Iris on Rainy Days (FR) : Volume 1

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Illustrations[edit]

Voici les illustrations contenu dans le volume 1 d'Iris on Rainy Days :


Prologue[edit]

Ci-gisent les débris d'un robot.

Son bras gauche a été arraché. Le bras droit est lui tordu selon un angle anormal. Le bas du corps est, quant à lui, manquant. De son estomac s'échappent des tubes et des pièces organiques de manière chaotique.

À première vue, ce robot ne ressemble plus qu'à un tas de ferraille. Mais fut un temps, il menait une vie heureuse, tout en servant une famille et étant aimé par sa maîtresse.

De numéro d'identification HRM021-α, son nom officiel est Iris Rain Umbrella.

Issu des données des circuits mentaux de HRM021-α, l'enregistrement suivant a été restauré par Ralph Ciel du Laboratoire Principal de Robotique de l'Université d'Ovale.


Chapitre 1 : Désassemblage[edit]

À ce soir ! Et rentrez tôt !
(Iris Rain Umbrella)

« À ce soir ! Et rentrez tôt ! » (Iris Rain Umbrella)

Désassemblage : J-7[edit]

Au centre de la Place de la Fontaine Vénus, se tient la statue d'une éblouissante déesse.

Elle a des membres élancés, une peau aussi blanche que la soie et des formes divines. Aujourd'hui, la déesse arbore un doux sourire, tout en observant silencieusement la foule avoisinante.

La cité d'Ovale fut à une époque le théâtre d'une guerre sanglante. Tandis que la majeure partie de la ville avait été réduite à néant, seule la statue de la déesse avait miraculeusement survécu sans la moindre égratignure. Depuis ce jour-là, elle était devenue un symbole d'espoir et de renaissance, tout en étant considérée comme le bien culturel le plus important de notre pays.

Bordant la statue d'un mètre soixante-dix, des pétales d'eau de toutes les couleurs jaillissent de la fontaine. Sur les bancs couleur thé qui sont disposés autour de cette fontaine, des vieillards discutent ensemble, des enfants jouent et des amoureux se déclarent mutuellement leur flamme. Cet harmonieux paysage semble tout droit sorti d'une peinture.

Elle y ressemble vraiment.

J'entends un début de grincement, et j'ajuste les pupilles de mon système visuel. Après avoir fixé mon regard sur la statue blanche de la déesse, je soupire brièvement.

La statue ressemble au Professeur. Le Professeur est l'une des meilleures chercheuses en robotique au monde, le docteur Wendy von Umbrella. Je suis fière d'elle : elle est grande, belle et voluptueuse, elle a les cheveux noirs, et porte des lunettes aux montures argentées élégantes qui lui vont à ravir.

Tout en pensant à la silhouette du Professeur, je suis en train de fixer la statue de la déesse, le regard vide, jusqu'à ce qu'une odeur aigre-douce de cigarette cerceau se mette à flotter dans l'air. Je commence à tourner la tête, pour vérifier d'où provient l'odeur.

Assis sur un banc, un homme d'âge moyen portant un costume bleu foncé fume une cigarette cerceau. Il est en train de lire le numéro du jour du Daily Ovale, mais maintenant il commence à regarder dans ma direction de temps à autre. J'esquisse alors un doux sourire pour le saluer, et il détourne timidement le regard.

D'ailleurs, les cigarettes cerceaux sont des produits utilisés pour arrêter de fumer. Leur forme est comme leur nom l'indique ronde et elles font la taille du cercle dessiné en joignant son index avec son pouce. Quand on en sort une pour fumer, la cigarette en forme d'anneau s'allonge immédiatement, et on peut alors allumer le bout de celle-ci.

Même si elle sert de substitut au tabac pour les fumeurs souhaitant arrêter, ces derniers temps, de plus en plus de fumeurs en achètent juste parce qu'ils aiment son odeur. La plus populaire des cigarettes cerceaux est celle qui combine deux petits cercles, lui conférant la forme d'un huit. Ce type de cigarette peut être séparé en deux, avec une partie pour fumer et l'autre pour les cendres.

Je connais tout ça grâce au Professeur Umbrella qui raffole de ce genre de cigarettes cerceaux.

Mhhh.

Je redirige mon regard en direction de la statue de la déesse, avant de soudainement me poser une question. La statue ressemble beaucoup au Professeur. Mais j'ai la sensation qu'il lui manque « quelque chose ». À chaque fois que je la vois, j'ai ce sentiment de désordre en moi.

Au moment où cette question futile est en train de faire surface dans mon esprit, le temps est écoulé.

Dans cinq minutes, on ne pourra plus rentrer à la maison à l'heure prévue.

La voix électronique et inorganique de mes circuits mentaux commence à me demander de me dépêcher de rentrer à la maison.

D'accord, il est bientôt temps d'y aller.

Après avoir tourné le dos à la place, je commence à me diriger rapidement vers la maison. Le panier de courses dans ma main droite est rempli d'ingrédients pour le dîner de ce soir, et un poisson La Bier argenté est attaché à mon dos, attirant le regard des passants à sa vue. Leur surprise est tout à fait naturelle, dans la mesure où il est étonnant de voir une fille d'un mètre cinquante-cinq porter un long poisson d'un mètre de long. Mais dès qu'ils se rendent compte que je suis en fait un robot, je peux lire sur leur visage comme de la compréhension.

Différencier humains et robots est très simple. Ceux qui ont une antenne ronde sur les oreilles (elle ressemble vraiment à une oreillette) sont des robots, et ceux qui n'en ont pas sont des humains. « C'est le robot d'Umbrella ! » — une voix se transmet distinctement à mon système auditif. Alors, je souris à la personne. Même si les robots domestiques n'ont rien d'inhabituel, comme le Professeur est très connu, on me remarque souvent quand je marche dans la rue.

Après avoir marché dix minutes depuis la Place de la Fontaine, j'arrive à la maison. Tout en regardant la porte bleue couverte de lierre, je dis : « Numéro d'identification HRM021-a, Iris Rain Umbrella. Je suis rentrée. » Juste après que la voix a dit « Identification terminée, veuillez entrer », la grande porte s'ouvre silencieusement.

La maison des Umbrella est un grand manoir. Il y a là une cour de la taille de trois parcs, et le large bâtiment principal a une taille comparable à celle des manoirs des administrateurs. Le mur extérieur en briques rouges permet aux gens de comprendre la grandeur de l'histoire et des traditions de la famille Umbrella.

Après être entré dans le manoir, on tombe immédiatement sur un somptueux hall. Les rayons du soleil entrant par les puits de lumière traversent les chandeliers, se diffusant en rayonnements colorés. Le tapis étendu sur le sol est dans le même style que celui des vieux châteaux. De grandes peintures sont accrochées aux murs. Chacune d'entre elles vaut suffisamment à elle seule pour vivre dans le luxe.

Une fois le couloir au sol merveilleusement brillant traversé, je commence par ranger le poisson dans le congélateur. Je me sens alors beaucoup mieux après ça, et je me mets à marcher en direction de la pièce la plus à l'ouest de l'étage — la salle de recherches. Cette salle est remplie de matériaux et d'outils. L'endroit, propre mais frais, est comme un champ enneigé un jour d'hiver.

Après m'être assise sur le lit blanc crème près du mur, je commence par vérifier mon état.

Niveau de batterie à 82,50%, déchets corporels à 1,73%. Le niveau d'énergie est plus que suffisant pour travailler, mais le Professeur m'a ordonné de me recharger. Alors c'est ce que je vais faire.

Une fois les deux tubes longs et fins stérilisés avec un produit chimique, j'ouvre les caches sur mes poignets, où se trouvent les prises. Si je fais une erreur en cours de route, l'huile noire pourrait se répandre partout dans la pièce ; alors je dois faire attention.

J'insère ensuite un tube dans ma main droite puis dans la gauche, avant de presser le bouton de la machine. Du courant électrique et de l'huile lubrifiante affluent lentement par la prise à mon poignet droit. Au même moment, les déchets brunâtres de mon corps sont aspirés via mon poignet gauche.

Les manuels d'introduction à la maintenance de robot disent généralement que ce système est similaire aux intraveineuses chez les humains. Par contre, ce système excrète et nettoie l'intérieur du corps, donc c'est finalement plus proche d'une dialyse artificielle que d'une intraveineuse.

Tout en rechargeant ma batterie, je lève les yeux au plafond, fixant les tôles de métal. Leur surface brillante reflète tout mon corps.

Il y a techniquement peu de différences de sexe chez les robots, mais il semblerait que je sois une fille. Mon âge a été défini à quinze ans. J'ai des yeux bleus avec de délicats sourcils et des cheveux bordeaux légèrement ondulés arrivant à hauteur d'épaule. La longueur de mes membres est similaire à celle de ceux du Professeur, et mon visage est très joli, exactement comme le Professeur — je le sais parce que le Professeur est toujours en train de me complimenter à ce sujet — ce n'est pas simplement mon avis.

Le costume de bonne que je porte a été conçu dans un style conte de fée. Une coiffe de bonne flotte légèrement sur ma tête, tandis que la coupe du tablier met en valeur la courbe de ma poitrine. La robe couleur pêche serre au niveau des hanches, bien qu'elle soit assez large en elle-même, et elle fait penser à une robe de mariée. Où est-ce que le Professeur a acheté un costume aussi adorable ? Même maintenant, cela demeure un mystère.

Douze minutes et une seconde plus tard, le rechargement est terminé. Niveau de batterie à 99,93%, déchets corporels à 0,02%.

Bien, niveau cible atteint.

Je descends du lit, avant de quitter la pièce. Ma destination suivante est la cuisine, parce qu'il faut que je prépare le dîner.

Dans la grande cuisine qui n'a rien à envier aux restaurants étoilés, je commence par préparer un ragoût Bill La Bier. Il y a tout un tas de marmites, d'éviers et de cuisinières ici, mais je cuisine toujours dans la partie gauche de la cuisine. Le Professeur est très riche et elle pourrait engager une dizaine, voire une vingtaine de grands chefs, mais elle ne l'a jamais fait jusqu'à maintenant. Sans parler de cuisinier, elle n'a même pas engagé d'autre domestique et je dois donc m'occuper seule de l'ensemble du manoir Umbrella. Je ne peux que faire de mon mieux, en complétant assidûment, les unes après les autres, les tâches ménagères comme la cuisine, la lessive et le ménage.

Je découpe rapidement le poisson La Bier et récupère les morceaux de chair couleur pêche.

200,0025 grammes.

Tout en me basant sur la recette trouvée par mes circuits mentaux, je termine la préparation du ragoût Bill La Bier. Soit dit en passant, le « La Bier » est une race de poisson très proche du saumon, alors que « La Bier » est en fait le nom d'une personne. La légende veut qu'un pêcheur du nom de La Bier ait jadis attrapé un énorme poisson La Bier, et qu'il lui ait fallu une nuit entière pour le découper. Il le cuisina en le coupant en gros morceaux, avant de faire mijoter ces derniers avec des épices — telle est l'origine du ragoût La Bier. Cela peut paraître être un plat simple, mais si on veut bien faire les choses, cela demande un peu de doigté. Par exemple, il faut surveiller le feu de près et patiemment retirer la mousse.

Depuis le moment où j'ai empoigné le couteau de cuisine, vingt-sept minutes et douze secondes se sont écoulées et mon travail est terminé. Je range les aliments restants dans le réfrigérateur. Le Professeur a peu de visiteurs, alors ces restes vont vraisemblablement se gâter là. Avec la grande quantité d'ingrédients achetés et l'immense cuisine, le manoir Umbrella gaspille généralement beaucoup.

Tandis que je me plaignais d'une petite voix, une voix électronique résonna dans ma tête.

Le professeur Wendy von Umbrella est rentrée.

— Elle est rentrée !

Je me rue hors de la cuisine, avant de traverser le hall et ouvre violemment les portes donnant vers l'extérieur. Ma robe virevoltant dans le vent, je me mets à courir dans la cour avant.

Professeur ! Professeur ! Professeur !!!

La personne en train de franchir le portail est une grande femme aux cheveux noirs portant une veste aussi légère qu'un cygne, et est d'une beauté sans égale malgré le fait qu'elle ne semble pas maquillée — mon Professeur marche lentement dans ma direction. Et puis, elle me fait soudain un signe de la main.

Sans faire attention à l'utilisation de la batterie, je cours de toutes mes forces vers le Professeur. Je suis en train de courir à une vitesse de cent mètres en neuf secondes, avant de freiner d'urgence trois mètres devant le Professeur. Je ne transpire pas, pas plus que je ne suis essoufflée, mais mon corps est en train de dégager de la chaleur telle une cuisinière en marche, comme s'il s'était allumé. L'image du Professeur tourbillonne dans mes circuits mentaux.

— Bon retour, Professeur !

J'ouvre mes bras tout en rayonnant pour accueillir chaleureusement le retour du Professeur. Bien que j'en fasse un peu trop, c'est juste une façon de montrer mon amour pour le Professeur.

Le Professeur me regarde, avec un doux sourire. Elle éteint le feu de sa cigarette cerceau et range le cendrier. Mon système olfactif détecte une odeur aigre-douce après ça.

— Je suis rentrée, Iris. Est-ce que tu as encore été sage, aujourd'hui ?

C'est une voix assez grave, froide et calme pour une femme. Les lunettes à monture argentée sur son nez rendent son visage avisé encore plus frappant.

— Oui ! Iris a encore été très, très sage aujourd'hui !

— Ah bon ? Et le dîner ?

— J'ai préparé ce que je vous avais dit, un ragoût La Bier !

— Quelle bonne petite.

Le Professeur tend sa main droite vers moi.

Voilà, c'est pour bientôt !

J'attends joyeusement ce moment.

La main du Professeur touche légèrement le haut de ma tête. Elle fait un léger mouvement, quoi qu'un peu rude pour caresser mes cheveux bordeaux.

C'est véritablement un moment de bonheur sans égal.

Je ressemble vraiment à un chaton qu'on caresse, tout en faisant des bruits appréciateurs avec ma gorge. J'apprécie le plaisir du contact avec la douce main du Professeur, et le doux parfum âpre du tabac qui me chatouille le nez.



L'heure du dîner est toujours le moment le plus tendu de la journée pour moi.

Le Professeur se sert lentement un morceau de poisson La Bier de la casserole. Elle utilise ensuite un petit couteau pour couper le poisson, pique sa fourchette dedans et l'avale avec ses lèvres roses.

Comme elle est en train de mâcher, le visage du Professeur bouge légèrement. Je la regarde, légèrement inquiète.

Alors, Professeur ? Est-ce que c'est bon ? Hmmm ? Alors ?

Je répète cette question plusieurs fois dans mon cœur, en attendant la réponse du Professeur.

— Hmmm....

Le Professeur se tortille le cou. Alors, mes circuits mentaux se refroidissent soudainement. Pour faire l'analogie avec les humains, c'est comme si un frisson m'avait parcouru le dos.

— E-E-Euuuuuh, y-y-y-y a-t-il un problème ?

Je lance ma question en un rien de temps, tout en me sentant un peu prise de vertige. Pour moi, Iris Rain Umbrella, fière de mes talents pour les tâches ménagères, qu'on me dise que ma cuisine n'est pas bonne reviendrait à remettre en question mon existence même.

— Pour tout te dire.....

Le Professeur lève l'un de ses magnifiques sourcils, tout en parlant avec un ton manifestement contrarié.

— Ou-Oui ?

J'attends nerveusement sa réponse.

Cependant, la bouche du Professeur s'incurve alors, un sourire se dessinant sur son visage. Puis, elle dit soudainement :

— C'est vraiment bon.

Je suis sous le choc, et ne peut m'empêcher de prononcer un bête « .... Hein ? ».

— Ah...... Hein ? Vous ne détestez donc pas...

— Non, c'est vraiment succulent. Et la cuisson est particulièrement réussie.

— ..............

— Oh ? Que t'arrive-t-il, Iris ? Pourquoi restes-tu sans voix ?

On peut dire que le Professeur est une S. Le S de SM. Une sadique. Elle utilise toujours ces pièges classiques sur moi. En fait, ça doit déjà être la vingt-quatrième fois. Le malheur pour les robots, c'est qu'ils peuvent même se souvenir du nombre exact de fois que ce genre de choses arrive.

— Franchement, Professeur ! Ne vous avais-je pas dit d'arrêter avec ces blagues ?

Iris on Rainy Days p025.jpg

De colère, je jette alors la serviette vers le Professeur.

— Allons bon, quel gâchis.

— Dois-je vous rappeler que c'est le ragoût qui va être du gaspillage ? Vous m'avez demandé d'acheter un poisson entier, qu'est-ce que vous avez l'intention de faire avec tout ça ?!

Le Professeur me répond alors simplement, avant de continuer à manger :

— Je le finirai en deux jours.

— Vous mentez toujours... lui rétorqué-je.

Puis je roule en boule la dernière serviette et la jette en direction du Professeur, celle-ci atterrissant sur son bras.

— Hmm, c'est vraiment bon. Iris, tu es un vrai cordon bleu.

