme rire de bébé grenouille.

J'avais en réalité l'intention d'être aussi prévenant que mes limites me le permettaient, mais il semblerait que faire quelque chose auquel on n'est pas habitué tourne toujours en eau de boudin.

— ... Pas la peine de t'en faire pour ça. Je n'attends pas de réponse de toute façon. Je veux dire, on parle bien de toi, Nonomiya ?

Elle murmurait. Et comme elle regardait en direction du sol, je ne pouvais pas voir l'expression de son visage.

— J'ignore ce que c'est censé vouloir dire, mais pour l'instant, je vais juste me contenter d'être choqué.

— ... Tu as attiré mon attention depuis qu'on est entrés dans ce lycée, et je sais depuis longtemps que tu n'es pas si simple. Je n'attends pas de réponse positive !

Ma fierté m'empêchait d'admettre qu'elle avait vu juste.

— J'ai des sentiments mitigés à l'idée d'être vu de cette façon.

Je haussai machinalement des épaules. Alors c'est ce qu'on appelle perdre la face.

— Mais tu sais... commença Usami timidement tout en balançant ses jambes. Je suis quand même tombée amoureuse de toi, alors je n'avais pas d'autres choix que de faire de mon mieux !

Les lobes de ses oreilles étaient presque aussi rouges qu'une tomate mûre à ce moment-là.

— T'as vraiment des goûts bizarres, hein ?

— À-À qui la faute ?! répliqua la rouge écarlate Usami.

Même son côté sentimental et simpliste, qui aurait été normalement vu comme un point faible, s'ajoutait à son charme de concert avec sa franchise et son assiduité.

Elle me remémorait une certaine remarque.

« Quelqu'un a dit un jour que les filles amoureuses étaient invincibles. »

Usami pointa son doigt droit devant mon nez.

— Mais un jour, je sais que je t'entendrai me dire que tu m'aimes ! J'en suis sûre !

Sa timidité avait disparu au loin, remplacée par son habituelle vitalité.


Cependant, je remarquai que son petit doigt tremblait légèrement.


Cette fille nommée Usami qui ressemblait à un petit animal se battait pour faire tant de choses qui ne me posaient pas le moindre problème, mais de temps en temps, elle accomplissait des choses dont je ne pouvais que rêver.

Aussi sincère qu'était sa déclaration d'amour.

C'était peut-être un peu exagéré, mais j'admirais Usami. Vraisemblablement parce qu'elle avait des traits de caractère que je n'aurais jamais.

Et donc, elle me parut si impressionnante à ce moment précis, que j'avais envie de la prendre dans mes bras.

Cependant, je pris délibérément le chemin inverse.

— Intéressant. Donne tout ce que t'as alors ! dis-je avec un air volontairement indifférent. Mais laisse-moi te prévenir : va pas croire que je vais tomber si facilement amoureux d'une fille comme toi !

— Ah ouais ?! T'as pas intérêt à oublier ce que tu viens de dire !

— Ouais, ouais.

— Raaah ! Tu vas voir ce que tu vas voir !

Je ne pouvais pas m'en empêcher. Après tout, j'étais un mec « pas aussi simple qu'il en avait l'air » qui trouvait qu'une Usami en colère était ce qu'il y avait de plus mignon sur Terre.

Et une fois encore, j'en étais arrivé à la même conclusion : j'aurais été vraiment ravi si elle avait été celle que j'aime le plus.

Ce fut également le moment où j'étais devenu pleinement conscient du fait qu'il y avait quelqu'un dans mon esprit que je ne pouvais ignorer.


Le lendemain. Il pleuvait continuellement depuis la matinée.

Mes sentiments à son égard se balançaient à gauche à droite de façon instable. Trop impur pour être qualifié d'amour, mais pourtant trop fort pour n'être qu'un simple intérêt.

C'était la première fois de ma vie que j'étais paralysé par mes sentiments. Mais si c'était le prix à payer pour mon indépendance, j'étais prêt à accepter et m'accommoder de ce désagrément.

Bien entendu, il ne faisait aucun doute que les recettes de meurtres avaient mis un frein à mes sentiments.

Je n'avais rien contre les filles mystérieuses, loin de là, mais même moi, je ressentais un petit mal à l'aise quand il était question de couvrir un secret qui dépassait les limites du bon sens.

Les meurtres par exemple.

Ce n'est pas facile d'accepter une personne qui aurait potentiellement tué quelqu'un. Non pas pour des raisons éthiques, mais parce que c'est instinctif, de peur d'être la prochaine victime.

Quoi qu'il en soit, il y avait en fait une deuxième solution.

C'était même assez simple : je n'avais qu'à lui demander directement si oui ou non elle avait tué quelqu'un.

Si sa réponse était « Non », je pourrais ranger mes idées extravagantes au placard, jeter les recettes de meurtres froissées à la poubelle et connaître une vie de tous les jours un peu meilleure que le statu quo : une vie trépidante incluant Yôko Tsukimori.

N'était-ce pas là suffisant pour tenter le coup ? En demander plus aurait relevé de l'avidité. Il y a toujours cette goutte d'eau qui fait déborder le vase.


Mais, si jamais sa réponse était « Oui, j'ai tué quelqu'un » ?


Je cogitais sur le fait que le contenu des recettes de meurtres avait un lien avec la cause du décès de son père. N'importe qui, même sans une tendance à fantasmer comme moi, serait, avec ces deux faits en tête, arrivé à la conclusion que les recettes de meurtres avaient été écrites dans le but de tuer son père.

Qui plus est, il était parfaitement naturel de considérer l'auteur de ces recettes comme étant le meurtrier.

Je posai mon regard sur mes épaules. Devant mes yeux et mon nez, il y avait une mèche de cheveux noirs dessinant un élégant arc de cercle.

Comme sur une montagne russe, une goutte d'eau coula le long du cheveu lisse pour terminer sa course dans l'air grisonnant.

Je perdis un peu le moral quand je me mis à associer mon propre destin à celui des derniers instants de cette goutte d'eau.

Après avoir sûrement remarqué mon regard, « Hm ? » elle inclina légèrement sa tête tout en arborant ce sourire de grande sœur attentionné.

— Je m'approche un peu. Ou sinon, je vais être trempée.

Elle se blottit joyeusement contre moi comme si nous étions un couple. Conséquence naturelle, ses seins de taille honnête se serraient doucement contre mon coude.

En démone qu'elle était, elle devait apprécier me séduire.

Mais il n'y avait rien que je puisse y faire. Il pleuvait et il n'y avait que mon parapluie, ce qui avait réduit le champ des possibilités à une seule. Ainsi, la distance qui nous séparait était plus étroite que d'habitude.

Cependant, je la soupçonnais d'en cacher un rétractable dans son sac. J'avais du mal à croire qu'une fille aussi prévoyante qu'elle aurait pu oublier son parapluie.

Bien entendu, il n'y avait qu'une fille dans mon cercle de connaissances qui correspondait à la description précédente.

Yôko Tsukimori.

Nous avions terminé notre journée de travail et marchions en direction de la station la plus proche. La raccompagner jusqu'à la gare après le travail était devenu une tâche habituelle pour moi depuis le jour où elle avait parlé d'un potentiel pervers.

Après ce soir-là, Tsukimori m'avait dit :

— Je me sens vraiment plus en sécurité quand tu me raccompagnes. Si cela ne te dérange pas, pourrais-tu le faire à chaque fois ?

Évidemment, j'avais immédiatement refusé, « Non, un point c'est tout », mais malheureusement, nous étions dans la salle de repos à ce moment-là, ce qui me fit goûter en retour au déplaisir de me mettre à dos l'ensemble des employés, Mirai-san à leur tête, « Allez, fais-le ! »

Je ne m'étais pas échappé sans les implorer avec un « S'il vous plait, laissez-moi me contenter de la raccompagner jusqu'à la station de métro ! » C'était vraiment à ne plus rien y comprendre.

Malgré tout, la vie peut parfois prendre des tournures imprévues. À ma plus grande joie, le chemin jusqu'à la station était idéale pour discuter en privée avec elle.

J'attendais que le feu passe au vert pour les piétons.

— Alors que je regardais les infos hier soir, j'ai commencé à me demander-, commençai-je. Pourquoi les gens tuent ?

En fait, je n'avais pas regardé les informations la veille. Mais bon, il devait sûrement avoir été question d'au moins un meurtre, étant donné l'état actuel de la société.

— Oh, tu te sens l'âme d'un philosophe aujourd'hui, hein ? J'aime ton visage songeur ! dit-elle avec une voix étrangement humide, comme si non seulement ses cheveux, mais aussi sa voix était affectée par la pluie. Est-ce à cause de la pluie ? On se sent toujours un peu romantique quand il pleut, tu ne trouves pas ? Cela donne envie de lire des livres qu'on ne lit pas d'habitude.

— Exactement, si je ne suis pas comme d'habitude, ça doit sûrement être à cause de la pluie.

Ses paroles me donnaient le sentiment que je n'avais pas choisi ce jour par hasard, mais parce qu'il faisait moche.

— Enfin bon, qu'est-ce que tu en penses ?

La musique de fond était composée de gouttes de pluie tombant sur mon parapluie, le son des roues de voitures sur l'asphalte humide et le sang circulant dans mes veines.

— Eh bien-

Tsukimori tira vers l'arrière les cheveux noirs qui s'étaient glissés sur sa joue, libérant un parfum de roses.


— … Peut-être parce qu'ils en ont envie.


Sa voix semblait indifférente.

— ... Parce qu'ils en ont envie ? C'est tout ? Tu veux dire que ça suffit pour tuer quelqu'un ?

J'étais vexé par sa réponse plus qu'insouciante.

— Tu n'y es pas.

— Comment ça ? À moins que tu n'expliques un peu plus, un simple mortel comme moi ne peut comprendre ton génie, j'en ai bien peur

— Oh, ne t'énerve pas. Je ne plaisante pas, vraiment. Je le pense vraiment !

Elle haussa légèrement les épaules en remarquant mon regard en coin vers elle.

— Tu vois, je pense que dans la plupart des cas, le problème pourrait en réalité être résolu sans avoir recours au meurtre, par exemple s'il y a une rancune ou un différend fatal lié à la jalousie. Bien entendu, il existe des exceptions comme les arnaques à l'assurance.

Le feu passa au vert. Une masse de parapluies se mit en mouvement, ne laissant derrière elle que le parapluie rouge sous lequel nous nous trouvions.

— Tu ne penses pas qu'il existe un grand nombre de façons de se venger de quelqu'un ou de se libérer d'une rancune bien plus efficaces que le meurtre ?

J'avais du mal à en trouver une, mais je n'avais aucun mal à imaginer Tsukimori en connaître quelques-unes.

— Chaque meurtrier doit expier comme il se doit pour ses fautes, que ce soit par des sanctions sociales ou légales. Il y un dicton qui dit « vis par l'épée, péris par l'épée ». Je pense qu'il s'applique au meurtre aussi. Ainsi, c'est une méthode stupide et insensée et rien de plus de mon avis. Il existe sûrement beaucoup de façon de qualifier cette acte, par exemple « de colère » ou « sur un coup de tête », mais cela se réduit à une question d'humeur — une question « d'envie » — pour moi, dit-elle avant d'ajouter, Je considère les actes irrationnels comme étant une question d'humeur.

— Comme tu le dis, le meurtre est en effet un comportement incompréhensible.

J'étais d'accord avec elle. J'étais même ému. Mais c'était sûrement aussi la raison pour laquelle cet instant étrangement agréable me semblait un peu irréel.

Au premier abord, son speech bien argumenté avait tout de l'élève modèle. Mais, à bien y réfléchir, elle ne faisait que parler des moyens utilisés pour atteindre son but.

En deux mots, elle ne s'intéressait qu'à l'efficacité du meurtre en tant que méthode.

Cela ne voulait-il pas dire qu'elle ne désapprouvait pas totalement le meurtre ?

— Mais comme tu l'as admis toi-même, il existe des exceptions, pas vrai ?

En diagonale, je ne pouvais pas voir tout son visage. Seulement sa bouche était à peine visible.

— ... Par exemple ?

Puis, sa bouche sourit.

Là, nous nous tenions debout sous un petit parapluie rond cernés par un imposant mur de pluie et d'obscurité.

Même si la ville était emplie de toutes sortes de bruits, colorée de diverses couleurs et peuplée de beaucoup de gens, j'avais en quelque sorte l'impression d'être séparé de tout, comme si nous étions seuls dans un ascenseur au beau milieu de la nuit.

— Par exemple, si tu arrives à tuer quelqu'un sans que personne ne se doute de rien.

Le phénomène était simplement dû à moi : j'avais enfermé le monde dehors.

À ce moment-là, Yôko Tsukimori était la totalité de mon monde.

— Pourrais-tu être un peu plus précis ? Ton raisonnement alambiqué est trop compliqué à comprendre pour une honnête fille comme moi, j'en ai bien peur.

Elle haussa les épaules pour me taquiner.

— Je veux parler du crime parfait. Si un crime prémédité était vu comme un accident par le monde entier et non comme un meurtre, c'est comme ça que l'appellerait une tierce personne qu'on mettrait au courant.

Quand je finis mon explication, Tsukimori répondit, tout en étant pleinement concentrée.

— … En effet, il faut faire la différence entre meurtre involontaire et crime parfait, qu'on ne commet certainement pas juste par pure envie. Il faut garder la tête froide et rester lucide quand on vise la perfection.

L'objet de notre discussion portait entièrement et seulement sur l'utilité et l'efficacité — l'éthique et la morale n'étaient pas le sujet.

— Mais la police de notre pays est respectée dans le monde entier, non ? Il paraît que la police scientifique a fait d'énormes progrès aussi, par rapport à avant. Dans les faits, le crime parfait n'est-il pas impossible ?

Elle souriait comme si elle sous-entendait que ce n'était juste qu'une chimère.

C'est alors que je finis par trouver une raison plausible à cette étrange sensation que j'avais eue quelques instants plus tôt :

Notre conversation manquait cruellement de romantisme pour deux adolescents bras dessus bras dessous au beau milieu de la rue sous un parapluie. Et pourtant, j'étais là, complètement absorbé par cette dernière, ce qui était vraisemblablement dû au fait que j'étais ce genre de personnes.

La vie ou la mort de quelqu'un qui m'était inconnu ne m'affectait pas. Au mieux, je me poserais des questions sur la mort de cette personne. Non, ma seule réponse serait la curiosité.

J'étais parfaitement conscient de mes points de vue légèrement non conformistes.

Mais qu'en était-il d'elle ?

Est-ce que la fameuse et honnête Yôko Tsukimori pouvait vraiment se permettre pareille conversation immorale ? Pour quelqu'un d'aussi tolérant et toujours souriant qu'elle, parler de ça avec moi sans montrer le moindre mécontentement ne devrait pas poser problème, même si elle devait cacher son désaccord.

Cependant, je ne voyais pas du tout la chose de cette façon.

Pourquoi donc ? Eh bien, parce que j'avais le sentiment que, exactement comme moi, elle appréciait plus que tout les sujets immoraux.

— Ok, mais d'un point de vue purement hypothétique-

Je touchai prudemment la poche gauche de mon uniforme. Dedans, se trouvait un bout de papier plié en quatre.


— … Qu'est-ce que tu ferais s'il existait un plan pour réaliser le crime parfait ?


Je transportais toujours les recettes de meurtres avec moi.

L'instant d'après, elle esquissa un sourire qui me rappelait le son d'une cloche.

— Bonne question. En effet, je pourrais considérer le meurtre comme un moyen d'atteindre un objectif si je pouvais commettre le crime parfait. Mais dans mon cas, dit-elle avec un sourire malicieux en forme de croissant de lune qui lui seyait parfaitement, jamais je ne me baserai sur un acte décrit sur un papier qui pourrait ensuite se retourner contre moi. Ce serait ironique que ce papier rendant possible le crime parfait soit justement responsable de son échec. Je pense qu'un plan devrait seulement et entièrement rester dans la tête.

Elle cogita quelques instants, tout en fredonnant, puis ajouta :

— ... Si tu veux mon avis, en y réfléchissant simplement, peu importe que ce soit planifié ou juste un concours de circonstances. Après tout, c'est un crime parfait à partir du moment où personne ne remarque tes véritables desseins, non ?

Quelque chose qui avait dépassé mes attentes s'était dévoilé sous mes yeux. C'était allé si loin que j'avais presque cru rêver éveillé.

— C'est entièrement le résultat qui détermine si un crime est parfait ou non. Aussi parfait un plan peut être, tout sera fini au moment même où quelqu'un le remarque. Autrement dit, aussi « fragile » que peut être un plan, il sera le crime parfait tant que personne ne remarquera rien.

Soudain, je remarquai que je frissonnais.

— Mais des erreurs sont inévitables si le facteur humain est pris en compte, tu ne crois pas ? Les hommes sont imparfaits, après tout. C'est l'imperfection humaine qui commet des erreurs à la fin. Alors, je pense qu'au final, c'est le bourreau qui détient la clé ultime.

Non pas parce que j'avais froid. Non pas parce que le temps empirait. Non pas parce que j'avais peur d'elle.

— Pour résumer, la condition la plus importante pour un crime parfait n'est ni un plan parfait ni une exécution parfaite, mais un humain parfait-

J'étais sûrement en train de trembler d'excitation. Parce que je semblais extrêmement agité.

Elle gloussa.

— Ridicule, n'est-ce pas ? C'est juste une autre théorie irréaliste sur le papier ; les humains parfaits n'existent pas après tout. Enfin, bien entendu, ceux qui enquêtent sur le crime sont humains, eux aussi, et donc il y a des erreurs des deux côtés. Mais il n'empêche que je pense que le crime parfait est infaisable à moins de tomber sur un incroyable concours de circonstances.

AlorsJeN'AiPasPuTuerMonPèrePasVraiNonomiyaKun ?

Peut-être que c'était ma personnalité détraquée qui se jouait de moi, mais je ne pouvais m'empêcher de penser que c'était ce qu'elle venait de dire.

Je secouai ma tête énergiquement.

— Hautement improbable.

Je me tournai vers elle et la regardai droit dans ces grands yeux en amandes.

— Pourquoi ? demanda-t-elle, esquissant à nouveau son sourire en croissant de lune, tandis que je me reflétais dans ses rétines.

— Tu mens. Tu as dit qu'il n'y avait aucun homme parfait dans ce bas monde — et pourtant, je connais au moins une personne qui correspond à cette description dans mon entourage.

Elle ne demanda pas « Qui ? » mais se contenta d'acquiescer brièvement :

— Je vois.

... Elle m'avait bien eu. C'était encore plus amusant de cette façon !

Tout était de la faute de Tsukimori si j'étais bien plus bavard que d'habitude et si je sentais que mon cœur battait à tout rompre d'excitation.

Pourquoi mes haletantes conversations avec elle étaient aussi amusantes ?

Peut-être que je ressentais simplement du plaisir de parler de choses immorales — mais si mon interlocutrice n'avait pas été elle ? Est-ce que ça aurait été aussi amusant ?

D'un côté, j'avais tendance à être agacé par son comportement, mais d'un autre côté, il semblait y avoir une certaine forme de volonté d'être avec elle au plus profond de mon cœur.

Alors le sujet de notre conversation importait-il vraiment ? En étant avec elle, n'étais-je pas simplement à la recherche d'un sentiment d'excitation qui n'existait pas dans ma vie quotidienne pré-recettes de meurtres ? N'était-ce pas la raison pour laquelle je marchais — inconsciemment — sur des œufs sans aller droit au but ?

N'avais-je pas peur de me réveiller et de me retrouver à nouveau dans cette morne réalité en la confrontant avec les recettes de meurtres ?

Il n'y avait aucune volonté de justice dans mes actes. Il n'y avait qu'intérêt, curiosité et désir d'en savoir plus sur elle.

Tout ce que je voulais pouvait avoir un lien avec le fascinant individu nommé Yôko Tsukimori.

Malheureusement, dans le même temps, je désirais également m'assurer si oui ou non elle avait réellement utilisé les recettes de meurtres pour tuer son père. Je me contredisais moi-même.

… Oui. J'étais sur le point de faire un pas de plus dans sa direction.

Je mourrais d'envie d'en savoir plus sur cette facette d'elle que tout le monde ignorait.

Le feu vert du feu tricolore commença à clignoter une fois de plus. Le ènième feu rouge nous attendait.

La pluie ne montrait toujours aucun signe d'affaiblissement et heurtait le bitume à un rythme régulier. La cohue des gens se dirigeant vers la station, quant à elle, s'était peu à peu dissipée à mesure que la température diminuait en ville.

Je repris mon souffle lentement de façon à ce qu'elle ne remarque pas mon excitation grandissante. Puis, je tendis lentement mes doigts à travers mes boutons pour atteindre ma poche intérieure.

… J'avais pris ma décision. J'avais l'intention de lui demander directement au sujet des recettes de meurtres.

Mais alors, tout à coup, Tsukimori m'enlaça par devant. J'étais pris, mes doigts toujours dans ma poche, incapable de les sortir.

— J'ai froid, murmura Tsukimori en laissant échapper un bref soupir avant que je ne puisse laisser sortir ma surprise.

Son regard vers le haut était humide, sa chevelure noire trempée, sa façon de s'agripper à moi avec tout son poids, et ses voluptueuses lèvres à hauteur de ma joue semblaient m'implorer de les embrasser.

La douceur que je sentais à travers son uniforme n'avait pas changé, mais elle était effectivement froide.

Je n'aurais pas la laisser parler si longtemps tout en étant trempée comme ça, mais je n'étais ni fou ni suffisamment expérimenté en amour pour enlacer une fille au vu et au su de tout le monde juste pour cette raison.

Je posai mes mains sur ses épaules pour me libérer de son étreinte, mais elle secoua immédiatement la tête, en disant obstinément, « Non ! » et m'enlaça encore plus fort. Contrairement à son attitude puérile, son corps devenait plus que suffisamment adulte pour provoquer une élévation de sentiments compliqués de mon côté.

C'est alors que je ressentis une vibration provenir de la poitrine de Tsukimori, qui était pressée contre moi.

— ... Quel dommage, l'ambiance était bonne.

Le visage plein de regret, elle sortit son téléphone portable de sa poche. C'était assez chatouilleux quand elle pianotait dessus d'aussi près.

J'extirpai ma main de ma veste et la plongeai dans la poche de mon pantalon. Mon excitation avait été entièrement gâchée par cet intrusif appel téléphonique.

— ... Allô, c'est Yôko.

Son visage devint sérieux peu après avoir décroché.

— ... Ma mère ? Non, je ne suis pas au courant. Elle était à la maison quand je suis partie en cours ce matin.

À mesure que l'échange avançait, son visage devint de plus en plus sombre. Je ne pouvais entendre ce que son interlocuteur disait, mais ce n'était visiblement pas de bonnes nouvelles.

— ... Oui. Je comprends. Je vais rentrer. Oui. Si je découvre quoi que ce soit, je vous rappelle sur le champ.

Elle raccrocha et poussa un soupir fatigué.

— Que se passe-t-il ? demandai-je.

Elle me regarda avec des yeux humides pendant quelques secondes, hésitante.

— ... Ma mère s'est absentée sans prévenir de l'école culinaire où elle travaille, finit-elle par répondre. Elle ne ferait jamais une chose pareille. Et donc, un employé de l'école qui s'inquiétait pour elle m'a appelée.

— Peut-être qu'elle est malade.

J'avais exprimé un semblant de paroles rassurantes.

— Je me demande... Il m'a dit qu'il avait essayé d'appeler chez nous plusieurs fois. Bien entendu, il a également essayé son portable. Mais sans succès, alors il m'a appelée moi, sa fille, dans l'espoir que je sache quelque chose...

Elle s'arrêta au milieu de sa phrase et commença à réfléchir, en fronçant ses longs sourcils.

Je poussai un soupir. D'une certaine façon, je pouvais sentir qu'il n'y avait que des ennuis qui m'attendaient.

— Dépêchons-nous de rentrer.

J'attrapai sa main froide fermement et me mis à marcher en direction de la station, en la tirant derrière moi.

— ... Hein ?

J'entendis sa voix confuse derrière moi.

— On dirait que t'as des problèmes, alors je ne vais pas te retenir plus longtemps et rentrer chez moi, dis-je rapidement. Enfin, dire ce genre de choses collerait plus à mon image, j'imagine... Mais après t'avoir vu dans cet état, comment est-ce que je pourrais te laisser seule ? Et puis, je n'ose imaginer la réaction de Mirai-san si je t'abandonnais dans un moment pareil.

À ma banale remarque, elle répondit :

— C'est ce côté alambiqué de ta personnalité que je trouve adorable.

J'entendis sa voix enchantée derrière moi.

Pensant qu'elle devait me taquiner, je réfléchis rapidement à une bonne réplique. Cependant, quand elle murmura, « ... Merci », à mon oreille et que je sentis ses doigts gelés serrer fermement les miens, je me retrouvai incapable de dire quoi que ce soit.


Il n'y avait pas un chat dans le quartier résidentiel sombre et froid. La pluie discontinue qui nous tombait dessus fit apparaître un sentiment d'isolement chez moi, malgré le fait que Tsukimori était à mes côtés.

Nous montâmes précipitamment les escaliers longs et étroits où se trouvait cette maison au bout — avec son design à géométrie unique en son genre qui la faisait ressortir du reste du voisinage aisé.

Tsukimori tenta à plusieurs reprises d'appeler le téléphone familial et le portable de sa mère sur le chemin, mais la seule voix qu'elle put entendre à l'autre bout du fil fut celle du répondeur. Du fait d'une agitation pressante, j'imagine, je ne pus entendre aucune de ses remarques complaisantes le temps d'atteindre notre destination.

Mais il était cependant pathétique que je me sentis incapable de trouver les bons mots pour la rassurer.

Je suivis Tsukimori à travers l'entrée. Il régnait un silence de mort à l'intérieur.

Le fond du long couloir se fondait dans l'obscurité. La situation désespérée me donnait l'impression que nous nous étions perdus dans une étrange tanière de démons.

Après que j'ai retiré mes mocassins à l'entrée, elle me dit :

— ... Tu vas prendre froid. Attends, je vais te chercher une serviette.

Tout en progressant rapidement dans le couloir sombre, Tsukimori alluma plusieurs lampes, emplissant petit à petit la maison de lumière.

Je traversai lentement le couloir désormais éclairé jusqu'à atteindre le salon, où je me mis à l'attendre.

J'observai la disposition de la pièce qui n'avait pas changé depuis la dernière fois, et de ce fait, le calme avait rendu mon ouïe sensible. En y repensant, nous étions seuls cette nuit-là.

Alors c'était sûrement encore le cas aujourd'hui.

Personne d'autre n'était là. C'était mon intuition qui me l'avait dit au moment où j'avais pénétré dans le bâtiment.

Enfin, bien entendu, il était tout à fait possible que sa mère se soit évanouie quelque part dans la maison, mais à en juger par ce que dit Tsukimori en revenant :

— Quand je suis allée chercher la serviette, j'ai également regardé dans plusieurs pièces, mais elle n'était nulle part. Peut-être qu'elle n'est pas là...

Sa mère n'était pas là.

— J'espère juste qu'elle n'a pas été mêlée à un accident...

J'esquissai un sourire à Tsukimori qui était en pleine cogitation.

— Mais peut-être que ce n'est pas grand-chose et qu'elle n'avait juste pas envie d'aller travailler à cause de la pluie, tu sais.

— Tu veux dire qu'elle a simplement séché le travail ?

— Bah, moi, par exemple, j'ai souvent eu une sérieuse envie de sécher les cours ou le travail pour aller me balader quelque part quand je suis à vélo et qu'il fait beau.

Je trouvais ma propre remarque ridicule.

— J'espère que c'est ça.

Mais grâce à son faible rire, j'avais manqué de peu de me haïr moi-même.

— Peut-être qu'elle t'a laissée un message quelque part ? Une note ou quelque chose qui explique où elle est et ce qu'elle fait ?

— Tu as raison. Je vais aller jeter un œil.

Tsukimori acquiesça gaiement à ma suggestion. Apparemment, elle avait retrouvé son habituel calme.

Je suivis discrètement Tsukimori jusqu'à la cuisine.

Autant je me sentais mal de profiter de ses inquiétudes au sujet de sa mère, autant je n'avais pas l'intention de laisser passer cette chance de fouiller ouvertement sa maison.

Une élégante cuisine bien équipée d'un motif jaune apparut dans mon champ de vision.

— Comme on pouvait en attendre d'un professeur dans une école culinaire, commentai-je face à l'imposant réfrigérateur, les étranges ustensiles de cuisine et les divers et variés ingrédients.

— Fabriqués en Italie si je me souviens bien.

Tandis que Tsukimori inspecta la cuisine, n'ayant rien de mieux à faire, je regardai aux alentours et pris un des livres de cuisine de sa mère pour le feuilleter.

Je ne m'attendais pas réellement à trouver un message. Mais ça aurait été sympa d'en trouver un. Personnellement, j'espérais plus trouver quelque chose en rapport avec les recettes de meurtres.

Par exemple — une pincée de nouvelles informations au sujet des recettes.

J'étais conscient que j'étais indiscret. Cependant, en toute honnêteté, j'adorais ce genre d'ambiance. J'appréciais l'excitation comparable au travail de détective ou à l'exploration d'une grotte à la recherche d'un trésor.

— On dirait qu'il n'y a rien ici. Peut-être dans sa chambre...? dit sombrement Tsukimori avant de quitter la cuisine, que je suivis silencieusement.

Elle ouvrit une des portes le long du couloir. Au moment où la porte s'ouvrit, un parfum excessivement sucré s'en échappa.

Les murs étaient couverts d'un papier-peint blanc, et il y avait un rideau décoré avec de la dentelle, une coiffeuse contre le mur et une commode qui était remplie d'innombrables produits de beauté. C'était sans aucun doute la chambre de sa mère.

— Tu t'entends bien avec ta mère, pas vrai ?

— Oui, plus bien que mal.

Sur la table de nuit à côté du lit, qui avait des motifs de fleurs, se trouvaient plusieurs cadres qui contenaient chacun des photos de Tsukimori avec sa mère.

— Tes parents font chambre à part ?

Il n'y avait qu'un seul lit dans la pièce — un lit pour une personne.

— J'ai toujours pensé que c'était normal, mais il est plus courant que les époux dorment dans la même pièce, c'est ça ? Eh bien, c'est sûrement le cas. Peut-être qu'ils ont fait ça parce qu'ils avaient chacun du travail, et j'imagine que c'était plus pratique pour eux de cette façon.

— Chez moi, mes parents dorment ensemble, j'ignore si ça se passe bien ou pas, dans un immense lit. Mais à en juger par le « Je me réveille au beau milieu de la nuit parce que tu passes ton temps à prendre toute la couverture pour toi », ce que ma mère dit souvent le matin, je pense qu'ils s'entendent bien.

Elle esquissa un sourire chaleureux tout en m'écoutant.

— Tu as des parents fantastiques.

Ce à quoi je répondis simplement de façon neutre :

— Ils sont normaux.

» Je ne tiens pas à rester trop longtemps dans la chambre d'une femme, continuai-je avant de quitter rapidement la pièce et d'attendre dans le couloir.

J'étais en réalité asphyxié par l'odeur de parfum sucré.

Je demandai à Tsukimori, qui cherchait au niveau de la coiffeuse pendant ce temps :

— Où est la chambre de ton père ?

Je ne peux prétendre que je n'avais pas d'idées derrière la tête.

— Elle est juste en face.

Je ne pouvais pas non plus nier que c'était un prétexte pour fouiller moi-même la maison.

— On devrait chercher séparément. Je vais regarder dans la chambre de ton père.

Mais il était également vrai que je voulais me rendre utile, même si cela ne me ressemblait pas, et l'aider au moins un peu après avoir été témoin de sa grande maturité.

— Ça m'aiderait beaucoup. Mais sa chambre risque d'être un peu poussiéreuse. On n'y a pas touché depuis son décès... dit Tsukimori en s'excusant.

— Ça ne me dérange pas, répondis-je avant de me diriger vers la porte en face.

Ma première impression fut qu'elle ressemblait à une bibliothèque.

Tous ces livres qui recouvraient un mur de la pièce traitaient de l'architecture, ce que je remarquai après avoir fixé mon regard sur leurs tranches. Sur un bureau argenté se trouvaient une grande pile de livres et un ordinateur. Chaque côté du bureau était équipé d'un téléphone sans fil. Je compris que cette pièce avait servi à la fois de bibliothèque et de lieu de travail.

Comme Tsukimori me l'avait dit, chacun de mes pas laissait derrière eux des traces dans le tas de poussières trônant sur le sol. Les rebords des fenêtres étaient également très poussiéreux.

Je m'arrêtai. J'avais entendu un bruit.

D'après Tsukimori, la pièce était censé avoir été laissée telle quelle. Mais malgré tout, un léger bruit ressemblant au bourdonnement d'un moustique parvint à mes oreilles.

C'était le son d'un petit ventilateur.

Je me tins devant le bureau argenté. Le PC semblait être allumé, bien qu'en mode veille. Je pressai une touche au hasard.

— … Tsukimori.

Au moment où je vis l'écran s'allumer, je l'appelai.

Elle vint de la pièce voisine et, en plissant un œil, me demanda :

— Mh ?

— Regarde, dis-je en pointant du doigt l'écran.

Effectivement, sa mère avait laissé un message.

— C'est... murmura-t-elle, surprise, et resta silencieuse, en fixant l'écran du regard, comme si le temps s'était arrêté.

Les seuls sons audibles dans la pièce étaient la pluie heurtant la fenêtre et le bourdonnement régulier du ventilateur de l'ordinateur.

À ce moment-là, je ne pouvais rien faire d'autre si ce n'est regarder son visage de profil, magnifique mais triste.

Le nom de sa mère était écrit dans le « bloc-notes » sur l'écran, ainsi que la simple ligne suivante :


« Je suis désolée. »


Ce jour-là, je ne pus rentrer chez moi qu'après trois heures du matin à bord d'une voiture de police.



Cigarette Tigre

Quand je vins en cours ce matin-là, luttant contre le sommeil, Tsukimori n'était pas là.

Bien entendu, il n'y avait personne en classe qui n'avait pas remarqué son absence.

Usami regardait dans ma direction depuis que j'étais arrivé, sûrement impatiente de me questionner au sujet de Tsukimori.

Ce n'était pas son genre d'être aussi hésitante. Peut-être que sa déclaration d'amour de l'autre jour trottait toujours dans un coin de sa tête.

Je ne pouvais que trop bien imaginer comment Usami se serait tortillée dans tous les sens et roulée en boule dans son lit en regrettant amèrement cette déclaration d'amour impulsive.

Soudain, nos regards se croisèrent. Elle détourna immédiatement les yeux, tandis que les parties visibles de ses oreilles et de son cou virèrent au rouge écarlate.

Manifestement, j'avais vu juste.

Je ne pouvais pas m'empêcher de sourire en voyant cette scène mignonne.

— Qu'est-ce qui t'arrive, Usami ?

— ... Hein ? Q-Quoi ? Je vois pas de quoi tu parles, bégaya-t-elle avec une telle énergie qu'elle en tapa des pieds.

— Il n'y a pas quelque chose que tu voulais me demander ?

— N-Non ! J'ai rien à te demander ! Pas encore ! J'ai besoin d'un peu plus de temps pour me préparer ! J'ai pas envie de l'entendre maintenant !

Ah, alors c'était donc ça.

Tout en soupirant dans ma tête, je l'aidais à se calmer en lui demandant :

— Tu ne voulais pas me poser des questions au sujet de Tsukimori ?

— ... Aah, c'est de ça que tu parlais... soupira Usami, visiblement soulagée. Ouais, c'est vrai, pourquoi elle est absente aujourd'hui ?

Usami, assise sur sa table à côté de la mienne, et pencha sa tête d'avant en arrière comme un ouistiti pygmée.

— Aucune idée. Mais peut-être qu'elle a pris froid à cause de la pluie d'hier ? répondis-je de manière ambiguë.

Ni Tsukimori ni la police ne m'avaient interdit de parler de la disparition de sa mère, mais je n'avais pas l'intention de raconter quoi que ce soit en rapport avec cette affaire à mes camarades de classe. Je me montrais bienveillant à l'égard de Tsukimori.

J'étais parfaitement conscient que cela ne me ressemblait pas de compatir pour elle, mais c'était plus fort que moi après l'avoir vu aussi démoralisée, dans un état bien pire que je n'aurais jamais pu l'imaginer.

Et puis, si je venais à parler à quiconque de sa mère, tout le monde allait se douter de comment j'étais au courant. Rien que d'imaginer ce qui m'attendait si jamais les autres, en particulier Kamogawa et Usami, avaient vent de ma visite chez elle hier soir, je sentais déjà la migraine arriver à grands pas. Cette forme d'autoprotection était également contenue dans la réponse assez ambiguë que je lui avais donnée.

J'étais lessivé par la nuit blanche que j'avais eue et par un usage trop intensif de mes cellules grises ; j'avais eu ma dose de problèmes.

— Peut-être que je devrais rendre visite à Yôko-san...?

Non, comme je l'ai dit, assez de problèmes comme ça.

Je soupirai et demandai avec un regard réprobateur :

— ... Et ton club dans tout ça ?<--!Marrant, les activités des clubs étaient censées être arrêtées d'après le chapitre précédent =p-->

— Hum...

Usami m'observa tel un chiot évaluant l'humeur de son maître.

— T'as pas intérêt à sécher, la prévins-je.

— ... Ah, je savais que t'allais dire ça.

Usami s'affala sur sa table.

— Dans ce cas, fallait pas te mettre cette idée en tête dès le début !

— Mais je m'inquiète, moi !

Usami plissa les lèvres, toujours avachie sur sa table.

— J'ai fait qu'émettre une hypothèse. On n'en sait rien si elle est malade. T'as qu'à essayer de lui passer un coup de fil si elle ne vient pas demain non plus.

Aussi pénible que cela pouvait paraître, il semblerait que je n'allais pas avoir d'autres choix que de contacter Tsukimori et l'informer du rhume qu'elle avait attrapé. Franchement, c'est vraiment pas facile de mentir.

Mais ma fatigue s'estompa légèrement par la vue réconfortante d'Usami acquiesçant docilement, sa joue toujours contre la table.

— Mm, d'accord.


Les cours se déroulèrent plus paisiblement que d'habitude.

L'absence de Tsukimori en était la cause, ce qui expliquait également pourquoi Kamogawa et ses compères étaient plus discrets que les autres jours.

Cela faisait un moment que je n'avais pas joui d'une telle tranquillité.

Yôko Tsukimori avait pris une place toute particulière dans ma vie depuis le jour où j'avais ramassé ce papier. Bien entendu, je parle d'une autre forme de « particularité », différente de chez les autres.

Moi, et moi seul, était au courant pour son secret — les recettes de meurtres.

Je l'avais observée avec prudence tout en gardant les recettes dans un coin de ma tête. Je m'étais approché d'elle avec la plus grande attention parce que je la soupçonnais d'avoir tué son père.

En conséquence, j'avais dû tirer un trait sur ma tranquillité avec elle à mes côtés. Mais ces jours semblaient toucher à leur fin, il semblerait.

Je touchai ma poche de poitrine gauche.

— ... J'imagine qu'il est bientôt temps de nous dire adieu, nous aussi.

J'étais surpris par le ton mélancolique qui s'était échappé si naturellement de ma bouche.

Apparemment, ces journées où tout ne tournait qu'autour de Tsukimori et des recettes de meurtres m'étaient bien plus chères que je le pensais.

Cela expliquait sûrement la légère solitude que j'ai ressentie au moment de retourner à mon paisible train-train quotidien.

Pour ce qui est des différents évènements concernant les recettes de meurtres, j'en étais arrivé à une conclusion.


Yôko Tsukimori n'a tué personne.

Je ne connaissais personne d'aussi intelligent et têtu qu'elle, bien que le sens commun de monsieur tout le monde soit une mauvaise base pour juger quelqu'un d'une telle singularité.

Cependant, à mes yeux, elle ne s'était comportée que comme une fille normale quand elle avait joué les grandes sœurs attentionnées aux funérailles de son père, et quand elle s'était tenue figée devant l'écran d'ordinateur montrant les dernières, selon toute vraisemblance, paroles de sa mère.

N'avait-elle pas dit elle-même que le meurtre était « une méthode stupide et insensée » ? Aussi intelligente qu'elle était — plus intelligente que n'importe laquelle de mes connaissances en fait — elle n'aurait jamais — quelles que soient les circonstances — eu recours au meurtre. Du moins, je ne pouvais pas m'expliquer pour quelle raison elle l'aurait fait.

Au final, je ne pouvais plus la voir comme étant une personne capable de tuer.


Ainsi s'écoulèrent les journées sans Yôko Tsukimori.

Le premier jour resta paisible. Mais le deuxième jour, cependant, il commençait déjà à y avoir de l'agitation en classe ; tout le monde craignait le pire pour Tsukimori.

Comme prévu, leur attention se porta immédiatement sur moi parce que je travaille au même endroit. Et comme prévu, je feignis l'ignorance.

Et puis que se passa-t-il ? Les hypothèses appelèrent plus d'hypothèses, ce qui finit par se transformer en rumeurs. Ainsi, le nom de Yôko Tsukimori était sur toutes les lèvres le troisième jour.

Elle serait à l'hôpital parce que sa maladie se serait aggravée. Elle aurait été kidnappée et serait détenue quelque part. Elle serait au beau milieu du tournage d'un film à Hollywood. Un prince aurait eu le coup de foudre pour elle et l'aurait emmenée avec lui dans son pays pour l'épouser. Les rumeurs les plus folles couraient à son sujet. Je ne pouvais qu'en rire.

Qu'elle soit là ou non, elle était encore et toujours le centre de toutes les attentions. Une fois encore, je pus m'apercevoir à quel point la fille sortait du lot.

Le quatrième jour, par contre, certaines rumeurs moins drôles commencèrent à circuler.

Tsukimori serait en train d'aider la police dans ses recherches en contactant les amis et les connaissances de sa mère et en indiquant les endroits auxquels elle aurait été susceptible d'aller. Le tout en se démenant au maximum, allant jusqu'à restreindre son sommeil au strict minimum.

La rumeur semblait être partie d'une personne dont un membre de la famille travaillait dans la police.

Le bruit s'était répandu comme une traînée de poudre. Étayée par plusieurs sources concordantes qui confirmaient la disparition de sa mère, la rumeur était devenue un fait le lundi suivant.

Puis, au bout d'une semaine. La pluie incessante s'était arrêtée, laissant place à un grand ciel bleu dégagé.

Tôt ce matin-là, sa mère avait finalement été retrouvée.

Mais sans vie.

Elle fut trouvée sur la pente d'une colline à deux pas du quartier résidentiel chic.

Du haut de cette dernière, il y avait un petit parc où l'on avait une vue imprenable sur toute la ville. Le parc était bordé par une falaise et était donc protégé par un grillage, mais qui était malheureusement suffisamment vieux et bas pour qu'un adulte puisse facilement l'enjamber.

L'endroit où elle fut trouvée impliquait qu'elle était tombée de ce parc.

Cette découverte tardive s'expliquait par le fait qu'elle n'avait pas atteint le pied de la colline et que son corps était dissimulé par des azalées sauvages en pleine floraison qui recouvraient entièrement le pan de la colline.

D'après l'officier de police venu confirmer la découverte, il n'avait jamais vu un cadavre aussi beau. L'apparence de sa mère, parée de fleurs mauves, était comparable à une peinture occidentale, selon ses dires. Il en oublia même pendant quelques instants que c'était un corps sans vie, probablement déconcerté par l'odeur des azalées en fleur.

Imaginer cette scène me donnait des frissons. J'aurais adoré avoir pu y assister.

La nouvelle du décès de sa mère déferla sur l'école telle une énorme vague de surprise et se calma par respect pour la pauvre Yôko Tsukimori qui venait de perdre un autre parent.

Je ressentais une quantité normale de compassion pour elle. Elle avait également mes condoléances pour ce qui était arrivé à sa mère.

Mais, contrairement aux autres, je n'étais pas surpris. Je m'attendais à cette perte.

Pourquoi ? Parce que j'en étais arrivé à la conclusion que c'était sa mère qui avait utilisé les recettes de meurtres pour tuer son père.


Deux raisons à cela.

Primo, l'environnement familial.

Aux funérailles, j'avais entendu dire que père, mère et fille étaient tous aimables et entretenaient de bonnes relations avec le voisinage. Qui plus est, la détresse vécue par la mère était parfaitement perceptible lorsqu'elle avait fondu en larmes devant la photo de son défunt mari.

J'avais alors imaginé la famille Tsukimori comme une famille vivant en harmonie avec une relation mari-femme saine.

Mais, quand je vis la chambre de sa mère, je ne pus m'empêcher d'émettre des doutes.

Le fait que Tsukimori était indifférente à l'idée que ses parents fassent chambre à part sous-entendait que ce n'était pas une famille si harmonieuse que ça. En premier lieu, il est généralement difficile de qualifier un couple d'harmonieux alors qu'il fait chambre à part.

Tout en me basant sur ce fait, j'avais émis la possibilité que leur relation fût en réalité l'exact opposé de ce qu'elle semblait être, c'est-à-dire très mauvaise. Le fait que son père n'était sur aucune des photos dans la chambre de la mère allait également dans ce sens.

Secundo, et point crucial, l'auteur des recettes de meurtres.

Je m'étais toujours posé la question depuis le début : Pourquoi appeler ça « recettes » ? N'est-ce pas là des « plans » ? Étant donné le contenu, « plans de meurtres » aurait été plus approprié.

Mais bien que je n'utilisais pas souvent le mot « recettes », je réalisai qu'un professeur dans une école culinaire devait quant à lui en faire l'usage couramment.

Quand j'étais entré chez Tsukimori le jour où sa mère avait disparu, j'avais discrètement mis la main sur un indice.

À savoir un mémo écrit à la main qui contenait des explications complémentaires sur une recette d'un livre de cuisine.

Le contenu de cette note importait peu. Le point crucial résidait dans le fait qu'elle avait été rédigée par sa mère.

J'avais comparé les écritures des recettes de meurtres avec celui du mémo et elles étaient strictement identiques. Cela prouvait que les deux avaient été écrits par une seule et même personne.

Autrement dit, le mystère derrière les incidents autour des recettes de meurtres était sûrement quelque chose du genre :


La mère, qui était en mauvais termes avec le père, avait écrit et mis à exécution les recettes de meurtres, provoquant l'accident prenant la vie à son mari, mais dans l'incapacité de supporter le poids de son crime, elle s'était ainsi elle-même donnée la mort.


Dans ce cas-là, il n'y avait aucune raison de s'apitoyer sur le sort de sa mère. Elle n'avait eu que ce qu'elle méritait, dit de façon crue. Je ne ressentais rien de particulier si ce n'est le clap de fin de ce jeu du chat et de la souris qui venait d'arriver à son terme.

Les recettes de meurtres avaient perdu leur éclat. Mes délires autour d'eux avaient pris fin en même temps que la vie de sa mère.

Je supposais qu'elles allaient terminer au fin fond d'un de mes tiroirs pour ne plus jamais revoir la lumière du jour.

Bien entendu, tout n'était que suppositions de ma part.

Je ne pouvais nier qu'il manquait toujours un certain nombre de pièces au puzzle qui n'auraient que compléter mes propres fantasmes. Mais je me disais qu'un lycéen normal ne pouvait pas s'approcher plus près de la vérité. Par-dessus tout, j'étais satisfait par la solution que j'avais trouvée.

Par conséquent, je n'avais pas l'intention de demander confirmation à Yôko Tsukimori.

Un jour peut-être, je lui poserai la question, mais pas maintenant.

Je voulais profiter de ce moment pour me réjouir de mon soulagement.

Du soulagement qu'elle n'avait tué personne.


Heureusement ou pas, ces paisibles jours ne durèrent pas longtemps.

Ce qui apporta ce changement furent les mots d'un certain inspecteur de police dont j'avais fait la connaissance récemment.

Ma première rencontre avec lui remontait à cette nuit où la mère de Tsukimori fut portée disparue.


… Immédiatement après avoir découvert le message sur l'écran d'ordinateur, j'avais appelé la police et leur avais expliqué la situation à la place de Tsukimori, qui était toujours sous le choc.

Au bout d'une demi-heure durant laquelle il régnait un silence à l'exception du tic-tac de l'horloge et du cliquetis de la pluie, une voiture de police arriva. Un homme en uniforme et un autre grand et en costume en descendirent.

— Ah, oui, oui. Je vois, je vois. Ouais, c'est peut-être une lettre d'adieu ! s'exclama simplement le grand policier.

Il s'était présenté comme s'appelant Konan.

Il m'était arrivé une fois d'avoir été interrogé par la police par le passé. C'était lors d'une affaire de vol à la tire près de chez moi, il y a de cela plusieurs années.

Ce jour-là, deux inspecteurs de police étaient venus nous rendre visite. Plutôt que de nous poser des questions, ils nous avaient surtout prévenus que le voleur courait toujours.

Ces inspecteurs étaient tous les deux assez nonchalants et portaient des trench-coats et des costumes sobres et ordinaires, ce qui les faisait plus ressembler à des employés de bureau. L'aura qu'ils dégageaient, par contre, était clairement différente de celle de citoyens ordinaires. Les regards perçants qu'ils lançaient de temps à autre étaient vraiment intimidants.

J'avais parfaitement compris que c'était « l'autorité » d'un policier qui avait toujours été exposé au danger.

À ce propos, j'avais appris peu après aux informations que le voleur avait été appréhendé lors d'un contrôle.

Pour en revenir à nos moutons, l'homme nommé Konan ne ressemblait pas du tout à l'idée que je me faisais d'un inspecteur.

Son apparence suggérait qu'il devait approcher de la trentaine. Enfin, à en juger par les relations entre lui et le jeune officier de police, il était peut-être même un peu plus vieux que ça.

Vêtu d'un costume élancé de couleur bleu foncé à rayures blanches, Konan ressemblait plus à un gigolo qu'à un détective.

Comme son look excentrique le suggérait, il passait son temps à parler, et je l'avais ainsi classé dans le genre d'humain que je « détestais » le plus.

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— Oh, t'es mignonne, toi. T'es dans le show biz ? Non ? Tu devrais tenter le coup ! Avec un charme pareil, elles ont aucune chance ! Non, non, je suis sincère ! Au fait, t'as quel âge, Yôko-chan ? Dix-sept ans ? E-Euh... T'as combien de sœurs ? De grandes, je veux dire. Oh, aucune ? Pas une seule ? Sérieux ? Alors t'es fille unique. Quel dommage. C'est vraiment dommage. Ah, mais je sais ! Je parie que ta mère doit être superbe elle aussi, et toujours dans la fleur de l'âge, hein ? Je vois ! J'en étais sûr ! Hé, t'as entendu la petite demoiselle ? Il faut qu'on retrouve cette femme !

Konan continuait à blablater, sans prêter attention à l'autre officier de police sur l'autre fauteuil qui était visiblement timide. Au premier abord, je n'appréciais pas beaucoup Konan, mais au bout de quelques minutes, je le « détestais ».

Son manque d'égard envers Tsukimori n'était même pas le problème principal. Je veux dire, il était de la police, non ? Est-ce que c'était vraiment l'attitude à adopter face à une fille abattue dont la mère venait d'être portée disparue ?

Konan était un homme incompréhensible et parfaitement antipathique.

Le jeune officier de police nous posa des questions au sujet de l'incident en lieu et place de son supérieur, du genre « Est-ce que ta mère semblait inquiète au sujet de quelque chose ? » ou « As-tu une idée d'où elle pourrait être ? »

Tsukimori ferma ses longs cils avec un soupir et secoua ses cheveux noirs de gauche à droite :

— Je n'en ai pas la moindre idée.

D'une voix gentiment calme, le jeune officier lui dit :

— J'ai bien peur qu'il soit possible que ta mère n'ait tenté de se suicider. Nous allons faire tout ce qui est en notre pouvoir pour la retrouver, mais il va falloir s'attendre au pire des scénarios.

Sans répondre, Tsukimori se mit à acquiescer faiblement.

Ses mouvements épars et sa taciturnité lui donnaient une aura froide mais belle, presque comme une poupée parfaitement confectionnée.

Manquant toujours autant de délicatesse, je rêvais éveillé de jouer librement avec sa nuque fragile et élancée et ses lèvres pourpres qui contrastaient si magnifiquement avec la blancheur de sa peau. J'avais déjà remarqué aux funérailles de son père que quand elle était triste, Tsukimori dégageait une aura particulièrement paisible, semblable à celle de la lune à minuit, une vision dont je ne pouvais me lasser.

Pas en mesure de répondre à une seule des questions et obligé d'écouter les longs discours de l'homme excentrique, je m'ennuyais à mourir et j'étais affligé, mais grâce à une tasse de café dans une main et l'occasion de pouvoir apprécier pleinement la « lune », j'avais réussi à trouver quelque chose qui en valait la peine.

Après un certain temps, Konan me demanda subitement :

— Au fait, et toi, tu es...?

Je lui dis mon nom, tout en masquant ma prudence.

— Ok, Nonomiya-kun, on va te ramener chez toi. Il est déjà une heure passé ; il n'y a plus de métro à cette heure-ci, pas vrai ? me proposa Konan.

Tsukimori, à côté de moi, me lança un regard insistant et solliciteur. Je commençai par hésiter, puis je me décidai et me courbai devant Konan, « Merci. »

Au moment de partir, elle me murmura avec reproche à l'oreille tout en s'agrippant faiblement à mon uniforme :

— Je n'avais pas envie d'être seule ce soir.

Je feignis l'ignorance et écartai doucement ses doigts.

Évidemment que je me sentais mal de la laisser seule. Bien sûr, ma présence n'aurait pas changé grand-chose à la situation, mais du moins, j'aurais voulu être à ses côtés pour qu'elle ait quelqu'un à qui parler. Cela en aurait vraiment valu la peine si cela avait pu lui permettre d'oublier ne serait-ce qu'un peu son chagrin, même si ce n'était qu'une forme de pseudo-pitié de ma part.

Hélas, je ne pouvais pas me permettre d'attiser la curiosité de Konan, qui ricanait en nous regardant, Tsukimori et moi.

À ma surprise, Konan s'assit à côté de moi quand je pris place sur un des sièges arrière de la voiture.

En remarquant mon regard stupéfait, il rigola :

— Ah, j'avais juste envie de discuter un peu avec toi.

D'une certaine façon, je pouvais sentir l'autorité d'un inspecteur dans son rire.

Durant le trajet entre la maison de Tsukimori et la mienne, Konan et moi continuâmes de discuter. Enfin, c'était lui qui fit quatre-vingt pourcents de la conversation.