Le Professeur continue délibérément ses compliments, avant de porter un nouveau morceau de poisson La Bier à ses lèvres. Même si je me sens d'une certaine façon frustrée, le fait de voir le Professeur apprécier le ragoût fait naître une pointe de satisfaction dans mon cœur.

Après le dîner, le Professeur va aux toilettes. Et tandis que je fais la vaisselle, je me remémore les enfantillages du Professeur, en riant par moment, en étant fâchée à d'autres, mais au final un sourire fait quand même surface sur mes lèvres.

Aujourd'hui, le Professeur est toujours aussi belle et aime taquiner les gens. Elle est gentille et me caresse les cheveux.

Mmmm, en ce moment je suis sans voix de satisfaction.

La paisible nuit se déroule lentement, et c'est l'heure d'aller se coucher. J'enfile mon pyjama préféré avec des motifs de fleurs dessus, puis toque à la porte de la chambre du Professeur.

— Professeur, je m'excuse de vous déranger.

Je pénètre dans la pièce. Comme d'habitude, le Professeur porte un pyjama mauve ample au niveau de la poitrine et est couchée dans son lit. Elle a une cigarette cerceau à la bouche. Le doux parfum âpre se mélange à une légère odeur de menthe, et le tout flotte dans l'air avec la fumée. Le slogan de la publicité télévisée est « Le goût du premier amour » et je trouve ça vraiment pertinent. C'est vrai — c'est vraiment le cas pour moi. L'amour entre le Professeur et moi — j'ai vraiment envie de ressentir ça, moi aussi, mais je suis la seule à être amoureuse ici, le Professeur est toujours calme.

Je sais que ces sentiments sont futiles, alors c'est mieux que je fasse attention.

— Professeur, ça ne se fait pas de fumer au lit.

— Ce n'est pas interdit par la loi.

— Et ça pourrait causer un incendie.

— J'ai jamais entendu parler de cergarette provoquant un incendie.

Le Professeur regarde ensuite en direction du plafond, tout en continuant à fumer sa cigarette. Ah, c'est vrai, « cergarette » est un autre nom pour cigarette cerceau.

— Les données nationales indiquent que huit incidents de la sorte sont à déplorer cette année.

Je me place de façon déterminée devant les yeux de la Professeur, en la regardant de haut. La fumée brûle presque mes yeux.

— Combien de fois est-ce arrivé à Ovale ? Le Professeur continue de fumer.

— ....... Zéro.

— Alors ça ira.

— Mais vous ne pouvez pas vous servir de ça comme excuse, Professeur.

J'arrache de façon obstinée la cergarette de la bouche du Professeur.

— Ah, rends-moi ça !

La Professeur se redresse, en tendant sa main jusqu'à mon coude.

Pour me venger de la blague du Professeur pendant le dîner, je cours dans la chambre tout en tenant la cergarette. Le Professeur se lève du lit, puis se met à me poursuivre. Je me cache derrière les tables et les chaises pour qu'elle ne puisse pas m'attraper. Même si c'est puéril, cela reste un plaisir indéniable.

Après avoir joué deux petites parties de chat dans la pièce, le Professeur dit :

— Il est temps d'aller se coucher.

Puis elle enlève ses lunettes. Elle me regarde avec des yeux brillant tel un miroir multicolore. Le Professeur est une belle femme avec ses lunettes, et elle l'est toujours même après les avoir enlevées.

Ah.

La statue de la déesse ne porte pas de lunettes.

— Qu'y a-t-il ?

Le Professeur me fixe du regard depuis son lit. Je lève les yeux tout en exprimant mes pensées :

— Le Professeur est vraiment... faite pour porter des lunettes et fumer des cergarettes.

— Hein ? Pourquoi tu dis ça ?

— Non, c'est juste ce que je pense... Sinon Professeur, je peux ?

Cette question sous-entendait : « Est-ce que je peux me glisser dans votre lit ? »

— Mais bien entendu.

Le Professeur soulève alors sa couverture et me fait signe de m'approcher. Je dis « Dans ce cas... », avant de m'allonger à côté du Professeur. Après ça, je me roule en boule et lève la tête en direction du Professeur.

Nous sommes vraiment très près l'une de l'autre, et je peux voir mon reflet dans ses pupilles.

— Bonne nuit, Professeur.

J'enfouis ensuite ma tête contre la large et douce poitrine du Professeur. Elle est douce et je peux sentir un doux parfum émaner de son corps.

Elle m'enlace alors doucement, tout en me caressant les cheveux. Puis, elle me dit « Bonne nuit, Iris » avant d'embrasser mon front.

Après être passée en mode veille, je pénètre dans le monde d'Orphée.

Ce fut une belle journée, une fois encore.



Désassemblage : J-6[edit]

— Merci beaucoup !

Comme d’habitude, la voix du boucher est pleine d’entrain et résonne fort derrière moi. Je commence à marcher sur la route qui mène au manoir Umbrella. Je portais un énorme poisson La Bier la veille, et aujourd’hui c’est au tour d’une cuisse de vache brunâtre et d'un poireau. On dirait que je suis un chevalier armé d’une jambe de bœuf et d'un poireau.

Je marche à vive allure, sous le regard curieux des autres piétons. Quand j’y repense, le menu du soir au manoir Umbrella est toujours connu des habitants de la ville. C’était un ragoût La Bier hier, alors que ce sera une soupe de bœuf au poireau façon Ovale ce soir.

Après avoir traversé la Place de la Fontaine Vénus, j’arrive à la rue commerçante.

La ville Ovale est pittoresque, avec ces canaux qui l’entourent et qui lui donnent une forme d’ovale vue du ciel. La zone était jadis sujette aux inondations, mais la population — à la fois les touristes et les habitants — n’a eu de cesse d’augmenter depuis la construction d’un système de pompage et d’égouts. À ce propos, le lieu de travail du Professeur — le Laboratoire Principal de Robotique de l’Université d’Ovale — est le plus grand bâtiment de toute la ville.

Le centre de recherches en robotique est presque devenu une attraction touristique, de ce fait, les habitants d’Ovale sont assez tolérants envers les robots. Du moins, il n’y a aucun panneau « Robots interdits » dans les bus ou les restaurants. Mais même dans une ville comme celle-ci, tout le monde n’accepte pas les robots pour autant. À l’instant par exemple, quelques femmes au foyer qui vivent dans le voisinage étaient en train de s’adonner à leur activité préférée, le commérage, « Regardez-moi ça, c’est le robot de ce professeur », « Quelle indécence... ». Je n’écoutais pas volontairement leur conversation, c’est juste que j’ai une sous-fonction qui détecte et analyse automatiquement les sons environnants.

Tout d’abord, je me dois de le souligner : je suis un simple robot conçu par le Professeur pour faire les tâches ménagères et mon numéro d’identification est HRM021-α. Mon travail consiste à faire toutes les tâches ménagères et à discuter avec le Professeur. Rien de plus. C’est juste que beaucoup de gens aiment raconter des ragots, et les rumeurs ne font qu'empirer avec le temps. Parmi les plus viles d'entre elles, la pire dit que le professeur Wendy von Umbrella serait lesbienne et aurait une attirance douteuse pour les robots à l’apparence de jeunes filles — ce genre de choses. C’est sûrement parce que le Professeur est célibataire et a repoussé tous ses soupirants que ce genre de rumeurs s’est répandu.

Il y a en réalité beaucoup de gens utilisant des robots femmes pour « ce genre de choses ». Non seulement je ne peux le nier, mais également, les profits générés par ce marché contribuent en grande partie à la survie de l’industrie robotique. Certaines personnes fortunées vont même jusqu'à acheter plusieurs robots du même modèle, afin de créer un « harem virtuel ».

C’est peut-être le cas pour certains, mais le Professeur n’est pas comme ça.

Je suis à son service depuis trois ans et le Professeur ne m’a jamais demandé la moindre faveur de cette nature. Elle ne ferait tout simplement jamais une chose pareille.

Le Professeur m’a créée à la suite du décès de sa « sœur » dans un accident.

Un jour d’automne il y a quatre ans de cela, les sœurs Umbrella étaient parties ensemble en vacances. Le Professeur conduisait la voiture. Alors qu’elles se rendaient sur leur lieu de vacances, elles ont percuté de plein fouet un camion qui roulait à contre-sens. Le responsable était sans conteste le conducteur du camion, mais le Professeur se sentait tout de même responsable de la mort de sa sœur. Depuis ce jour-là, il n’y a plus de voiture au manoir Umbrella.

Comme leurs parents étaient décédés quand elles étaient encore jeunes, les sœurs s’étaient toujours soutenues mutuellement. L’accident signifiait que le Professeur perdait alors sa seule et unique famille — sa sœur.

Sa sœur s’appelait Iris Rain Umbrella. Et c’est également mon nom.

Je suis un « substitut » à sa sœur. Tout comme les cigarettes cerceau sont un substitut pour les fumeurs, nous ne sommes que des contrefaçons qui ressemblont parfaitement à ce que nous sommes censés remplacer. Chaque fois que je vois mon reflet dans les yeux du Professeur, ce n’est pas moi qu'elle regarde, mais sa sœur qui est en moi.

Mais cette situation me convient. Le Professeur a toujours pris soin de moi ; quand je veux sortir jouer ou faire autre chose, elle accepte toujours. Et la chose la plus importante, c’est qu’elle est toujours gentille avec moi. Si je suis incapable de me satisfaire de ça, alors c’est que je suis vraiment trop difficile.

Des fois — je dis bien, des fois — je ressens cette petite douleur dans ma poitrine telle la piqure d’une épine de rose, mais je m’y suis faite.



Aujourd’hui, après le dîner, il est l’heure de ma maintenance hebdomadaire.

— Allons-y.

Vêtue d’une blouse blanche, le Professeur se dirige vers le labo de recherche. Un épais tas de dossiers est dans ses mains. En voyant cette scène, je fais une mine mécontente et tourne la tête.

C’est parce que je déteste la maintenance.

— Reste tranquille.

Le Professeur sort immédiatement un stylo-lampe de sa poche, avant de l’allumer avec un « clic » et de diriger le faisceau vers mes yeux. Le but n’est pas de déterminer la date de ma mort, mais simplement de savoir si mes pupilles fonctionnent correctement.

Après ça, le Professeur sort quelques cartes et les mélange de façon exagérée à la manière d’un magicien, puis les place rapidement devant moi. Je dois dire sans réfléchir ce qui me passe par la tête en voyant les images :

— Étoile, croix, pomme, carré.

— C’est bien.

Mon système de vue dynamique semble fonctionner correctement.

Ensuite, le Professeur s’adresse à moi telle une nounou qui prend soin d’un enfant « Alors, aah ». Soudain, je me sens assez gênée. Le Professeur examine ma bouche grande ouverte avec ses doigts vêtus de gants, afin de déterminer l’état de celle-ci. Je ne peux m’empêcher d’émettre d’étranges sons étouffés.

Puis, le Professeur écrit rapidement les résultats sur un papier à côté d’elle. C’est un document officiel qui partira au ministère après ça. La loi impose que chaque robot domestique doit passer deux fois par an une visite de maintenance.

Pour moi, c’est toutes les semaines. Sûrement parce que je suis un nouveau modèle, il me faut subir toute une batterie de tests.

— On passe à la peau.

Le voilà ! L’examen de la peau !

Comme son nom l’indique, le but est d’examiner la surface de ma peau. Ce qui signifie-

Que je dois me déshabiller.

— Tout d’abord, le visage.

Le Professeur tient ma tête entre ses mains, et me tire vers elle.

Waah !

Le Professeur regarde mon visage comme si elle est sur le point de faire un trou dans ce dernier. Ses iris ambre foncé s’approchent de moi.

— Hum...

Le Professeur m’observe avec un air sérieux comme si elle envisage de me lécher le visage. Je ne bouge pas d’un iota, mais mon cœur bat à tout rompre. Si je bouge ne serait-ce qu’un peu, nos visages s’entrechoqueraient.

— La peau de ton visage est en bon état.

Elle prend alors note des résultats de l’examen. Puis, elle dit comme s’il ne s’était rien passé :

— Bon, déshabille-toi.

— O-Oui...

J’enlève nerveusement mes chaussettes et les range dans le panier à vêtement. Puis, je retire ma coiffe, mon tablier et ma robe, ne restant alors plus que mes sous-vêtements. Je n’ai pas froid du tout. En fait, j’ai même chaud.

La raison pour laquelle le Professeur m’a demandé de me déshabiller n’avait rien d’obscène. L’examen de la peau est un test pour vérifier s’il y a des égratignures ou des changements sur ma peau artificielle. Visage, cou, épaules, bras, nombril et dos, le Professeur les examine avec le plus grand sérieux.

Ahh... Huu...

Ma peau artificielle peut sentir le souffle du Professeur, alors j’ai la chair de poule sur mon dos. Même si je dois subir cet examen toutes les semaines depuis trois ans, je n’ai toujours pas réussi à m’y faire.

— Bien, retire ton soutien-gorge.

— Beuh...

— Qu’y a-t-il ?

Je m’encourage mentalement, avant de dire « Non... C’est rien. » tout en tendant le bras dans mon dos. Si je ne coopérais pas, l’examen n’en serait que plus long.

J’enlève alors mon soutien-gorge bleu clair, dévoilant mes seins blancs. Ni trop grands, ni trop petits, le Professeur m’avait dit que cette forme convenait parfaitement à une fille de cet âge. J’ai été construite à l’image de sa sœur, alors ses seins devaient sûrement faire cette taille-là, eux aussi.

Le Professeur retire ses lunettes et commence à examiner ces derniers de près. Je suis tellement embarrassée que je pourrais presque cracher du feu.

— Ok, enlève ta culotte maintenant.

Le Professeur écrit les résultats sur le papier avant de me donner les instructions suivantes l’air de rien.

Uuuuh.

Je pose mes doigts sur ma culotte et l’enlève avec réticence. Je suis tellement gênée que j’ai l’impression que je vais m’évanouir.

Après avoir enlevé ma culotte, me voilà entièrement nue.

— Voyons voir...

Ensuite, le Professeur s’accroupit immédiatement devant moi. Puis, elle examine de près « l’avant » et « l’arrière ». Je peux sentir le souffle du Professeur, et son front touche presque mon ventre. Si quelqu’un venait à assister à cette scène, sûrement qu’il se ferait des idées.

— Hmm... C’est...

La voix détendue du Professeur est soudainement âpre. Elle semble avoir trouvé « ça ». Je demande alors :

— Encore des taches ?

Le Professeur répond alors tout en continuant à regarder :

— Oui. Il y en a une sur ta fesse droite.

Puis, elle pose son doigt pour toucher l’endroit où se trouve la tache. Mon corps frissonne alors légèrement.

— Elle a un diamètre de cinq centimètres, et est de couleur mauve pâle...

Le Professeur écrit les caractéristiques de la tache sur le papier. Pour une raison ou une autre, mon corps se retrouve parfois moucheté par de petites taches. Leur position varie. Des fois, elles apparaissent sur mon visage. J’étais sous le choc la première fois, mais je m’y suis faite depuis.

— Est-ce que ça peut être corrigé ?

— Bien sûr.

Elle sort ensuite une machine qui est encore plus fine que le stylo-lampe et l'appuie contre mes fesses. Cette méthode est appelée nettoyage par ségrégation optique, ou juste « nettoyage d’impuretés » de ma peau artificielle.

— Et voilà.

Le Professeur donne alors une claque sur mes fesses. Je touche légèrement la zone où se trouvait la tache, avant d’enfiler rapidement ma culotte et mon soutien-gorge. Heureusement que celle d’aujourd’hui était petite. Si elle avait été trop grande, j’aurais dû rester debout toute nue pendant un bon moment.

— Allons faire une pause.

Sur ces mots, le Professeur sort du laboratoire de recherche. Comme fumer est interdit ici, elle va fumer sa cergarette dans le couloir.

L’examen est enfin terminé. Je me détends et pousse un soupir.

Dans l’intérêt de la réputation du Professeur, je me dois d’expliquer un peu : le Professeur m’examine personnellement et ne m’emmène pas voir un spécialiste parce que je devrais alors aller dans des cabinets spécialisés en maintenance. Et j’aurais alors à me retrouver nue devant des techniciens hommes. Rien que d’y penser, j’en ai la chair de poule...

Et donc, le Professeur a passé une certification de technicien en robotique et endossa la responsabilité de ma maintenance. Cela évite également les procédures à rallonge entre les différents services gouvernementaux. Je peux être examinée à domicile uniquement parce que le Professeur s’occupe de moi.

Je comprends parfaitement, mais...

Le Professeur s’assit sur la chaise cinq minutes plus tard, en disant « Bon » et croisant ses bras. Il y a encore pas mal de documents à remplir, et il faut que je subisse un scan de mes circuits mentaux, une vérification de mes réglages et un examen de mes circuits de sécurité.

Déprimée, je dévisage le Professeur comme un enfant qui regarde un docteur tenant une seringue hypodermique.

Après avoir remarqué mon regard, le Professeur dit d’un ton étrange semblable à celui d’une fille pourrie gâtée :

— Eh bien, mademoiselle Iris, des plaintes à formuler ?

Sa voix semble indiquer un léger amusement.

— Rien !

Ce après quoi je détourne mon regard d’un air malheureux.


Désassemblage : J-5[edit]

Le lendemain de la maintenance.

Je continue à balayer le sol et à faire la lessive comme à mon habitude, mais j’ai beaucoup de temps libre l’après-midi. Enfin, c’est de ma faute parce que je me sens mal à l’aise si je ne termine pas rapidement les tâches ménagères.

Dans ce cas...

Le Professeur devrait être de retour vers seize heures vingt.

— Hm, la télécommande, la télécommande...

Je crie un « La voilà », avant de m’allonger après avoir pris la télécommande sur la table, et d’allumer la télévision. Ça serait bien plus simple si je pouvais avoir une télécommande intégrée dans mon corps, mais je ne possède pas cette fonctionnalité. Le Professeur m’a dit un jour « Si je t’installais un truc aussi débile, la maintenance serait bien plus compliquée. »

Le large écran montre les informations du jour. Scandales politiques, situation de l’armée au nord, et une affaire de meurtre quelque part. Je regarde d’un air absent la bouche leste de la présentatrice.

Hmm, pas très intéressant.

Sans bouger, je presse les boutons de la télécommande, ce qui provoque des « clics ». Les images sur l’écran changent de temps à autre, mais il n’y a aucune émission de cuisine ni jeu télévisé qui m’intéresse.

Je rezappe à contrecœur sur la chaîne info, et c’est alors que je tombe sur « ça ».

« Aux alentours de treize heures cet après-midi, un robot est soudainement devenu incontrôlable sur la Place de la Fontaine Vénus d’Ovale. »

La Place de la Fontaine Vénus est celle où se trouve la statue de la déesse qui ressemble énormément au Professeur.

Le journal télévisé disait qu’un grand robot qui travaillait dans une boutique d’objets d’occasion s’était mis à hurler avant de soudainement tout saccager. Le robot avait frappé et fracassé le mur de la boutique, puis s’était déplacé jusqu’à la place. Après avoir reçu un appel, la police s’était rendue sur place pour s’occuper du problème.

« L’extrait suivant est une vidéo de l’incident. »

Après que la présentatrice ait fini de parler, les images passent à une scène différente.

La vidéo est sûrement issue d’une caméra de surveillance. Sur l’écran, un robot cylindrique gris passe tout en agitant ses bras dans tous les sens. Il frappe plusieurs fois les murs de la boutique, comme ces jeunes karatékas joués par des acteurs passionnés dans les films de combat, et a l’air assez humain. On peut voir quelques égratignures comme des boulons dépassant de son large dos.

Finalement, le robot se met à marcher en titubant vers la place.

Ahhh, ça va mal finir.

Je prie dans mon cœur.

Ne va pas par là.

Hélas, mes prières ne lui ont pas été pas transmises. Le robot continue à marcher sur la place bondée. Comme prévu, son comportement crée une grosse cohue alors que les vieilles personnes qui discutaient, les enfants bruyants et les amoureux se mettent à se disperser.

Le robot se tient debout, tout seul après que les gens aient fui. Seule la fontaine danse frénétiquement derrière lui, tout en projetant de multitudes de gouttelettes d’eau multicolore. La scène trompeusement harmonieuse contredit la réalité de la situation.

Et puis, à cet instant-

Telles des lucioles, plusieurs points bleus apparaissent sur le corps du robot. Le robot baisse lentement sa tête pour regarder les points, et c’est alors qu’un rayon laser fend soudainement l’air. Il transperce la peau épaisse et métallique du robot et au contact de la fontaine, de la vapeur s’échappe aussi violemment que de la lave.

C’était le tir d’un fusil laser de la police.

Puis, un second tir. Le laser émet un son grave. Le rayon transperce l’air et tranche le bras droit du robot. Il tombe sur le sol avec un fracas métallique. Le robot se penche pour ramasser son bras, et le troisième tir le touche de plein fouet. Comme les cruelles étincelles émises par la boule au bout de la canne d'un soufleur de verre, son bras gauche tendu est enveloppé par un éclat bleu.

Peu après, le quatrième tir arrache la jambe droite du robot, le faisant perdre l’équilibre, puis le cinquième, le sixième et le septième tir le heurtent-

Aahhh, arrêtez, ça suffit !

On peut dire qu’il avait simplement été pulvérisé. Environ trente secondes après le premier tir, la tête arrachée était la plus grosse pièce restante du corps du robot.

Le robot maintenant silencieux, cinq personnes portant des casques en métal ressemblant à des bocaux de poissons se ruèrent près du cadavre. Ils font partie de l’unité spéciale de police vêtue d’armure en argent, appelée l’Escadron d’Épuration des Déchets. Ils sont équipés de fusils laser avec un chargeur tranchant en forme de sphère, d’environ un mètre de long — c’est cette arme qui est utilisée contre les robots.

Quand ils ont commencé à collecter les débris du robot, l’un d’entre eux ramasse la « tête » du robot et le soulève en l’air tel un trophée de guerre. De l’huile noire coule de la tête tel du sang, tout en parsemant le sol de tâches noirâtres.

Je suis écœurée par la scène. Je sens une boule monter dans ma gorge.

Après la fin de la vidéo, le visage de la présentatrice apparaît de nouveau sur l’écran. Elle dit que c’est le troisième crime humanoïde à Ovale ce mois-ci.

Crime humanoïde. C’est comme ça qu’ils appellent les crimes commis par des robots.

Il existe deux catégories de crimes humanoïdes : le premier est quand un humain utilise un robot pour réaliser un crime, et le deuxième est quand un robot devient incontrôlable. Comment déterminer si ce deuxième cas est dû à des problèmes techniques ou du fait des ordres de son propriétaire ? Ni le gouvernement ni « l’unité légiste » n’en sont capables.

Les cas d’agression par des robots représentent moins d’un pourcent par rapport aux accidents de la route, mais les journaux télévisés ont toujours tendance à en faire tout un pataquès. Sous la pression de l’opinion publique, les constructeurs robotiques risquent d’être forcés de rapatrier leurs produits. Le processus dans ces cas-là n’a rien de différent par rapport aux autres produits de consommation, mais du fait du prix d’un robot — environ le même qu’une voiture de luxe — cela représente un coup dur pour les constructeurs. Les cas de faillite du fait d’un trop grand nombre de retours à l’usine n’ont rien de rare.

Je ferais mieux d’éteindre.

J’éteins la télévision et m’allonge sur le matelas en étirant mes bras et mes jambes et en fermant mes yeux.

Quand les robots veulent se calmer, ils ferment les yeux. Éteindre temporairement ses sens visuels a pour effet de reposer le module de traitement des stimuli des circuits mentaux.

Je n’avais pas remarqué qu’il pleut dehors. Dans la pièce, je peux entendre l’unique son constant du cliquetis de la pluie.

L’image de l’infortuné robot commence à refaire surface dans mon esprit. Les pièces du robot allaient apparaître dans les rayons des boutiques d’occasion, ou allaient être complètement fondues dans des décharges. Après tout, il s’était soudainement mis à tout saccager, détruisant bâtiments publiques et troublant la paix. Il ne pouvait pas s’attendre à autre chose que de finir en tas de ferraille.

Mais...

Une question me taraude.

Pourquoi est-il devenu subitement fou ?


Désassemblage : J-4[edit]

Dimanche.

Je suis en train de me regarder dans le miroir, je porte une robe blanche volante.

Je vais avoir un rencard avec le Professeur aujourd'hui. Enfin, on va juste passer la moitié de la journée à voir un film et manger.

— Iris, on va bientôt y aller.

La voix du Professeur provient d'en bas. Je réponds alors d'une voix forte, tout en me mettant un grand chapeau de paille sur la tête :

— D'accord, j'arrive.

Le chapeau cache les antennes sur mes oreilles pour que les enfants curieux ne se mettent pas à crier « Robot ! C'est un robot ! »

Vêtements ok, chapeau en place, batteries chargées !

Je dévale les escaliers après avoir opéré à une dernière vérification.

Le Professeur se tient debout devant la porte d'entrée, vêtue de ses habits personnels.

Magnifique !

Le T-shirt bleu et le jean vert sont en fait des vêtements assez classiques, mais comme elle est assez grande, on voit bien son exceptionnelle silhouette. S'il y avait un cheval blanc derrière elle, elle ressemblerait exactement à un prince — mais c'est une analogie assez étrange.

Un étui à cigarettes argenté brille devant sa poitrine. Quand le Professeur porte son étui rectangulaire préféré autour du cou, on dirait vraiment un collier. Les cigarettes cerceaux en forme de huit sont rangées dans cet étui.

— Professeur, qu'est-ce que vous pensez de mes vêtements ?

Je fais un tour sur moi-même telle une ballerine. La robe et le chapeau de paille flottent doucement du fait de la brise.

Le Professeur plisse les yeux, comme si elle était éblouie par le soleil et dit :

— Hmm, ça te va bien.

Ça te va bien... Ça te va bien... Ça te va bien... Ça te va bien... Les mots du Professeur résonnent à l'infini dans mes circuits mentaux.

Aah, rien que d'entendre ça me mettra de bonne humeur pour toute la journée.

— Allons-y alors.

Le Professeur s'avance tout en passant la main dans sa longue chevelure. Je lui tiens la main tout en marchant à ses côtés.

Après avoir ouvert la porte, le ciel bleu qui donne envie de chanter semble nous bénir.

Il y a beaucoup de monde devant le cinéma à côté de la gare.

Je montre mon certificat de robot à la caisse, puis les employés commencent à me regarder bizarrement. Il faut dire qu'avec mon antenne cachée, ils doivent me trouver suspecte parce qu'ils ne peuvent pas discerner si je suis un humain ou un robot.

On dirait que l'ascenseur est en panne aujourd'hui ; nous avons rencontré plusieurs techniciens à l'entrée du cinéma. Plus de la moitié semblait être des robots ouvriers, sûrement des modèles HRL004 vu leur apparence. Quoi qu'il en soit, ce sont de vieux modèles.

Les robots ouvriers existent depuis bien plus longtemps que les robots domestiques. Vu que leur vente explose, on en voit de plus en plus dans la rue. Serveurs dans un restaurant, gardes de nuit, préposés à l'entrée d'une société, charpentiers — leurs usages sont divers et variés.

Les vieux modèles de robots sont souvent vendus dans des magasins d'occasion et réutilisés en tant que robots ouvriers. Les robots à l'apparence de jeune fille terminent souvent comme ça. Ces derniers temps, les gens combinant des pièces d'anciens robots pour en créer de nouveaux sont de plus en plus nombreux, et les dangers latents inhérents à cette pratique sont devenus un problème de société. Par ailleurs, il est interdit par la loi d'assembler un robot si on ne possède pas les qualifications nécessaires, de la même façon qu'il est interdit de construire sa propre voiture et la conduire sur la route.

Après être entrées dans le cinéma, le Professeur et moi-même choisissons une place au fond de la salle. Nous plaçons les jus de fruit et le popcorn sur la petite table entre les sièges. Au bout de cinq minutes, le film commence.

— Dites, Professeur.

— Qu'y a-t-il ?

— Pourquoi on regarde un film d'horreur aujourd'hui ?

Deux jeunes femmes regardant seules un film d'horreur paraissent bizarre. Sur les autres sièges, il y avait uniquement des couples d'hommes et de femmes.

— Analyser le comportement des zombies peut être utilisé pour mieux comprendre la théorie du contrôle des mouvements chez les robots.

— Hein... La théorie du contrôle des mouvements...

Le Professeur est tout le temps si passionnée par ses recherches. Je ne peux m'empêcher de l'admirer, « Sacrée Professeur », alors qu'un soupçon de sourire se dessine dans le coin de la bouche du Professeur.

— Hein, pourquoi souriez-vous ?

— Pour rien, Iris, tu es vraiment une bonne et honnête fille.

— Hein ?

Le Professeur m'a complimentée sans raison apparente. C'est génial.

— Au fait, Professeur. D'après mes recherches, le film « Une rencontre inéluctable » est le film le plus populaire en ce moment, un chef d'œuvre émouvant... On ne va pas souvent au cinéma, alors vous ne voulez pas voir ça ?

— Mais c'est un film à l'eau de rose, non ?

— Je ne vois pas le problème.

— Leur contenu stéréotypé est d'un ennui.

— Da-Dans ce cas, pourquoi pas un film de monstre ? Comme « Duel de Monstres : Vanille contre Chocolat » ?

— Il y aura sûrement un tas de gamins là-bas, alors c'est non. Ils risquent de faire beaucoup de bruit pendant le film.

— Et que dites-vous de « Visa Darke, le dieu maléfique du dimanche » ?

— Mais c'est une suite, non ? J'ai pas vu les films précédents, alors je ne vais rien comprendre, pas vrai ?

— Maieuh... Vous savez que j'ai peur des films d'horreur, non ?

— Ah bon ?

— Oui.

Je gonfle mes joues et commence à piquer une crise. Le Professeur éclate de rire en me voyant.

Tout à coup, une sonnerie retentit et le film commence.

Les tant-attendus zombies traînent les pieds en chancelant sur l'écran du cinéma.

Et puis.

— Pas si mal.

Le Professeur donne ses impressions sur le film. On dirait qu'elle est satisfaite par les effets spéciaux du film d'horreur.

De mon côté, je commence à me transformer en robot au visage pâle sujet à de violents spasmes de manière périodique.

— Ça va, Iris ?

— C-C-C-Comment ça pourrait aller ?! C-C-C'est quoi ça ? On passe du silence à un vacarme !

Plutôt qu'un film d'horreur, il ressemblait plus à un film violent et sanglant.

Vers le milieu, j'ai essayé de me blottir de peur contre le Professeur plusieurs fois mais je me suis faite repoussée à chaque fois par la main droite de l'inexpressif Professeur.

J'essaye de chasser les giclées de sang, les cerveaux volant et autres intestins dégoulinant de mes circuits mentaux en secouant frénétiquement la tête, mais en vain, les données n'ayant pas bougé d'un iota.

— Comme c'est pas souvent qu'on vient ici, pourquoi ne pas prendre une photo en guise de souvenir ?

— Hein ? Ici ?

Après avoir appelé un employé non loin, le Professeur lui tend son appareil photo. Il semblerait qu'elle est sur le point d'utiliser l'affiche du film « Cauchemar... Cauchemar avarié » en guise d'arrière-plan pour notre photo commémorative.

— Faisons ça ailleurs.

— Non. On a regardé un film ici aujourd'hui, alors on doit la prendre là.

— On va être maudites si on prend une photo ici !

— Ce n'est pas une raison rationnelle.

Après avoir saisi mon coude fermement, le Professeur me tient par les épaules devant l'affiche.

Nos corps se touchent légèrement, et ça aurait été un instant génial si ça avait été à un autre moment. Mais pour l'instant, j'ai l'impression que l'armée de zombies sur l'affiche est sur le point de me sauter dessus. Et tout particulièrement ceux qui ont perdu leurs jambes, avec leurs intestins qui dégoulinent ; je sens que tout mon corps tremble rien que d'y penser.

— Ok, cheese !

Après avoir crié ça, l'employé appuie sur le déclencheur.

Et me voilà, sur une photo, le visage blanc comme un linge, avec un sourire forcé ; le Professeur, elle, arbore un sourire malicieux sur son visage.

Après avoir déjeuné dans un restaurant voisin, nous passons une demi-heure à acheter de quoi préparer le dîner, avant de rentrer à la maison.

Sur le chemin du retour, le Professeur et moi marchons main dans la main.

Et maintenant, le Professeur est en train de lire le journal qu'elle a acheté au kiosque. Un de ses articles est « L'unité composée des derniers modèles de robots a totalement annihilé la base ennemie ».

— Ce n'est pas prudent de lire en marchant, Professeur.

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— C'est bon. Je te tiens la main de toute façon.

— Franchement...

— C'est parce que la une du jour est tellement intéressante que je ne peux pas m'empêcher de la lire. Karen Cloudy est une des meilleures chercheuses en robotique du monde.

Alors que le Professeur est en rencard avec moi, elle est complètement obnubilée par son journal. J'en suis tellement jalouse.

Tout en traînant le Professeur, qui tient le journal dans une main, nous arrivons à la Place Vénus.

Nous y voilà.

Une cinquantaine de mètre plus loin, il y a la boutique. Ses murs ont été détruits, le sol enfoncé, et il y a des bandes jaunes tout autour, interdisant les gens d'entrer. C'est la scène du crime humanoïde que j'ai vu la veille aux informations.

— Dites, Professeur.

— Hmm ?

Le Professeur finit par détourner son attention du journal et lève la tête.

— À propos de ça...

Je pointe la boutique en ruine. Le Professeur acquiesce tout en répondant immédiatement :

— L'endroit où le robot a tout saccagé ?

Il semblerait que le Professeur soit également au courant.