— T'es le petit ami de Yôko-chan, pas vrai ? Hein ? Non ? Mais t'étais chez elle, non ? Tu me fais marcher, un garçon ne rend pas visite à une fille à une heure aussi tardive à moins de sortir avec. Aah, vous êtes collègues, hein. Et dans la même classe en plus. Hum, hum, alors comme ça, y'a rien entre vous deux. Bah, tu dois comprendre que ton serviteur était sur le point d'être jaloux de toi et de ta sublime copine ! Pas vrai ? T'es pas d'accord, toi ? Hé, regarde devant toi en conduisant ! Bah, c'est moi qui t'aie parlé après tout ! Haha ! plaisanta Konan tout en mêlant le jeune officier de police dans notre conversation alors qu'il était en train de conduire. Quoi qu'il en soit, voici mon numéro de téléphone, mon cher nouvel ami. N'hésite pas à m'appeler ; c'est mon numéro professionnel. Qu'est-ce que j'entends par là ? Oh, je voulais juste être clair sur le fait que je suis « hétéro ». J'en ai pas l'air comme ça, mais je ne me lasse jamais des femmes ! Mh ? J'en donne vraiment l'impression ? Les gens me disent tout le temps ça. Hein ? C'est pas ce que tu voulais savoir ? Aah, hésite pas parce que ça pourrait être utile à l'enquête. Quand on est à la recherche d'une personne, n'importe quelle information pourrait s'avérer utile. On ne sait jamais, cela pourrait être un indice crucial ; même si ça n'y ressemble pas pour toi. Tu peux nier sortir avec Yôko-chan, mais de ce que j'ai pu voir et entendre, je sais pertinemment que vous êtes proches. Alors si jamais tu te rappelais quoi que ce soit au sujet de Yôko-chan ou de sa mère, appelle-moi.

Par la suite, Konan m'appela régulièrement.

Cela va sans dire que chacun de ses appels furent particulièrement longs.

Bien entendu, j'étais extrêmement agacé par ses longues diatribes et je le détestais vraiment. J'avais néanmoins décidé de jouer le jeu dans l'idée que je pourrais à mon tour me servir de lui comme lui essayait de le faire avec moi.

En échange des informations que j'avais en ma possession, je lui soutirai les dernières avancées de l'enquête. Cet échange était très largement en sa défaveur par contre, parce que les informations que je lui donnais étaient déjà connues de tous. Il était par contre difficile de dire s'il me parlait de l'enquête parce qu'il était de nature bavard ou parce qu'il considérait que cela n'était pas d'une grande importance.

Quoi qu'il en soit, je portais toujours un certain intérêt à ses appels, quel qu'en soit le sujet.

Malgré mon avis personnel sur Konan, j'étais intrigué par le métier si particulier d'inspecteur, et son boulot allait plutôt bien avec ma manie de me faire des films.


Enfin, l'affaire se calma et Yôko Tsukimori était sur le point de retourner à l'école et au travail.

La veille cependant, un certain client fit irruption au Victoria juste avant la fermeture.

— Ah, maintenant je comprends pourquoi tu t'intéresses pas aux filles, Nonomiya, dit Mirai-san les doigts posés sur sa joue, tout en scrutant un homme mince en costume qui venait de s'assoir à une table.

Fidèle à son image, l'homme ressemblant à un gigolo faisait gaiement des signes en direction de la cuisine — ou plus précisément dans ma direction.

— Je vais sciemment éviter de te demander de préciser ta pensée, mais permets-moi de t'assurer que tu fais fausse route.

— Il est quoi alors ? Un ami ? Il a l'air bien plus âgé que toi.

— Non, il est inspecteur.

Ce type ? T'es sérieux ? On dirait vraiment un gigolo, dit-elle avant de sembler encore plus suspicieuse. Alors, quel crime as-tu commis ? Certes, j'ai toujours su que tu allais t'écarter du droit chemin un jour, mais-

— Mirai-san.

— Qu'y a-t-il, sale criminel ?

— Je pense que je vais devoir avoir une petite discussion avec toi un de ces jours.

— Je me trompe ?

— Évidemment. J'ai eu affaire avec lui — il s'appelle Konan au fait — lors de l'enquête sur la disparition de la mère de Tsukimori.

— Je vois... dit-elle en fronçant des sourcils et plaçant un carré de chocolat aux amandes dans sa bouche.

Elle compatissait sûrement avec Tsukimori. Maintenant que j'y repense, elle a été vraiment calme durant l'absence de Tsukimori. Enfin, cela s'appliquait également au patron et à Saruwatari-san.

Apparemment, Yôko Tsukimori était devenue un membre indispensable du Victoria maintenant.

— Alors ? Pourquoi est-ce que l'inspecteur Konan veut te voir ?

— J'en ai pas la moindre idée ! C'est bien ce que j'aimerais savoir.

Puis, soudain, Mirai-san écarquilla ses yeux.

— Uwa ! Hé ! Nonomiya ! Ce flic vient tout juste de me faire un clin d'œil !

— Il est fidèle à son look, il s'amuse juste avec toi.

— Aah, j'ai tellement envie de lui refaire le portrait...

— Évite ça, tu veux. C'est un policier après tout.

— Tu devrais sérieusement remettre en question tes fréquentations, mon petit bonhomme.

— Je te le fais pas dire...

Je n'avais la moindre envie d'écouter ses sermons, mais à mon grand regret, elle avait parfaitement raison.

Quand je vins apporter le café qu'il avait commandé — il n'avait évidemment pas idée de mon malaise — une déferlante de mots s'abattit sur moi.

— Eh ben, c'est ce que j'appelle un regard perçant. J'ai l'impression d'être un insecte venu d'une autre planète à ses yeux. Elle me fout les jetons ! Que tu me croies ou pas, je n'ai rien contre le masochisme et autres. Je craque vraiment pour ces, hum, femmes dominatrices, tu sais. C'est quoi son petit nom ? Elle a quel âge ? Elle est déjà prise ? Je t'en prie, Nonomiya-kun, présente-la-moi ! bredouilla-t-il tout en regardant en direction de Mirai-san dans la cuisine comme s'il ne connaissait pas le mot « réserve ».

— Vous n'avez rien de mieux à faire que traîner ici ?

— Tu plaisantes ? J'ai même pas le temps d'aller en rencard ! Ah, mais je te dirai pas s'il y a une fille dans mon viseur, mon petit.

— Ça m'est parfaitement égal.

— Fidèle à toi-même, hein, ricana-t-il avant de boire une gorgée de son café. Waouh ! s'exclama-t-il joyeusement. J'aimerais tellement avoir une journée paisible de temps à autre. Mais même dans une petite ville comme celle-ci, il se passe toujours quelque chose. À cause de ça, l'affaire tourne à plein régime. 365 jours par an.

Konan fit une grimace et tendit ses deux mains devant lui.<--!Pas trop compris l'image ici, j'imagine plutôt un haussement d'épaule vu le contexte, ou peut-être qu'il mime un menottement ?-->

— Dans ce cas, pourquoi est-ce que vous traînez ici ? lui demandai-je, ce qu'il répondit par une mine amère.

— Un peu de compassion, voyons ! Les policiers sont aussi des êtres humains, tu sais. Sois pas aussi dur avec nous ! me lança-t-il avec un regard plein de reproches. Une tasse ou deux, c'est pas trop demandé, je crois, continua-t-il avant de porter sa tasse à ses lèvres.

Ma question n'avait rien de sarcastique. Je la lui avais posée justement parce que j'étais curieux de savoir.

Maintenant que l'affaire de la disparition de la mère de Tsukimori était résolue, il ne devrait plus rien avoir à faire avec moi. À vrai dire, la dernière fois que l'on s'était parlé, c'était lorsque le corps de sa mère fut retrouvé.

Certes, je lui avais dit que le café du Victoria était délicieux, mais il était hautement improbable qu'il avait fait tout ce chemin juste pour cette raison.

Et donc, comme pour répondre directement à mes doutes, Konan ajouta :

— Tu as deux minutes à m'accorder après ton service ? Tu veux aller au resto près de la gare ? C'est moi qui régale ! Mais je te préviens : c'est pas un rencard. Te méprends pas.

Maintenant, je comprenais. Ce n'était pas une simple coïncidence s'il était venu à une heure proche de la fermeture ; il me voulait quelque chose.

J'acquiesçai :

— D'accord.

Je n'avais strictement aucune idée de ce qu'il voulait, mais comme je n'avais rien contre les conversations avec cet inspecteur pas comme les autres, je n'avais pas non plus de raison de refuser.

Après le travail, je me rendis au restaurant en question à côté de la station de métro, où Konan m'aperçut rapidement et me fit un signe de la main.

Vu que c'était le weekend, le restaurant était rempli de toute sorte de personnes, jeunes et moins jeunes.

Au moment où je m'assis en face de lui, Konan me tendit le menu.

— Choisis ce que tu veux.

— D'accord, c'est quoi le plat le plus cher ?

Amusé par ma réponse, il ria de bon cœur :

— J'aime ton côté insouciant.

— Au fait, qu'est-ce que vous me voulez ? demandai-je tout en feuilletant le menu du bout des doigts.

— Je me demandais si tu pouvais répondre à deux-trois questions au sujet de Yôko-chan.

Avant que je ne m'en rende compte, j'étais en train de le dévisager.

— Me fais pas cette tête-là ! C'est pas comme si je voulais te la voler.

— Je ne vois pas où vous voulez en venir.

— Je vais fumer, dit-il en introduisant le bout d'une cigarette dans sa bouche.

D'une main habile, il l'alluma avec un briquet où le nom d'un bar était gravé.

— ... Pourquoi ?

Des doutes à son encontre commencèrent à naître en moi.

— Mmm... Ça te dérange vraiment si je ne peux pas te donner de raisons précises ?

— Si c'est personnel, alors peut-être que je serais enclin à vous répondre...

Y avait-il ne serait-ce qu'une personne dans ce restaurant qui aurait pu deviner qu'il était inspecteur ?

— Bah, Yôko-chan est mignonne, alors je vais pas prétendre qu'il n'y a pas d'intérêt personnel dans ma demande, mais grosso modo, c'est pour le travail.

— Secret professionnel ?

— On peut dire ça. Tu sais, je dois faire gaffe étant donné mon poste. Alors te vexe pas si je suis un peu vague.

Konan me lança un sourire.

Quand il souriait comme ça, ses yeux devenaient toujours plus perçants que d'habitude. C'était sûrement inconscient, par contre.

Il émanait de lui une certaine forme d'autorité, qui contrastait avec sa bouche souriante qui me donnait des frissons. C'était peut-être la force de quelqu'un qui était toujours exposé au danger.

Malgré son apparence, Konan était sans conteste un policier.

— ... Auriez-vous des doutes sur Tsukimori ?

Au moment où je posai cette question, il fronça fortement ses sourcils et prit une profonde inspiration.

— T'y vas pas par quatre chemins, dis donc. Être vif d'esprit est une chose, mais c'est un cocktail détonant quand en plus t'as du cran. Nonomiya-kun, ça t'intéresse de rejoindre la police un jour ? Tu ferais un bon inspecteur.

— Je suis vraiment nul en sport, donc je vais devoir décliner, mais merci.

— Hum-hum. Bah, dans ce cas, t'as pas intérêt à finir criminel ! Si un type comme toi s'associe à eux, on est vraiment mal barrés, nous, plaisanta-t-il avant de lever la main pour appeler la serveuse. Prends quelque chose, me pressa-t-il, alors je commandai le plat le plus cher du menu : un steak au Chaliapin.<--!Note à ajouter sûrement-->

Après avoir confirmé la commande, la serveuse disparut en cuisine.

— Pour aller droit au but, je pense que dans cette affaire — il y a une possibilité que ce soit un meurtre, déclara Konan de manière indifférente.

— ... Ce n'était pas censé être un secret ?

— C'était juste pour faire genre, tu sais. J'ai fait mon devoir de policier, mais maintenant, c'est à moi de voir, dit-il en écrasant sa cigarette dans le cendrier. Je n'ai jamais eu l'intention de cacher ça. Je te connais pas depuis longtemps, mais je sais que t'es un garçon intelligent. Je me doute que tu l'aurais découvert tôt ou tard de toute façon.

— Vous avez une haute estime de moi, hein ?

Konan, souriant légèrement, semblait satisfait de mon regard méfiant.

— Mais je vais être honnête : je ne suis pas là pour tuer le temps. Bien entendu, il est également vrai que j'ai une idée derrière la tête, plus particulièrement, j'aimerais t'avoir de mon côté.

En entendant les mots « idée derrière la tête », je me remémorai immédiatement notre première rencontre. « Ah, j'avais juste envie de discuter un peu avec toi », avait-il dit ce jour-là.

— Tu sais, durant l'enquête, j'ai mis mon nez à gauche à droite et j'en suis arrivé à la conclusion que personne d'autre que toi n'est plus proche de Yôko-chan. Alors je me suis dit que tu serais l'homme de la situation si j'avais besoin d'un renseignement à son sujet.

Cela m'avait toujours été incompréhensible : pourquoi Konan cherchait-il toujours à discuter avec moi ? Pourquoi m'avait-il donné autant d'informations sur l'avancée de l'enquête ?

Maintenant que j'y pensais, Konan ne s'était jamais intéressé qu'uniquement à la mère de Tsukimori. Dès le premier jour, il avait également voulu des informations au sujet de Tsukimori de ma part.

Si j'avais vu juste, alors depuis le début, Konan...

— … Vous soupçonnez Tsukimori d'avoir tué sa mère depuis tout ce temps, pas vrai ? demandai-je calmement.

Au lieu de répondre, Konan but une gorgée d'eau de son verre.

La serveuse apporta ensuite mon plat. Je l'acceptai, tandis que Konan commanda une autre tasse de café.

Il y avait beaucoup de clients dans le grand restaurant, mais notre conversation devait sans aucun doute être la plus extravagante de toutes. Je réalisai que cette étrange situation m'amusait quelque peu.

Après s'être assuré d'un regard en coin que la serveuse était partie, Konan reprit enfin la parole :

— Dans la police, il te faut prendre en considération toutes les possibilités quelle que soit l'affaire. Alors oui, d'un point de vue strict, ce cas a été envisagé depuis le tout début.

C'était une affirmation, mais qui était anormalement passive — sûrement du fait que le sujet était épineux.

Mais ce n'était pas non plus un démenti.

C'est alors que les recettes de meurtres en sommeil s'éveillèrent dans mon esprit.

Est-ce que la police était au courant à ce sujet et donc s'était mise à douter de Tsukimori ?

Je remarquai que j'avais la gorge sèche. J'étais semble-t-il tendu.

— C'est pas vraiment comparable, mais ton café est d'un tout autre niveau, dit Konan d'un air renfrogné après avoir bu une gorgée de son café.

La fenêtre dans un coin de mon champ de vision reflétait un lycéen qui s'ennuyait. Heureusement, j'étais doué pour rester impassible.

— ... Quel aurait été son mobile ?

Son mobile était le point le plus flou pour ceux qui doutaient de Yôko Tsukimori.

Elle n'avait aucune raison de tuer sa mère. Du moins, je n'en voyais aucune. C'était un autre point crucial qui m'avait amené à conclure qu'elle était innocente.

Ma question n'était que pure curiosité sur les éléments que la police avait en main, mais Konan se contenta de répondre sans détour :

— Aucune idée. C'est vraiment étrange, pas vrai ? Je veux dire, elle s'entendait bien avec ses parents... C'est la raison pour laquelle j'ai demandé ton aide, alors ouais, j'en ai pas la moindre idée.

Apparemment, il n'en savait vraiment rien.

Alors pourquoi doutait-il de Tsukimori ?

Est-ce que cela voulait dire qu'ils savaient pour les recettes finalement ? Ou auraient-ils mis la main sur un indice que j'ignorais ?

Konan me fit un grand sourire au moment où je me tus soudainement :

— Allons, pas la peine de ruminer autant sur ça ! C'est vraiment juste une possibilité. C'est mon job de mettre les points sur les i et les barres aux t, tu sais. Alors, m'en veux pas !

— Il n'y a pas de souci, dis-je en me ressaisissant avec un sourire. ... Je me demandais juste pourquoi vous doutez de Tsukimori alors qu'elle n'a aucun mobile.

Toujours en souriant, je me désaltérai avec de l'eau.

La question était de savoir jusqu'à quel point Konan connaissait Tsukimori.

Konan conserva son sourire lui aussi, et me dit d'une voix confiante :

— Ce n'est pas normal de perdre deux membres de sa famille dans un laps de temps aussi court, non ?

Je ne pus m'empêcher d'être d'accord.

— Je vois.

— Mon instinct flaire qu'il y a anguille sous roche. Je n'ai donc pas d'autres choix que de prendre certaines mesures, parce que je suis un policier après tout. Si cela s'avère n'être qu'une malheureuse coïncidence, alors notre travail s'arrêtera là. Pour résumer, c'est ce que j'essaye de vérifier en ce moment-même !

J'acquiesçai à nouveau :

— Je vois.

J'étais surpris. Non, « perplexe » aurait été le terme exact.

Mes doutes concernant Yôko Tsukimori étaient censés avoir été levés. Cependant, les arguments de Konan me semblaient parfaitement sensés.

— ... Avez-vous confronté Tsukimori avec cette thèse ?

— Évidemment, répondit Konan d'une traite. Mais cela relève strictement du secret professionnel, alors je ne peux pas te donner de détails. Mais il te suffit simplement de poser directement la question à Yôko-chan. De toute façon, il n'y a pas grand-chose à en dire. Après tout, il n'y a pas de raison de douter d'elle, si ce n'est le fait qu'elle ait perdu ses deux parents en aussi peu de temps.

Je ne le prenais pas au mot, mais j'étais quasi-certain que la police n'avait pas de preuves concrètes.

— Je n'en reviens pas. J'avais entendu dire que notre police était respectée dans le monde entier, mais peut-être que j'avais mal compris. Ni l'opinion publique ni les médias ne pardonneraient le fait qu'une innocente lycéenne soit suspectée, même avec toutes les excuses du monde.

Ses arguments me semblaient certes logiques, mais c'était loin d'être suffisant pour me faire réviser mon propre jugement. La raison donnée était bien trop faible pour considérer Tsukimori comme une criminelle.

— Oh, allez quoi, t'en prends pas à moi ! C'est vrai que les policiers sont des fonctionnaires, alors on peut dire qu'on a pas mal la pression en ce moment. On ne pourra rien faire sans preuves irréfutables.

Il haussa exagérément haut ses épaules, tel un Américain.

— Bon, pourquoi ne pas me dire ce que vous attendez vraiment de moi ?

— Oh ? Alors t'as remarqué ? Pas mal, Nonomiya-kun !

Il siffla habilement sans utiliser ses doigts.

Je ne le connaissais moi non plus pas depuis très longtemps, mais je connaissais déjà bien ses ruses. J'étais convaincu qu'il ne m'avait pas encore tout dit.

Soudain, Konan se pencha vers l'avant :

— C'est là que t'entres en jeu ! Je veux que tu coopères avec moi.

Je lâchai un ricanement audacieux.

En me rejouant notre conversation dans la tête, j'avais fini par comprendre ses intentions.

— ... Si quelqu'un qui n'a rien à voir avec la police surveille Tsukimori, ça ne posera pas de problème. En plus, plus cette personne est proche de Tsukimori, mieux c'est. C'est pour ça que vous m'avez choisi, pas vrai ?

— On dirait qu'on est sur la même longueur d'onde, dit Konan d'un air satisfait tout en penchant sa tasse de café. Et puis, t'aimes ce genre de choses, non ?

— Je préfère éviter les problèmes, dis-je avant d'ajouter, Et si vous pouviez éviter de décider arbitrairement de mes goûts ! Mais pour être honnête, j'étais vraiment intéressé.

— Joue pas l'innocent, ria-t-il d'un air confiant.

Il avait rapidement cerné le genre de personnes que j'étais. Parce que je m'étais montré concerné par l'avancement de l'enquête ? Parce que j'avais témoigné de l'intérêt pour son activité d'inspecteur ? Quoi qu'il en soit, même si je ne l'avais pas spécialement caché, je ne pouvais qu'admirer sa perspicacité.

— C'est en grande partie pour ça que je t'ai choisi toi.

— Et donc, qu'est-ce que vous voulez, précisément, que je fasse ?

Je conservai ma position passive. Je voulais attendre de voir quel serait son prochain mouvement.

— Pas la peine d'être aussi méfiant, vraiment ! En gros, je veux juste que tu répondes à mes questions concernant Yôko-chan. Je ne vais pas profiter de toi en t'envoyant faire ceci ou cela à gauche à droite. Ah, et mange avant que ça refroidisse. Hésite pas à commander un dessert.

Konan arborait un large sourire. Il avait manifestement l'intention de profiter de moi.

Évidemment, je n'avais pas faim, mais j'enfonçai tout de même mon couteau dans la viande, qui allait bientôt être froide.

— … Pour tout te dire, ce n'est pas avec l'aval de la police que je suis ici. On peut même dire que c'est une demande personnelle. Pour être franc, je suis le seul parmi mes collègues à avoir Yôko-chan dans le collimateur, commença-t-il soudainement après m'avoir regardé manger pendant quelques temps. Enfin, rien de surprenant, vu que ce suicide n'a rien de particulier. Si on suppose simplement que la raison était son chagrin dû à la perte de son mari, c'est tout à fait plausible. On a même reçu plusieurs témoignages confirmant son état dépressif depuis sa mort, dit Konan avec un sourire d'autodérision. Mais ce qu'il faut garder à l'esprit, c'est que sa lettre d'adieu a été tapée à l'ordinateur et non à la main. Alors il est techniquement possible que cette dernière ait été écrite par quelqu'un d'autre qui voulait faire passer l'incident pour un suicide. Mais ce n'est pas suffisant pour déterrer l'affaire. Garde en tête que la plupart des gens qui se suicident ne laissent pas de lettre d'adieu derrière eux. Autre point, la seule chose qui rend Yôko-chan suspecte, c'est qu'elle est sa fille. Ce n'est pas comme si son comportement avait soulevé le moindre doute.

J'arrêtai ma fourchette et mon couteau puis fixai Konan droit dans les yeux :

— Dans ce cas, je comprends encore moins pourquoi vous soupçonnez Tsukimori. Je n'aurais pas envie de vous aider avant que vous ne me donniez une raison qui tienne la route.

Depuis que j'avais découvert les recettes de meurtres, j'avais passé mon temps à observer Tsukimori en long, en large et en travers. Alors qu'est-ce que lui, qui venait tout juste de la rencontrer, pouvait bien savoir que j'ignorais ? Quelle particularité de Tsukimori avait-il découvert que moi, le détenteur des recettes de meurtres, n'avais pas connaissance ?

Bien entendu, s'il savait vraiment quelque chose que j'ignorais, ma position serait à même de changer.

Parce que cela serait quelque chose que j'avais réellement besoin de savoir.

Indifférent, Konan répondit :

— On peut appeler ça le flair du détective.

— Hein ?

Je n'en croyais pas mes oreilles. En remarquant ma confusion, il se dépêcha d'ajouter :

— Ah, c'était un peu trop direct ? Non, mais c'est que c'est pas simple à expliquer avec des mots, tu sais ! Peut-être qu'on peut dire que je sens que quelque chose « cloche » ?

— L'instinct, hein... murmurai-je, sceptique, mais les mots qui suivirent me prirent complètement par surprise.


— Je veux dire, Yôko-chan est parfaite, pas vrai ?


Les battements de mon cœur se mirent à accélérer rapidement.

Il avait la même impression que j'avais ressentie à plusieurs reprises avant.

— J'ai vécu ce genre de choses pas mal de fois dans ma vie, vu que c'est mon job et tout, alors laisse-moi te dire une chose : pour les personnes concernées, c'est toujours un immense choc de perdre ses parents, surtout à ton âge. C'est un changement radical dans leur vie ! Sérieusement, c'est tout bonnement... cruel. Que ce soit un accident ou la fatalité, je n'ai jamais su comment me comporter avec ces gamins-là. Ça doit vraiment être dur de perdre ses deux parents en même temps, mais jusqu'à quel point ? dit-il avec une soudaine expression grave. Et elle ? Pour moi, Yôko-chan n'a vraiment rien d'une ado désespérée qui vient de vivre un drame pareil. Durant nos conversations, elle s'en sortait de façon bien trop parfaite ! Sa perfection n'est pas quelque chose qui peut être expliqué juste en disant qu'elle maîtrise parfaitement ses nerfs ou qu'elle se comporte de façon adulte. T'es pas d'accord avec moi ?

… « Elle était tellement parfaite que l'atmosphère autour d'elle était suffocante. »

En y repensant, c'était l'impression que j'avais eue d'elle au début.

— Il m'est même arrivé de penser qu'elle s'en sortirait sans le moindre problème sans ses parents. Qu'il n'y avait pas à nous inquiéter pour elle.

La gorge asséchée par sa longue tirade, Konan ne prit pas sa tasse de café mais le verre d'eau à côté et le vida.

— Pardon de te donner une raison aussi peu concrète. Mais je suis tout ce qu'il y a de plus sérieux. Dans notre domaine, c'est courant qu'un petit doute mène à la vérité.

En regardant Konan, qui gardait un visage plein de confiance-

— Il ne faut pas chercher midi à quatorze heures. Crois-le ou non, c'est plus souvent simple que compliqué. Grosso modo, les choses bizarres arrivent non loin de gens bizarres. C'est tout con, non ?

… Je me dis que l'expression « flair du détective » était parfaitement appropriée.

Apparemment, Konan avait déduit de mon silence que j'étais fâché.

— Je t'ai contrarié ? Bah, évidemment que oui. Après tout, je te demande de m'aider à confirmer mes soupçons alors que tu es très proche de Yôko-chan. Maintenant que j'y pense, ça se fait pas trop, hein ? dit-il avant de rire. Évite de suivre mon exemple, tu veux !

Je n'étais pas contrarié. J'étais juste plongé dans mes pensées. J'étais envahi par un grand nombre de pensées qui venaient de naître dans mon esprit.

… Il apparaissait peu probable qu'il soit au courant pour les recettes de meurtres.

C'était la seule chose dont j'étais sûr à ce moment-là. Dans le même temps, c'était le point le plus important.

Après m'être remis de mes émotions, je vis que Konan me regardait d'un air sérieux.

— Pourquoi ne pas considérer la chose dans l'autre sens ? T'as qu'à te dire que tu m'aides à prouver qu'elle est innocente. Tu veux pas que je soupçonne Yôko-chan, pas vrai ?

Puis, ça m'échappa de la bouche :


— Oui, je n'en ai vraiment pas envie.


Ces mots provenaient du plus profond de mon cœur. C'est moi qui doutais de Yôko Tsukimori jusqu'ici. Le fait qu'un policier sorti de nulle part se mette à douter d'elle m'énervait ; comme si quelqu'un chipotait sur ma façon de jouer à mon jeu.

Apparemment, Konan prit ma réponse pour un oui.

— Parfait ! acquiesça-t-il gaiement. Serveuse ! Je prendrai une autre tasse de café ! Et apportez-moi un verre d'eau en plus de ça !

Il avala le reste de son café presque terminé.

Puis, je discutai avec Konan pendant une heure entière, en lui racontant plein de choses sur Tsukimori.

Je lui appris tout ce que je savais cette fois-ci, sans omettre des choses telles que sa popularité et ses compétences au travail et à l'école. Enfin, je gardai pour moi certaines anecdotes telles que la déclaration d'amour à la bibliothèque, mais pour le reste, comme par exemple la raison pour laquelle elle avait commencé à travailler au Victoria ou ce qui s'était passé la nuit où sa mère a disparu, je lui racontai tout, aussi précisément que possible.

J'en étais arrivé à la conclusion que je ne pouvais plus rien cacher à cet homme. Ainsi, je considérais qu'il était plus productif de gagner sa confiance en ne lui dissimulant aucune information.

À la fin, Konan me demanda de le contacter si je découvrais quoi que ce soit qui pourrait l'aider, puis nous nous séparâmes.

Bien entendu, je ne lui avais pas parlé des recettes de meurtres, même si j'avais envisagé lui en parler à un moment.

J'étais suffisamment convaincu par ses aptitudes de détective pour ne pas baisser ma garde face à son attitude et son apparence de gigolo. Si je lui donnais cette pièce vitale, les recettes de meurtres, il serait sans aucun doute capable de mettre le doigt sur une « nouvelle perspective » dans cette affaire, perspective que je ne pourrais jamais atteindre tout seul.

En toute objectivité, il n'y aurait pas eu de façon plus efficace de rassasier ma « soif de connaissance sur Yôko Tsukimori » que de parler à Konan des recettes de meurtres. Cependant, je ne pus me résoudre à le faire.

Parce que les recettes de meurtres étaient à moi.

Il y avait une chose que j'avais remarquée. C'était la seule et, en même temps, la plus importante des découvertes.


Exactement — les recettes de meurtres n'avaient rien perdu de leur éclat finalement.


Hésitation

À mon plus grand étonnement, ce ne fut pas de la pitié qui pouvait se lire dans les regards de la plupart des élèves, mais de la jalousie.

Dès que Yôko Tsukimori fit son apparition à l'école après sa longue absence, tout le monde joua des coudes pour être à ses côtés. En un rien de temps, un mur semblable à une forteresse avait surgit devant elle.

— Ça va aller, Yôko-san ? Tu n'es pas trop fatiguée ? N'hésite pas à me dire si je peux t'aider, d'accord ?

— Merci, Chizuru. Je me sens beaucoup mieux maintenant que j'ai vu ton adorable visage. J'aurais vraiment dû me faire violence pour revenir plus vite en cours, dit-elle avec un éclatant sourire en caressant doucement la joue d'Usami, qui la regardait avec inquiétude.

Tsukimori regarda ensuite les gens qui l'entouraient.

— Merci à vous aussi. Je ne sais pas comment exprimer mon bonheur... de voir que tant de personnes s'inquiètent pour moi. J'ai vraiment de la chance d'être dans la même classe que vous !

Elle ferma doucement ses yeux sans cesser de sourire en posant ses mains sur sa ronde poitrine.

Sous le charme des profondes émotions qu'elle exprimait, ils arboraient tous un visage doux et acquiescèrent de concert.

Je faillis pouffer de rire en voyant Kamogawa et sa horde parmi eux, avec des visages sérieux qui ne pouvaient pas plus jurer avec leur image.

À la base, mes camarades de classe souhaitaient sûrement réconforter une Tsukimori démoralisée, mais en fait, ce fut l'inverse. Si quelqu'un avait pris cette scène en photo et m'avait dit que c'était Tsukimori qui réconfortait ses camarades découragés, je l'aurais cru.

Autrement dit, Yôko Tsukimori pouvait parfaitement se passer de leur pitié vaine.

Sa véritable valeur prenait tout son sens uniquement lorsqu'elle se trouvait au milieu d'une masse de gens comme maintenant.

Bien que tout le monde portait le même uniforme et avait le même âge, il n'y avait qu'elle qui sortait du lot, rayonnant presque comme la lune dans la plus obscure des nuits : magnifique et pleine d'élégance.

Comme il n'y avait aucun moyen de percer cette imprenable forteresse qui la protégeait, j'avais été rabaissé au rang du vulgaire « Villageois A » qui observait la princesse captive de loin.

Cependant, de temps en temps, nos regards se croisèrent.

Je ne pouvais nier le fait que je pouvais lire dans ses regards insistants comme des appels à l'aide. Mais d'une, j'aurais vraiment eu l'air débile si j'avais tort, et de deux, il était insensé de me porter volontaire pour un acte aussi fatiguant pour quelqu'un comme moi qui se fiche pas mal de l'esprit chevaleresque. Ainsi, je m'extirpai de l'inconfortable salle de classe et accomplis brillamment mon rôle de Villageois A en observant silencieusement les nuages à travers les vitres du couloir jusqu'à ce que le cours commence.


Même durant les pauses, la situation ne changeait guère.

Il ne me fallut pas longtemps pour comprendre que je n'arriverai pas à lui parler à l'école pendant un moment, je choisis donc de passer mes pauses au calme dans le couloir, loin du bruit.

En réaction à ma rapide abdication, l'intelligente Tsukimori commença à m'écrire des mots sur un papier plié en petit et à me les passer durant les pauses parce qu'elle ne pouvait pas me parler directement.

Pour éviter que les autres ne le remarquent, elle me les donnait en passant à côté de moi sans me regarder. Soit elle me les passait directement, soit elle les mettait dans ma poche.

À la fin de la journée, j'en avais au total cinq entre les mains.

Je les sortis dans l'ordre dans lequel je les avais reçus, commençant par celui qu'elle m'avait donné à la première pause.

« Pourquoi ne m'as-tu pas aidée ? »

« Tu sais ce que je ressens, non ? »

« Cela fait si longtemps qu'on ne s'est pas parlé. »

« Je pense que je serai à la bibliothèque pendant la pause déjeuner. »

« J'avais oublié que tu étais un sans-cœur. »

Elle avait sûrement réalisé que m'envoyer des mails aurait fait l'affaire. Je pouvais sentir une forme de fierté inflexible dans le fait qu'elle avait choisi de continuer de passer par des papiers.

Au fait, je m'étais permis une petite sieste pendant la pause déjeuner. Parce que j'allais devoir la supporter au travail après les cours de toute façon.

Et puis, il y en avait toujours un qu'elle ne m'avait pas encore donné, à en juger par son modus operandi. Le message « d'après cours ». J'avais l'intention d'agir après l'avoir lu.

Comme prévu, elle avait laissé tomber un morceau de papier sur ma table en passant à côté de moi tout en disant joyeusement au revoir aux autres.

Un sourire s'échappa de ma bouche en lisant le mot écrit à la va-vite. C'était enfin une demande que je ne pouvais refuser, alors je rangeai rapidement mon sac et quittai la classe.

« Cette journée m'a fatiguée. Je n'ai pas envie de marcher. Tu vas m'emmener à vélo au café. En échange, je te pardonnerai ton comportement du jour. »

Comme ça en avait l'air, il n'était pas toujours évident d'être sous les projecteurs. Le simple fait de regarder m'énervait déjà, alors je supposais que sa fatigue devait être importante.

Satisfait de l'avoir forcée à me montrer un signe de sa faiblesse, bien qu'uniquement par écrit, j'étais disposé à exaucer le souhait de la princesse et à l'emmener au café.

Au moment où je quittai le bâtiment sur ces pensées, mes yeux aperçurent un grand homme près du portail de devant.

Il me repéra immédiatement et me fit signe de m'approcher de lui, tout en se « cachant » dans l'ombre du portail.

J'aurais préféré l'ignorer, mais il n'était pas du genre à me laisser faire. Il m'aurait vraisemblablement poursuivi jusqu'à m'attraper.

Je sortis mon portable, pianotai rapidement un message et l'envoyai. J'avais informé Tsukimori que je ne pourrais pas l'emmener au café.

Je ne voulais pas l'impliquer dans « cette affaire ». Non pas dans un élan d'héroïsme pour la protéger, mais plutôt parce que je considérais que c'était une affaire privée.

Une réponse arriva quelques secondes plus tard.

« Je n'en ai plus rien à faire de toi ! »

Quelle vitesse, étant donné le nombre de caractères ! Je pouvais sans mal l'imaginer en train de presser les boutons de son téléphone dans une colère noire comme une dératée.

Même si j'étais un peu fâché en levant les yeux au grand ciel bleu, je devais reconnaître que c'était de ma faute et laissai tomber. Après tout, c'était moi qui l'avais évitée toute la journée.

Ce n'était pas comme s'il y avait une raison particulière.

Je n'avais tout simplement pas envie de devenir un parmi tant.


— Salut ! Allez, monte dans ma voiture au lieu de rester planté là.

Konan était comme à son habitude de bonne humeur.

— Qu'est-ce que vous me voulez cette fois-ci ?

Et par conséquent, je lui répondis de façon délibérément froide.

— Je suis obligé de répondre ?

— Oui. Il faut que j'aille travailler, alors je vais être contraint de devoir refuser si c'est juste pour tuer le temps.

— Hum... Eh bien, je pourrais te le dire ici, mais le portail d'un lycée n'est pas exactement le lieu le plus approprié pour en parler. Ça t'intéresse toujours ? insista-t-il en fronçant fortement les sourcils, me donnant le plaisir de baigner dans les regards choqués des élèves avoisinants.

— ... Bon, ok, allons-y.

— Merci pour ta rapide prise de décision ! C'est un plaisir de travailler avec toi, Nonomiya-kun !

Je me disais que faire traîner les choses n'allait que donner naissance à de mauvaises rumeurs, alors je le suivis à contrecœur hors de l'école.

La voiture de Konan, garée près du lycée dans une rue adjacente, était une voiture de sport rouge vif qui collait à merveille à son style.

— Belle voiture, hein ? Elle a ces beaux anneaux qui m'ont fait craquer pour une Audi plutôt que pour une Porsche, une Ferrari ou une Alfa Romeo ! T'as le droit de penser qu'une Audi était tout ce que je pouvais me payer avec mon salaire de fonctionnaire, mais je veux pas t'entendre le dire.

— Est-ce raisonnable de garer une voiture de police à un endroit pareil ?

Je n'avais pas reconnu la marque de sa voiture, mais j'avais parfaitement remarqué le panneau interdit de stationner juste à côté de la voiture de sport.

— Y'a pas de lézard comme je suis de la police. Dans le cas où je me taperais une praline pour stationnement illégal, j'aurais juste à me servir de ma position pour étouffer ce petit écart de conduite.

— Quel monde corrompu.

— Je me demande qui l'a créé ainsi.

— Au fond de vous-même, vous devriez le savoir.

— Oh, quel philosophe. C'est trop profond pour moi, alors monte maintenant.

Le visage impassible qu'il arborait quand il jouait l'innocent lui ressemblait vraiment. Comme j'étais forcé d'admettre ce point, je n'avais pas d'autres choix que de rendre les armes et de monter à bord de sa voiture.

— … Il y a quelques jours, tu m'as raconté ce qui s'était passé le jour où la mère de Yôko-chan a disparu, tu te souviens ? Au restaurant.

— Oui.

À la seconde où je m'assis sur le siège passager, Konan commença à parler avec un ton sérieux.

L'autorité de sa voix donnait l'impression que l'atmosphère à l'intérieur de la voiture se comprimait en un clin d'œil, envoyant balader l'ambiance précédemment paisible loin, très loin.

— En fait, j'ai ressassé ça encore et encore dans ma tête, mais il y a des zones d'ombre qui me posent toujours problème.

Konan ouvrit la fenêtre et alluma une cigarette qu'il avait sorti de sa poche de poitrine.

— L'appel du travail de sa mère par exemple. Si tu veux mon avis, le timing était un peu trop parfait. T'as pas l'impression que Yôko-chan a fait en sorte de recevoir cet appel en ta présence ? dit-il en expirant un flot de fumée par la fenêtre. Tu trouves pas ça bizarre que le téléphone ait vibré pile poil au moment où elle s'est blottie contre toi ?

La scène du carrefour de cette nuit pluvieuse — des parapluies colorés — se rejoua dans ma tête.

— Comment aurait-elle fait pour qu'ils l'appellent pile à ce moment ?

Il allait sans dire que ce timing avait également attiré mon attention. Malheureusement, je ne connaissais pas de moyen de s'assurer que quelqu'un passe un appel à un moment aussi opportun.

— Elle aurait pu par exemple passer un appel et raccrocher avant que ça ne décroche afin qu'on la rappelle derrière.

C'était un cas de force majeure.

— Étant donné l'importance de la chose, ils ont dû l'appeler à plusieurs reprises pendant ses heures de travail, non ?

Pour l'école culinaire, un de ses professeurs avait disparu sans prévenir et n'était plus du tout joignable. Il était parfaitement plausible qu'elle ait rapidement rappelé tous les numéros apparaissant dans l'historique des appels manqués, même s'ils provenaient d'un inconnu.

— Mais personne ne peut être sûr à cent pourcent qu'elle ait reçu cet appel ou non. Il ne suffit pas d'être à côté d'elle à ce moment-là, dit Konan, un sourire émergeant de sa bouche. À moins d'être en contact rapproché, disons en s'enlaçant par exemple.

Je me remémorai ce que j'avais ressenti cette nuit-là ; la vibration qui se propagea à moi à travers sa poitrine qui était pressée contre la mienne.

— ... C'est vrai, son portable était... en mode silencieux.

— C'est exactement là où je voulais en venir. Et il ne faut surtout pas oublier qu'on a affaire à Yôko-chan. Il est tout à fait possible qu'il n'y ait eu aucun appel du tout. En gros, elle a simulé. Elle a fait semblant.

— Semblant ?

— T'as déjà entendu parler de la fonction alarme ?

— Évidemment ! Pour qui me prenez-, commençai-je, mais ne pus finir ma phrase parce que j'avais compris où il voulait en venir.

Konan embraya :

— Les téléphones portables ne vibrent pas uniquement lors d'appels entrants. Ces récentes fonctions alarmes sont devenues vraiment pratiques ; elles continuent de vibrer jusqu'à ce qu'on les arrête.

— Elle irait aussi loin ? me demandai-je à moi-même silencieusement avec un point d'interrogation surgissant au-dessus de ma tête.

Cependant, en prenant uniquement en compte la faisabilité de la chose, la réponse coulait de source.

— On ne peut être sûrs de rien avec elle, pas vrai ?

Je ne pouvais le nier. J'étais certain qu'elle aurait pu le faire.

— Bah, on ignore si elle a fait semblant ou s'il y a vraiment eu un appel. C'est juste que cette explication rend certaines choses possibles. Mais quoi qu'il en soit, ça ne suffit pas. Alors tu peux oublier. Ses véritables intentions étaient ailleurs, après tout.

— Ses véritables intentions...?

Konan demeura silencieux, en attente de mes prochains mots ; sûrement parce qu'il avait remarqué que je réfléchissais.

Son objectif premier cette nuit-là, au point d'aller jusqu'à faire semblant de recevoir un appel, était-

— ... m'attirer chez elle ?

Il claqua ses doigts :

— Bingo ! Ça prend tout son sens si elle cherchait à t'attirer chez elle. Personne n'aurait laissé quelqu'un seul alors que sa mère vient juste de disparaître. Même quelqu'un d'aussi froid que toi. Bah oui, t'es bien allé chez elle au final.

Je me remémorai cette nuit en gardant à l'esprit les points soulevés par Konan.

… C'était comme si un bloc fragmenté se reconstruisait à la vitesse de la lumière. Et le tout nouveau bloc aurait une forme complètement différente.

Après avoir écrasé sa cigarette dans le cendrier, il continua :

— Je pense que tu as compris. Elle t'a chargé de trouver la lettre d'adieu à sa place.

Un frisson me parcourut le dos.

S'il avait raison, tout ce qui était arrivé cette nuit-là avait suivi à la lettre un scénario écrit par Yôko Tsukimori elle-même.

— Il y a un autre détail qui me chiffonne. Tu te souviens de ce qui s'est passé une fois arrivés chez elle. Arrête-moi si je me trompe, mais la première chose qu'elle a fait a été d'aller chercher une serviette pour que tu te sèches, pas vrai ? déclara-t-il en soulevant la tête et me regardant avec un regard plus que perçant. Pas très logique, non ? La première chose qu'on ferait dans une situation pareille, c'est pas « chercher une serviette », mais « trouver sa mère » !

Étant arrivé à la conclusion que Yôko Tsukimori n'avait tué personne, j'étais censé m'opposer à son avis, peu importe son argumentation.

— Pas faux, vous marquez un point. Par contre, il est également vrai que je pouvais sentir sans mal qu'il n'y avait personne dans le bâtiment à la seconde où je suis entré. Je dirais que Tsukimori devait avoir été capable d'évaluer la situation encore mieux que moi, étant donné que ce n'était que la deuxième fois que je venais chez elle.

Néanmoins, j'étais impressionné par tous les points qu'il soulevait.

— Tu veux dire que Yôko-chan pouvait sentir que sa mère n'était pas là sans même fouiller la maison ?

— Oui, acquiesçai-je.

— Je ne crois pas, répliqua Konan avec un sourire magistral. Mais je suis un adulte, j'ai connu tout un tas de choses dans la vie, tu sais, alors j'ai du mal à penser de façon aussi pure que toi.

Étant donné les conclusions qu'il était en mesure de tirer avec le peu d'informations en main, il méritait son titre d'inspecteur. Il était quelqu'un d'extrêmement compétent. Il me l'avait fait comprendre une fois de plus.

Je me trouvai même encore plus impatient pour-

— Peut-être que sa mère était déjà morte à ce moment-là, et qu'elle le savait. Et donc, elle n'était pas pressée de la chercher. Il est possible d'interpréter son comportement étrange de cette façon, tu trouves pas ?

— ... Et donc ?

Ma voix forcée était un peu rauque.

— Où voulez-vous en venir ?

Parce que je savais exactement ce que Konan allait répondre.

Au moment où je détournai le regard de lui — son long bras passa en trombe au-dessus de ma tête et sa main atterrit sèchement sur la fenêtre côté passager.

— T'as perdu le fil ? Dans ce cas, je vais être franc avec toi...

Ses traits vifs se trouvaient directement face à moi alors qu'il se pencha vers l'avant. L'odeur nauséabonde de fumée de cigarette assaillit mon nez.


— ... Cette fille, Yôko Tsukimori, a tué sa mère !


Après avoir déclaré ça, son regard fut attiré vers le pare-brise.

En faisant de même, je dirigeai à mon tour le regard vers là. Face à la rue longiligne, se trouvait la rue principale, baignée dans une lumière rougeâtre. On pouvait apercevoir des lycéens rentrant chez eux qui passaient tels un banc de poissons.

Il y avait une personne qui se trouvait hors de cette masse, debout sans bouger à l'angle des deux rues.

La silhouette était svelte et avait une longue chevelure. Du fait du contrejour produit par le coucher du soleil, je ne pouvais reconnaître son visage. Ce que je pus clairement distinguer, par contre, c'était que cette lycéenne était en train de nous regarder.

Elle ne s'approcha pas de nous, ni ne s'en alla ; elle se contentait de regarder dans notre direction. Cette ombre avait une présence terriblement forte malgré le fait qu'elle ne faisait que se tenir debout sans interagir avec nous.

Je me tassai profondément dans mon siège et demandai urgemment :

— ... Sortez-nous de là et vite.

— T'es sûr ? demanda Konan le regard toujours posé sur le pare-brise.

— Oui, répondis-je, auquel il répliqua avec un « Hmm ? » tendu.

Le moment d'après, il passa une fois au point mort avant de rapidement changer de vitesse et fit marche arrière dans l'étroite ruelle à une vitesse folle. En un rien de temps, nous arrivâmes dans la rue opposée de la lycéenne.

Pendant ce temps, je ne pus rien faire d'autre que serrer le poing.

Au début, Konan ne dit rien, mais une fois arrivés à un feu rouge, il reprit la conversation comme s'il était impatient.

— Je suis sûr que je n'ai pas besoin de t'expliquer qu'elle remplit toutes les conditions nécessaires pour avoir écrit une fausse lettre d'adieu de sa mère, pas vrai ?

J'acquiesçai. C'était ma limite. Je ne savais pas ce qui allait sortir si j'ouvrais la bouche.

— C'est une fille brillante. Elle savait que cela allait être d'autant plus crédible si une personne tierce venait à trouver la lettre plutôt qu'elle. Et elle t'a choisi pour ce rôle. Enfin, son plan a marché à merveille vu que tu l'as effectivement trouvée pour elle.

Je serrai les dents.

— Je pense aussi qu'étant de sa famille, elle n'aurait eu aucun mal pour tuer sa mère. Je veux dire, on va pas se mettre à lister tous les moyens possibles et imaginables qu'elle aurait pu employer pour parvenir à ses fins ! Tout ce qu'il restait à faire, c'est aller dans ce parc isolé en hauteur et la pousser de là-haut.

Je serrais tellement fort mon poing que j'en avais mal.

— Un jeu d'enfant pour elle, pas vrai ?

Vous vantez pas comme ça ! Vous la connaissez pas aussi bien que moi ! Je me retrouvais à lutter contre mon envie pressante de crier tout ça.

Ce qui me retint à ce moment-là ne fut plus l'impatience mais une colère pure. Entendre quelqu'un d'autre parler d'elle de la sorte m'agaçait comme si mon jardin avait été piétiné par des inconnus.

Konan gara la voiture près du trottoir et me sourit.

— On est arrivés.

Je jetai un œil dehors et compris qu'il s'était garé le long de la rue principale, près du café.

Je fis un hochement de la tête.

— Merci.

L'instant d'après, il arborait son habituel sourire frivole et haussa des épaules tel un Américain.

— Désolé de t'avoir surpris. Mais une fois de temps en temps, il faut bien que je te prouve que je reste un policier, un inspecteur, tu sais, dit-il en ricanant, mais ses yeux étaient parfaitement sérieux. Et j'ai pas envie de te laisser croire que tu peux me cacher des choses ad vitam æternam.

Il me tira vers lui par l'épaule.

— ... Je te serais reconnaissant si tu pouvais rapidement te rappeler de quelque chose d'intéressant, vu que ça m'épargnera le sale boulot...

Son murmure solennel me donna froid dans le dos. J'imagine qu'être menacé par un couteau pressé contre sa gorge devait ressembler à cette sensation.

Je détournai le regard sans répondre et aperçus le reflet d'une personne dans la fenêtre.

Il y avait un lycéen lugubre qui était complètement immobile à l'exception du clignement de ses yeux. Je remarquai que la main de ce garçon était posée sur sa poitrine gauche.

Je sentis un toucher familier avec mes doigts.

… Les recettes de meurtres.

J'avais tendu ma main sans m'en rendre compte.

C'était la seule chose que je devais à tout prix protéger.

Parce que les recettes de meurtres incarnaient le seul point où j'avais l'avantage sur Konan et étaient mon dernier atout face à Yôko Tsukimori.


Nettoyage du café après la fermeture. Soudain, une ombre freina la course de ma serpillière. Je levai les yeux et m'aperçus que le propriétaire de l'ombre en question se tenait debout jambes écartées et bras croisés.

— Vous vous êtes disputés ou quoi ? demanda Mirai-san, en me regardant de haut avec les sourcils froncés très haut.

— Disputés ? Qui ? Avec qui ?

Je ne jouais pas l'innocent. Je n'avais réellement pas idée de quoi elle parlait.

— T'es bête ou tu le fais exprès ? Toi et Yôko évidemment, qui d'autre ?

— Je ne crois pas être stupide... Mais sinon, qu'est-ce qui te fait croire ça ?

— Ça crève les yeux rien qu'à vous regarder ! Vous vous êtes pas du tout adressé la parole dernièrement, non ?

Tout en m'appuyant sur le balai-brosse, j'y réfléchissais.

— ... Ah bon ?

Je ne me souvenais de presque rien de cette journée de travail.

— Ça me surprend pas. C'était clair que t'étais dans la lune.

Maintenant qu'elle le disait, je devais admettre que dans mes pensées, j'étais dans « la lune » avec Konan. J'avais inlassablement cogité sur une façon de surpasser cet homme pendant mon service.

Plus j'y pensais, plus je me disais que je n'avais aucune chance face à lui.

— De toute façon, en laissant ça de côté vu que c'est pas nouveau chez toi-

— Objection !

— Objection rejetée !

Elle était sans pitié.

— Laisse-moi finir ; cette fois-ci, Yôko agit bizarrement, elle aussi. On dirait qu'elle cherche vraiment à t'éviter de mon point de vue, dit-elle en projetant vers l'avant sa joue en se rapprochant. Alors, qu'est-ce que tu lui as fait ? Allez, explique-toi. Du moins, je veux entendre ta version des faits.

Comme d'habitude, elle était tellement bornée que c'en était rafraîchissant.

— Et pour toi, c'est impensable que ce soit peut-être moi la victime dans l'histoire ?

— Ouais. Je suis du côté de Yôko quoi qu'il arrive.

— Le monde est fou !

— Ooh, tu le remarques que maintenant ? répondit-elle avec dédain à mes lamentations. Le monde est fou et injuste où que t'ailles ; sinon, les différences sociales n'existeraient pas. Alors, pourquoi je devrais m'emmerder à jouer les saintes si l'organisation de ce monde est déjà pourrie jusqu'à la moelle ? Je vis selon mes propres règles.

Si on essayait de trouver un exemple vivant pour définir le mot « égocentrique », on choisirait sans hésitation cette femme en face de moi.

— Ma façon de vivre est simple, non ?

Enfin, il n'y avait pas photo.

Sa règle était simple : obtenir ce qu'elle veut quoi que les autres puissent en dire. Rien de plus.

Mais j'avais du mal à imaginer jusqu'où il fallait aller pour atteindre ce « rien de plus ». Ce n'est pas quelque chose que n'importe qui peut faire. Tout le monde n'est pas aussi fort qu'elle.

Mais elle continuait à jouer de sa guitare sans laisser le bruit du monde entier interrompre son concert.

Il devait y avoir des gens qui cataloguaient les personnes comme elle comme des fauteurs de troubles, des égoïstes, voire même qui les détestaient. J'étais d'accord dans la mesure où c'était un point de vue parfaitement justifié.

— ... Exact. Si simple que j'en suis presque jaloux.

Cependant, à mon grand regret, je ne pouvais que parfaitement la comprendre.

C'était plus fort que moi, j'étais amusé par cette femme aussi insouciante qui pourrait tenir un micro dans une main et faire un bras d'honneur aux masses avec l'autre. En tant que fan d'elle, je me disais, Un ou deux comme elle ne ferait pas de mal à ce monde.

— Ok, faut que tu t'excuses maintenant.

— À toi ?

Je jouais l'innocent. Mirai-san souriait, étonnée.

— Imbécile. À quoi ça sert de t'excuser auprès de moi ? Tu devrais le faire auprès de la petite « princesse » qui nous jette des coup d'œil de là-bas ! dit la « reine » à très haute voix.

Je me retournai et aperçus Tsukimori debout à la caisse où il n'y avait personne avant le début de notre conversation. Nos regards se croisèrent.

— J'ai eu vent que Votre Majesté exigeait des excuses. Est-ce vrai ? demandai-je avec un ton très moqueur, ce après quoi Tsukimori baissa immédiatement les yeux vers ses mains.

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— Pourquoi aurais-je besoin d'excuse ? Nous ne nous sommes pas disputés, n'est-ce pas ? répondit-elle en triant les additions les unes après les autres.

— Sa Majesté ne semble pas entièrement de cet avis, j'en ai bien peur.

— Mais regarde dans ses yeux, est-ce que tu peux toujours dire qu'elle est pas en colère après toi ? Elle pourrait pas le faire de manière plus évidente ! Allez, je me fais déjà chier à jouer les rabibocheuses pour toi, alors gâche pas cette occasion et grouille-toi de demander pardon.

— Ne t'en fais pas, Mirai-san. Je ne suis pas le moins du monde fâchée. Mais même si nous étions au beau milieu d'une dispute, et si je désirais des excuses de la part de Nonomiya-kun, cela serait inutile si celles-ci n'étaient pas sincères. Je préfère encore aucune excuse plutôt qu'une qui sonne faux et qui ne vient pas du cœur, dit Tsukimori d'une traite.

— « T'en fais pas » ? « Pas le moins du monde fâchée » ? dis-je agacé par les allusions indirectes et ironiques de Tsukimori. Si elle a un truc à dire, elle ferait mieux de le dire clairement, tu ne crois pas, Mirai-san ?

— Non, mais tu as vu ça, Mirai-san ? On ne peut pas appeler ça une dispute si Nonomiya-kun n'est même pas conscient de ce qu'il a fait.

— Je ne m'excuserai pas, Mirai-san ! Elle s'est juste montée la tête toute seule.

— Mirai-san, ne te préoccupe pas plus longtemps de cette tête de mule.

Soudain, Mirai-san ébouriffa ses cheveux blonds avec les deux mains et...


— AAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAHHH !!!


... cria de toutes ses forces.

— Bordel ! Fermez-la ! Vous me tapez sur le système !

Le patron et Saruwatari-san jetèrent prudemment un œil depuis la salle de repos pour voir ce qui se passait.

— Ça ! Me ! Les ! Brise ! Grave !

Mirai-san enroula son bras autour de mon cou et me fit une clé de cou. La douceur contre ma joue me fit réaliser qu'elle avait tout de même un côté féminin finalement.

Elle ignora mes plaintes et se rapprocha rapidement de la caisse en criant :

— Viens là, toi aussi !