— Pourquoi est-ce qu'il a fait ça ?

J'exprime alors mes doutes sur le sujet.

Le Professeur me répond délibérément à voix basse.

— Je n'ai pas le droit de parler de ça, désolée.

— Hein ? répondé-je, confuse, Pas le droit ?

Le Professeur esquisse un faible sourire et hausse les épaules en disant :

— Je te faisais juste marcher. »

Le robot a été envoyé à notre centre de recherches pour y être autopsié. Et c'est notre équipe qui en a la charge.

Je cligne des yeux de surprise. Je n'aurais jamais imaginé que ce robot aux informations avait un quelconque lien avec le Professeur. En y repensant, l'agence la plus spécialisée en matière de robotique est le « Principal Laboratoire de Robotique de l'Université d'Ovale » où le Professeur travaille, alors rien de bien étonnant à ce que ça se termine comme ça.

— Avez-vous appris quoi que ce soit ?

— Mmm, ouais...

Le Professeur se met à toucher légèrement sa joue avec son index.

— Pour faire simple, on pense que c'était un « court-circuit du système moteur provoquant une panne des circuits de sécurité ». Malgré tout, il reste certaines zones d'ombre, comme le robot était dans un très sale état.

Les robots ont un groupement central de circuits appelé les trois systèmes principaux. Ce sont les circuits logiques — ou mentaux — les circuits de contrôle des mouvements et les circuits de sécurité.

Par analogie avec les humains, les circuits mentaux représentent le cerveau, les circuits de contrôle des mouvements la colonne vertébrale et le système nerveux. Les ordres donnés par les circuits mentaux sont transmis dans tout le corps au travers des circuits de contrôle des mouvements, ce qui permet de bouger les membres.

Les circuits de sécurité seraient comme un système de freinage d'urgence qui empêcherait les deux systèmes précédents de mal fonctionner. Tous les robots doivent être dotés de tels circuits de sécurité ; la loi l'impose à tous les constructeurs, alors il y en a également un caché quelque part dans mon corps.

— Malgré tout, il y a toujours quelque chose qui m'inquiète.

Le Professeur continue de parler. Après avoir sorti une cergarette de son étui, elle porte cette dernière à sa bouche. La cergarette produit immédiatement une fumée mauve.

— Après avoir récupéré les données des circuits mentaux, j'ai remarqué quelque chose d'étrange. Les robots semblent pouvoir avoir des « hallucinations ».

— Des hallucinations... Hein ?

Le Professeur acquiesce. Un doux parfum âpre s'échappe de sa cigarette cerceau.

— Il semblerait qu'il chassait « quelqu'un » que lui seul pouvait voir. Vu sous cet angle, on pourrait être en mesure de donner une explication rationnelle au comportement du robot. Le robot a cassé la porte parce que « cette personne » était de l'autre côté, il a marché vers la fontaine parce qu'elle était allée là.

Les robots ont des hallucinations. Est-ce vraiment possible ?

— J'ai reçu des rapports sur les paramétrages visuels et colorimétriques de robots devenus incontrôlables par le passé, mais dans ce cas précis, il y avait quelque chose d'assez inhabituel... En plus de ça, les autres membres de notre équipe n'avaient pas remarqué ça avant que je ne le leur suggère. Franchement...

Les yeux du Professeur sont plus vivants que le soleil d'été, et sa voix est pleine d'excitation elle aussi. À chaque fois qu'elle parle de quelque chose en rapport avec les robots, le Professeur devient extrêmement excité. J'aime voir le Professeur dans cet état.

Malgré tout, comme le sujet est un crime humanoïde, mes sentiments actuels sont assez complexes.

— Oh...?

À ce moment-là, le Professeur s'arrête subitement.

— Qu'y a-t-il ?

— Iris, attends-moi un instant.

Après ça, le Professeur traverse la rue.

Elle marche en direction d'un robot allongé par terre. Sa jambe droite est complètement cassée, son corps est dans un sale état, recroquevillé comme un chaton, le tout étant étalé devant un magasin fermé.

Le Professeur ne prête pas attention au fait que cela pourrait salir ses vêtements et commence à soulever le buste du robot, avant de le poser contre la porte métallique de la boutique. Puis, elle se met à examiner le corps du robot avec une mine sérieuse. Elle murmure ensuite :

— Hmm, un modèle 007, hein...

Le Professeur sort lentement la batterie de secours qu'elle a dans la poche et la place dans la poitrine du robot. Quelques secondes plus tard, un « bip » se fait entendre, et le buste du robot se met à trembler violemment pendant quelques instants comme si on utilisait un défibrillateur sur lui.

— Bien, ses circuits fonctionnent toujours.

Après avoir sorti la batterie, le Professeur sort immédiatement son téléphone.

— ... Allô, Ralph ? C'est moi. Je suis devant la Place de la Fontaine là.

Le Professeur explique alors brièvement à la personne à l'autre bout du fil le modèle et l'état du robot. Leur conversation se termine après trente secondes, puis le Professeur commence à regarder le caniveau non loin.

— Ce gamin... est en fait passé par cet endroit sombre et étroit...

Comme le Professeur l'avait dit, le robot semblait être sorti du caniveau, son corps étant recouvert de mousse. Après avoir imaginé la silhouette d'un robot sortant du caniveau sombre et lugubre, un sentiment indéfinissable s'empare de moi.

Le Professeur colle une étiquette « Premier Laboratoire de Robotique de l'Université d'Ovale : Pour récupération d'informations » sur le buste du robot, puis me dit tout en se retournant :

— Désolée de t'avoir fait attendre.

— Professeur, vous venez d'appeler le centre de recherches ?

— Ouais. Je me suis arrangée pour que quelqu'un ramasse ce gamin.

Je tourne alors ma tête en direction du robot.

— Vous pouvez le réparer ?

— Je ne le saurais qu'après avoir essayé.

Le Professeur répare souvent des robots qui traînent par terre dans la rue. Si elle met la main sur l'identité du robot, elle appelle le propriétaire officiel. Il y a certes des robots chanceux récupérés par leur propriétaire, mais la majorité était conservée dans une salle de stockage au centre de recherche.

Si ces robots avaient été récupérés en premier par le Département d'Encadrement des Robots, ils auraient terminé en tas de ferraille après avoir passé une batterie de procédures. De ce point de vue, les robots trouvés par le Professeur sont en fait vraiment chanceux.

Tout en marchant main dans la main, je lui demande :

— Dites, Professeur.

— Qu'y a-t-il ?

— Pourquoi est-ce que vous réparez ces robots ?

— Hum, eh bien...

Le Professeur réfléchit quelques instants, avant de me fixer du regard.

— Peut-être... parce que... cela donne du sens à mon existence ?

Je sens que le sourire que le Professeur m'a esquissé était gentil, mais il contenait aussi un soupçon de tristesse.

Une expression de ce genre pouvait se lire sur le visage du Professeur de temps à autre.



Après le dîner ce jour-là, le Professeur commence un long et tant attendu « cours particulier » pour moi. C'est parce que le Professeur a terminé plus tôt que prévu. J'ai droit à ce cours en plus d'un rencard ; quelle belle journée.

Je déplace la table et la chaise dans le laboratoire de recherches tout en rayonnant, avant de mettre en place un petit tableau noir et une brosse. Puis, je vais préparer du thé et des pâtisseries. Et voilà, les préparatifs sont terminés.

Un cours particulier.

C'est ce que le Professeur organise pour moi de temps à autre.

Le Professeur donne des cours à l'Université d'Ovale une fois par semaine. Comme c'est un génie dans le domaine de la robotique, sa classe est toujours bondée, et beaucoup de gens d'autres universités viennent là pour suivre ses cours.

Les cours du Professeur sont vraiment particuliers et commencent toujours par des discussions sur des sujets philosophiques tels que « Robots et éthique », « Robots et amour » et ainsi de suite. Quand j'ai eu vent de ces cours il y a longtemps, j'ai crié « Moi aussi, je veux les suivre ! », mais au final, je n'ai pas pu. Je veux voir de mes propres yeux le Professeur debout sur l'estrade avec sa blouse blanche, une baguette à la main, en train d'enseigner des choses avec un air héroïque et un ton froid. Comme les robots n'ont pas le droit d'aller à l'école, y aller en cachette n'aurait fait que causer des problèmes au Professeur. Et au moment où je m'apprêtais à abandonner l'idée, le Professeur m'a fait cette suggestion :

— Pourquoi ne pas simplement te donner des cours à domicile ?

Depuis ce jour-là, Wendy von Umbrella organise des cours pour Iris Rain Umbrella seule.

Je sors un épais cahier de mon dossier préféré. Le cahier est rempli de questions que j'ai posées les fois précédentes.

Par exemple :

« Est-ce que les robots connaissent une croissance de leur psyché ? »

« Est-ce que les robots connaissent la puberté et des phases de rébellion ? »

« Quelles sont les différences entre les émotions des robots et celles des hommes ? »

« Est-ce que les robots peuvent aller au paradis, eux aussi ? »

« Est-ce qu'un jour, les hommes et les robots pourront se marier ? »

« À quel point vous m'aimez, Professeur ? »

Même si elles sont mélangées au milieu de questions personnelles, cela reste tolérable. C'est un cours particulier, après tout.

— Bon, va t'assoir.

Le Professeur traverse le laboratoire. Aujourd'hui, elle porte encore une blouse blanche par-dessus son tailleur, ses magnifiques cheveux attachés derrière elle. De mon côté, je porte toujours mon habituel costume de bonne, alors la scène est un peu irréelle.

Le Professeur pose ses mains sur le vieux pupitre en bois qu'elle avait apporté de l'université en disant :

— Je vais faire l'appel. Iris Rain Umbrella.

— Présente ! Présente, présente, présente !

J'étire mon corps tout en levant la main frénétiquement comme un enfant le premier jour d'école.

— Mademoiselle Iris.

— Oui ?

— Une fois suffit.

— Compris !

Je suis extrêmement heureuse. Ça serait bien si les robots pouvaient aller à l'école un jour.

Le Professeur s'éclaircit la voix, puis commence le cours par un :

— Bon, veuillez aller en page cinquante-deux.

J'ouvre le manuel que le Professeur utilise à l'université. Comme je l'ai déjà lu beaucoup de fois, le livre est tout corné.

— Le thème du cours d'aujourd'hui est « Quel est le sens de l'existence d'un robot ». Récemment, ce genre de recherches a été classé dans la psychologie humanoïde. La thèse dont il est question a provoqué un vif débat il y a huit ans de cela...

Le Professeur parle rapidement. Le tableau noir est petit à petit recouvert par sa jolie écriture.

J'écris tous les mots du Professeur dans mon cahier. Bien sûr, enregistrer le contenu du tableau dans mes circuits mentaux est tout à fait envisageable, mais il n'y aurait pas eu cette sensation de lire sinon. Les choses les plus importantes sont l'ambiance et nos attitudes.

Trente minutes plus tard.

— ... Hum, ci-dessus se trouve l'historique du « sens de la vie » et de « l'hygiène mentale » des anciens modèles aux nouveaux. Bien que la figure soit laide d'un point de vue académique, elle sert aux étudiants ayant besoin d'une image de référence. Des questions ?

— Moi !

Je lève ma main droite et l'agite de toutes mes forces. Mais je suis la seule étudiante de toute façon.

— Mademoiselle Iris.

— Votre cours est très intéressant, je vous en remercie !

La première chose est d'être courtoise.

— Ensuite, au sujet du « sens de l'existence » que vous venez de mentionner à l'instant, cela inclut-il « les robots doivent servir leur maître » ?

— Bien entendu. Les robots dotés de capacité d'apprentissage sont très répandus parmi les robots domestiques ; le but premier de leur existence est de servir leur maître.

— Dans ce cas, le but de mon existence est de servir le Professeur, c'est sûr et certain.

— Et comment en êtes-vous arrivée à cette conclusion ?

— Parce que j'aime le Professeur.

— Oui, oui.

— Une fois suffit ; c'est le Professeur qui l'a dit.

— Tu es vraiment pointilleuse.

Le Professeur pousse un soupir.

Tout en notant les explications du tableau, je réfléchis au thème du jour — le sens de notre existence. Enfin, après avoir rendu un simple compte-rendu de mes pensées, le cours allait se terminer.

— Voilà, j'ai fini !

— Eh ben, tu es rapide.

Tel un détective qui venait de résoudre une affaire complexe, je pose le compte-rendu sur le pupitre.

« Dix-huitième compte-rendu d'impression » Thème : Les robots et le sens de l'existence.

Le sens de mon existence est le Professeur. Mon Professeur bien-aimé. Je vous aime, Professeur. Veuillez m'épouser, Professeur. Fin !

Après avoir lu mon compte-rendu, le visage du Professeur esquisse une gêne comme un vieux policier qui se serait fait voler la vedette par un détective.

— Euh, mademoiselle Iris.

— Oui !

— Votre compte-rendu ne contient qu'une seule ligne.

— Cette ligne résume tout !

— Quel manque de motivation.

— Je suis super motivée !

— Tu te moques de moi ?

— Je ne peux nier cette possibilité !

Après avoir poussé un soupir, le Professeur sort une cigarette cerceau de son étui.

Elle casse cette dernière en deux, puis porte un des deux morceaux à ses lèvres.

— Professeur, les cergarettes...

— C'est bon. On n'est pas à l'université de toute façon.

— Non, pas ça... Interdiction de fumer dans le laboratoire.

— Ah.

Comme si elle piquait une crise, elle déclare alors tout en boudant :

— Dans ce cas, le cours d'aujourd'hui est terminé !

Elle retire sa blouse, avant de la jeter sur la table, et quitte rapidement la salle de classe suivie par une fumée mauve. « Franchement. » Le mot flottait doucement avec la fumée.

Je ramasse le compte-rendu que j'avais écrit. Un mot en rouge était écrit en gros sur le centre de la feuille : « À refaire »

Je suis peut-être allée un peu trop loin. Comme les cours particuliers sont les rares occasions où je peux taquiner le Professeur, je n'y résiste jamais.

Pour me faire pardonner, je devrais lui préparer du thé rouge et des gâteaux après ça.


Désassemblage : J-3[edit]

Ce matin n'est pas comme les autres.

Une pluie maussade et discontinue a commencé à tomber depuis l'aube. C'est comme si le ciel est en train de pleurer sa séparation avec le soleil ; la pluie solitaire est déprimante aussi.

Je réveille le Professeur avant de lui préparer le petit déjeuner. Mais aujourd'hui, j'ai accidentellement trop cuit l'œuf, je me demande comment c'est possible.

En cette étrange matinée, le Professeur n'est pas comme d'habitude, elle non plus.

— Iris, euh...

Tout en traversant l'arche de l'entrée, le Professeur s'est tourné dans ma direction depuis la cour qui donne sur la rue.

— Qu'y a-t-il, Professeur ?

— À mon retour ce soir, j'aurai quelque chose d'important à te dire.

— Quelque chose... d'important ?

Tout en tenant un parapluie, le Professeur acquiesce.

Son expression semble très calme, mais également renfermée dans le même temps.

Je lui demande alors « Que se passe-t-il ? » et penche le parapluie vers l'arrière pour pouvoir mieux voir le visage du Professeur.

— Je te raconterai tout à mon retour. Oui, juste après le dîner.

— Vous êtes bien mystérieuse, ça m'inquiète beaucoup !

— Hé hé hé. Mmm, c'est rien de sérieux. Comment dire... Ah, on peut dire que c'est un cadeau.

Je m'écrie alors fortement « C'est génial ! » et soulève encore plus mon parapluie.

— Que-Qu'est-ce que vous allez m'offrir ?! Je veux une demande en mariage de la part du Professeur !

— Ne dis pas n'importe quoi. Ah, mais, une demande en mariage, hein... Ça signifie le « bonheur éternel ».

— Hein ? Éternel ?! O-Où voulez-vous en venir ?!

— Je t'expliquerai ça ce soir. Sois sage jusque-là.

— Compris ! Professeur, Iris sera encore une fille très, très sage, aujourd'hui !

— Bien, j'y vais.

Le Professeur se met à marcher.

— À ce soir ! Et rentrez tôt !

Sans se retourner, le Professeur fit un léger signe de la main droite.

Son parapluie bleu est comme une légère peinture à l'eau qui perd petit à petit forme au milieu des gouttes de pluie jusqu'à en devenir flou. Le Professeur disparaît ensuite après avoir tourné à un carrefour.

La pluie commence à tomber plus fort. Je me dépêche de rentrer. Pour une raison que j'ignore, j'ai soudain l'impression qu'on me tire les cheveux, alors je me retourne pour regarder avant de rentrer.

Il n'y a personne sous l'arche.



L'après-midi, je termine les tâches ménagères et de recharger mes batteries. Après ça, je commence à travailler sur le canapé.

Le livre s'intitule « Nouveau : Bases de la théorie de l'ingénierie robotique », je l'ai emprunté dans la collection du Professeur. Le Professeur est une jeune femme extrêmement belle, mais sa bibliothèque est remplie de livres d'école, sans même la moindre trace de livres en rapport avec la mode.