En arrivant à destination, elle tendit son autre bras, comme on pouvait s'y attendre, et prit Tsukimori par le cou de la même façon.

Tous les deux retenus par les bras de Mirai-san, nous étions forcés de nous faire face l'un à l'autre contre notre gré.

Je n'avais pas du tout envie de voir le visage de Tsukimori, mais malheureusement, la modeste poitrine de Mirai-san était à l'inverse de son caractère et était donc évidemment de taille insuffisante pour m'épargner cette vue.

J'aimerais préciser qu'au grand jamais, elle n'entendra ces mots sortir de ma bouche. Plutôt mourir.

— Vous savez, je suis loin d'être du genre patiente ! J'en peux plus ! C'est pas grave si vous avez pas fini votre boulot, alors dégagez !

Elle nous cria dessus, en parlant de choses sur son tempérament que tout le monde savait déjà.

— Nonomiya ! Tu t'excuses auprès de Yôko ! Et toi, Yôko, tu lui pardonnes, quoi qu'il ait fait ! dit-elle tout en nous grondant tour à tour. Je me contrefous de la raison de cette dispute, mais vous avez intérêt à vous réconcilier sur le chemin de la station ! Ensuite, vous viendrez travailler demain comme d'habitude ! Pigé ? C'est un ordre !

Avant que je m'en rende compte, Tsukimori et moi échangions un regard, et le moment d'après, poussions de concert un soupir.

— Hé, et votre réponse ?!

Face à cet ordre imposant qui nous tombait dessus, nous échangions à nouveau un regard et n'avions pas d'autres choix que d'acquiescer à contrecœur :

— ... D'accord.


Uniquement éclairés par les lumières blanches de la rue, nous marchions le long de la petite allée en direction de la station de métro. Nous étions silencieux.

En nous engageant sur la rue principale, notre champ de vision fut envahi par de magnifiques lampes néon. Le nombre de gens augmentait proportionnellement à l'illumination de la rue, tout comme le bruit. Les phares avant des voitures qui passaient à côté de nous nous coloraient en jaune. Au loin, une sirène résonnait, alors qu'à proximité, un chien aboyait énergiquement comme pour lui répondre. Et nous, nous étions silencieux.

Tsukimori fut la première à céder à l'ambiance oppressante.

Elle s'arrêta d'un coup.

— Tu es un peu étrange dernièrement, murmura-t-elle, en allant droit au but. Quelque chose te tracasse ?

— J'ai l'air tracassé ? demandai-je en retour.

Elle pencha un peu son beau menton et continua :

— Peut-être que ça a un lien avec Konan-san ?

Je ne me souvenais pas avoir parlé de Konan en sa présence-

— Il paraît qu'il t'a rendu visite au café quand j'étais absente.

… mais je me rendis compte qu'il y avait des choses qu'elle savait déjà.

— Selon Mirai-san, vous vous entendez bien tous les deux, exactement comme un couple.

Qu'est-ce que Mirai-san avait bien pu lui raconter à notre sujet ? Non pas que je voulais vraiment savoir.

— C'est pas tes affaires, rétorquai-je froidement avant de détourner mon regard d'elle.

Je ne voulais pas parler de Konan avec elle.

— Mais si !

Je tenais à régler cette affaire avec Konan sans l'impliquer.

— Je te dis que non.

Bien entendu, j'étais conscient qu'elle n'avait aucun moyen de savoir que je ne voulais pas la mêler dans cette affaire.

— Je ne peux pas rester les bras croisés ! dit-elle avec un regard qui devint subitement sérieux. Il n'y a rien de plus important que toi à mes yeux.

Dans les yeux clairs grands ouverts de Tsukimori, je me reflétais avec un visage terriblement désintéressé.

Arrête ! Me regarde pas avec ces yeux-là !

Bien que je n'étais pas en position de me plaindre du fait qu'elle insistait pour en savoir plus sur un sujet que je ne voulais pas aborder — c'était moi qui cherchais à cacher mes sentiments, après tout — je finis par céder à mon mécontentement et accélérai le pas.

— Je déteste les filles insistantes !

Ça aurait pu être pardonnable si je faisais juste semblant, mais malheureusement, j'étais tout bonnement incapable de cacher mon agacement.

En réalité, j'avais vraiment été mis à rude épreuve ces derniers temps. J'étais frustré parce que je ne faisais pas le moindre progrès avec Konan. J'étais sous pression parce que je n'arrivais pas à trouver d'échappatoire à cette impasse. Je nageais constamment en eaux troubles de peur qu'il découvre pour les recettes de meurtres.

Et pire que tout, je me sentais inférieur à lui.

Soudain, Tsukimori me tira le bras par derrière :

— Viens là.

Elle m'emmena jusqu'à un vieux banc près d'un arrêt de bus et me força à m'assoir. Puis elle trottina jusqu'à un distributeur à quelques mètres de là et revint rapidement avec deux canettes en main.

Elle esquissa un sourire :

— Tu aimes « ça », pas vrai ?

Elle me tendit une canette froide de jus d'orange. J'étais tellement abasourdi que j'en avais oublié mon agacement.

... Il ne fallait vraiment pas sous-estimer Yôko Tsukimori. Apparemment, elle avait parfaitement entendu notre conversation en classe.

— Si on se dispute à nouveau ici alors que Mirai-san nous a demandé de nous réconcilier, je vais avoir du mal à la regarder en face demain.

Je me saisis de la canette, l'ouvrit et but une grande gorgée du frais liquide orange.

— On peut s'estimer heureux d'avoir quelqu'un qui s'inquiète tant pour nous. Tu n'es pas d'accord avec moi ?

Le goût amer mais rafraîchissant du jus d'orange apaisa efficacement mes sentiments bouillonnants.

— ... Tu l'as dit. Je suis désolé.

Tsukimori s'assit à côté de moi.

— Non, c'est à moi de m'excuser.

Ses mèches se balancèrent dans le vent.

— J'ai voulu essayer de bouder pour une fois, dit-elle en gloussant le regard toujours vers le sol. Parce que tu me faisais un peu la tête récemment.

Elle approcha son visage du mien avec un regard réprobateur.

— Repasse chez moi de temps en temps. Je te promets de ne plus faire de choses que tu n'aimes pas, d'accord ? dit-elle en plaisantant avant de rire, mais je ne pus m'empêcher de lire une forme de solitude sur son visage.

Je me remémorai qu'elle était seule maintenant.

La maison de Tsukimori était immense ; et devait donner l'impression de l'être encore plus sans aucun autre habitant. Diverses inquiétudes me traversèrent l'esprit.

— ... Mais tu avais l'air très occupée, toi aussi, ces derniers temps.

En fait, j'avais les mains bien trop pleines avec Konan seul pour pouvoir me préoccuper de Tsukimori, mais je me sentais un peu coupable de la voir seule comme ça.

— Oh, c'est vrai, parce qu'une certaine personne s'est non seulement retenu de m'aider mais m'a également complètement ignorée, je n'ai pas eu le moindre moment de répit à l'école.

— Tu m'en vois désolé.

— Je suis sûre que tu ne plaisantes pas et que tu es sincère... dit Tsukimori en haussant les épaules exagérément et en poussant un bref soupir.

Bien entendu, j'avais décidé de régler en priorité l'affaire avec Konan avant de m'occuper de Tsukimori.

— Quoi qu'il en soit, je vais essayer de me comporter normalement au café, alors essaye de dire quelque chose de positif à Mirai-san de ton côté.

Je mis un terme à notre conversation et me levai.

— … Konan-san et toi, vous ressemblez à des frères avec une grande différence d'âge, murmura Tsukimori. Peut-être que c'est ça, en plus du fait que vous soyez tous les deux des hommes, qui m'a agacé et qui a fait que je me suis sentie abandonnée.

Je me rassis sur le banc et jetai un œil vers elle qui broyait visiblement du noir vue de profil.

— ... Konan-san et moi ressemblons à des frères, tu dis ? Tu avais déjà dit quelque chose de similaire pour Mirai-san et moi, non ?

— Oui, en effet. Maintenant que tu le dis, vous vous ressemblez tous les trois. Bien entendu, je ne parle pas d'apparence, tu comprends ?

— Tu pourrais être plus précise ?

J'étais vraiment intéressé par la façon dont elle me voyait.

— Voyons voir... J'ignore si c'est la bonne expression, mais vous vous ressemblez dans votre « façon de vivre ».

— ... Notre façon de vivre, hein.

— Je suis désolée de ne pas pouvoir l'exprimer plus clairement.

— Non, je pense que je comprends où tu veux en venir.

« Façon de vivre » est un terme assez général, mais en l'interprétant comme « nos valeurs », alors je devais admettre que les leurs et les miennes n'étaient pas si différentes. J'étais d'accord avec eux sur de nombreux points.

L'avis de Tsukimori était très intéressant, ce qui expliquait pourquoi j'étais enclin à en redemander. Particulièrement au sujet de Konan.

— Dis-moi, qu'est-ce que tu penses de Konan ? Il est un peu particulier, tu trouves pas ?

Tsukimori posa sa joue sur sa main et poussa un soupir qui en disait long :

— Pas qu'un peu !

— Tu n'as pas l'air contente, déclarai-je.

— Je ne l'aime pas vraiment. Je me sens mal à l'aise quand il est à mes côté, parce que je dois toujours faire attention à ses tentatives de cerner ma personnalité. Alors c'est vraiment fatiguant d'être avec quelqu'un comme lui pendant un long moment. Je me demande si tous les inspecteur sont comme lui.

Elle se recroquevilla comme si elle était assaillie par un puissant frisson.

J'avais rarement eu l'occasion de la voir dans cet état. S'il est question de Konan par contre, n'importe qui aurait réagi de la même manière. Ce type n'était vraiment pas normal.

— Par contre, je pourrais rester des heures et des heures à tes côtés. Je me demande pourquoi.

Elle fit une mine dubitative et me jeta un regard de petite diablesse.

— Qu'est-ce que j'en sais, dis-je en détournant le regard avant de daigner jeter un œil dans sa direction. Je sais pas pour les autres détectives, mais je suis sûr et certain qu'il appartient à une espèce très spéciale. Il me mène sans cesse par le bout du nez. On ne boxe pas dans la même catégorie, tous les deux.

C'est vrai. J'étais au bout du rouleau. Peut-être qu'il était bien trop fort pour moi depuis le début.

— Mais vu que tu lui ressembles, tu devrais pouvoir le comprendre bien mieux que moi, dit-elle. Non ?

Tsukimori arborait un sourire en forme de croissant de lune.

Mon cœur s'arrêta de battre l'espace d'une seconde.

— Tu ne penses pas qu'il s'intéresse bizarrement plus à toi qu'à moi parce qu'il t'aime bien ? C'est normal d'avoir des sentiments particuliers pour les gens qui semblent te comprendre, ajouta-t-elle.

Mon cœur avait réagi violemment à chacun de ses propos.

— N'importe quoi. Je n'ai pas la moindre idée de ce qui peut bien lui passer par la tête.

— Évidemment. De temps en temps, je n'ai pas non plus la moindre idée de ce à quoi tu peux bien penser, Nonomiya-kun, dit-elle en gloussant et secouant ses cheveux.

J'étais dans le brouillard — la solution semblait si proche mais j'étais toujours incapable de la voir.

— Où tu veux en venir ? Je ne comprends pas ce que tu essayes de me dire.

Mais j'étais confiant à l'idée que la solution était quelque part devant moi.

— Mhh, comme je l'ai déjà dit, vous vous ressemblez !

Tsukimori esquissa un sourire malicieux et ronronna de façon prétentieuse.

— Non, t'as déjà dit ça.

Quand je lui lançai un regard insistant, elle haussa légèrement les épaules, un peu mal à l'aise, et finit par ouvrir la bouche.

Mon esprit s'éclaira à la seconde même où ses mots atteignirent mes oreilles.


— Si tu veux savoir à quoi il pense, tu n'as qu'à réfléchir à ce que tu ferais à sa place !


Parce qu'on se ressemblait. Le fil de nos pensées devait également se ressembler — ajouta-t-elle avec un sourire.

Sans attendre qu'elle finisse de parler, je me mis à réfléchir.

Je me mis dans la peau de Konan. Que faire ? Qu'est-ce que je veux faire ? Des idées commencèrent à envahir mon esprit à l'infini.

— ... Pardon. Il y a un truc que je dois faire, lui dis-je rapidement avant de mettre 120 yens dans sa main et de rentrer précipitamment chez moi.

Je me ruai à travers la ville nocturne sans me préoccuper de ses cris qui m'avaient rattrapé.

Je voulais juste être seul. Je voulais être seul et mettre de l'ordre dans mes pensées débordantes.

Je n'avais pas trouvé de réponse claire à la façon de régler mes comptes avec Konan — j'allais y réfléchir maintenant — mais j'étais sur la bonne piste.

Cette histoire n'avait pas forcément besoin de finir avec un résultat clair et net. Et il importait peu quelle vérité se cachait derrière cette affaire. C'était les deux seules choses dont j'étais certain.

Pourquoi ? — Parce que c'était ce que je pensais.



Au revoir

De temps à autre, un train traversa le pont. À chaque fois, la rampe sur laquelle j'étais assis se mettait à vibrer et un bruit fracassant emplissait le tunnel.

Je me trouvais sous une passerelle aux abords d'un quartier résidentiel non loin de mon lycée, endroit que j'avais choisi parce qu'il n'allait pas y avoir de passants pendant la journée, et j'attendis patiemment jusqu'à l'heure du rendez-vous.

Je ne voulais être interrompu par personne.

Sous les rails, où les rayons du soleil ne parvenaient pas, même le gris du béton semblait plus sombre et inorganique qu'habituellement. Je frémissais malgré le fait que c'était encore l'après-midi.

Sûrement du fait de l'isolation sonore du béton, les bruits du voisinage paraissaient extrêmement lointains. Quand je retins silencieusement mon souffle, j'avais l'impression que j'étais dans un endroit lointain isolé de tout.

C'est peut-être pour cette raison que je ne le remarquai pas avant qu'il ne soit vraiment proche.

À la frontière entre lumière et obscurité, un grand homme avec une apparence de gigolo souriait avec audace, une cigarette pendillant de sa bouche.

— Salut ! Je m'attendais pas à ce que tu m'appelles. Qu'est-ce qui s'est passé ?

Sa voix résonnait à cause du béton qui nous entourait.

— Oh, tu t'es souvenu de quelques informations concernant Yôko-chan, peut-être ?

Il jeta sa cigarette, qui suivit une trajectoire parabolique avant d'atteindre le bitume.

— Mais waouh, commença-t-il en faisant craquer sa nuque, t'as vraiment choisi un endroit sombre. T'es venu me provoquer en duel ou quoi ?

Il écrasa la cigarette avec ses chaussures marron caramel.

— Vu ma faiblesse, je n'oserai jamais me risquer à un duel, dis-je en secouant la tête. Mais je souhaite effectivement régler mes comptes avec vous.

Je me levai paisiblement et me mis à fixer du regard l'homme à quelques mètres de moi.

— Finissons-en, lâchai-je en souriant.

— Je te le fais pas dire ! répondit-il en fermant un œil et en ricanant. Vu que c'est toi l'hôte, je te laisse l'honneur de commencer.

Konan s'adossa contre le mur et croisa les bras.

— J'aimerais ouvrir le bal non pas avec une déclaration mais avec une question.

— Oh, pas de souci. Autant que tu voudras, pas la peine de jouer les timides avec moi, acquiesça-t-il de façon décontractée.

— Pourquoi êtes-vous devenu inspecteur ?

Le moment d'après, il plissa ses yeux plein d'intérêt tout en se frottant le menton.

— Ce n'est pas pour être méchant, mais vous n'êtes pas exactement du genre à agir par sentiment de justice.

— C'est vraiment pas sympa. En fait, j'aime répondre à ce genre de questions par « C'est pour sauver les apparences ! » tout en esquissant un sourire classe.

En voyant mon visage abasourdi, il éclata de rire.

— Je vis pour être inspecteur ! dit-il soudainement avec un visage sérieux. J'ai choisi un boulot où il y a du travail tout au long de l'année, tout au long de la journée, et où je pouvais perdre la vie sur la moindre petite erreur. Parce que je reste un fonctionnaire, les gens m'insultent, me traitent de parasite vivant sur le dos des impôts malgré mon salaire de misère. Alors pourquoi est-ce que j'ai choisi un travail aussi ingrat, hein ? Tu sais, c'est pour voir toutes sortes de gens et leurs relations dans diverses situations, qu'elles soient joyeuses ou tristes !

Konan commença à regarder en l'air avec une étrange lueur dans ses yeux, provenant de l'euphorie.

— J'en frissonne d'excitation quand leur masque tombe ! C'est comme si je pouvais jeter un œil furtif à la véritable nature des hommes. Des émotions pures en disent bien plus long que n'importe quelle explication.

Quand il eut finis, je ne pus m'empêcher de ricaner.

— Oh, c'est pas très gentil, Nonomiya-kun. Alors que j'ai répondu sérieusement pour une fois, vu que t'avais l'air si terne ! Je parie que tu me prends pour un psychopathe maintenant, pas vrai ?

Je répondis immédiatement à ses reproches en secouant la tête.

— Mais pas du tout. Ou plutôt, je suis soulagé d'entendre ces âneries. Ça vous ressemble bien, vous savez.

— Oho, c'est pas tous les jours qu'on entend ce genre de remarques.

— J'imagine. Après tout, moi aussi, je suis un bon à rien comme vous.

— Je sais, dit-il en ricanant à son tour. Depuis notre première rencontre.

À la seconde où je vis son sourire, j'en étais convaincu : comme Tsukimori l'avait prétendu, nous étions effectivement semblables.

— Alors, qu'est-ce que tu voulais me dire d'autre ? demanda-t-il en croisant les bras.

— Je n'ai rien à vous dire !

— Oh ? Alors tu es d'accord avec moi ? À propos de ce que j'ai dit sur Yôko-chan, je veux dire.

Konan fronça le sourcil d'un air perplexe.

— Vous vous méprenez. Je veux dire que mon avis n'a pas changé depuis le début.

— Malgré tout ce que je t'ai dit ?

— Oui, c'est exact.

— Oh, tu m'en bouches un coin ! Tu plaisantes, j'espère ? T'étais pourtant d'accord avec mes doutes, non ?

— En effet, j'étais d'accord. Dans la mesure où l'affaire pouvait effectivement être vue sous un angle intéressant. Grâce à vous, j'ai pu avoir un aperçu de la façon dont les inspecteurs professionnels déduisent les choses en tirant conclusion logique sur conclusion logique. Mais c'est tout. Ma confiance en Tsukimori n'a pas bougé d'un iota malgré toutes vos hypothèses.

Au moment où j'esquissai un sourire, il me dévisagea l'espace d'une seconde.

— Ce ne sont juste que des hypothèses. Pour être franc, elles ne reposent sur rien d'autre que votre imagination débordante.

Konan me fixait du regard d'un air inexpressif.

— Vous m'aviez dit que le reste de la police considérait cette affaire comme un accident, non ? Autrement dit, vous la soupçonnez uniquement de façon personnelle, pas vrai ? J'ignore l'état de vos services ou le grade que vous pouvez avoir dans la police, mais c'est ce qu'on appelle « faire son petit numéro », vous savez.

Vu qu'il ne réagissait pas, je continuai.

— Comme vous me l'avez dit plus tôt, même dans une petite ville comme la nôtre, il y a des incidents tous les jours, alors c'est un peu une perte de temps pour un « officier » de s'occuper de Tsukimori et moi ? Si vous insistez pour enquêter sur nous, vous méritez vraiment votre étiquette de parasite vivant sur le dos de nos impôts.

Bien entendu, j'avais une bonne raison d'être aussi agressif.

— Ce n'est dans l'intérêt d'aucun d'entre nous de perdre plus de temps sur cette affaire. Si vous vous rappelez ce en quoi consiste votre travail à la base, je pourrais à mon tour gentiment retourner à ma paisible vie d'adolescent.

J'étais certain qu'il n'avait aucune preuve irréfutable. Autrement dit, il n'était pas encore parvenu aux « recettes de meurtres ». Et sans ça, il n'était pas possible de raisonnablement maintenir des soupçons à l'égard de Tsukimori.

— Vous avez fait de votre mieux. Mais vous avez mieux à faire. Alors, arrêtons-en là.

Il y avait autre chose qui corroborait mon hypothèse.

Personne ne lui en aurait voulu s'il avait décidé de classer l'affaire. La police la considérait comme un accident ; rien n'empêchait Konan de laisser tomber. Konan a eu tout le loisir de continuer ou arrêter depuis le début. C'est ce dont je m'étais rendu compte.

— ... T'as vu clair dans mon jeu. T'as complètement raison. Je n'ai rien à y redire, dit-il en sortant une nouvelle cigarette de la poche de sa veste avec un sourire en coin avant de la mettre dans sa bouche. Pour tout te dire, le chef du département et celui du service aussi, on va dire mes boss, passent leur temps à me casser les pieds pour que je fasse correctement mon boulot. Mes collègues ont tous déjà abandonné, vu que c'est pas nouveau pour eux, hein !

Une petite flamme se mit à briller dans l'obscurité. Konan avait allumé sa cigarette avec un briquet faisant la publicité pour un produit miteux.

— ... Tu sais pourquoi ils me laissent tout de même faire mon petit numéro ?

Il expira un nuage de fumée.

— C'est parce que je suis compétent ! déclara-t-il avec confiance. Et tu sais ce qui fait que je suis compétent ?

Il se tapota le nez.

— Mon flair.

Le moment d'après, sa forte voix résonna à travers tout le tunnel.

— Pour aller droit au but ! Cet excellent et doué inspecteur Konan dit qu'il y a anguille sous roche ! Il faut que tu comprennes qu'un gamin de lycée a pas son mot à dire là-dedans !

Sa voix se réverbérait sur les murs, sur le plafond, et s'abattit lourdement sur moi. J'avais l'impression d'avoir été jeté dans une foule en délire.

— Le fait est que ! Quoi qu'en dise les autres, peu importe si elle continue à nier, je dis qu'elle a commis un crime ! Alors, Yôko Tsukimori a tué sa mère ! conclut-il, aspirant un peu de fumée et la recracha d'un air satisfait.

— C'est vraiment n'importe quoi... finis-je par répondre, accablé par son attitude.

— N'importe quoi, effectivement. Mais dis-moi, le monde fonctionne-t-il différemment ? On s'en fiche de qui a raison et de qui a tort ; c'est la loi du plus fort, pas vrai ?

Un nuage de fumée s'échappa de sa bouche courbée.

Parce que je croyais en moi et en mon intuition, et parce que je suis resté fidèle à moi-même, j'ai réussi à obtenir des résultats remarquables, tu sais. Et grâce à eux, personne ne doute de ce que je fais.

Il esquissa un « sourire ».

— Alors, désolé, Nonomiya-kun, mais je vais devoir le faire à ma façon-

Mais c'était le genre de sourire particulier qui était on ne peut plus sérieux.

— Parce que c'est comme ça que j'ai choisi de vivre ma vie.

Quand je jetai à nouveau un œil dans sa direction, j'en vins à me dire que cette façon de sourire devait être l'incarnation de sa nature.

Grossièrement parlant, Konan était un fou à lier déguisé en clown.

Ce n'était pas évident de s'en sortir avec un bon sens peu commun comme le sien. En conséquence, il s'était sûrement adapté à la société en se comportant de manière insouciante la plupart du temps.

Ce « sourire » devait être les restes de cette folie qu'il ne pouvait dissimuler.

— Ok, à mon tour maintenant, dit Konan en écrasant sa cigarette avec son talon.

Il plongea ses mains dans les poches de son pantalon serré.

— Pourquoi tu tiens tant à défendre Yôko-chan ?

À un rythme lent et stable, il s'approcha avec ses longues jambes. Pas à pas, ses chaussures en cuir produisaient un claquement qui résonnait dans le tunnel.

— Ça doit pas être évident de croire dur comme fer en elle sans une bonne dose d'affinité, tu crois pas ?

Je sentis que mon estomac se serrait encore et encore au son de ses pas approchant lentement mais sûrement.

— Je ne la défends pas intentionnellement, vraiment ! Mais il est tout bonnement absurde de s'attendre à ce que je me mette à croire qu'une camarade de classe ait tué quelqu'un. Qu'y a-t-il d'anormal à ce que je ne puisse, ni ne veuille, croire en vos doutes ?

— Ouais, c'est parfaitement compréhensible, admit-il simplement.

Ce n'était néanmoins que le prélude de ce qui allait venir.

— Mais bon, malgré tout, je reste un enquêteur, si je peux me permettre. Ça serait pas non plus absurde si tu doutais un peu plus d'elle, non ? Je veux dire, hé, la police a des doutes sur elle, alors il y a peut-être quelque chose ! Je pense que ça te ferait pas de mal d'être un peu plus d'accord avec moi, tu sais, d'admettre que j'ai soulevé certains points qui la rendent suspecte. Pas la peine d'être aussi condescendant, non ? Enfin, c'est l'avis d'un inspecteur expérimenté qui a connu toutes sortes d'affaires, de toute façon. Maintenant, qu'est-ce que t'en dis ? dit l'expérimenté orateur Konan dans un torrent de mots avec une intonation particulière, donnant à l'atmosphère autour de nous sa touche personnelle.

— ... Je suis quelqu'un d'obstiné, vous savez. J'ai également un peu l'esprit de contradiction en plus de ça. Et donc, je n'ai aucune envie de simplement admettre quelque chose qui n'est pas parfaitement logique à mes yeux !

Conséquence naturelle, mes mains commencèrent à devenir moites et ma voix tendue.

— J'imagine. Je sais déjà pertinemment au fond de moi que tu es ce genre de personnes.

Je réalisai que son sourire semblait très satisfait.

— Mais même si t'es une vraie tête de mule, Nonomiya-kun, t'es pas idiot pour autant, et tu manques pas de bon sens non plus. Alors je comprends pas pourquoi t'es si compréhensif avec elle. Étant donné ta personnalité, je te voyais plutôt scruter les défauts de Yôko-chan, aussi parfaite qu'elle en a l'air. Du moins, le Nonomiya que je connais est du genre à croire qu'en ce qu'il a vu de ses propres yeux.

C'est agréable d'être compris parce que de cette façon, l'interlocuteur montre de l'intérêt en soi. Si cet intérêt provient d'une personne aussi compétente que Konan en plus de ça, ça ne peut vraiment pas faire de mal.

Cependant, c'était plus fort que moi, je me sentais mal à l'aise, vu que ses déclarations avaient vu un peu trop juste. Ce sentiment pernicieux d'avoir mon corps entier scruté jusque dans ses moindres détails, de la tête aux pieds, me donnait des frissons.

Avant que je ne m'en rende compte, Konan se tenait juste devant moi.

— En gros, j'en ai déjà conclus que ton soutien inconditionnel envers Yôko-chan était dû à des sentiments très particuliers pour elle. Et donc, comme tu l'aimes tant, qu'elle soit coupable ou non, tu t'en fiches. Tu es genre, « Je vais croire en elle, même si le reste du monde est contre nous ! », tu vois. Ah, le pouvoir de l'amour. Hé là, me regarde pas comme ça ! Je suis sérieux, vraiment. En fait, j'aime particulièrement cette façon de penser. Non, je dirais même plus « J'adore ça » !

Quel moulin à parole. Ce n'était pas que j'étais abasourdi ; je lui tirai simplement mon chapeau. Je me demandais s'il existait même une personne au monde qui ne cracherait pas le morceau après avoir été dans le collimateur de Konan.

— Vous êtes vraiment doté d'une imagination hors du commun.

— Bah, ça fait partie des prérogatives du boulot, ça.

Un sourire vraiment amusé se dessinait sur sa bouche.

— Mais c'est pas tout. Il y a une autre raison potentielle pour laquelle tu protégerais Yôko-chan, dit-il, son sourire s'éteignant. Disons, si tu détenais la preuve irréfutable qu'elle n'a tué personne.

Ma conscience fut immédiatement portée sur les recettes de meurtres.

— Alors... c'est le cas ?

— Pas du tout.

— Quel dommage, répondit-il sans une once de regret dans sa voix.

Alors que mon corps entier s'était figé, il continua. Avec un ton pour le moins naturel.


— Mais au fait, dis-moi… qu'est-ce qu'il peut bien y avoir dans ta poche gauche ?


Ma main droite s'était instinctivement agrippée à cette dernière.

Konan réagit au quart de tour.

Il sortit rapidement ses mains de ses poches comme s'il dégainait une épée et me saisit par le col l'instant d'après. Après qu'il ait fait un grand pas dans ma direction, mon champ de vision changea brusquement du tout au tout.

Je sentis un choc dans mon dos le moment d'après, qui se transforma ensuite en douleur se propageant dans tout mon corps. La vive douleur m'avait fait pousser un profond gémissement. Ma tête commença à tourner et je me retrouvai dans l'incapacité de bouger. Cependant, malgré la douleur sourde, je pouvais à peine respirer et ne pouvait même plus gémir.

C'était arrivé si rapidement que je n'avais pas la moindre idée de ce qui m'était arrivé.

À ce moment-là, j'en avais déduis qu'il m'avait projeté sur le dur bitume en utilisant une technique similaire au Haraigoshi, comme on dit au judo.

— Je suis un vrai féministe, tu sais, je refuse de faire du mal aux dames. Mais d'un autre côté, je suis sans pitié avec les mecs ! dit-il simplement en s'asseyant à califourchon sur moi.

— ... Arg... Vous allez avoir des problèmes, réussis-je à lâcher.

— T'en fais pas pour ça, va ! Tant que personne n'apprend rien à ce sujet, je crains rien !

Il s'en fichait complètement.

— Bah, et si on jetait un œil à ce que tu caches dans cette poche intérieure ?

J'agrippai fermement ma veste avec mes deux mains.

— Oh ? Ta résistance acharnée me conforte à l'idée qu'il y a vraiment quelque chose en lien avec Yôko-chan.

Je n'aurais pas dû détourner le regard quand il s'approcha pour regarder dans mes yeux.

— Haha ! En plein dans le mille ? Mon flair, c'est vraiment pas du flan ! Ça devient intéressant ! ria-t-il avec une lueur étrange dans les yeux.

Konan essaya d'enlever mes mains, tandis que toujours coincé en-dessous de lui, je tentai frénétiquement de le repousser de toutes mes forces.

— Eh ben. Tu sais pas quand abandonner, toi !

Konan se gratta la tête de façon perplexe.

— Hah, j'ai pas le choix dans ce cas, murmura-t-il alors. Crois-le ou pas, mais j'ai été ado un jour, moi aussi. À l'époque, j'étais en fait un très vilain garçon, tu sais.

Il s'était soudain mis à parler de son passé.

— Enfin bon, les endroits que les vilains garçons comme nous choisissaient pour approfondir nos liens d'amitié avec nos poings étaient, ô surprise, des tunnels sombres sous des rails comme celui-ci ! Peut-être que tu comprends maintenant pourquoi je t'ai demandé dès le début si tu voulais me provoquer en duel.

Je ne comprenais pas où il voulait en venir, ce qui était exactement la raison pour laquelle cela m'inquiétait.

— Et à ton avis, pourquoi est-ce qu'on choisissait ce genre d'endroit ?

À ce moment-là, le sol se mit à trembler légèrement. Je sentis avec mon dos qu'un train était apparemment en train d'approcher.

— La raison est simple : les cris sont couverts par le bruit des trains qui passent.

Alors qu'il révélait ça, un bruit tonitruant fendit l'air, étouffant tout autre son.

— ... Vous plaisantez... hein ?

Mes paroles choquées furent évidemment noyées à leur tour.

Le cliquetis du train qui passait au-dessus de nos têtes faisait trembler mon corps. Non, peut-être que je tremblais simplement de moi-même.

Je sentis la froideur du métal sur mon front.

Toujours complètement perdu, je regardais en face de moi, les yeux rivés.

Au bout de son bras tendu, Konan tenait un objet noir. Le bout cylindrique de ce sombre objet dur était posé sur mon front.

Quand le bruit tonitruant s'était estompé, cédant la place aux bruits normaux, l'homme dit, indifférent :

— Avec le bon timing, ce bruit peut même couvrir un coup de feu.

Ma gorge se noua sans que je ne m'en rende compte.

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... Non. Il a beau être un peu fou, mais jamais il ne pressera la détente. C'est sans aucun doute une tentative stupide de me menacer.

C'était ce que mon instinct me disait.

Cependant, mes cheveux étaient coincés sur mon front. Mon cœur battait à tout rompre et mon souffle s'emballait. Contrairement à mon raisonnement logique, mon corps était si tendu que je ne pouvais même plus cligner des yeux.

— Allez, lâche.

Je concentrai toute la force qu'il me restait dans mes doigts.

— C'est bien. Bon garçon.

Malheureusement, mes bras furent retirés avec une facilité déconcertante. Il n'y avait hélas pas suffisamment de force en moi pour lui résister.

Konan défit habilement les deux premiers boutons avec une main puis la glissa dans ma poche intérieure.

Quand il la sortit, il tenait un petit bout de papier plié en petit entre ses doigts.

— ... Un bout de papier, hein. Qu'est-ce que je vais bien pouvoir y trouver à l'intérieur, hein ?

Il en avait conclu que j'avais entièrement perdu la volonté de lui résister et retira le pistolet de mon front, avant de déplier le papier des deux mains.

Konan parcourut rapidement en diagonale son contenu d'un air sérieux.

Comme il était toujours à califourchon sur moi, je ne pouvais pas bouger pendant qu'il lisait, et j'étais donc contraint de fixer du regard le plafond en béton, ce qui n'était pas vraiment intéressant.

— Bon ! Poussez-vous ! implorai-je silencieusement.

— Je veux juste confirmer une chose... qui a écrit ces « recettes » ?

Il tendit le papier sous mes yeux.

— Aucune idée, soufflai-je avant de détourner le regard.

— Alors mon instinct ne m'avait pas trompé, dit-il d'un ton convaincu. À en juger par ta réaction, c'est toi qui l'as écrit, hein ?

Je restai silencieux.

— Au premier abord, je trouvais que l'écriture faisait, tu sais, vraiment « garçon », alors je me suis dit que c'était possible ! Mais je veux dire, ce qui est écrit là ne correspond pas du tout à l'image que j'avais de toi, tu sais. Toi et ça, hein... Quelle tête tu pouvais bien tirer en écrivant ça ? Oh, me dis pas que tu l'as écrit avec ton habituel visage impassible !

C'était sûrement à cause de ce visage impassible que j'avais gardé qu'il s'était soudain mis à se tenir l'estomac et à trembler les larmes aux yeux. Il gloussait à mesure que l'intensité de ses tremblements augmentait à la vitesse d'un avion qui se préparait à prendre son envol. Puis :


— HAHAHAHAHAHAHAHAHAHAHAHAHAHAHAAHAHAHAHAHAHAHAH !


Il explosa de rire. L'avion venait tout juste de s'envoler dans le ciel.

Ses esclaffements résonnaient à travers le tunnel. Les rires s'abattirent sur moi de tous les côtés sans aucune pitié. Je venais de connaître l'humiliation de passer pour un imbécile devant tout le monde.

— ... Aah, ça suffit, aah, je vais mourir ! Je vais mourir de rire ! Aah, ça faisait un bail que j'avais pas ri comme ça... Je crois que pendant quelques temps je vais éclater de rire rien qu'à y repenser, dit-il avec un rire mélangé à des gémissements. Aaah... Je dois admettre que je m'y attendais vraiment pas à celle-là. Ah non, pas du tout. J'aurais jamais cru que toi, le ronchon Nonomiya, aurait écrit une lettre si gnangnan qu'elle aurait surpris la plus pure des filles amoureuses...

Une nouvelle fois, il fut incapable de s'empêcher d'éclater de rire.

Le titre du papier qu'il avait tendu sous mes yeux était-


… « Recettes d'amour »


Les « recettes d'amour » contenaient toutes sortes de répliques et méthodes à utiliser pour séduire une fille. Sur toute la page et sans aucun blanc, des mots, doux à l'écoeurement, qui n'auraient pas perdu face à des pancakes sur lesquels on aurait renversé la bouteille de sirop d'érable par accident.

C'était effectivement un sinistre objet, dont une seule morsure suffirait à donner la nausée à n'importe quel homme comme moi sans défense physique contre les mots doux.

Si on écrit ce genre de choses dangereuses de ses propres mains, avec tout ce que son esprit peut imaginer, durant une nuit entière, alors sa vie ne tient plus qu'à un fil. Et même si on y survit, cet horrible traumatisme laissera une cicatrice qu'il est impossible à effacer.

Un véritable survivant a déclaré un jour que vivre devenait plus dur dans les minutes qui suivaient le début de l'écriture.

Finalement, rassasié par son rire, Konan me demanda avec un visage doux :

— Alors ? Tu veux que je me retire de l'affaire à cause de ça ?

— Je vous en serais vraiment reconnaissant.

Il se saisit de ma tête avec ses mains et se pencha dans ma direction. Mon champ de vision sombre le devint encore plus.

— Comment je pourrais me retirer juste à cause d'un truc pareil ? déclara-t-il juste au-dessus de moi avec un regard déterminé.

— Mais c'est, commençai-je avant d'esquisser un sourire confiant. C'est juste votre point de vue d'inspecteur, non ?

— ... Comment ça ?

Un point d'interrogation apparut au-dessus de sa tête. Et donc, je souris tout en répondant à sa question :


— À cet instant précis, vous semblez particulièrement satisfait !


Il savait ce qu'il voulait, mais ses yeux brillaient comme ceux d'un enfant qui venait tout juste d'arriver dans un parc d'attraction. Pour moi, Konan donnait l'impression de s'amuser comme un fou.

— Vous vous êtes suffisamment amusé maintenant, non ?

Konan cogita sur mes mots tout en se frottant le menton.

Il n'avait pas nié quand j'avais dit que ce n'était pas pour la justice qu'il avait embrassé la carrière d'inspecteur.

Ce qu'il avait par contre affirmé, c'était qu'il voulait avoir la chance d'apprécier les humains et leurs relations.

Bref, Konan lui-même se fichait pas mal de savoir si Tsukimori avait tué sa mère ou non. Bien que trouver la vérité faisait sûrement partie de ses loisirs, cela n'était en aucun cas son objectif personnel.

Alors j'avais réfléchi à ce que pouvait être son véritable but. La conclusion à laquelle j'étais arrivée fut la suivante :

À partir du moment où j'avais réalisé qu'on se ressemblait, j'avais pressenti qu'une telle fin était inévitable.

— ... Oh, et puis zut, tu m'as bien eu !

Konan fit tournoyer son pistolet autour de son doigt et le rangea dans l'étui caché sous sa veste.

— J'ai perdu à l'instant même où j'ai éclaté de rire. Après avoir autant ri, impossible de prétendre que je ne me suis pas amusé.

Quand il se leva, il tendit sa main dans ma direction. Je la pris.


— Ok ! Je me retire de l'affaire.


Il me tira ensuite par le bras pour m'aider à me relever.

— ... Merci.

Des mots de reconnaissance étaient machinalement sortis de ma bouche. Apparemment, j'étais soulagé.

Étant donné que nous étions similaires, il n'était pas difficile de comprendre le principe de ses actes, mais je n'avais aucune chance de le persuader, lui, un orateur expérimenté, de se retirer de l'affaire. En fait, ma première tentative avait été complètement écrasée par sa pression accablante.

Vu que les chances étaient contre moi, j'avais préparé les « recettes d'amour » comme atout.

La raison principale pour laquelle je les avais écrites était parce que je souhaitais créer l'imprévisible. Pour surprendre Konan avec quelque chose auquel il n'aurait jamais pu s'attendre venant de moi. Et enfin, pour lui couper l'herbe sous le pied.

Ma résistance acharnée n'avait rien d'un leurre ; je voulais réellement garder mon atout jusqu'au bout. Oui, j'aurais aimé l'emporter avec moi dans ma tombe.

Ce que je pouvais dire maintenant, c'est que j'aurais probablement échoué si je n'avais pas tenté ma chance.

— Enfin bon, il était temps de toute façon, dit Konan en époussetant son costume avec une main. Garde à l'esprit que pour mes boss, cette affaire est juste un fait divers qui n'avait même aucune chance de finir aux infos. Les entreprises, pas seulement la police, ont tendance à éviter de gaspiller du temps, de l'argent et des ressources pour des choses aussi insignifiantes, tu sais. Après tout, ils n'ont pas grand-chose à gagner à résoudre une affaire dont tout le monde se contrefout.

— Un véritable homme d'affaire, hein ?

Je suivis son exemple et me mis à épousseter mon uniforme avec les mains.

— Exact. En y réfléchissant bien, peut-être que je ressemble plus à un employé de bureau, acquiesça-t-il, complètement d'accord avec moi. Bah, le truc, c'est que même moi, je peux pas toujours courir après tous les petits incidents que je rencontre, que les gens l'acceptent implicitement ou non ! Je veux dire, allez quoi, je suis compétent, non ? Ils me veulent pour les grosses affaires !

Il plia ensuite les recettes et les rangea d'un geste naturel dans la poche de sa veste.

— Hé, rangez pas ça dans votre poche ! me dépêchai-je de l'arrêter.

— Hm ? Bah quoi ? C'est à moi, non ?

— Non, c'est à moi. Veuillez me le rendre.

— Hors de question.

— Mais ça ne vous est d'aucune utilité, non ?

— C'est un trésor que j'ai déterré. Un irremplaçable souvenir de toi. Je le relirai de temps à autre et me rappellerai des jours heureux qu'on a passés ensemble.

— Arrêtez de mentir. Je sais que vous allez vous en servir pour vous payer ma tête !

— Oh ? Tu as vu clair dans mon jeu ?

Je ne pus m'empêcher de pousser un soupir, en le voyant toujours aussi insouciant.

— Bah quoi, c'est pas un mauvais deal, non ? Juste pour un simple bout de papier, je vais me retirer de l'affaire ! Maintenant, si ça, c'est pas une fleur que je te fais !

— Ce n'est pas un problème d'ordre physique, mais psychologique.

— Bah, tu devrais pouvoir survivre à deux-trois cicatrices. T'es un homme, non ?

Konan esquissa un sourire narquois tout en allumant une cigarette.

— ... Même moi je me le dis de temps en temps, tu sais, que j'ai un caractère pas facile. Mais on peut pas vraiment changer nos passions ou nos valeurs, pas vrai ?

Je me retrouvai à être d'accord avec le Konan en pleine méditation face à moi.

— On dit qu'il est possible de choisir la façon de vivre sa vie, mais pour moi, c'est juste des salades, ça. Du moins, moi, je pourrais pas en choisir d'autre. En changer, ça voudrait dire jeter à la poubelle tout ce que t'as fait jusqu'ici et devenir quelqu'un d'autre, tu crois pas ? Je m'aime comme je suis. Alors j'ai pas d'autres choix que de me conformer à mes principes actuels !

Puis, il esquissa ce sourire qui collait parfaitement à son image.

— Une connaissance m'a dit quelque chose de similaire. Quelque chose du genre « l'organisation de ce monde est pourrie, alors chacun devrait vivre selon ses propres règles ».

— Oho. Je suis sûr qu'on s'entendrait bien.

— Je n'en doute pas. Enfin, je ne sais pas pour elle, mais vous la trouverez sûrement à votre goût.

— Alors c'est une femme ?

— Oui.

— Oho, t'as intérêt à me la présenter un de ces quatre.

— Si je trouve le temps.

— Au fait...

— Oui ?

— … C'était quoi en fait ? Ce que tu cachais vraiment.

Je fus incapable de lui répondre immédiatement.

Konan m'avait assuré qu'il se retirait de l'affaire. Et il n'était pas du genre à ne pas tenir ses promesses.

Néanmoins, je ne pus me résoudre à laisser qui que ce soit être au courant pour les recettes de meurtres.

Cependant, Konan ébouriffa soudain mes cheveux avec sa main ferme.

— Pardon. Laisse tomber. Cette question était « déplacée » comme on dit, hein ?

Il souffla un peu de fumée en direction du bitume.

Les rails se mirent à grincer, faisant vibrer le tunnel, et étouffant les autres bruits environnants.

Pendant cet instant où aucun autre bruit n'était audible, Konan prit ses aises et profita de sa cigarette, tandis que mon regard était fixé sur le ciel bleu comme si je me délectais d'une lecture nocturne.

Enfin, le train passa et emporta avec lui ses bruits tonitruants.

— Bonne chance, Nonomiya-kun. Ce fut bref, mais j'ai vraiment apprécié notre temps passé ensemble !

C'était la première chose que j'entendis après le brouhaha.

— Moi aussi... J'ai plus ou moins apprécié ces jours.

— Plus ou moins ?! Toi, dis donc... dit-il avant de se diriger tranquillement vers la sortie, ses chaussures grinçant.

Je regardai silencieusement son dos tandis qu'il faisait des signes d'au-revoir exagérés.

— ... Ah, je me permets une ultime précision.

Les bruits de pas s'arrêtèrent près de l'entrée du tunnel.

— Satisfait, mon cul, oui ! Pour ta gouverne ! Je suis pas du tout satisfait ! Je voulais jouer encore plus avec toi et Yôko-chan !

Il ressemblait tellement à un gamin qui ne voulait pas que les vacances d'été se terminent que j'en ris :

— Oh vous...!

— Salut.

— Oui !

Ce n'était pas un adieu, mais nous n'allions pas nous voir pendant un long moment. Nous vivions certes dans la même ville, mais il n'allait pas y avoir beaucoup d'occasions de se voir. Nos chemins s'étaient simplement croisés par le plus grand des hasards cette fois-là. C'était notre relation, entre Konan et moi, deux personnes d'âges et de statuts différents.

— Oh ! J'ai failli oublier-

Il se tourna rapidement et me lança un habile clin d'œil.


— En fait, j'aime autant les femmes que les hommes !


— ........ Hein ?

Il me fit un signe avec sa main plate, « Adiooos ! » et disparut dans la lumière, me laissant abasourdi.

— ... « Bi » ? Vous foutez pas de moi !

J'étais certain que c'était encore une autre de ses blagues et qu'il se payait ma tête.

— Quel imbécile. Je secouai la tête.

J'essayai frénétiquement de me convaincre que c'était une blague, mais je ne pus m'empêcher d'avoir la chair de poule.

Franchement, Konan restait un bon à rien jusqu'au bout. Je n'avais jamais rencontré pareil vaurien de toute ma vie. Il existait très peu de gens aussi saugrenus que lui dans le monde. Je réalisai que je ne risquai pas de rerencontrer quelqu'un comme lui.

Et donc, c'était un adieu relativement triste pour moi.

Après avoir levé la main une fois, je me retournai et me dirigeai vers la sortie opposée.

Une fois avoir quitté le tunnel, elle, et elle seule, occupait mon esprit.


Clair de lune

Il faisait nuit. Je l'appelai.

« Il faut qu'on cause. »

Je lui avais donné rendez-vous. Seule.

Vu que ça allait prendre un certain temps, la date du rendez-vous fut fixée pour le samedi après le travail. Elle m'avait suggéré de faire ça chez elle, mais je refusai. Il faut dire que cet endroit ne m'avait pas vraiment laissé de bons souvenirs.

Et donc, elle avait proposé un parc sur une colline. Le parc même où sa mère était tombée. Je lui répondis immédiatement.

« D'accord. »

Bien entendu, j'étais méfiant parce qu'elle avait justement choisi ce lieu, mais la vue là-haut m'intéressait tellement que je décidai d'accepter.

En y repensant, elle ne fut pas le moins du monde surprise par ma soudaine demande. Elle l'avait même acceptée sur le champ.

J'imagine qu'elle s'attendait à ce que ce jour arrive.

Non, ce n'était pas tout à fait ça.


Elle attendait ce jour avec impatience.


C'était ce que sa voix enjouée laissait entendre — comme s'il était question d'un rencard.


C'était le clair de lune.

Une lune dorée se tenait dans le ciel, dominant les étoiles tel leur roi, et éclairait la terre avec une lumière si intense qu'on en aurait presque oublié l'heure qu'il était.

Le parc était situé à quelques minutes de la maison de Tsukimori.

Au moment où le grillage vert foncé du parc entra dans mon champ de vision, mon souffle s'emballa à tel point que je m'attendais vraiment à m'évanouir à n'importe quel moment.

Je vérifiai l'heure à ma montre. Il était tout juste onze heures passées, ce qui était raisonnable étant donné que j'étais rentré chez moi pour prendre une douche et me changer.

Enfin, j'avais l'intention d'aller au parc juste après le travail, mais Tsukimori m'en avait empêché.

Elle insistait pour être bien habillés pour notre premier rencard.

En laissant de côté le fait primordial que ce n'était pas un rencard, je fus contraint d'accepter sa proposition. Et c'était la meilleure chose à faire.

J'avais besoin de tracer une ligne entre moi et ma vie quotidienne.

J'atteignis l'entrée du parc. Il n'y avait rien de spécial ; juste un petit espace entre des arbres et des jeux pour enfants disposés ici et là. Le seul objet qui attirait le regard était cette tour horloge en bois blanc près de la falaise.

Je fermai les yeux et pris une profonde inspiration. De l'air frais emplit mes poumons. J'expirai lentement, vérifiai la poche gauche de ma veste pour une dernière fois, et pénétrai dans le parc.

— … J'ai failli attendre.

Je plissai les yeux en direction de la voix.

— Mais je dois t'être reconnaissante d'être vraiment venu, n'est-ce pas ?

Quand je reconnus le visage sous mes yeux, je ne pus m'empêcher de retenir mon souffle. Une Tsukimori blanche comme neige était assise en haut de la cage à écureuil rouge.

— T'habiller tout de noir te va à ravir, Nonomiya-kun.

À l'exception de la chemise blanche que je portais sous ma veste, j'étais effectivement vêtu tout de noir.

Tsukimori gloussa :

— Mais c'est exactement ce à quoi je m'attendais, alors j'ai fait correspondre mes vêtements aux tiens et me suis habillée en blanc.

Elle portait une robe blanche et des ballerines blanches. Elle s'était enveloppée les épaules d'un châle semi-transparent blanc et avait paré ses cheveux d'une épingle blanche.

De mon point de vue, la Tsukimori blanche comme neige tenait la lune sur ses épaules.

— Et si nous commencions ce rencard, alors ?

Yôko Tsukimori croisa les jambes et se reposa sur ses coudes, sa tête légèrement penchée. Une mèche de ses somptueux cheveux noirs frisait jusqu'à sa bouche.

C'était une scène onirique. Je secouai rapidement la tête pour chasser cette impression.

— ... Le lendemain du jour où tu m'as demandé de sortir avec toi, tu as dit qu'on devait approfondir notre compréhension mutuelle, pas vrai ?

— Oui, acquiesça-t-elle.

— Tu as également dit que je pouvais parfaitement prendre une décision après avoir fait plus ample connaissance, non ?

— Oui.

Elle ferma un œil.

— Malheureusement, je te comprends toujours pas très bien. Alors il est encore un peu tôt pour le rencard.

— Qu'est-ce que tu attends exactement de moi dans ce cas ?

« … Tout », avais-je failli répondre. Mais à en juger par son sourire confiant, il n'y avait qu'une seule chose à dire.


— Tu l'as tuée, pas vrai ?


Le moment d'après, elle sauta du haut de la cage à écureuil dans le ciel bleu foncé.

Son châle s'étendit de chaque côté telles les ailes d'un cygne, puis elle atterrit aussi doucement qu'une plume qui serait tombée de ses ailes.

— Qu'est-ce que tu vas me dire maintenant ?

— Ben, on peut appeler ça, dit-je avant de faire mine de réfléchir, puis de continuer avec mon habituel visage impassible, la solution à l'énigme nommée Yôko Tsukimori.

Imperturbable, Tsukimori continua de sourire comme toujours.

— Je vois, ça semble encore plus intéressant qu'un rencard.

Mais c'était ce que je voulais qu'elle soit ; un adversaire à ma hauteur.


À un moment, j'étais arrivé à la conclusion que Tsukimori n'avait tué personne parce que j'étais persuadé qu'elle ne ferait jamais quelque chose d'aussi insensé.

Cependant, les choses ont connu une tournure soudaine du fait de l'apparition d'un homme à la perspicacité hors du commun. Il ne fallut pas longtemps avant que ma théorie se révèle fausse du fait de plusieurs aspects suspects et à des contradictions soulevées par Konan les unes après les autres.

En un sens, il était inévitable que mes doutes soient ressuscités, vu que je la connaissais bien et que j'avais les recettes de meurtres entre les mains.

On pourrait se demander comment j'en étais venu à la conclusion qu'elle était absolument innocente au début.

Il était vrai que j'avais beaucoup d'indices suggérant que sa mère était coupable, comme le fait qu'elle était l'auteur des recettes de meurtres. Cependant, dans le même temps, je réalisai également que ces indices ne prouvaient pas nécessairement que Tsukimori était innocente.

J'avais moi-même été le principal responsable de ma foi en son innocence.

Je réalisai seulement maintenant que j'avais sûrement désiré au plus profond de moi qu'elle n'ait tué personne à l'époque. On pourrait dire que mon imagination s'était orientée dans cette direction parce que je ne voulais pas perdre la personne qui m'intéressait tant.

Autrement dit, ce qui la rendait innocente étaient mes propres désirs.

Je m'assis sur la rambarde, tandis qu'elle monta sur la balançoire bleue.

Je commençai à lui expliquer une à une les raisons qui m'ont fait douter d'elle.

L'appel de l'école culinaire qui tombait étrangement un peu trop à pic, le fait que son portable avait été mis en mode silencieux, son comportement peu naturel quand elle était allée chercher une serviette plutôt que de chercher sa mère, et le fait que la lettre d'adieu avait été tapée à l'ordinateur. Qui plus est, je lui parlai de mon hypothèse comme quoi elle avait voulu que ce soit moi qui trouve cette fameuse lettre.

Tsukimori écouta silencieusement mes explications et acquiesça de temps en temps sans valider ni invalider quoi que ce soit.

Quand elle eut enfin fini de m'écouter, elle laissa son regard errer dans le ciel nocturne, visiblement plongée dans ses pensées, avant de demander avec certitude :

— Est-ce que tu as emprunté ces théories à Konan-san ?

J'acquiesçai. Comme elle l'avait deviné, la plupart de mes arguments étaient apparus lors de conversations avec Konan.

— Mais je n'ai rien à en redire, alors tu n'as qu'à te dire que c'est mon propre avis.

Tsukimori fit un visage surpris.

— Alors c'est de ce genre de choses dont vous parliez en mon absence ? me dit-elle en me fusillant du regard et en plissant légèrement les lèvres. Méchants ! Vous doutiez tous les deux de moi ?

— Non, dis-je en secouant la tête. Konan-san n'a plus rien à voir avec ça. Je suis le seul à douter de toi.

Elle haleta d'admiration :

— Je n'en reviens toujours pas que Konan-san ait arrêté de douter de moi malgré sa ténacité apparente. Quel tour de magie as-tu utilisé, Nonomiya-kun ?

— C'est grâce à un indice que tu m'as donné.

Je tournai autour du pot et évitai de mentionner les « recettes d'amour ».

« Si tu veux savoir à quoi il pense, tu n'as qu'à réfléchir à ce que tu ferais à sa place ! »

En réalité, sans ces mots, j'aurais sûrement encore été à la recherche d'un moyen de régler mes comptes avec Konan.

— Oh, alors je t'ai été d'une quelconque aide ? dit Tsukimori en souriant.

Son regard doux ressemblait à celui d'une gentille sœur qui se réjouissait des réussites d'un de ses petits frères.