À ce propos, je suis en train de lire le chapitre « Émotions et expressions des robots ».

Le thème du chapitre explique comment les « émotions » prenant forme dans les circuits mentaux d'un robot affectent les « expressions » que prend la peau artificielle de son visage.

Les hommes rient quand ils sont heureux et pleurent quand ils sont tristes.

Cependant, c'est différent chez les robots. Sans un circuit mental spécifique installé en eux, les robots ne pourraient pas avoir « d'émotions » ; sans que leur peau artificielle ne soit modifiée par un habile technicien, les robots ne pourraient avoir de réelles « expressions ».

Pour ne pas arranger les choses, les expressions humaines sont extrêmement compliquées. Juste pour le « rire », il en existe toute sorte : le « héhé », le « hoho », le léger sourire, le sourire doux, le rire idiot et ainsi de suite. Et c'est également le cas pour un grand nombre d'expressions. Les expressions humaines peuvent être dénombrées à plusieurs centaines ; par un subtil changement dans leurs circuits mentaux, les robots sont capables d'exprimer des émotions qui y ressemblent. Ainsi, les logiciels d'expression faciale et de reconnaissance du langage jouent un rôle prédéterminant, et sont par conséquent les plus chers du marché. Le prix d'un logiciel d'expression peut parfois même coûter bien plus cher que le robot en lui-même.

Je possède la dernière version du logiciel d'expression installée en moi. Je suis reconnaissante envers le Professeur de me permettre de rire et pleurer, exploser de colère, piquer une crise, et cætera, et cætera.

Je ferme le livre que j'étais en train de lire. Il est désormais dix-sept heures quarante-cinq.

Le Professeur ne devrait plus tarder. Je devrais aller préparer le dîner.

Hélas.

Plus d'une heure plus tard, il est dix-neuf heures treize.

Le Professeur est en retard...

Le Professeur n'est toujours pas revenu. Elle est en retard d'environ une heure, treize minutes et vingt secondes. La casserole dans la cuisine contient le dîner du jour — un ragoût au beurre Laulyl, et il n'attend plus qu'à être réchauffé.

C'est vraiment étrange.

Le Professeur me prévient toujours quand elle va rentrer. Mais aujourd'hui, je n'ai toujours pas eu de nouvelles de sa part.

J'ai envie de l'appeler, mais elle m'avait répété à plusieurs reprises de ne jamais l'appeler quand elle est au travail.

Je regarde impatiemment les aiguilles de l'horloge sur le mur.

Tic-tac, tic-tac.

Le Professeur n'est toujours pas là.

Tic-tac, tic-tac.

J'ai fini toutes les tâches ménagères.

Tic-tac, tic-tac.

Toujours pas là, toujours pas là ?

La trotteuse fit un tour, puis deux, puis trois...

Au bout du septième tour...

Driiiiiing, driiiiiiing... Le téléphone du couloir commence à sonner.

C'est le Professeur !

Je me rue dans le couloir, avant de sauter sur le combiné du téléphone.

— Allô, je m'excuse de vous avoir fait attendre ! Vous êtes bien à la résidence Umbrella !

J'attends la réponse de la personne à l'autre bout du fil, le cœur battant à tout rompre.

— Veuillez pardonner cet appel tardif. C'est le Laboratoire Principal de Robotique de l'Université d'Ovale à l'appareil.

Une voix masculine sort du combiné. Le Laboratoire Principal de Robotique est l'endroit où travaille le Professeur.

En apprenant qu'il n'est pas le Professeur, je ne peux m'empêcher de me sentir déçue, mais je réponds tout de même calmement.

— Je suis le robot de Wendy von Umbrella. Madame Umbrella n'est pas là pour le moment, alors veuillez laisser un message si vous voulez qu'elle vous recontacte.

Je réponds avec le ton d'une machine.

Après un léger silence, l'homme répond d'une voix faible :

— Je suis l'assistant du Professeur Umbrella, Ralph Ciel.

La sensibilité de mon système auditif augmente brusquement.

— Je vois. Merci pour l'aide apportée au Professeur.

— ... C'est au sujet du Professeur Umbrella.

— Oui.

C'est étrange.

La chair de poule se manifeste sur ma peau.

Pourquoi est-ce que cette personne appelle ici directement ?

S'il voulait parler au Professeur, il aurait pu simplement l'appeler sur son portable.

Un sentiment de malaise et de peur commence à me parcourir le dos comme un insecte. Je ne peux alors m'empêcher de demander :

— E-Euh ! Il est arrivé quelque chose au Professeur ?!

Il hésite un moment, puis parle d'une voix déterminée.

La lame aiguisée de la vérité me transperce alors les tympans.

— Le Professeur Umbrella est morte dans un accident.

?

Quoi.

Arrivé...

Quoi ?

Penser,

Monde,

Tout est...

— Allô, allô, allô ?!

La voix de quelqu'un est perceptible dans le combiné.

Invité.

Je me demande combien de temps s'est écoulé.

Un invité.

La voix électronique m'appelle encore et encore.

Il y a un invité à la porte.

À ce moment-là, je reprends finalement mes esprits.

— .... Ah ?

Il y a quelque chose qui touche ma jambe.

Je regarde en bas, et aperçois le combiné du téléphone se balançant doucement contre ma jambe.

Ahhh.

Mes doigts se mettent à bouger.

C'est vrai.

Le Professeur...

Des souvenirs perdus refont surface des profondeurs de ma conscience.

Suite à un accident...

Il y a eu un coup de fil.

Un terrible coup de fil.

Morte.

Il y a un invité. Je dois aller lui ouvrir immédiatement la porte.

Du fait de la voix électronique que me presse, je me mets à marcher.

Comme si je suis en train de m'enfuir d'ici, je commence à descendre un par un les marches de l'escalier, avant d'ouvrir la porte.

Et d'atteindre dehors.



Dehors, l'air est déjà envahi par les ténèbres de la nuit.

Je marche jusque l'arche, après avoir vu une voiture noire garée sur la rue en face.

Devant, un homme vêtu d'un costume et le visage meurtri se tient là. L'homme est encore jeune, mais son visage est blanc comme un linge, et ses joues sont aussi creuses que celles d'un vieil homme.

Je l'interpelle, ce après quoi il se redresse du véhicule sur lequel il était adossé, surpris, et m'annonce qu'il est l'assistant, Ralph Ciel.

C'est lui qui m'a donné ce terrible coup de fil.

— Vous êtes mademoiselle Iris Rain Umbrella... n'est-ce pas ?

Ralph parle à voix basse. J'acquiesce silencieusement.

Après ça, la porte de la voiture s'ouvre doucement. Suite à la demande pressante de Ralph, je m'assois sur le siège passager.

Je ne lui ai pas demandé où l'on se rendait.



Tout en étant assise dans la voiture, je regarde par la fenêtre, les yeux vides. Les néons de la rue commerçante forment de fines lignes de lumière telles des météorites, m'abandonnant petit à petit.

Ralph ne dit rien. Ce n'est pas qu'il est inquiet pour moi, c'est plutôt qu'il n'en a pas l'énergie. Notre seul point commun est le Professeur, mais si on vient à parler d'elle, on en viendrait tôt ou tard à cette terrible nouvelle, quoi qu'on se dise.

Dix minutes plus tard, la voiture atteint l'hôpital. Je sors de la voiture, en regardant le bâtiment blanc qui nous accueille sous le ciel nocturne.

Ralph m'emmène dans le sous-sol de l'hôpital. Nous traversons plusieurs points de sécurité sur notre chemin, dans le couloir et dans l'ascenseur, et on examine nos cartes d'identité et autres objets. En apprenant que je suis le robot du Professeur, certaines personnes me dévisagent avec un regard curieux.

La pièce est au bout d'un couloir de l'étage B4.

Après avoir poussé la porte avec un panneau « Chambre froide », je peux voir une boîte en forme de capsule qui se trouve à environ deux mètres au centre de la pièce. D'après Ralph, le corps du Professeur est à l'intérieur de cette boîte blanche.

Avant d'ouvrir la boîte, Ralph me raconte les circonstances de l'accident de façon simple.

Ce matin-là, le Professeur se trouvait dans le septième laboratoire d'analyse des autopsies au douzième étage, occupée à des tâches de « médecine légale ». Un grand nombre d'incidents causés par des robots incontrôlable avait eu lieu récemment, et ces robots étaient à chaque fois envoyés au laboratoire. À ce moment-là, je me suis rappelée du robot qui avait tout saccagé sur la Place de la Fontaine Vénus.

— L'incident est arrivé environ trente minutes après le début de l'autopsie.

Ralph passe sa langue sur ses lèvres sèches avant de continuer.

Après que le robot fut apporté en salle d'autopsie, le Professeur et l'équipe de Ralph commencèrent leur travail.

Au bout de trente minutes, alors que l'autopsie se déroulait parfaitement bien, l'accident eut lieu. Le robot s'était soudainement redémarré, se leva et commença à tout saccager. Ses batteries étaient pourtant presque vides, on ignore toujours comment cela a pu être possible. Avant qu'ils ne réussissent à utiliser leur pistolet laser d'urgence, le robot avait déjà cassé l'épais mur de la salle d'autopsie. Cela demande une force inimaginable pour des humains normaux.

— Le Professeur Umbrella était la personne la plus proche au moment des faits... Comme tout est arrivé si soudainement, le Professeur n'a pas eu le temps de s'enfuir, et le robot...

L'abdomen du Professeur fut transpercé de part en part.

Le Professeur mourut.

Après ça, le robot fut abattu par le pistolet laser.

Et voilà toute l'histoire.

Le couvercle blanc de la capsule s'ouvre telle une fleur qui éclot, et son corps apparaît alors sous mes yeux.

— Pro-... fesseur...

Comme un somnambule, je titube jusqu'à la capsule, où est allongé le Professeur.

Le visage du Professeur a perdu sa couleur habituelle, mais semble vraiment paisible, comme si elle dormait. Malgré tout, une tâche de sang est encore visible sur un coin de sa bouche. Le sang rouge sur sa poitrine et son ventre contraste vraiment avec la blancheur de son visage, alors je ne peux m'empêcher de le regarder de temps à autre. Comme si elle était une rose rouge scellée dans de la glace blanche, le Professeur rayonne d'une certaine forme de beauté.

Je tends ma main vers le Professeur pour toucher son visage pâle.

Si froid.

Le corps du Professeur est tellement froid que je commence à douter de mon système sensoriel. Sa température corporelle est bien, bien inférieure à celle d'une personne vivante.

Je commence à gémir sourdement.

Professeur. C'est moi, votre Iris.

Professeur. Est-ce que vous souffrez ? Vous avez perdu tant de sang, alors ça doit sûrement faire mal.

Professeur. Pourquoi avoir fait quelque chose d'aussi dangereux ? Pourquoi ne pas avoir laissé les autres s'occuper de ce robot ?

Professeur. Professeur, vous qui passez votre temps à aider les robots, pourquoi il a fallu que vous soyez tuée de la main de l'un d'eux ? Ça n'a tout simplement aucun sens.

Professeur. Je suis là. Votre Iris est là.

Alors Professeur. Je vous en supplie, ouvrez les yeux. Donnez-moi un ordre. Taquinez-moi. Caressez-moi les cheveux...

Et c'est à ce moment-là que...

Cette « chose » se met à briller légèrement dans le coin de mon champ de vision. Après avoir regardé de plus près, j'aperçois un étui à cigarette en argent qui m'est familier sur la petite table à côté de la capsule qui contient le corps du Professeur.

Je tends la main dans sa direction. Mes doigts tremblent encore drôlement.

L'étui à cigarette dans ma main est teinté de sang, et il ne reste qu'une cigarette cerceau à l'intérieur.

— Aaahhh...

Et c'est alors qu'une chose attire mon regard.

Une petite photo est accrochée à l'intérieur du couvercle. La photo montre l'affiche d'un film en arrière-plan, et il y a une jeune fille au sourire forcé et une autre femme au sourire malicieux qui pose ses mains sur les épaules de la fille.

C'est la photo que le Professeur et moi avions prise le jour d'avant.

Ralph me dit alors à voix basse.

— Jusqu'à son dernier souffle, le Professeur tenait fermement cet étui à cigarette.


Désassemblage : J-2[edit]

C'est le premier jour depuis la mort du Professeur.

Je passe ma journée à traîner dans le manoir. Depuis la veille, je suis assise comme ça, à regarder le paysage par la fenêtre du salon. Le ciel est ironiquement bleu, et les oiseaux chantent. Il semblerait presque qu'ils chantent un hymne à la paix. Mais j'ai l'impression d'être seule au monde. Plutôt que de tomber dans la tristesse, je suis comme incapable d'accepter la vérité en face.

Sans savoir quoi faire, je finis par me remettre à mes tâches quotidiennes.

Les tâches ménagères.

Je nettoie le manoir de fond en comble, tonds le gazon, et paie les factures.

Au moment d'essayer de nettoyer les vêtements du Professeur, mes mains se mettent à trembler. Après avoir préparé le repas, je suis sous le choc en me rendant compte que personne ne sera là pour le manger.

Le lit dans la chambre du Professeur est froid. Quand je pense au fait que ce lit ne sera plus jamais chaud, j'ai l'impression que mon cœur va se briser en mille morceaux.

Je ne sais même pas ce que je fais. Mais je continue quand même mes tâches. De cette façon, je peux continuer à fuir la réalité. Il est tout simplement trop effrayant pour moi de la regarder en face.

Le soir arrive, et je finis par ne plus rien avoir d'autres à faire.

Je m'assois dans le couloir donnant sur sa chambre, en serrant mes genoux contre moi. J'ai l'impression que si j'attendais suffisamment, le Professeur finirait par revenir. C'est pour ça que toute la nuit durant, je me mets à l'attendre, en tenant fermement son étui à cigarette dans les mains.

Mais le Professeur ne revint pas.


Attention !

À l'aube, une voix électronique se fait entendre dans mes circuits mentaux.

La batterie sera vide dans cinq minutes.

Une voix impersonnelle, avec un ton très sérieux.

Veuillez recharger la batterie maintenant.

Je me lève difficilement et me traîne en direction du laboratoire.

Sur mon chemin, je tombe dans les escaliers car je suis à court de batterie. Mon pied droit se tord dans un angle bizarre. Tout en traînant ma jambe droite, je marche lentement en direction du laboratoire.

Assise sur le lit blanc laiteux, j'ouvre mon poignet. La prise pour le rechargement apparaît.

C'est à ce moment-là que j'ai eu une subite envie de me taillader le poignet.

En faisant ça, je mourrai. Ce serait l'issue la plus simple. Je pourrais alors rejoindre le Professeur là où elle est allée.

Comme mon état mental est sens dessus dessous depuis la mort du Professeur, je commence rapidement à comprendre mes désirs.

Tout en tenant un bec de gaz utilisé à des fins de maintenance, j'appuie sur le bouton d'allumage. De l'air brûlant sort par l'ouverture. Peu après, une colonne rouge de flamme apparaît. Doucement, je dirige le bec de gaz vers mon poignet. Des gouttes métalliques ressemblant à de la sueur apparaissent alors et la prise commence à fondre. Dix secondes plus tard, elle est complètement calcinée. Une grosse quantité d'huile s'en est échappée.

C'est une triste scène. Le jaillissement d'huile de mon poignet a même éclaboussé le plafond. Le laboratoire, habituellement aussi blanc qu'un paysage enneigé, est désormais noirci de toute part par l'huile gluante. Alors que je regarde cette scène dans un état d'euphorie, la voix électronique dans mes circuits mentaux criant des « Alerte ! Alerte ! Alerte ! Alerte ! » ressemble à des cris hystériques.

Dans cinq minutes, mon corps aura perdu toute son huile. Il y a juste un liquide noirâtre qui continue de couler de mon poignet. Cela ressemble presque à la fontaine d'eau du parc à côté de la gare.

Et à ce moment-là.

Je suis prise d'un intense et violent frisson.

C'est quelque chose que je n'ai encore jamais ressenti avant. Vertige, nausée, et une douleur soutenue comme si mon crâne était tordu et lacéré, m'attaquent à plusieurs reprises en peu de temps. Comme quand les humains boivent du poison, mes lèvres se mettent à trembler. Me sentant extrêmement mal, je me tords de douleur par terre en serrant ma poitrine.

Attention ! Trente secondes avant que la batterie ne soit vide ! Veuillez procéder au rechargement sans plus attendre.

Dans son habituel ton sérieux, la voix électronique est en train d'annoncer ma mort prochaine.

Soudain, telle une folle à lier, mes yeux s'ouvrent en grand.

Non ! Je ne veux pas mourir !

Je me lève en panique et empoigne le tube du chargeur violemment. J'essaye à plusieurs reprises d'insérer la prise électrique de mon poignet avec le tube. Hélas, le trou a été déformé par la chaleur. Toutes mes tentatives pour brancher le tube dans la prise échouent, comme si je suis en train d'enfiler une aiguille.

La batterie sera vide dans 10 secondes, 9, 8, 7...