Ce qui me fit pousser un long et profond soupir.

... Je vois... alors elle m'a vraiment donné un indice, pensai-je à moi-même.

Étant donné la vitesse à laquelle elle avait compris que j'avais emprunté les mots de Konan, elle devait parfaitement être consciente depuis le début que Konan et moi doutions d'elle.

Avec ce fait en tête, en me remémorant le soir où nous avions été mis à la porte par Mirai-san, je compris qu'en plus de sa grande intelligence, elle avait de grands talents d'actrice ; son attitude ouvertement agressive à mon encontre n'avait rien de normal, et la façon dont elle avait mentionné le nom de Konan m'avait parue tomber comme un cheveu sur la soupe.

Je m'arrêtai de les énumérer, mais il semblerait bien qu'elle s'était bien amusée avec moi, une fois de plus. Je devais l'admettre : elle était bien meilleure actrice que moi.

Parce que je restais silencieux, elle inclina légèrement la tête, « Mh ? »

Il n'y avait aucune faille dans son sourire, du début à la fin. Malgré le fait que je l'avais traitée de « meurtrière ».

Son sourire était comme une marque de fabrique. Dans l'esprit de tous, Yôko Tsukimori était sûrement vue comme une femme sainte toujours souriante.

Ce n'était cependant pas la Yôko Tsukimori que je voulais voir. À cet instant, je réfléchissais encore et encore à la façon de briser ce sourire.

Mes doigts tâtonnaient machinalement ma poche gauche.

— ... C'est vrai, il y a quelque chose que je voulais te donner.

Il n'y avait pas d'autres choix que de l'utiliser. Je glissai ma main dans ma veste.

J'en sortis un papier plié en quatre.

— Qu'est-ce que c'est ? demanda Tsukimori en se saisissant de ce dernier.

J'observai Tsukimori parcourir le papier déplié.

Avec son regard toujours posé sur le papier, elle murmura :

— Je pourrais me satisfaire de n'importe quel cadeau de ta part, mais ce n'est pas vraiment un cadeau attentionné.

— J'y peux rien : c'est pas un cadeau, après tout. Je ne fais que rendre un objet à son propriétaire, dis-je sans détourner mon regard d'elle. Il est à toi, pas vrai ?

Je la regardai droit dans les yeux, sans prendre la peine de respirer ni même cligner des yeux. Il était juste d'affirmer que j'avais protégé les recettes uniquement pour cet instant précis. Pour rien au monde je n'aurais manqué sa réaction.

Elle leva la tête avec un sourire en forme de croissant de lune.

— En effet ! admit-elle étonnamment facilement.

— Alors parlons-en — des « recettes de meurtres ».

C'était un atout que j'avais réussi à dissimuler à Konan.

Elle ria sèchement :

— Alors on ne va pas y couper finalement, hein ? Enfin, évidemment que tu ne pouvais pas passer à côté d'un « sujet aussi intrigant », n'est-ce pas ?

Au premier abord, Tsukimori était la même que d'habitude.

— Pour tout te dire, je ne préfèrerais pas, mais je suis en mesure de répondre à tes attentes si tel est ton souhait. Mais en retour, promets-moi-

Mais j'en vins à me demander : avait-elle réalisé ce léger changement en elle ?

— … que tu ne me détesteras pas. D'accord ?

Elle souriait comme à son habitude, mais ses yeux étaient sérieux.

J'observai une facette de Yôko Tsukimori que personne d'autre ne connaissait. J'avais l'impression d'avoir fait un pas dans sa direction. Bien entendu, cela ne suffisait pas à me satisfaire.

Je voulais voir plus de cette facette inconnue.

Mais rien ne pressait ; il y avait bien assez de temps jusqu'à l'aube.


— ... Tu savais depuis le début, pas vrai ?

— Quoi donc ?

— Que c'est moi qui avais ramassé les recettes de meurtres.

Je m'en étais toujours plus ou moins douté. Après tout, elle m'avait soudainement demandé de sortir avec elle alors qu'on s'était à peine adressé la parole, si ce n'est pour se dire bonjour. Elle m'avait approché peu après que j'eus obtenu les recettes de meurtres.

Mais ce fut seulement à cet instant que j'en eus l'intime conviction. Son manque de réaction prouvait qu'elle n'était pas du tout surprise.

Hésitante, Tsukimori souleva et baissa ses sourcils à plusieurs reprises.

— Oui, je l'avais remarqué, acquiesça-t-elle enfin calmement. Tu te souviens de ce qui s'est passé le lendemain matin après que j'ai perdu les recettes ?

Je me remémorai la matinée en question comme elle me l'avait demandé.

— Ce matin-là, tu m'as adressé la parole, Nonomiya-kun. À ma plus grande surprise. Je me suis alors dit qu'il devait y avoir une raison. Il ne fallut pas longtemps pour en trouver la réponse.

— ... Alors j'ai moi-même vendu la mèche, hein, dis-je en me prenant mécaniquement la tête à deux mains.

Quel idiot j'ai été de me trahir comme ça ! J'avais été incapable de retenir ma curiosité et lui avais adressé la parole ce matin-là, mais évidemment, il n'y avait aucune raison pour moi de faire ça étant donné l'état de nos relations à ce moment-là.

Je secouai frénétiquement la tête pour chasser ces pensées errantes, pris une profonde inspiration et continuai de façon aussi posée que possible :

— ... Quand je suis tombé sur les recettes de meurtres, embrayai-je avec le sujet comme pour enterrer l'erreur que j'avais commise, je pensais que c'était toi qui les avais écrites. Je n'avais à aucun moment imaginé que le propriétaire pouvait être différent de l'auteur. Mais, le mot « recettes » me chiffonnait. Normalement, on aurait appelé ça des « plans de meurtres », non ?

Seule ma voix résonnait dans le parc baignant dans le clair de lune.

— Mais quand j'ai appris que ta mère était professeur dans une école culinaire, j'ai compris que le mot « recettes » devait sûrement être courant dans son vocabulaire — et évidemment, c'était ta mère qui les avait écrites. L'écriture sur une note manuscrite, que je me suis permis d'emprunter une fois chez toi, correspondait à celle des recettes.

— Décidemment, tu ne me déçois jamais, Nonomiya-kun, objecta-t-elle avant de fermer à nouveau la bouche.

Une déclaration pleine de sens, pour être sûr, mais aucun démenti de ce que je venais de dire.

— À ce propos, je voulais te demander : pourquoi est-ce que ce papier était en ta possession ?

Je me penchai légèrement vers l'avant pour jeter un œil à son visage.

— Peu après être entrée en lycée, je suis tombée par hasard dessus-

Elle était calme et en pleine réflexion.

— … J'ai immédiatement compris qui ma mère avait l'intention de tuer.

— Ton père.

— Oui. Au fait, ce n'était pas les seules recettes de meurtres ; il y en a d'autres. Peut-être qu'il y en a même que je n'ai pas encore trouvé.

— ... Je ne m'en serais jamais douté.

J'avais vraiment envie de les lire, elles aussi.

— Je pense que ma mère ne s'était pas rendue compte que j'étais au courant, jusqu'au bout. Je ne le lui ai jamais dit.

— Qu'est-ce que tu en as pensé ? Qu'est-ce que tu avais l'intention de faire après être tombée dessus ?

— Eh bien...

Tout en regardant vaguement en l'air, elle passa la main dans ses cheveux pour les mettre derrière son oreille. Elle cherchait vraisemblablement les bons mots.

— ... Quand je les ai lues pour la première fois, j'ai vraiment été surprise qu'elle ait un visage aussi « cruel ».

Mes yeux étaient rivés sur elle.

— Je savais qu'elle était l'archétype de la femme au foyer. Une femme qui prêtait toujours attention à son apparence et à son comportement.

— ... J'ai du mal à l'imaginer comme ça, avec l'impression que j'en ai eu lors des funérailles de ton père.

L'image hurlante de sa mère en larmes réconfortée par une Tsukimori parée de noire me traversa l'esprit. Le fait que la fragile image que j'avais d'elle tombait en poussière me perturbait.

— J'ignore vraiment comment tu l'imagines, mais tu ne dois pas oublier de qui elle était la mère, dit Tsukimori en esquissant un sourire digne de figurer en couverture d'un magazine de mode. C'était ma mère.

Telle fille, telle mère ? Non, la bonne expression est « Telle mère, telle fille », non ? Quoi qu'il en soit, au moment où je me mis à penser de cette façon, il était étonnamment aisé de me forger une nouvelle image d'elle. Par analogie, la même chose devait s'appliquer à son père.

— Ma mère était professeur dans une école culinaire, la plus grande de la région. Elle donnait des cours à un nombre incalculable d'élèves tous les jours. Apparemment, elle avait même fait plusieurs apparitions dans des émissions culinaires sur une chaîne locale de temps à autre, et elle avait publié plusieurs livres de cuisine. Il paraît qu'elle était assez connue dans le monde de la grande gastronomie, en tant que « chercheuse ès la belle cuisine ».

Mon image de sa mère se remodela.

— Maintenant, imagine qu'une femme pareille écrive quelque chose d'aussi pathétique. Je n'en revenais vraiment pas, déclara-t-elle en haussant légèrement les épaules, exprimant son étonnement.

Pathétique, hein ?

Je répétai ce mot lourd de sens qu'elle venait de prononcer.

— Mais tu as pensé la même chose, pas vrai ? Après les avoir lus, je me suis sincèrement demandée si elle avait vraiment l'intention de tuer quelqu'un avec. Ce n'était même pas digne d'être qualifié de plan. Maintenant, je pense que c'est pour ça qu'elle avait utilisé le mot « recette », parce qu'elle était consciente que c'était trop grossier pour être un plan.

— Aah, je vois.

J'étais entièrement sur la même longueur d'onde.

— Exactement, pour un plan, c'est extrêmement perfectible et pire, incomplet. On pourrait s'estimer heureux si une seule de ces idées réussissait une fois sur cent.

— Mm, acquiesça-t-elle d'abord, mais mes mots suivants la firent froncer les sourcils.

— Mais je pense que c'est justement ce manque de perfection qui donne à ces recettes toutes leurs valeurs.

— Comment ça ?

Je voyais ces idées d'amateur sous un angle différent de Tsukimori. J'y avais réfléchi depuis le tout début.

— Qui croirait qu'un plan de meurtre reposant sur la chance pourrait même exister ?

Tsukimori en avait perdu son latin. Et à raison. Quelques instants plus tôt, elle avait prétendu qu'elle n'aurait jamais imaginé sa mère écrire une chose pareille.

— Imaginons qu'une de ces idées fonctionne, cela apparaîtra comme un « accident », non ?

— C'est une amusante façon alternative de voir les choses, acquiesça-t-elle avec un ton impressionné.

Je continuai :

— Je connais un accident qui prouve virtuellement mon hypothèse-

— … L'accident de mon père, n'est-ce pas ? répondit-elle avant que je ne finisse.

— ... Tu l'admets ?

J'étais un peu étonné par sa réaction inattendue.

— Qu'y a-t-il à nier ? Quoi de plus naturel d'avoir des doutes sur cet accident même après avoir lu les recettes ne serait-ce qu'une seule fois.

Elle agita le papier à côté de sa tête, tout en le tenant au bout de ses doigts.

Je finis par remarquer ce qui avait pu me déranger à son sujet.

— Jusqu'à ce que je trouve les recettes, je n'avais pas idée que ma mère puisse avoir un côté aussi impulsif. Je suppose que son mobile était la jalousie — même si mes parents ne s'accordaient pas beaucoup d'importance l'un à l'autre — parce que mon père avait apparemment une maîtresse. Peut-être qu'elle ne pouvait tout simplement pas accepter le fait qu'il avait une autre femme qu'elle. En ce sens, les femmes sont généralement plus jalouses que les hommes. Tu devrais faire attention, toi aussi, Nonomiya-kun.

Alors qu'il était question de sa mère, de sa famille, je sentais une certaine forme de distance dans sa voix indifférente. Comme si cela ne la concernait pas. Comme si elle parlait de rumeurs concernant un voisin.

Cela avait renforcé ma conviction.

— Je ne peux pas m'empêcher de penser que c'est toi la meurtrière de tes parents, dis-je franchement, ce à quoi Tsukimori ricana.

— Quand bien même je n'aurais aucune raison de le faire ?

Elle inclina sa tête tout en maintenant son sourire.

— Ce n'est pas comme si je laissais de côté ton mobile. Ce sujet m'intéresse vraiment en fait. Mais d'un point de vue qui tient juste compte de la faisabilité — cela fait un moment que j'en suis arrivé à la conclusion que tu as pu le faire.

Tsukimori plissa ses yeux en une forme de croissant de lune l'espace d'une seconde.

— Tu as déjà admis que ce qui est écrit dans les recettes de meurtres ressemble beaucoup à l'accident de voiture de ton père. Maintenant, si on considère que ce n'était pas une question de malchance, mais un incident délibérément organisé, ce crime n'aurait pu être commis par quelqu'un qui n'a pas lu les recettes, pas vrai ?

Tsukimori posa son menton sur sa main et me scruta du regard.

— Ou, autrement dit, il n'a pu être commis que par quelqu'un qui a lu les recettes.

Je fermai les yeux et inspirai.

— J'ai connaissance d'exactement trois personnes qui ont lu les recettes avant l'accident de ton père. Tout d'abord, l'auteur du papier, ta mère. Ensuite, moi, évidemment, vu que je suis tombé dessus par hasard, et enfin-

Je pointai du doigt le papier qu'elle tenait dans les mains.


— … Celle qui a perdu le papier en question — Yôko Tsukimori. Toi


Tsukimori resta silencieuse.

— Je suis convaincu que toi, Yôko Tsukimori, aurait pu mener à bien ce plan, aussi brut et pathétique puisse-t-il être.

Elle brisa son silence et son immobilisme par un murmure.

— ... Tu sais ce que je ressens ?

— Si j'étais capable de comprendre tes sentiments si facilement, je ne te laisserais pas tout le temps me mener par le bout du nez.

— Je suis extrêmement émue. Je ressens tellement d'amour pour toi qui me comprends si bien, même si je sais que tu vas me dire que je me trompe, avec ton habituel ton froid.

— Tu te trompes.

Je réalisai son souhait avec une bonne dose de froideur.

Je ne la comprenais vraiment pas. Alors que je venais de l'accuser de meurtre, elle avait souri sans faillir, ni provoquée, ni inquiète. Son comportement inchangé me faisait presque penser qu'elle ne cachait rien du tout.

Était-ce une absolue confiance en soi qui se cachait derrière ce calme olympien ? Était-elle confiante à l'idée de pouvoir balayer toutes mes accusations ?

Ça ne suffit pas. À moins de m'enfoncer plus profondément et de briser sa carapace de l'intérieur, je ne verrai jamais ce que je recherche.

— ... Quelque chose me chiffonne depuis le début, commençai-je. Je te trouve bien trop objective vis-à-vis de tes parents. Tu es aussi calme que s'il était question de parfaits inconnus.

Tsukimori montra un léger scepticisme.

— Tu trouves ? J'ai dix-sept ans, je ne suis plus en âge d'encore dépendre de mes parents, non ? Il se passe la même chose entre parents et adolescents dans les autres familles, pas vrai ?

J'objectai immédiatement et fermement :

— Non.

Tsukimori ferma la bouche, puis me lança un regard noir.

— Oh, allez quoi, y'a clairement quelque chose qui cloche ici. Je veux dire, ta mère avait imaginé un plan pour tuer ton père ! Dans une famille normale, tu aurais tenté de l'arrêter, non ?

Tsukimori écarquilla les yeux pendant un instant.

— Tu sais pourquoi je t'ai d'abord demandé ce que tu as fait après avoir trouvé les recettes ? Parce que j'avais espéré que tu dises que tu avais essayé de la dissuader de le faire. Mais toi, tu n'as fait que donner ton avis sur le contenu des recettes-

Elle ouvrit légèrement la bouche, comme pour essayer de dire quelque chose.


— … Est-ce que l'idée de l'arrêter t'a traversé l'esprit ne serait-ce qu'une seconde ?


Le désarroi que montrait Tsukimori à ce moment-là était bien plus évocateur que n'importe quel mot.

Elle se blottit, en serrant ses minces jambes contre elle.

— Bien que tes relations avec tes parents étaient sans conteste très minimes, étrangement, il n'y a aucun signe comme quoi vous vous entendiez mal.

En reconsidérant les différentes réactions que j'avais eues de Tsukimori par le passé, je me rendis compte qu'elle n'était pas indifférente à la perte de sa « communauté », connue sous le nom de famille. Après la perte de ses parents, elle semblait très fragile de temps en temps. J'étais convaincu qu'elle n'avait à aucun moment souhaité leur mort.

— Tu les trouvais inintéressants, pas vrai ?

C'était ce que j'en avais conclu.

Si on m'obligeait à discuter de quelque chose qui ne m'intéressait pas, je suppose que j'aurais également parlé avec une certaine distance.

— ... Plutôt qu'un manque d'intérêt, il serait plus approprié de dire qu'il ne nous était pas nécessaire de nous intéresser les uns aux autres, murmura-t-elle. Je ne détestais pas mes parents, tu sais. Je suis sincère. C'est juste que la famille Tsukimori a été bâti sur le principe de l'individualisme. C'était une règle tacite que chacun ne devait pas se mêler des affaires des autres. En fait, c'était seulement grâce à cette règle que nous avions réussi à vivre en harmonie.

Comme si elle se remémorait le passé, Tsukimori plissa légèrement les yeux.

— J'étais déjà capable de me débrouiller toute seule quand j'étais encore petite. Ma mère aussi n'aurait eu aucun mal à vivre sans mon père. Quant à lui, il se contentait d'accomplir son rôle d'homme de la maison, en ramenant de l'argent, mais cela n'allait pas plus loin. Que tu le croies ou non, quand j'étais petite, je ne le voyais que comme un gentil oncle qui nous donnait de l'argent.

Son sourire se courba d'autodérision.


— Comme tu l'as dit, je n'ai jamais songé à arrêter ma mère.


Avec un sourire impuissant, elle baissa les yeux.

— J'ai été en mesure d'accepter les recettes de meurtres sans problème, parce que je partais du principe que ma mère avait ses propres idées et sa propre vie. Mais je suppose que j'aurais dû l'arrêter, comme tu l'as justement dit.

Elle serra le poing, ses doigts blancs s'enfonçant dans sa paume.

— Si j'avais grandi dans une autre famille, peut-être que j'aurais agi différemment.

Tsukimori leva la tête.

— Mais tu sais, dit-elle d'une voix vide. C'est comme ça que j'ai été élevée depuis ma naissance.

Ses yeux étaient d'une clarté époustouflante. Il n'y avait pas la moindre once de regret dans sa silhouette majestueuse et honnête. De mon avis, Yôko Tsukimori était forte.

Mais dans le même temps, elle était tout aussi seule.

Pendant cet instant de sublimité, elle était aussi belle et éphémère qu'un mirage, mettant mon cœur en émoi.

— Tu t'es pas sentie seule ?

Elle répondit brièvement à ma question en secouant la tête :

— Pas du tout.

Elle sourit.

Ne se reposer sur personne me semblait être une vie solitaire. Mais elle-même prétendait que non.

— Même maintenant ? insistai-je une fois de plus. Tu ne te sens pas seule malgré la perte de tes deux parents ?

Je trouvai que c'était une façon de vivre effroyablement triste. Peut-être que je m'imaginais des choses, mais Tsukimori me paraissait si seule alors qu'elle était assise là, sans rien dire.

Le moment d'après, elle esquissa un sourire légèrement mal à l'aise et leva les yeux au ciel. La lune qui se réfléchissait dans ses yeux donnait à ces derniers un éclat doré.

Quand elle reposa son regard sur moi, elle déclara :

— Je ne suis pas seule-

L'habituelle attitude taquine dont elle faisait preuve avec moi avait disparu.

— … Parce que tu es là pour moi maintenant, Nonomiya-kun.

Je ne vis aucun sourire ni dans ses yeux ni sur ses lèvres. Elle était extrêmement sérieuse.

Ce fut un moment mémorable où j'avais enfin fini par faire tomber son sourire.

La tour horloge était sur le point d'indiquer minuit.


Elle n'avait aucune raison convaincante de tuer ses parents. Du moins, je n'en voyais aucune.

Qui plus est, le fait que Yôko Tsukimori n'était pas une fille qui aurait recours à quelque chose d'aussi stupide que le meurtre était déjà gravé en moi.


Et pourtant, ses parents n'étaient plus.


Je murmurai :

— J'ignore comment décrire ce sentiment.

Quels mots seraient les plus appropriés ?

Je me levai de la rambarde parce que je ne pouvais plus rester en place et me mis à marcher dans le parc, la laissant seule.

Tout en mettant de l'ordre dans mes pensées, j'avançais lentement et enfonçait volontairement bien le pied dans la terre à chacun de mes pas. Mes jambes me menèrent inconsciemment vers la falaise qui donnait une vue imprenable sur la ville.

Enfin, j'atteignis la frontière entre le parc et la falaise.

Cette frontière était délimitée par un grillage rouillé vert foncé qui m'arrivait un peu au-dessus de la hanche. Je me penchai et regardai en bas. Je compris qu'il ne fallait pas grand-chose pour tomber de là et atterrir sur la pente escarpée.

Je posai mes bras croisés et mon menton sur le grillage, ce qui le fit légèrement pencher d'un côté. Je regardai en direction de la ville.

La ville remplissait mon champ de vision avec ses lumières brillantes. Elle n'avait rien à voir avec la silhouette renversante d'une métropole la nuit, mais j'étais tout de même profondément ému, étant donné que c'était ma ville natale.

Malgré sa petite taille, il s'y passait toujours quelque chose. La nuit aussi, il devait y avoir une voiture de sport rouge conduite par cet homme quelque part en bas. Est-ce que l'accro au chocolat était toujours debout ? La petite fille ressemblant à un ouistiti pygmée devait vraisemblablement déjà avoir rejoint le monde d'Orphée.

Les visages de différentes connaissances me traversaient l'esprit tel un kaléidoscope.

— C'est fascinant, n'est-ce pas ? C'était ce que je voulais te montrer, Nonomiya-kun.

La personne qui était apparue en dernière dans mon esprit, et de loin de façon la plus vive, était synchronisée avec la personne qui admirait la ville juste à côté de moi.

Un coup de vent froid fit voler ses cheveux. Elle se recroquevilla à cause du froid.

Cette scène me remémora ce jour pluvieux où elle était dans son uniforme froid et trempé.

Jamais je ne pourrais oublier cette nuit-là où je lui avais demandé pourquoi les gens en tuaient d'autres. Bien entendu, je n'avais pas non plus oublié sa réponse.

Au moment où je me rappelai de sa réponse, mon corps se mit spontanément à trembler, suivi par un gloussement de ma part.

— ... J'ai enfin trouvé la réponse. J'ai enfin compris pourquoi tu as tué tes parents ! chuchotai-je.

Elle se contenta de commenter calmement :

— Je vois.

Elle était dans un coin de mon champ de vision, et j'étais dans un coin du sien, quand j'eus cette révélation.


— Parce que tu en as eu envie.


Après que j'eus dit ça en riant, elle me répondit avec le sourire d'une fille qui venait juste de recevoir un bonbon :

— Tu es génial.

Comme elle me l'avait dit cette nuit-là, « par envie » était la seule explication possible à un acte dépourvu de raison.

J'en riais parce que c'était une réponse stupide. Qui croirait une chose pareille ?

Les seuls à pouvoir la comprendre étaient moi et — Yôko Tsukimori.

Soudain, elle s'approcha de moi.

— ... Si tout ce que tu dis est vrai, alors je suis quelqu'un d'horrible, murmura-t-elle doucement dans mon oreille. Tuer ses parents, tromper son monde, toi inclus, et vivre sans le moindre remords.

Puis — le châle semi-transparent qu'elle portait flotta jusqu'au sol.

— Mais c'est un fait avéré : il existe des cas de personnes qui ne respectent pas les règles. Des gens que rien n'arrête, qui sont ridiculement libres-

Je fus pris de court. Elle avait enjambé le grillage sans aucune hésitation — le faisant pencher lentement vers l'abîme avec elle.

— … Nonomiya-kun. C'est toi qui décides ! Si tu ne la punis pas, l'horrible Yôko Tsukimori sera toujours en cavale.

Assise sur le grillage, elle fit l'impensable : elle se pencha en arrière vers le vide. Ses cheveux tombaient en direction de l'insondable obscurité. Désormais, seuls ses menus bras blancs maintenaient son corps tout aussi mince. La douce courbure de son cou blanc comme neige se trouvait juste sous mes yeux.

— Si tu venais à juger que je ne mérite pas de vivre... Tu comprends, n'est-ce pas ?

Une légère poussée contre sa poitrine aurait suffi à la faire tomber dans le ravin.

— ... T'es folle ou quoi ? Tu comprends ce que tu viens de dire ?

Je doutais de sa santé mentale.

— Qui sait ? Je me considère parfaitement saine d'esprit. Enfin, il est vrai que je dois paraître un peu bizarre dans la tête d'un excentrique comme toi.

Comme si elle profitait d'un bain de clair de lune, elle ferma les yeux avec un visage paisible.

— J'ai décidé depuis très longtemps de me dévouer entièrement à « l'élu de mon cœur ». Tu peux me croire.

Il semblait que « entièrement » incluait également sa vie.

— ... Je suis absolument incapable de comprendre ce qui peut bien te passer par la tête en ce moment. C'est quoi pour toi l'élu de ton cœur ?

Sa réponse fut claire et précise.


— Mon prince.


Ses mots furent accompagnés d'un sourire transpirant de bonheur. Étant donné l'absence totale de peur sur son visage, elle était sérieuse.

Soudain, l'apparition ultime de sa mère, que Konan m'avait décrite, me traversa l'esprit. Un frisson me parcourut le dos. J'avais sans le vouloir imaginé une scène très spéciale.


La scène d'une beauté à couper le souffle du corps sans vie de Yôko Tsukimori entouré d'innombrables azalées mauves en fleur — était dépeinte par mon imagination.


Ma gorge se noua. Je rougis jusqu'à la moelle. Avant de m'en rendre compte, mes doigts avaient atteint sa poitrine.

Le bout de mes doigts touchait celui de ses seins. Elle laissa échapper un bref soupir et tendit les orteils dans ses ballerines.

Mon sang se mit à bouillonner à cause de l'excitation qui m'avait étreint. Oh, quelle douce sensation ! Un simple de mes doigts pouvait décider de vie ou de mort sur Yôko Tsukimori.

À ce moment-là, sa belle robe blanche comme neige ressemblait à un linceul funéraire à mes yeux.

Elle avait sans doute procédé à toutes les préparations nécessaires. Je soupçonnais le scénario prévu d'être quelque chose du genre « une fille au cœur brisé suit ses parents dans la mort ».

Autrement dit, personne ne m'aurait puni si je la poussais.

Elle m'avait appelé son prince. Si j'étais réellement son prince, le rôle qui m'était dévolu aurait sûrement été de libérer la princesse qui était retenue prisonnière dans un château.

... Tsukimori. Pardon de ne pas être à la hauteur de tes attentes, mais j'ai bien peur de ne pas être un prince. Je suis et je resterai à jamais le Villageois A. C'est ce rôle qui me convient le mieux.

Mon cœur battait à tout rompre dans ma poitrine. Mon souffle haletant me poussait à me lancer. Après avoir pris une profonde inspiration et serré fermement mes dents, je tendis lentement le bras en direction de la fille en habit funéraire — le glissa autour de son délicat dos et je la tirai vers moi de toutes mes forces.

L'excès de force utilisée me fit tomber en arrière avec elle dans mes bras. Tout en continuant à lutter contre la douleur dans mon dos, elle s'assit à califourchon sur moi.

— ... N'oublie jamais, commença-t-elle tout en posant une main sur sa poitrine, que c'est cette vie que tu as sauvée.

Tu as ramassé un chiot, alors assume tes responsabilités et occupe-toi en tout seul — en me remémorant les paroles que ma mère m'avait dites il y a longtemps, mon humeur toucha le fond. Depuis quand étais-je devenu quelqu'un de bien ?

— ... Tu me testais ?

— Ne t'en fais pas, j'ai confiance en moi. Je sais que tu ne regretteras pas de m'avoir sauvée.

Elle serra de façon optimiste le poing devant elle. Cet adorable sourire presque provocateur qu'elle m'avait esquissé me conforta à l'idée qu'elle avait prévu la tournure des évènements depuis le tout début.

Je ricanai.

— Cela fait longtemps que je regrette-

… de t'avoir rencontrée.

— Pardon, mais tu pourrais descendre ?

Elle était audacieusement assise sur mon bassin. Pour l'instant, je voulais juste faire quelque chose pour son manque de manières.

Malheureusement, elle n'avait visiblement aucune envie de descendre. Elle se mit sur ses genoux, se pencha sur moi tout en posant ses mains à gauche et à droite de ma tête et commença à parler juste au-dessus de moi, avec ses yeux regardant droit dans les miens.

— Qu'est-ce que tu vas faire ? Qu'est-ce que tu veux faire ? Tu comptes parler à la police des recettes et de ce que je viens de te dire à l'instant ?

Tandis que ses lèvres charnues formaient des mots, mes cheveux étaient doucement caressés par son souffle chatouillant.

— Je ne t'en empêcherai pas si c'est ce que tu veux faire !

Apparemment, elle ne cherchait pas spécialement à me provoquer ; alors que son visage était doux comme à son habitude, sa voix avait pris un ton sérieux.

— T'as vraiment peur de rien, hein ?

Je la dévisageai d'en-dessous.

— C'est parce que t'es sûre de pouvoir tromper la police ? Ou c'est parce que tu me sous-estimes ?

— Aucun des deux ! dit-elle en secouant ses cheveux doucement. Je sais plus que n'importe qui que je suis innocente.

Elle était calme.

— Faisons une petite expérience... S'il y avait un incident qui insinuait très clairement un meurtre et que je te disais que ce n'était qu'un accident qui était la conséquence d'une série de coïncidences malheureuses, me croirais-tu ?

Ses cheveux tombant étaient balayés par une brise nocturne et me caressaient le bout du nez.

— ... Bien sûr que non !

Comme Tsukimori avait gardé son calme olympien, j'avais hésité un moment.

— N'est-ce pas ? Tu ne me croirais pas de toute façon, alors je vais te laisser faire comme ça te chante.

Le moment d'après, elle arbora un doux sourire, accompagné de plumes dansantes dans mon imagination.

— Mais n'oublie pas qu'il n'y a qu'une seule vérité pour moi.

Est-ce que quelqu'un qui rit de façon aussi pure peut mentir ?

Je n'en avais franchement pas la moindre idée.

— Et puis, tu es celui que j'ai choisi. Alors il ne devrait rien y avoir d'étrange à ce que je respecte tes décisions, même si elles différent de la réponse que j'attendais.

— Choisi ? répétai-je avec méfiance.

Ce mot sonnait différemment de l'expression « élu de mon cœur » qu'elle avait utilisée plus tôt. Je jugeai que la nuance se situait au niveau de la « confiance accordée ».

— Il y a un point où tu te méprends, Nonomiya-kun.

— Comment ça ?

— Ce n'est pas du tout une coïncidence si tu t'es retrouvé avec les recettes de meurtres.

— ........... Hein ?

Abasourdi, j'élevai la voix.

— Rappelle-toi de ce qui s'est passé ce jour-là.

C'était un souvenir toujours vif dans mon esprit. C'était arrivé après les cours. J'avais trouvé les recettes de meurtres dans son cahier, qu'elle avait fait tomber par terre.

Elle se mit soudain à glousser.

— Je suis une fille à ne pas prendre à la légère, si je peux me permettre, non ? Est-ce que tu crois vraiment que quelqu'un comme moi-

Le visage qu'elle me montra ensuite allait rester gravé dans mon cerveau pour un long moment. Il était d'une stupéfiante cruauté tout en étant d'une grande beauté.


— … pourrait perdre quelque chose d'aussi important que les recettes de meurtres ?


Non. Une telle erreur était impensable pour quelqu'un comme elle, pour elle qui était la seule et unique personne absolument parfaite que je connaissais.

Ce jour-là, j'avais participé à une réunion — la réunion mensuelle des délégués de classe. Un des deux délégués de la classe était moi. Et donc, qui était l'autre ?

C'était la personne juste en face de moi.

Maintenant que j'y repense, elle s'était dépêchée de rentrer en classe après la fin de la réunion. J'imagine qu'elle avait fait ça afin de gagner du temps, de façon à s'assurer que les recettes de meurtres tombent entre mes mains, « par hasard ».

Comment avais-je pu passer à côté d'un détail aussi trivial ? Le fait qu'elle cherchait les recettes le lendemain matin devait sûrement faire partie de son plan pour me faire croire qu'elle les avait perdues « par hasard » également.

Il semblerait qu'elle me menait pour le bout du nez depuis le tout début. Ce fait humiliant me prit par les tripes et pire, me terrifia au plus haut point. Je ne pouvais même pas pousser un gémissement dans cet état de choc.

Tsukimori se leva en gloussant.

— Pas une seule chose ne s'est pas déroulée comme je l'entendais. J'aurais pu obtenir tout ce que je voulais si je le voulais vraiment. Mes souhaits définissent comment les choses vont se régler.

Normalement, ce genre de déclarations auraient été extrêmement prétentieuses, mais elles semblaient d'une logique implacable sorties de la bouche de Yôko Tsukimori.

— Mais ce genre de vie est extrêmement ennuyante et creuse, tu ne crois pas ? À quoi bon vivre ce genre de vie ?

Elle se dirigea vers son châle tombé par terre.

— Difficile de se sentir excité à l'idée de recevoir un cadeau dont on connait déjà le contenu, continua-t-elle en arcboutant légèrement ses épaules. Néanmoins, je n'ai pas renoncé à l'idée d'être la Yôko Tsukimori que tout le monde désire, parce qu'il est facile de jouer les élèves modèles et ce n'est pas si mal de répondre à leurs attentes.

Après l'avoir ramassé, elle s'enroula le châle autour des épaules, sautilla dans ma direction avec le pas léger d'une ballerine et atterrit juste à côté de ma tête. Puis, une ombre épaisse recouvrit entièrement mon champ de vision, alors j'avais presque l'impression que la lune s'était retrouvée cachée par les nuages sombres. En fait, elle s'était penchée au-dessus de moi les bras sur ses hanches.

— Tu veux savoir pourquoi je t'ai confié les recettes, Nonomiya-kun ?

Pour moi, aussi exaspérant que cela pouvait paraître, c'était déjà un fait presque établi que quand elle faisait ce genre de visage sournois, la réponse ne pouvait pas être bonne à entendre.

— C'est parce que, de tous les gens que j'ai rencontrés, tu étais celui qui avait l'air de s'ennuyer le plus ! dit-elle comme si elle venait de tomber sur une mine d'or.

Je détournai le regard.

En plein dans le mille.

Comme elle l'avait deviné, je passais le plus clair de mon temps à me plaindre à quel point le monde me paraissait barbant. Mon imagination était un havre qui me libérait de l'ennui de ma vie quotidienne.

Je ramassai les recettes de meurtres et me levai.

— Tu as dépassé toutes mes attentes. Parler avec toi se trouva être si excitant, Nonomiya-kun. Chaque jour est devenu exaltant depuis que tu es entré dans ma vie. Mon cœur bat plus fort en ta compagnie qu'avec n'importe qui d'autre. J'ai alors réalisé que tu étais « l'élu de mon cœur ». Il me fut donc facile de tomber amoureuse de toi.

Puis, comme tout s'était déroulé comme elle l'avait prévu, et moi, toujours aussi stupide, j'avais mordu volontiers à l'irrésistible hameçon, les recettes de meurtres.

Le pas lourd, je me dirigeai à nouveau vers le grillage comme s'il m'attirait. Au son de ses pas, je compris qu'elle courait après moi.

— ... Ah !

Le grillage grinça. Elle s'agrippa fermement à lui, et à côté de moi, se pencha pour regarder vers le grand espace noir en contrebas. Elle comprit rapidement qu'il n'y avait plus rien à faire, se redressa et se tourna vers moi.

— ... Tu ne le regretteras pas ?

Mon bras droit était entièrement tendu par-dessus le grillage.

Un avion en papier blanc dessinait des cercles dans les airs tout en s'enfonçant lentement dans l'insondable obscurité. L'avion allait sûrement atterrir quelque part dans le ravin, se retrouver exposé aux caprices du temps pendant des mois et finalement retourner à la poussière.

— C'est pas grave. On n'en a plus besoin.

J'étais pareil. Moi aussi, je n'avais pas cherché la vérité derrière les recettes de meurtres en quête de justice.

— Ah, alors tu vas enfin croire que je suis innocente ?

Je me tournai dans sa direction en souriant et déclarai froidement :

— Tu es devenue folle ? Bien sûr que je doute encore de toi !

Elle plissa les yeux, perplexe.

— Ça n'a pas de sens. Pourquoi avoir jeté les recettes de meurtres dans ce cas ?

— Qui croirait à des salades pareilles ? Je veux dire, qu'est-ce que je vais dire à la police quand ils vont me demander pourquoi tu as tué tes parents ? Tu crois que ça va passer si je dis « Oh, je crois qu'elle en avait juste envie » ?

Sans la connaître bien, comprendre son mobile allait être très compliqué. Ayant vu le véritable visage de Yôko Tsukimori, j'étais le seul à pouvoir acquiescer face à une telle allégation.

— Mais as-tu d'autres choix ? C'est la réponse que tu as trouvée, après tout. En laissant de côté le fait qu'ils te croient ou non, dit-elle avec un ton taquin.

— C'est débile. C'est juste un coup à se taper la honte du siècle, répondis-je en secouant la tête.

La magie avait disparu à la seconde même où j'avais dégainé les recettes de meurtres, mon atout, devant elle et où j'en avais révélé le contenu.

J'avais réalisé que, au final, les recettes de meurtres n'étaient rien d'autre qu'un « bout de papier ».

Elle m'avait appris que ce n'était pas les recettes elles-mêmes qui avaient de la valeur, bien que je les avais chéries comme tel, mais le fait qu'elles étaient les recettes de meurtres « de Yôko Tsukimori ».

À ce moment-là, après m'être remis du choc d'avoir été mené par le bout du nez pendant tout ce temps, une émotion différente m'envahit.

Quand bien même cela ne correspondait pas trop à mon caractère, cette émotion pouvait être décrite comme un instinct de protection.

De son propre aveu, elle m'avait confié les recettes parce que j'avais l'air plus mort d'ennui que n'importe qui d'autre. Parce qu'elle avait conclu que j'allais sans aucun doute montrer de l'intérêt dans l'exaltation offerte par les recettes de meurtres.

Sans le vouloir, mais il était indéniable que j'avais été considérablement divertissant.

En gros, elle était également à la recherche de quelque chose qui pourrait donner du piment à sa morne vie quotidienne. Dans ce sens, nos intérêts s'étaient inconsciemment complétés sans le savoir.

Cependant, j'en étais malheureusement arrivé à une autre interprétation.

… L'idée qu'elle ait pu être accablée par les recettes de meurtres m'avait effleurée.

Elle était bouleversée. La découverte des recettes de meurtres, et une facette totalement inconnue de sa mère en plus de ça, l'avait perturbée bien plus qu'elle n'aurait pu l'imaginer. Inconsciemment, elle se mit en quête de trouver le moyen de régler les choses, et au final, m'avait confié, à moi qu'elle avait trouvé après de longues recherches, les recettes de meurtres.

Ce signal n'était pas suffisamment fort pour être qualifié de SOS. Elle cherchait peut-être simplement à partager cette information. Peut-être qu'elle voulait juste que quelqu'un d'autre sache.

Ce fardeau était manifestement un peu trop pour elle.

Peut-être que je surinterprètais un peu trop, mais je n'y pouvais rien, vu que c'était l'impression que j'en avais. Ma contrariété fut balayée en l'espace d'une seconde.

De penser que Yôko Tsukimori, la seule personne qui pouvait se vanter d'être parfaite, avait été bouleversée comme une faible fille et s'était fiée à moi, j'en avais le cœur qui se mettait à battre encore plus vite que jamais.

Quel beau petit couple, palpitait-il.


Mon regard se posa sur le nombre indiqué par la tour horloge derrière elle.

— Déjà minuit passé ?

Après avoir murmuré ça, elle se retourna avec entrain et vigueur, faisant tournoyer la partie jupe de sa robe comme un parasol. L'aiguille des heures avait dépassé depuis un moment minuit.

— Quel choc. Comment ai-je pu manquer un évènement aussi important ?

Quelque chose de rare était arrivé : elle était démoralisée.

— En fait, aujourd'hui, c'est mon anniversaire ! Oh, et moi qui avais l'intention de prier pour toutes sortes de choses au moment où l'horloge aurait indiqué minuit...

— Joyeux anniversaire, lui souhaitai-je avant qu'elle ne puisse dire quoi que ce soit de plus.

Après s'être recoiffée et avoir ajusté sa robe, elle se tourna vers moi avec un grand sourire.

— Nonomiya-kun, tu sais, la date a changé, alors c'est mon anniversaire...

— Je viens juste de te souhaiter un joyeux anniversaire. Tu n'écoutais pas ?

— Si, alors je te dois des remerciements un peu tardifs. Mais tu sais, personnellement, je préférerais autre chose que de simple mots, mais-

— Non.

— Je n'ai pas terminé, Nonomiya-kun. Tu devrais écouter ce que les autres ont à dire jusqu'au bout.

— Et toi, souviens-toi bien de ça, Tsukimori. Je suis loin d'être suffisamment sympa pour écouter jusqu'au bout une chose dont je sais déjà qu'elle ne me plaira pas.

— Ne t'en fais pas ! Je ne vais pas demander de cadeau cher. Enfin, ce n'est pas vraiment un cadeau, mais plus un souvenir, dit-elle tout en sortant son téléphone portable de sa poche et en le tendant devant mon nez. Je veux une photo de nous deux.

— ... Tu demandes ça alors que tu sais pertinemment que je déteste ça ?

— Ah bon ?

Elle fit insouciamment l'innocente. Au café, Usami avait un jour demandé une photo de moi. Evidemment, Tsukimori était forcément au courant.

— Je t'en prie. Je ne demanderai rien de plus si tu exauces juste ce vœu. Ce jour n'arrive qu'une fois par an, alors s'il te plait !

À l'inverse de son ton implorant, elle me retenait en me tenant par le poignet avec les deux mains. Elle était sur le point d'avoir le dernier mot.

— ... Bon, d'accord ! Mais juste une, tu m'entends ?

Je cédai rapidement parce que je savais déjà que les efforts requis pour faire plier son obstination n'en valaient pas la peine.

— Merci beaucoup ! se réjouit-elle en claquant des mains. Allons la prendre devant l'horloge ! dit-elle avant de se diriger vers l'endroit en question, en me tirant par le bras.

La tour en question faisait trois fois notre taille et était densément recouverte de peinture blanche.

— Mh, quel endroit conviendrait le mieux...?

Elle n'arrivait pas à décider où prendre la photo. Quand je lui dis que ça n'avait pas d'importance, elle objecta qu'elle n'avait qu'une seule chance.

Puis, comme elle me demanda si je la laisserais prendre plusieurs clichés dans ce cas-là, je ne pus que me taire, m'adosser au mur et attendre jusqu'à ce qu'elle ait pris sa décision.

Je ne voyais pas du tout en quoi tel ou tel endroit différait d'un autre, mais elle déclara satisfaite :

— Oui, ici. On dirait que ce serait le meilleur endroit finalement.

Elle me fit un signe de la main.

— Viens là.

Je me positionnai à ses côtés.

Puis elle s'approcha de moi comme jamais auparavant. Mis à part le tissu qui constituait sa fine robe, je sentais également diverses autres choses qui n'avaient rien à voir avec ses vêtements.

— Si je ne fais pas ça, on ne rentrera pas dans le cadre, prétendit-elle avec le bras dans lequel elle tenait son portable complètement tendu, avant que je ne puisse m'y opposer.

Pensant que j'étais censé prendre la photo vu que mon bras était plus long que le sien, je me saisis du portable. Après que j'eus confirmé quel bouton je devais presser, elle me dit d'attendre une seconde et prit le châle de ses épaules.

Je la regardai avec mon bras tendu, me demandant ce qu'elle faisait, alors qu'elle le mettait sur sa tête et y épinglait la fleur blanche qu'elle utilisait en guise d'épingle à cheveux.

— Bien, dit-elle et, sûrement parce que je la regardais avec méfiance, ajouta, C'est mignon comme ça, non ? On dirait une princesse.

En effet, ça lui allait si bien que j'en oubliais de le nier.

Je pressai le bouton à son signal, ce après quoi un bruit mécanique d'obturateur fut émis par le téléphone. Trop impatiente, elle m'arracha le téléphone des mains pour regarder à quoi ressemblait la photo.

Tout en admirant la photo d'un air satisfait, elle acquiesça légèrement :

— Oui, elle est exactement comme je l'avais imaginée.

De temps en temps, elle se mit même à glousser. Tant mieux pour elle si son cadeau était à son goût.

— Merci de m'avoir laissé prendre cette photo. J'en prendrai grand soin.

— Ouais, prends-en soin de façon à ce que personne ne la voit et je pourrais dormir l'esprit tranquille.

Je n'avais même pas envie d'imaginer ce qui se passerait le jour où les mecs du lycée découvriraient cette photo, et le fait que le visage de Kamogawa fut la première chose qui me traversa l'esprit m'agaça au plus haut point.

— Quel dommage. Et moi qui avais déjà prévu de me vanter avec devant Mirai-san et Chizuru...

Dieu merci, je lui avais interdit de le faire.

— ... Oh, tant pis, je vais la savourer toute seule dans ce cas. En faire l'image de fond de mon portable et la regarder pendant les cours avec un grand sourire sur le visage. L'embrasser avant d'aller dormir.

— Et si je supprimais cette photo maintenant ?

— Je plaisante, voyons, ria-t-elle malicieusement.

C'est ce qu'on ressent quand quelqu'un a l'avantage sur soi.

— Tu veux y jeter un œil, toi aussi ?

— Avec plaisir.

Comme c'était une photo de moi qu'elle allait désormais précieusement conserver, je me sentais obligé de voir à quoi j'y ressemblais.

J'approchai mon visage de l'écran de son téléphone, qu'elle tenait devant elle, tout en pliant légèrement les genoux. Ses paroles suivantes me parvinrent juste quand mon oreille fut au niveau de ses lèvres.

Gekkou-319.jpg

Après avoir attendu que je vois la photo, elle murmura :


— Tu vois ? On ressemble à de jeunes mariés devant une église lors d'un mariage privé, tu ne trouves pas ?


Je jetai un œil à l'écran. Étaient dépeints un jeune garçon vêtu de noir et une jeune fille vêtue de blanc joyeusement collés l'un à l'autre.

Avec juste un peu d'imagination, le châle sur la tête de la fille ressemblait à un voile de mariée. Et mystérieusement, dès que j'eus cette impression, le garçon, lui aussi, semblait porter un costume de marié.

Les impressions sont vraiment des phénomènes vicieux : je remarquai ensuite que la tour horloge ressemblait à une partie d'église. Si la mariée avait porté un bouquet, on aurait vraiment cru que c'était une photo prise lors d'une cérémonie de mariage.

Instinctivement, je tendis le bras pour tenter de lui arracher le téléphone des mains, mais elle esquiva avec un joli tour sur elle-même tel un pétale de fleur dansant dans le vent.

— Donne-moi ce téléphone.

— Non ! Je suis sûre que tu vas effacer la photo sinon.

— Évidemment !

Je tentai une fois de plus de le lui prendre. Hélas, elle s'échappa telle une petite fée dansant sur la pointe des pieds à la surface de l'eau, alors la distance nous séparant ne fit que grandir à vue d'œil. Puis, elle grimpa sur un toboggan.

— Nonomiya-kun, je suis là ! cria-t-elle en me faisant des signes de la main, aussi innocemment qu'une enfant.

Yôko Tsukimori était déchaînée et libre quand elle montrait son vrai visage. C'était bien trop pour quelqu'un d'aussi apathique que moi.

— Je m'en vais.

Cette soirée m'avait fatigué.

— Attends ! s'exclama-t-elle du haut du toboggan alors que je passai à côté de ce dernier pour quitter le parc.

Je me contentai de tourner la tête et regarder vers elle.


— Pourquoi être venu seul ce soir ?


Éclairée par le clair de lune et enveloppée dans un voile, la Tsukimori blanche comme neige paraissait aussi majestueuse que Jeanne D'Arc en son temps avait pu l'être.

— Pourquoi tu n'as rien dit à personne au sujet des recettes de meurtres ? Tu en as eu plus d'une fois l'occasion, non ? Rien que Konan par exemple... Tu ne crois pas qu'il aurait pu convaincre les gens d'écouter ton histoire à dormir debout ? demanda-t-elle avec une voix légèrement mélancolique.

Dans un silence religieux, j'étais la seule chose qui se trouvait dans ses yeux quand elle regardait vers le bas sans bouger le petit doigt.

Sans le vouloir, je me tordis de rire.

Pourquoi ? Parce que j'avais immédiatement réalisé avec quelle facilité je pouvais répondre à sa question. Dire que, jusque récemment, je ne le savais moi-même pas vraiment malgré le fait que j'avais été si prudent avec les autres, j'étais vraiment un imbécile.

Maintenant, la réponse était claire comme de l'eau de roche.

Qu'elle ait tué ses parents ou quelqu'un d'autre, qu'elle soit coupable ou innocente, même s'il y avait un incident qui insinuait très clairement un meurtre mais qui se trouvait juste être un accident qui était la conséquence d'une série de coïncidences malheureuses — peu importe.

Elle leva un sourcil dans un coin de mon champ de vision.

— C'est simple, commençai-je en levant les yeux au ciel nocturne.


— … Je suis le seul au monde à avoir le droit de douter de toi.


Nous n'avions besoin de personne d'autre. C'était bien plus que suffisant si moi seul connaissais la véritable Yôko Tsukimori.

Enfin, le vent nocturne froid me transmit un murmure chaleureux.

— ... Mm, je ne suis pas seule finalement.

Mes yeux devaient être grands ouverts quand je me retournai vers le toboggan qui était éclairé par le projecteur argenté.

Elle souriait avec les larmes aux yeux, presque en pleurant de joie.

Comme j'ignorais quoi dire, je me tus et grava la silhouette d'une inconnue Yôko Tsukimori dans ma mémoire.

Soudain, elle se recroquevilla. Puis, elle se laissa glisser le long du toboggan sans même se soucier de ses vêtements ou de sa jupe, commença à courir et me sauta droit sur le dos, où elle enroula ses bras fermement autour de moi.

Tout en enfonçant son visage dans mon dos, elle dit avec une voix assez étouffée :


— … Tu es le seul au monde à qui je donne le droit de douter de moi.


Sa voix avait l'air enjouée.

Je n'étais pas assez cool pour laisser quelqu'un s'accrocher à moi sans ma permission, mais ses bras étaient si fermement agrippés à moi que je ne pouvais pas m'en défaire. Elle était comme enchaînée à moi, ce qui ne pouvait mieux ridiculement illustrer notre relation actuelle.

J'arrêtai de résister et levai les yeux au ciel en poussant un soupir.

La belle lumière argentée de la lune brillait sur la Terre tels des fils en soie, qui étaient ensuite absorbés par la Terre. Sans faillir, comme si la lune essayait de teindre toutes les créatures du monde avec sa lumière immaculée.

Comparées au clair de lune, toutes les autres sources de lumière paraissaient à jamais si faibles. Les étoiles avaient beau briller de toutes leurs forces, les rues avaient beau émettre autant de lumière qu'elles le voulaient, rien n'arrivait à la cheville de ce clair de lune qui enveloppait tout.

Sans m'en rendre compte, je tendis le bras jusqu'à la lune — tout en sachant pertinemment que je ne pourrais jamais l'atteindre.

La décision que j'avais prise cette nuit-là n'avait peut-être pas été la bonne. Peut-être que j'allais le regretter toute ma vie.

Non, peut-être je n'allais même pas avoir le loisir de la regretter.


Parce que j'étais parvenu à comprendre Yôko Tsukimori.


Je fermai les yeux sans tourner la tête.

La lune cette nuit-là était très douce et chaleureuse.



Postface

80% est une très forte probabilité.

Si, par exemple, on obtient une note de 80 sur 100 à un examen, personne n'ira se plaindre, ou si on sort dehors sans son parapluie alors que le bulletin météo avait annoncé qu'il y avait 80% de chance de pleuvoir, c'est juste de la folie douce. Maintenant, ceci étant dit :

Sur dix candidats, huit sont récompensés par un prix lors de la sélection finale. Ce n'est plus possible de ne pas se prendre à rêver, si ?

« Si je gagne, je pourrais utiliser l'argent du prix pour me payer une nouvelle voiture ! », « Je pourrais sans problème m'acheter le coffret Blu-ray de Stellvia ! » Qui me jetterait la première pierre pour rêver de choses aussi futiles ?

Mais comme vous le savez sûrement, les résultats m'ont été communiqués par les mots « C'est avec le plus grand regret que... » et par la même, ont brisé mes modestes et fragiles rêves de petit bourgeois avec la puissance destructrice d'un marteau en fer.

Mais ! Comme on dit, quand une porte se ferme, une autre s'ouvre.

« C'est avec le plus grand regret que nous devons vous annoncer que l'œuvre que vous nous avez soumis n'a pas été retenu lors de la sélection. Cependant, nous sommes vraiment désireux de la rendre accessible au public. »

Sans hésitation. En un éclair ! Je haussai la voix et déclarai clairement :

« Je refuse ! »

J'aurais donné mon bras droit pour une offre aussi alléchante. Avoir un livre publié sous le vénérable et vénéré label Dengeki Bunko — un rêve pour un écrivain comme moi. Hélas, ma fierté était en jeu. Je veux rester du côté du jus d'orange quoi qu'il advienne ! Un jour, j'espère gagner ce prix par mes propres moyens et ouvrir fièrement les portes d'ASCII Media Works. Telle est ma ferme détermination.

Ah, en y repensant, je ne me suis pas encore présenté. Où avais-je la tête ? Je m'appelle Natsuki Mamiya et j'ai eu l'honneur de faire mes débuts chez Dengeki Bunko avec mon roman « Gekkô ».

... Euh, eh bien ! Écoutez ! Est-ce que la fierté remplit l'estomac ? Est-ce qu'on peut acheter une nouvelle voiture avec ?! Qu'auriez-vous fait à ma place, chers lecteurs ?


Piétinez donc cette fierté inutile et envoooooooooooooooyez-la voler dans la poubelle la plus proche !


Pour les remerciements.

Yuzame-sama et Kumeta-sama, c'est grâce à vous si « Gekkô » existe. Je vous remercie de tout mon cœur. Au fait, à qui dois-je facturer le coffret Blu-ray de Stellvia ? J'attends vos réponses.

J'aimerais également remercier Shiromiso-sama et les autres personnes impliquées dans la réalisation des magnifiques illustrations.

Ensuite, j'aimerais exprimer ma gratitude auprès de mes parents, de ma petite sœur, de mes amis et de tous les gens que je connais... Ou du moins, je le croyais, mais je vais juste le leur dire en personne après avoir fini d'écrire ça, vu que ce sera bien plus rapide.

Enfin et surtout, mes profonds remerciements à vous, qui lisez ce texte en ce moment même. Je suis si heureux à cet instant que je pourrais pleurer. J'attends avec impatience le jour où nous nous reverrons. C'était Natsuki Mamiya.




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