Haletant de peur, je continue à marteler la prise de mon poignet avec le tube. Encore. Encore. Encore. Encore. Je ne veux pas mourir. Je ne veux pas mourir. Je ne veux pas mourir. Je ne veux pas mourir.

Avec le bruit d'une clarté incroyable du tube pénétrant dans la prise, l'électricité et l'huile commencent à être injecté dans mon corps. Le bruit d'alerte s'est arrêté, et je suis libéré de mon tremblement et du sentiment de nausée.

J'étais soulagée, du fond de mon cœur.

Ah... Je ne vais pas mourir.

Génial.

Génial ?

Je suis choquée par mes propres pensées.

Est-ce une bonne chose que je ne meure pas ?

... alors que le Professeur n'est déjà plus là ?

Est-ce que vivre seule est une bonne chose ?

Est-ce que s'accrocher désespérément à la vie et vivre dans le déshonneur est une bonne chose ?


L'autre moi dans mon corps continue de murmurer.

Iris Rain Umbrella. Pourquoi t'accroches-tu à la vie ? Tu es un robot après tout. Pourquoi avoir peur de la mort ? Maintenant que ta maîtresse que tu servais est partie pour toujours, ton existence n'a plus aucun sens. Et malgré ça, tu continues de t'accrocher à la vie ? Meurs ! Meurs ! Dépêche-toi de mourir !

Me dégoûtant complètement, je me gratte frénétiquement la tête et tente de m'arracher les cheveux.

Telle une vérité sans faille, je suis obsédée par la vie. Je veux vivre. Je ne veux pas mourir. C'est ce que j'ai ressenti, ce que j'ai compris, juste après avoir vu la mort en face.

Je suis d'un méprisable. Malgré mon amour sans borne pour le Professeur, malgré mes déclarations d'amour éhontées jour après jour, je ne peux même pas me résoudre à la rejoindre.

À chaque fois que j'arrache mes cheveux, le tube accroché à mon poignet bloque mes mouvements. C'est extrêmement pénible, mais je n'ai pas le courage de le retirer.

Les murs et le plafond sont teintés de noir, dégageant une odeur nauséabonde. Assise au milieu du sang noir qui avait jailli de mon corps, je continue d'arracher mes cheveux comme une folle à lier. Des douzaines et douzaines de mèches de cheveux pleuvent sur le sol.


Désassemblage : J-1[edit]

L'après-midi, un visiteur est là.

Un inconnu en uniforme gris est apparu devant la porte avec trois grands et imposants robots. Ils prétendent faire partie de la branche d'Ovale du Département d'Encadrement des Robots, et disent qu'ils vont m'emmener avec eux. En voyant que je pue l'huile, l'homme fronce les sourcils.

Le Professeur n'a plus de famille, alors personne ne peut « hériter » de moi, vu que j'appartiens au Professeur. Ainsi, je suis devenue « res nullius » aux yeux de la loi, et donc par là même, propriété de l'État. Ils sont venus m'emmener auprès des travailleurs de la nation — du moins, c'est comme ça qu'ils me l'ont expliqué.

Je suis attachée entre les deux robots et tirée jusqu'à l'arrière de leur voiture. Je ne résiste pas, parce qu'il ne reste plus une once de volonté en moi.

Après avoir atteint le bureau du Département d'Encadrement des Robots, l'homme me tend une pile de gros dossiers, avant de m'ordonner de me rendre à l'endroit désigné. Sous le contrôle des robots métalliques, je suis emmenée à l'endroit en question.

C'est une usine de maintenance pour robots.

Avant que les robots ne puissent être vendus sur le marché, ils doivent passer une batterie de tests de sécurité imposés par la loi. C'est à cet endroit que les robots passent ces tests. Les robots qui réussissent l'inspection seront ensuite achetés par des gens au cours d'une mise aux enchères.

Mis à part les premières étapes de mon développement, c'était le Professeur qui faisait la maintenance et les tests sur moi, alors c'est en fait la première fois que je me trouve dans une usine de maintenance.

— Enlève tes vêtements.

C'est les premiers mots qu'il me dit. Aucune présentation ni rien.

Je commence doucement à me déshabiller avec les mains tremblantes. Après mes chaussettes et mon tablier, c'est au tour de ma robe-

— Arrête de traînasser ! m'ordonne l'inspecteur, tandis que je suis uniquement vêtue de mes sous-vêtements, en me fusillant du regard.

— Dépêche-toi de te déshabiller !

Quelques autres inspecteurs hommes ont leur regard posé sur moi.

— On est tous des adultes, de quoi t'as honte ?!

En entendant cette raillerie, les hommes éclatent de rire.

Après avoir retiré mes vêtements, ils se sont mis à m'humilier encore plus.

Les mains des hommes tâtent ma peau. Certains le font de façon mécanique, d'autres le font de façon délibérément indécente.

Je reste silencieuse, les laissant faire ce qu'ils veulent.

Mes pensées sont remplies de honte et de dégoût au moment où mon inspection se termine.

Scan de mes circuits mentaux, examen de mon système de contrôle des mouvements, vérification des circuits de sécurité. Les procédures d'inspection s'enchaînent les unes après les autres, tout en étant forcée de me déplacer aux quatre coins de l'usine.

Ils ne m'ont pas rendu mes vêtements. Alors je suis toujours nue. L'étui à cigarette autour de mon cou est tout ce qu'il me reste.

Finalement, je dois passer le dernier « test pour revente ».

Le « test pour revente » est une vente aux enchères pour remettre sur le marché les robots qui ont passé les tests de sécurité. Si un robot ne trouve pas preneur, il se retrouvera sur le marché des pièces d'occasion — c'est-à-dire désassemblé et transformé en tas de ferraille.

Avant que la vente ne commence, on m'avait forcée à enfiler un « collier » dans la salle d'attente. Le collier a une étiquette avec des numéros et un code barre imprimés dessus.

Je marche jusqu'à la salle de mise en enchère, où j'aperçois un tapis roulant avec des plateaux ronds qui tournent sur eux-mêmes. Les autres robots et moi sommes mis à la queue leu leu, puis on nous fait nous asseoir sur le tapis chacun notre tour.

À vitesse lente de dix centimètres seconde, je tourne sur moi-même sur le tapis roulant. De l'autre côté des caméras, des gens sont sûrement en train d'envisager la possibilité de m'acheter, en se demandant « Est-ce que je vais pouvoir vendre ce truc ? », « Est-ce qu'il vaut quelque chose ? » ou quelque chose dans ce style. Pendant ce temps-là, je suis simplement assise le regard vide, à cogiter sur des choses futiles du genre « Le plafond est tellement blanc que ça ne fait pas naturel », « Quel jour est-on aujourd'hui ? » et cætera.

Ainsi, je continue de tourner sur moi-même sur le tapis roulant. Les autres robots aussi. C'est ce simple manège qui va décider de nos vies et de nos morts.

Au bout du dixième tour, je suis retirée du tapis. Personne ne veut de moi.

Ce qui veut dire que je vais être transformée en tas de ferraille.


Jour du désassemblage[edit]

J'entends un cliquetis assourdissant — clank, clank.

Le tapis roulant tourne à rythme régulier.

Complètement nue, je suis faiblement allongée par terre.

Je me trouve dans une usine spéciale de manutention des machines à la périphérie d'Ovale — plus généralement connue sous le nom d'usine de traitement des robots. Au moment même où il avait été décidé que j'étais un tas de ferraille, j'avais été mise dans un camion et envoyée ici. C'est la même chose pour les autres robots, mais nous ressemblons plus à des condamnés qu'on emmène en salle d'exécution, étant donné que personne ne parle.

Tout en me balançant à l'arrière du camion, je réfléchis d'un air ahuri à la raison pour laquelle personne ne veut de moi. Est-ce parce que mes envies suicidaires ont été découvertes lors de l'examen de mes circuits mentaux ? Ou est-ce parce que j'ai l'apparence de la sœur du Professeur, et donc j'ai peu de chance d'être vendable ? Ou alors est-ce parce que le prix d'un nouveau modèle de robot est trop élevé, et les a donc dissuadés de m'acheter ?

Je l'ignore.

Mais au moins, une chose est sûre.

Je vais bientôt être désassemblée.

Pourquoi est-ce que je suis assise là ? Où sont passés les doux et chaleureux bons moments en compagnie du Professeur ? Le fait que je vais bientôt être démontée ressemble à un mauvais rêve.

Je ne peux m'enfuir. Du fait de mon système de sécurité, mon circuit mental est complètement soumis. En plus de ça, je suis bientôt à court de batterie.

J'attends l'inéluctable qui s'approche à grands pas de moi. Le tapis roulant qui continue inlassablement d'avancer. L'étage de désassemblage qui ouvre grand sa bouche tel un monstre s'approche petit à petit de moi.

L'étui à cigarette accroché à mon cou émet de légers bruits métalliques, tout en se balançant violemment contre ma poitrine comme une créature vivante.

Une fois avoir atteint le déplaisant étage maussade, le bras de la machine de désassemblage m'attrape par le bras droit. Comme un criminel arrêté par la police, mes coudes se tordent dans mon dos avec des bruits de craquements. L'alarme continue de sonner dans ma tête, alors je décide d'éteindre le programme. Il ne m'est plus d'aucune utilité, de toute façon.

Il y a des centaines de tiges protubérantes sur le bras de la machine, et celles-ci se mettent à se tortiller comme des tentacules. Des tiges jaillissent une substance blanchâtre et collante qui recouvre mon bras droit. Ce liquide semble être un agent anti-incendiaire utilisé à des fins de prévention. Le chaud et pétillant liquide ressemble d'une certaine façon à de l'eau savonneuse.

Mon bras droit est recouvert de bulles blanches, puis le bras de désassemblage projette un rayon laser, et se met à sectionner mon bras. L'extrême douleur qui en résulte me fait hurler, alors je tente instinctivement de désactiver mes fonctions sensorielles. Sinon, je vais sûrement devenir folle.

Peu après, le bruit du déchirement de muscles artificiels commence à résonner dans la salle. Le tube qui permet de réapprovisionner mon corps en huile a été coupé. Un bruit de désintégration retentit à chaque fois que de l'huile éclabousse le laser, ce qui émet de la fumée accompagnée d'une odeur nauséabonde.

Trente-deux secondes après le début du processus, mon bras droit a été entièrement coupé.

Après avoir perdu mon bras droit, ça va être au tour du gauche.

Le bras de la machine de désassemblage tord mon bras gauche. Les centaines de tiges protubérantes se remettent à cracher leur substance blanchâtre telle une chenille en train de se changer en papillon, qui recouvre alors mon bras gauche. De la fumée s'élève, puis le laser dessine un arc sur mon bras, le sectionnant ainsi.

Puis, mon bras gauche se détache complètement de mon corps. Le processus dans son ensemble aura pris trente-quatre secondes.

Après mes bras, c'est au tour de ma jambe droite.

La pièce à sectionner est fixée après un bruit de cassure et avoir été recouverte par les bulles, puis le laser bleu jaillit de nouveau, et de la fumée à l'odeur insupportable se dégage.

Comme ma jambe est plus épaisse que mes bras, cette étape prend plus de temps. Une minute et onze secondes au total.

À ce moment-là, je remarque que ma jambe droite qui vient d'être coupée a une étiquette collée dessus. Cette pièce n'appartient plus à mon corps, et va devenir une « marchandise » qui sera vendu sur le marché de l'occasion.

Mon ex-jambe droite roule jusqu'à une corbeille à côté du tapis roulant. Des dizaines de « jambes » d'autres robots y sont empilées tels les trophées d'un tueur en série. Certaines bougent encore, ce qui est extrêmement écœurant. La machine de désassemblage s'attèle ensuite à couper ma jambe gauche après en avoir terminé avec la droite.

Je ne peux que fixer le regard vide le laser bleu. Je ne peux concentrer mon regard sur rien, alors que ma vision devient floue.

J'espère que ça sera bientôt terminé. Même une seconde de moins serait déjà une bénédiction.

Puis, je me mets à fuir la réalité, en repensant au Professeur.

Nous avions l'intention d'aller au parc d'attraction la semaine prochaine. Nous avions prévu d'aller voir un autre film la semaine encore après. Puis aller faire du shopping le mois d'après. Et ensuite-

À ce moment-là, le laser passe devant mes yeux. Une question me vient soudainement à l'esprit. Est-ce que c'est le même genre de laser que celui utilisé dans les pistolets laser qui servent à abattre les robots ?

Oh, d'ailleurs, en parlant de pistolet laser — j'ai une autre question.

Qu'est-il advenu du robot qui a tout saccagé sur la place de la fontaine ?

Au moment où je reprends mes esprits, ma jambe gauche a déjà disparu. J'ignore combien de temps cela a pris.

Je suis allongée sur le tapis roulant, amputée de mes bras et jambes.

Ensuite, l'étape suivante va être le découpage de ma tête.

Deux bras se saisissent de ma tête. Des bras mécaniques durs et froids. Ils n'ont rien à voir avec les bras doux et élégants du Professeur.

Un des deux bras place un scalpel bleu sur mon cou. La chaude lame se rapproche petit à petit.

Je me remets à fuir la réalité.

Bien entendu dans mes souvenirs du Professeur.

Elle avait dit qu'elle avait quelque chose d'important à me dire ce jour-là

C'était ma dernière conversation avec elle.

C'est vrai, le Professeur-

Qu'est-ce qu'elle a dit déjà... Ah oui, un cadeau ?

Professeur.

De quel cadeau vouliez-vous parler ?

Un bruit de déchirement résonne, puis ma tête est séparée de mon corps.

Plusieurs tubes qui sont comme des vaisseaux sanguins pour un robot pendent de la partie sectionnée de ma tête. Je regarde mon corps par ceux-ci. Ma poitrine et mon ventre se tortillent dans tous les sens tel un organisme extraterrestre.

Le plus étrange dans tout ça, c'est que je ne ressens pas la moindre peur.

Contrairement au moment où mon bras a été sectionné, mon cœur est désormais très calme. Ensuite, je vais calmement accepter mon sort. Mais ce n'est pas un soudain revirement, qui serait dû à ce que j'ai vécu, ni même une illumination, mais tout simplement parce que mon cœur est en train de se décomposer.

Finalement, la main du désassembleur s'approche de ma tête, la seule partie restante.

Ensuite, elle va commencer à découper ma tête.

Tout d'abord, mon cuir chevelu est arraché en même temps que ces cheveux bordeaux dont j'étais si fière. Puis, l'outil métallique en forme de balle s'enfonce dans mon orbite, et mon œil est aspiré en émettant un « pop ». Le regard de mon œil droit arraché croise celui de mon œil gauche. Mais ce dernier est immédiatement arraché à son tour.

La lumière disparaît de mon monde.

Puis, un objet en forme de bâton est placé dans mes oreilles. Je n'ai aucun moyen d'identifier l'objet en question comme je ne peux plus voir. Ce qui ressemble à un laser dessine deux cercles sur mon visage, puis mes oreilles et mon système auditif sont sectionnés à leur tour.

Le son disparaît de mon monde.

La machine commence alors à retirer ma peau, et je suis petit à petit pelée comme un fruit. Ensuite, sont arrachées mes dents, puis ma langue, et mon nez-

Ne plus rien voir. Ne plus rien entendre. Ne plus rien respirer. Ne plus rien sentir.

Malgré tout, je continue de penser au Professeur jusqu'au dernier instant.

Professeur.

Où êtes-vous maintenant, Professeur ?

Êtes-vous au paradis ? Est-ce que c'est confortable là-haut ? Est-ce que vous mangez bien ? N'oubliez pas de ne pas fumer dans votre lit.

Professeur.

Où vais-je aller ensuite ?

Existe-t-il un paradis pour les robots aussi ? À quoi est-ce qu'il ressemble ? Est-ce qu'une cuisine y serait utile ? Est-ce que le vendeur est gentil ?

Professeur.

Pourquoi êtes-vous morte ?

Est-ce parce que je n'ai pas été sage ? Est-ce parce que je n'ai pas regardé le film en entier ? Ou est-ce parce que je n'ai pas écrit ce compte-rendu sérieusement ?

Professeur. J'ai tellement envie de vous voir. Terriblement envie.

Ai-je encore le temps de vous voir ? Me permettra-t-on d'entrer dans le paradis des hommes sachant que je suis un robot ?

Professeur.

Ahhh, Professeur.

Est-ce que le paradis des hommes se trouve à côté de celui des robots-



Chapitre 2 : Renaissance[edit]

« Bienvenue dans le club de lecture nocturne. » (Lilith Sunlight)

Jour Un[edit]

.......

Swoosh.

......?

J'entends quelque chose.

Comme la pluie...

Comme une télévision qui grésille...

Un bruit...

perçant.

Puis, je me réveille.

... Moi.

Ma conscience revient petit à petit.

...... Vi... vante...?

Je suis toujours vivante... Ou du moins, mes circuits mentaux sont encore en suffisamment bon état pour que je puisse le confirmer.

Malgré tout, mon champ de vision n'est pas clair. La qualité de ma vision est extrêmement faible, et de fines particules dansent sous mes yeux. Puis, il y a ces « lignes » qu'on voit souvent dans les vieux films. Un certain nombre de lignes blanches jaillissent devant moi.

Pire encore, ma vision est monochrome — plus aucune couleur. C'est un monde morne en noir et blanc qui s'offre à moi.

Que... Qu'est-ce qui se passe ?

Je fouille ma conscience brumeuse à la recherche de mes souvenirs.

Je suis devenue un tas de ferraille après être passée dans l'usine de désassemblage. Mes bras et mes jambes ont été sectionnés, tout comme ma tête et mon buste.

Alors, où suis-je ?

Mon système auditif se lance petit à petit. Je peux désormais distinguer les sons environnants.

« Hé, bouge de là ! », « Arrête de traînasser ! », « Idiot, dépêche-toi d'avancer ! » — j'entends des cris énervés et un brouhaha autour de moi. Il y a aussi un grand bruit métallique.

Un... chantier ?

Je regarde autour de moi. Hélas, ma vision monochrome est incapable de saisir la situation dans laquelle je me trouve. En plus de ça, les lignes blanches qui pleuvent recouvrent presque mon champ de vision. J'ai l'impression de regarder le monde à travers des jumelles dont les verres sont complètement rayés.

Pour essayer de comprendre la situation, je plisse les yeux pendant un long moment.

Puis, je remarque quelque chose.

Qui est-ce ?

Remarquant une présence, je tourne la tête et vois un robot.

C'est un robot très singulier.

Sa tête qui ressemble à un seau en métal est incrustée d'yeux qui pourraient être les verres de jumelles, et il a aussi un petit haut-parleur qui fait office de bouche. Son apparence est complètement dans le style de ces robots expérimentaux fabriqués par les étudiants du siècle dernier.

Son corps est dans un état épouvantable. Son bras gauche est plus court que le droit de dix centimètres, chaque doigt étant gonflé comme s'ils avaient été ébouillantés. Il n'avait pas de jambes, elles étaient remplacées par des chenilles qui étaient toutes rouillées. Les tailles et les jointures de ses pièces n'étaient pas vraiment coordonnées.

Il est sûrement un de ces pseudo-robots fabriqués à partir de pièces d'occasion. Ceux à qui on a greffé des systèmes et des circuits dans des corps ressemblant plus ou moins à des robots, avant d'être réactivé. C'est sûrement ça.

Un robot construit en utilisant des pièces au hasard. Un robot à l'apparence pathétique et à la forme bizarre.

Ce robot est en train de me dévisager.

Qu'y a-t-il ?

Tout en me sentant pour une raison ou une autre mal à l'aise, je fais un pas en arrière, et le robot en fait de même.

Hein ?

Je lève ma « main droite », et le robot lève alors sa « main gauche ». C'est comme si je suis en train de me regarder dans un miroir.

Je regarde alors mes mains. Au bout de ma main se trouvent cinq doigts enflés comme ceux du robot en face de moi.

Peut-être que...

Je frissonne devant l'effroyable éventualité. Malgré tout, je suis envahie par un sentiment de conviction. J'avais été démontée, et je suis devenue un tas de ferraille. Comment pourrais-je avoir mon corps original dans ce cas ?

Ce qui veut dire que...

Je fais tourner mes chenilles de façon à m'approcher de « lui ». « Il » s'approche également de moi.

L'étrange robot reflété par le miroir est sans conteste moi.



Je « le » regarde un moment. Sous le choc, je ne sais pas quoi dire. Je reste également figée sur place.

Iord 104.jpg

C'est... moi...

Mes pensées n'arrivent pas à suivre l'enchaînement de ce qui m'arrive.

Je regarde une fois de plus le robot devant moi. Un sceau retourné en guise de tête, des verres de jumelles pour yeux, et un haut-parleur comme bouche. Un bras gauche extrêmement court — ou non, peut-être que c'est le bras droit qui...

— Mn...

Je commence à avoir la nausée. C'est une très forte sensation de haut-le-cœur qui remonte du fin fond de ma gorge, comme si mon corps est en train de pourrir complètement. Mon corps subit de légers spasmes pendant un long moment, pour empêcher le vomi de sortir.

Après m'être calmée, je me mets soudainement à « le » détester, ce robot devant moi. C'est un dégoût de soi tellement prononcé qu'il peut faire perdre tout espoir aux gens.

Puis, je commence à me comporter comme si j'ai perdu la tête — en réalité, c'est peut-être bien le cas — et me mets à cogner ma tête contre le miroir qui me réfléchit. Comme pour refuser mon apparence actuelle.

C'est un mensonge. Non. Je refuse d'y croire. Je maudis le robot devant moi à plusieurs reprises.

Où sont passés mes yeux bleu ciel ? Où sont passés ces fins bras et jambes dont je suis si fière ? Et ma peau blanche ? Et mes cheveux bordeaux ?

Comment... Comment... est-ce que...

Comment est-ce qu'un robot aussi laid pourrait être moi ?

Sûrement du fait de la violence de l'impact, un bruit métallique résonne depuis mon crâne. Il semblerait que quelque chose se soit cassé à l'intérieur.

C'est ça.

J'avais pris ma décision. Je n'ai pas besoin d'un corps pareil. Je vais juste le réduire en miettes. Le casser en mille morceaux.

Et à ce moment-là.

— Hé, le nouveau ! À quoi tu joues ?!

Un cri de colère provient de derrière moi.

— Plus un geste ! C'est un ordre !

Au moment où j'entends l'ordre, mon corps s'arrête soudainement. Mon corps ne peut plus bouger, comme s'il était gelé.

Un homme vêtu de gris marche vers moi. Un badge qui ressemble au logo d'une société est accroché à son torse.

L'homme marche devant moi, et me dévisage avec des yeux aussi sombres qu'un bourbier.

— Le niveau de batterie... semble être bon. Allez zou, dépêche-toi de retourner à ton poste !

— À vos ordres...

Ma voix n'est plus celle d'une jeune fille, mais une voix électronique ordinaire. C'est une voix mécanique qui dénote un manque d'assurance.

Mon esprit est toujours dans la brume, mais mon corps commence à avancer en cliquetant en marche arrière. À ce moment-là, je réalise que la chose contre laquelle j'avais cogné ma tête est une grande glace. À côté, sont bazardés tout un tas de bibelots.

— Allez, magne-toi ! C'est un ordre !

Mon corps se fige sous le cri en colère de l'homme, puis mes chenilles se mettent à bouger d'elles-mêmes.

J'ai vraisemblablement descendu une pente de cette façon sur une centaine de mètres. Des barres de métal, du béton et autres matériaux de construction sont empilés sur une petite colline avoisinante. D'autres robots transportent ces matériaux du haut de la colline. On dirait que c'est mon nouveau travail.

Et ainsi, je commence à les déplacer. Même si je n'en ai pas vraiment envie, je ne peux désobéir aux ordres qui m'ont été donnés. Le programme de discipline implémenté dans mes circuits de sécurité m'oblige à m'exécuter sans pouvoir les contester.

Où suis-je ? Comment est-ce que je me suis retrouvée ici ? Je n'en ai pas la moindre idée. Je transporte des matériaux plusieurs fois, des dizaines de fois, en faisant l'aller-retour avec le chantier. Quand je m'arrête de marcher, des cris de colère sont décochés comme des flèches. À chaque fois, mon corps se fige, avant de se mettre à bouger sans mon consentement comme hypnotisée.

Enfin, le soleil morne se couche à l'horizon. Malgré tout, le « travail » continue tout de même.

Il est tard. Après avoir enfin fini le travail du jour, les autres robots et moi nous rassemblons près d'un entrepôt. Des gravats et autres débris de matériaux sont entassés à l'intérieur, alors que des planches carrées sont disposées avec soin devant moi. Ces planches d'un mètre carré sont des chargeurs. Les robots se mettent alors en file indienne devant elles, chargeant leur batterie les uns après les autres. La scène ressemble à des cadavres sortis de terre faisant la queue pour de la nourriture.

Je me tiens devant la pierre tombale, en attendant mon tour. Puis, le panneau avant de mon torse est ouvert par un contremaître, un grincement se fait entendre, et un épais câble y est branché.

Peu après, je perds connaissance.


Jour Deux[edit]

Aujourd'hui, je continue à faire le « travail » de la veille.

Le travail que je fais aujourd'hui est exactement le même que la veille. Transporter des déchets de matériaux de construction — balayer les gravats et les barres de fer qui recouvrent presque l'horizon est le travail de ces robots. Une grande quantité de matériaux usagés est entassée ici, et il y a des marques noires de calcination à perte de vue. C'est comme si cet endroit est les ruines d'un grand bâtiment qu'on a fait sauter.

De l'autre côté des ruines, la mer grise s'étend à l'infini. Non, la mer devrait être bleue. C'est peut-être parce que ma vue est monochrome, et que je ne peux voir qu'en nuance de gris, incapable de discerner les couleurs les unes des autres.

Ma vue est toujours aussi chaotique. Les lignes blanches des vieux films sont toujours présentes. Une espèce de bruit de fond ne cesse de résonner. Alors j'ai baptisé ce phénomène « pluie ». Les lignes blanches verticales sont les gouttes de pluie, et le bruit de fond est le son de la pluie. Je suis la seule à pouvoir la voir et à l'entendre.

De l'autre côté de la pluie, il y a des centaines de robots alignés de manière désordonnée les uns derrière les autres, ils transportent eux aussi des déchets de matériaux de construction. La plupart de leurs membres ne collent pas au reste de leur corps, vu qu'ils semblent également être des robots bricolés à partir de pièces laissées à l'abandon. Ils transportent silencieusement les matériaux.

J'en fais de même tout en repensant à ce qui s'est passé la veille.

Qu'est-ce que je fais ici ?

Créée par le Professeur, vivant avec le Professeur, travaillant avec le Professeur, un robot étant la propriété exclusive du Professeur. C'est ce que je suis.

Mais alors, qu'est-ce que je fais ici ? L'adorable et doux corps de jeune fille n'est plus. Tout ce qu'il reste est un assemblement improbable de pièces en fin de vie — jumelles pour les yeux, haut-parleur pour la bouche, un torse petit et épais, et des chenilles en guise de jambes — un corps d'une laideur qui donnerait aux gens la nausée rien qu'à le regarder.

Je ressentis à plusieurs reprises du dégoût pour moi-même ce jour-là.

Avec un bruit sourd, un impact résonne sur ma tête. Une pierre aussi large qu'un poing s'abat sur moi.

— Arrête de rêvasser, numéro 108 ! s'écrie furieusement le contremaître. Qui t'a permis de te reposer ?! Au boulot, et que ça saute !

— Veuillez m'excuser.

Après m'être excusée avec ma voix électronique, je tourne tant bien que mal mes chenilles, avant de me diriger vers la colline.

J'entame mon quarante-troisième aller-retour ce jour-là.

Sous un ciel gris et morne, je continue mon déprimant travail. Il y a plusieurs autres collègues sur la pente devant moi, et un nombre incalculable de chenilles.

Et je recommence la même chose.

Qu'est-ce que je fais ici ?

L'arrivée de la nuit annonce la fin de la journée.

J'entre dans l'entrepôt, avant de brancher la prise dans mon corps.

Ce n'est qu'au moment où mon alimentation est éteinte que la pluie s'arrête finalement.


Jour Huit[edit]

Une semaine s'est écoulée, mais je continue toujours les mêmes gestes.

En tant que robot ouvrier « numéro 108 », je transporte toujours les déchets de matériaux de construction. Ma vue est toujours monochrome, le ciel, la mer et la terre sont tous teintés de gris. La « pluie » ne semble pas vouloir s'arrêter. Le bruit de fond et les innombrables lignes blanches s'entrelaçant devant moi non plus.


Je répète les mêmes gestes environ cent-vingt fois par jour — pour être précis, entre cent-seize et cent-vingt-huit aller-retour. Aucune pause. Le travail quotidien dure pas moins de dix-huit heures.

Après ces centaines d'aller-retour, je finis par comprendre plusieurs choses.

Tout d'abord, la zone est découpée en deux. « L'estomac » et les « intestins ».

D'imposantes machines comme des grues et des camions déplacent le grand tas de déchets près de la mer. Ces déchets sont ensuite collectés sur place, et empilés comme une tour. C'est « l'estomac ». Le travail de nous autres robots est de monter la colline, et de transporter les déchets de « l'estomac » vers la partie intérieure de la zone, les « intestins ». Assurer la liaison entre l'estomac et les intestins est notre travail.

La distance d'un aller-retour est d'environ deux cents mètres, mais la pente est assez raide. La surface de la route ne simplifie pas notre tâche, vu que nos chenilles se retrouvent embourbées dans la terre du sol. La raison pour laquelle les camions qui transportent les déchets jusqu'ici ne peuvent pas entrer ici, c'est justement parce que le sol est trop mou.

À ce propos, les déchets de matériaux de construction ont été baptisés « résidus alimentaires ». « Résidus » désigne des déchets, mais je ne sais pas vraiment d'où est venue cette appellation.

Il y a toute sorte de déchets, comme des barres de fer aplaties, des gravats mélangés à de la terre et des morceaux de métal calcinés. On rencontre aussi de temps à autre des armes et des restes d'explosif. Dans ce cas, peut-être que cet endroit a un lien avec l'armée ? La zone est entourée par un grand grillage, instaurant ainsi un climat austère et autoritaire.

Aujourd'hui encore, nous autres robots transportons les « résidus alimentaires » de « l'estomac » vers les « intestins ». Une fois avoir déplacé les déchets de « l'estomac », nous devons les mettre sur un tapis roulant. Comme le nom « intestins » le suggère, la forme du tapis roulant fait penser à de larges et petits intestins. À l'autre bout du tapis, des dizaines d'ouvriers avec des masques à gaz sont en train de trier les déchets.

Au début, je pensais que ces ouvriers étaient des hommes. Mais vu leurs mouvements et les numéros de série criés par les contremaîtres, ce sont tous des robots. J'ignore pourquoi ils portent des masques à gaz, sûrement parce qu'ils sont en contact avec des matériaux qui pourraient les endommager.

Autrement dit, presque tous les ouvriers qui travaillent dans ce chantier de démantèlement sont des robots. Le travail des hommes se résume à surveiller et donner des ordres. Nous travaillons pour eux tels des esclaves, transportons des choses telles des fourmis. Quand la journée s'arrête, nous rentrons dans notre fourmilière.

Durant cette semaine, je n'ai pas pensé un instant au Professeur. À chaque fois que je ne peux m'empêcher d'y penser, je renferme mes émotions au plus profond de mon cœur. C'est parce que je crois qu'une fois confrontée à mes souvenirs dans ma situation actuelle, je me trouverais dans l'incapacité de continuer à la supporter.

Ainsi, j'ai commencé petit à petit d'arrêter de réfléchir. À ce que je fais, au pourquoi je le fais — les jours passent, et les questions ont arrêté de faire surface dans mon esprit.

Dieu seul sait quand je suis devenue un de ces silencieux et mornes robots.


Jour Quinze[edit]

Dans ce monde monochrome où ciel et terre ont perdu toute couleur, je fais encore des aller-retours au chantier aujourd'hui. De « l'estomac » aux « intestins », puis des « intestins » à « l'estomac ».

Avec ces mille-huit-cent-vingt aller-retour, j'ai pu voir mes « collègues » même si je n'en avais pas envie. À mesure que le temps passe, leurs silhouettes mornes qui ressemblent à des spectres d'acier s'empilent encore et encore dans mon cœur vide. Comme une pièce vide où s'amoncèle de la poussière.

Mis à part ça, du fait de la condition misérable des robots ici, j'ai décidé de procéder à une étude après avoir fait un tri dans mes données.

Les détails sont les suivants :

— Nombre total de robots ouvriers : 110

*Seuls les robots portant des matériaux entre l'estomac et les intestins ont été pris en compte.

— Catégorie A (Taille)

Moins d'un mètre : 23

Entre un mètre et deux mètres : 81

Deux mètres ou plus : 6

— Catégorie B (Type)

Construits à partir de pièces détachées : 93

Robots d'occasion : 17

*Observation faite à partir de leur apparence.

— Catégorie C (Motricité)

Chenilles : 82

Quadrupèdes : 26

Bipèdes : 2

Au début, ils n'étaient que des chiffres sans aucun sens ni émotions.

Mais pour moi, les deux derniers nombres — et tout particulièrement les « bipèdes : 2 » de la catégorie C, ont rapidement signifié quelque chose pour moi.

Ce sont numéro Quinze et Trente-Huit.

Qui sont-ils ?

Tout en déplaçant les déchets de matériaux, j'ajuste l'angle de mes lentilles.

Ma vision s'arrête d'abord sur le grand robot dont la taille et la largeur dépassent les deux mètres — numéro d'identification « Quinze ».

De puissants membres jaillissent de son corps grisâtre qui est comme un tonneau. Seuls ses pieds sont noirs, ce qui donne l'impression qu'il porte des bottes. Son gigantesque corps attire le regard partout où il va.

Numéro Quinze respire la puissance, il pourrait facilement utiliser ses bras pour soulever des déchets pesant plusieurs centaines de kilogrammes. Aujourd'hui, il se déplace à grand pas dans le chantier, comme toujours. En tant que bipède, ses traces de pas, semblables à celles d'un éléphant, forment de nombreux trous dans le sol. Mes collègues et moi avons tendance à nous prendre les pieds dedans au moins trois fois par jour.

Il y a également une autre personne qui m'intrigue.

Elle.

C'est exact, pas lui, mais elle. L'autre robot bipède — numéro d'identification « Trente-Huit ».

Elle me dépasse d'environ deux têtes, ce qui donne une taille d'environ un mètre quarante selon mes estimations. Elle porte un bleu de travail comme ceux des charpentiers, et ses longs cheveux attachés avec un ruban pendent sur son épaule droite. Avec une démarche énergique, elle transporte les déchets entre l'estomac et les intestins aujourd'hui encore.

Parmi cette centaine de robot, personne d'autre n'a l'air plus humain qu'elle. Son corps n'est pas constitué de pièces défectueuses. Ses membres et son corps se détachent du reste.

En plus de ça, la jeune androïde — numéro Trente-Huit — et le robot géant — numéro Quinze — travaillent souvent ensemble. Ils marchent souvent côte-à-côte tout en discutant.

De quoi peuvent-ils bien parler ? Qui sont-ils ? Tout en transportant les déchets, je ne peux m'empêcher de me poser des questions sur ces deux-là.

Pour ce qui est de la raison, je n'en sais moi-même rien du tout.

Malgré tout, j'ai l'impression que le seul moment où je peux m'échapper un peu de cette cruelle réalité est quand mon regard suit leurs mouvements.



Jour Trente-Deux[edit]

Depuis que je suis arrivée au chantier, un mois s'est déjà écoulé.

Jusqu'à maintenant, mon esprit a toujours été accaparé par ces deux-là. Le gros robot géant et la petite androïde — numéros Quinze et Trente-Huit.

Un duo que tout oppose.

Tout d'abord, le robot géant, numéro Quinze.

Il a un énorme corps, mais ses mouvements sont lents. Même s'il respire le courage, quand il transporte de gros tas de déchets à grands pas, il trébuche souvent à cause de la boue le moment d'après. Et puis, la tête qu'il fait après être tombé, le regard vers le ciel tout en agitant ses bras et jambes tel un insecte — pour être franche, la scène est assez hilarante.

De l'autre côté, les mouvements de la jeune androïde — numéro Trente-Huit — sont assez vifs. Tel un coup de vent, elle se faufile entre les autres robots. Elle ressemble vraiment à un chat ou à un écureuil, bref, elle donne l'impression d'être un animal petit mais agile.

À chaque fois qu'elle passe à côté du géant robot, numéro Quinze, ils se disent toujours deux ou trois mots. En gros, cela se résume à des « Salut ! », « Ça va ? », « Bon, j'y vais ! » et cætera, et cætera, et elle lui donne toujours une petite tape sur la hanche.

Ces deux-là ont vraiment l'air de deux amis de longue date.

Hélas, nos chemins ne se croisent pas.

Au chantier, mes collègues robots n'ont aucune notion de « socialisation ». Ils se contentent de transporter les déchets de l'aube au crépuscule, et leur journée se termine dès qu'ils s'éteignent la nuit. Ici, il y a seulement la relation unilatérale des robots qui suivent les ordres des humains, et rien entre les robots. Aucune conversation, ni aucune aide mutuelle.

Numéros Quinze et Trente-Huit ne sont pas les seuls robots dotés de la parole. J'ai vu plusieurs autres répondre « Oui », « À vos ordres », « Mes excuses » et cætera, aux ordres des inspecteurs. Certains disent « Pardon ! » quand ils se cognent contre un autre robot.

Malgré tout, je n'ai jamais vu le moindre robot discuter avec un autre durant le mois entier que j'ai passé ici, mis à part numéros Quinze et Trente-Huit.

Et c'est pour cette raison que ces deux-là sont les plus spéciaux dans la centaine de robots qu'il y a ici.


Jour Quarante-Quatre[edit]

Le jour où nos chemins se sont croisés est apparu soudainement. Cela fait quarante-quatre jours que je suis là.

Ce matin-là, alors que j'ai fini de transporter les déchets jusqu'aux « intestins », quelqu'un m'interpelle sur le chemin du retour.

— Hé, toi là, attends une seconde.

— Hein ?

Je me retourne, et la jeune fille — numéro « Trente-Huit » — apparaît sous mes yeux. Un bleu de travail avec de larges poches recouvrent son corps élancé. Ses grands yeux gracieux me regardent sans détour.

Le visage blanc de la fille s'approche de moi par le haut. Je ne peux m'empêcher de pencher mon corps vers l'arrière. Cela fait longtemps que je ne me suis pas sentie aussi excitée.

— C'est quoi ton numéro d'identification ?

— ...... Hein ?

Sur le moment, je ne comprends pas ce qu'elle veut dire. Le fait que la jeune fille que j'observe de loin vienne tout à coup m'adresser la parole me laisse coi, il faut dire que je n'ai parlé à personne pendant un peu plus d'un mois maintenant.

Je lui réponds bêtement :

— M-Mon numéro d'identification ?

Le visage de la fille arbore alors une expression inquiète.

— Tu ne... te souviens pas de ton propre numéro ? Tu sais, c'est le numéro que les contremaîtres crient quand ils t'appellent.

À ce moment-là, la fille pose ses mains sur ses hanches, tout en inclinant légèrement son magnifique visage. Ses cheveux attachés avec un grand chouchou se balancent sur sa poitrine. Elle est vraiment jolie, et a la vitalité et la vigueur d'un tournesol qui éclot.

— Euh... Je suis... numéro Cent-Huit.

J'ai enfin fini par lui répondre. Jusqu'à maintenant, je n'ai toujours pas réussi à me faire à l'idée que cette voix inorganique est la mienne.

— Numéro Cent-Huit, hein... Ça veut dire que tu es arrivé récemment.

La jeune fille marche en avant tout en se présentant à son tour :

— Je suis numéro Trente-Huit, je m'appelle Lilith. Enchantée de faire ta connaissance.

Lilith. Je connais enfin son nom. Il a la même sonorité que le mien.

— Ah, ne t'arrête pas. On va se faire crier dessus si on ne travaille pas... Maintenant que les présentations sont faites, j'ai une question à te poser.

Après avoir dit ça, Lilith me fixe du regard avec intérêt.

— Pourquoi tu regardes toujours dans ma direction ces derniers temps ?

Elle a remarqué.

Je ne sais pas quoi dire, alors je me contente de dire :

— Je suis désolée.

— Ah, c'est pas grave, dit-elle en agitant légèrement les mains, Pas la peine de t'excuser. Je veux juste savoir pourquoi. ... Le coup de foudre peut-être ?

Lilith éclate alors de rire, ses grands yeux doucement fermés. Elle a l'air assez innocente. Peut-être même qu'elle est plus jeune que moi, qui avais l'âge fixe de quinze ans avant ça.

— Euh... Eh bien... Je m'intéressais vraiment à vous deux.

— Vous deux ?

— Mademoiselle Lilith et monsieur Quinze.

— Numéro Quinze... Ohhh, tu veux parler de Volkov ?

Volkov. Je viens tout juste d'apprendre le nom du robot géant, numéro Quinze.

Lilith continue avec ses questions :

— Pourquoi ça t'intéresse ?

À ce moment-là, j'atteins « l'estomac » et soulève quelques déchets avant de lui répondre. Lilith en fait de même. Après ça, on se retourne et on commence à se diriger vers les « intestins ».

La conversation reprend alors de plus belle.

— Vous semblez bien vous connaître.

— Ah bon ? Tu trouves ?

La voix de Lilith est un peu plus forte. Le coin de sa bouche s'est légèrement soulevé, alors il semblerait que cela lui fasse plaisir.

Quinze minutes plus tard.

— ... Hein ? Ça veut dire que tu nous suis ?

— Non, pas du tout...

Nous transportons les déchets vers les « intestins » une fois de plus. C'est le troisième tour que Lilith fait en ma compagnie.

— Monsieur Volkov est passé plusieurs fois à côté de moi. Mais... il m'a à chaque fois ignorée.

— Oh, ça ! dit Lilith en haussant les épaules, Monsieur est myope comme une taupe et sourd comme un pot. Alors je doute qu'il t'ait ignorée, il ne t'a juste pas remarqué.

Lilith vient juste d'appeler Volkov « monsieur ». Le ton employé donne vraiment l'impression qu'ils sont un vieux couple de mariés qui vivent ensemble depuis un long moment.

— Oh, je vois. C'était donc ça.

— C'est pour ça qu'il faut faire ça quand tu veux l'appeler.

Sur ces mots, Lilith se dirige vers Volkov et le tapote gentiment au niveau de la hanche. Après ça, elle lui demande sur le ton de quelqu'un qui veut savoir si les toilettes sont occupées :

— Y'a quelqu'un ? Y'a quelqu'un ?

Volkov tourne alors soudainement la tête dans sa direction, avant de répondre « Oh, oui, oui » comme s'il y était vraiment.

— Tu vois ? me dit-elle avec un large et radieux sourire, Il faut faire ça si tu veux parler avec Volkov. Sinon, il ne remarquera jamais.

— Oh... Alors il y a une technique.

— Il a été créé à des fins militaires. C'est pour ça... Il lui reste quelques stigmates de quand il était à la guerre.

— Mademoiselle Lilith, tu sembles bien comprendre monsieur Volkov.

— Arrête avec ça.

Lilith tend son bras libre dans ma direction pour m'arrêter.

— Tu peux arrêter avec ce « mademoiselle » ?

— Hein ?

Les sourcils de Lilith se lèvent légèrement, et elle me dévisage avec ses grands yeux, innocents et sages à la fois.

— Nous sommes déjà amis, alors pas la peine d'être aussi poli. Je m'appelle Lilith Sunlight.

— Sunlight... C'est un très joli nom.

J'exprime mes pensées ouvertement. C'est un nom qui convient parfaitement à une personne aussi radieuse qu'elle.

— T-Tu trouves ?

Cela a l'air de faire vraiment plaisir à Lilith.

— ... Ah, c'est vrai, il s'appelle Voulkov Galosh.

— Non- c'est- Volkov.

Le géant s'est immédiatement retourné et l'a reprise.

— Hein, t'as entendu ça ?

— Lilith- a- fait- une- erreur.

— Mais tu trouves pas que ça sonne mieux « Voulkov » ? Ça te va mieux je trouve.

— Pas- Voulkov. Volkov- est- Volkov.

— Sérieux, t'as vraiment aucun humour...

Lilith rit malicieusement, avant de se retourner vers moi.

— Ah, c'est vrai, tu dois avoir un nom, pas vrai ? Étant donné que tu y as l'air habitué, ton « lieu de naissance » devrait faire l'affaire.

Je donne mon nom en hésitant.

— Je m'appelle Iris... Iris Rain Umbrella.

— Iris...? Hein, mais c'est un nom de fille, ça, non ?

— Euh, eh bien...

À ce moment-là, un beuglement énervé de la part des contremaîtres se fait entendre.

— Hé, les conversations privées sont interdites ! Numéro Quinze et Trente-Huit ! Et... Numéro Cent-Huit !

Après avoir crié un « Désolé ! », Lilith tire la langue dans ma direction.



Jour Cinquante-Cinq[edit]

Depuis ce jour-là, le temps que je passe avec eux a augmenté jour après jour. Ce sont les premiers amis que je me suis fait depuis que je suis arrivée au chantier.

La « pluie » ne s'est pas arrêtée. Dans ma vision monochrome, il y a toujours ce bruit blanc et ces innombrables lignes blanches.

— Puis...

Tout en faisant l'aller-retour entre « l'estomac » et les « intestins », Lilith continue de parler gaiement de l'autre côté de la pluie. C'est un vrai moulin à paroles.

— Et alors, le contremaître a crié « Hé, numéro Quinze, reste pas debout planté là ! », et a donné un coup de pied à Volkov.

— Ouah, vraiment ?! répondé-je.

— Et tu sais ce que monsieur a répondu ?

— Non.

— Il a dit... « Mes excuses. Je vais de ce pas m'assoir ! » parce que le contremaître lui avait dit « de ne pas rester DEBOUT planté là ». Ensuite, son énorme corps a écrasé le contremaître derrière lui.

— Le pauvre.

— Le hurlement du contremaître cette fois-là était tellement marrant !

— J'aurais vraiment voulu voir ça.

Lilith se met alors à rire de bon cœur. En voyant son sourire radieux, je me déride à mon tour.

— Au fait, comment as-tu rencontré Volkov ?

— Oh, ça, sourcille Lilith, Rien de bien extraordinaire. On s'est rencontrés au chantier il y a environ un an. Volkov travaillait déjà là avant que j'arrive... Je sentais qu'il avait une ressemblance.

— Une ressemblance...? Avec qui ?

— Une connaissance. C'est un robot appelé Lightning, je travaillais avec lui dans une boutique d'occasion avant de me retrouver ici. Il était énorme mais lent aussi.

À ce moment-là, Lilith se met à regarder au loin.

— Alors, c'est pour ça que j'ai remarqué Volkov dès mon arrivée. ... Puis je lui ai adressé la parole et on s'est mis à discuter...

Soudain, le beuglement des sirènes se fait entendre. C'est le signal de l'heure du déjeuner. Cependant, ce n'est valable que pour les humains, nous autres robots n'ayant pas droit de nous reposer. Notre seul moment de répit est la nuit quand on recharge nos batteries.

— Bon, on se voit plus tard alors.

Lilith et moi nous séparons, et elle se faufile avec agilité entre les robots devant nous. Ses longs cheveux attachés dansent vigoureusement derrière elle.

Je regarde en direction de l'endroit où elle se dirige, et je vois le géant robot marchant droit devant. C'est Volkov. Une fois de plus, il produit en masse d'énormes traces de pas. La petite fille tapote alors sur son large corps tout en demandant « Toc, toc, y'a quelqu'un ? ».

Je regarde cette scène familière, et ne peux m'empêcher de ressentir une chaleur en moi. Cela fait longtemps que je n'ai pas ressenti ça.

Je remercie les deux de tout mon cœur. Même si je ne peux accepter mon apparence actuelle, cela ne me préoccupe pas tant que ça. Ils m'ont acceptée telle que je suis en ce moment. Pour être honnête, cela me fait vraiment plaisir.

Si je pouvais exprimer une émotion sur mon visage, je serais sûrement en train de sourire maintenant.



Après la fin du travail du jour, nous nous sommes rassemblés comme d'habitude à l'entrepôt.

Nous ne sommes pas rangés par numéro d'identification. Vu que la seule raison pour laquelle nous sommes rassemblés ici est pour éviter que nous soyons volés et pour nous recharger, on peut s'assoir où on le veut.

Aujourd'hui, Lilith est assise à côté de moi.

— Dis, Iris.

— Hmm ?

Lilith me murmure alors :

— Accompagne-moi ce soir.

Elle esquisse un sourire qui en dit long.

— Hein ? T'accompagner ?

Alors que je suis sur le point de lui demander ce qu'elle veut dire par là, les contremaîtres se rapprochent à grands pas de nous.

Après avoir inséré le câble de rechargement, mon interrupteur s'éteint automatiquement. Et quand je vais me réveiller, ce sera le matin — ou du moins, c'est ce que je pensais.

— ...... Iris !

J'entends la voix de quelqu'un.

— Hé, Iris !

Dans la pluie présente comme à son habitude, j'ouvre les yeux.

Le visage familier d'une jeune fille est sous la pluie.

— ..... Lilith ?

— Ah, t'es enfin réveillée. ... Ton temps d'activation est assez long, dis donc.

Lilith retire ensuite le câble d'alimentation de mon corps, et referme le panneau de ma poitrine.

À ce moment-là, je remarque enfin qu'il fait complètement noir. Généralement, des rayons de lumière pénètrent dans l'entrepôt à travers ses vitres.

— ........ Hein ? Il fait nuit ?

— Eh oui, il fait encore nuit. Il est environ deux heures.

— Deux heures du matin...

Je regarde autour de moi. C'est la première fois que je me réveille aussi tôt.

— Iris, je vais te montrer.

Lilith esquisse alors un sourire ravi.

— ... Me montrer ?

Je reste perplexe.

Puis, la fille fait un pas en arrière et tend sa main droite blanche vers moi, comme si elle m'invitait à danser.

— Bienvenue dans le club de lecture nocturne.

L'entrepôt a une aura mystérieuse la nuit.

Mes collègues robots sont assis soigneusement devant des panneaux d'alimentation qui ressemblent à des pierres tombales. Bien sûr, personne ne bouge. Sur les robots, les lumières des témoins de chargement tremblent comme des esprits errants. Lilith et moi nous frayons un chemin entre les centaines de fantômes.

Un énorme robot familier est assis au milieu des fantômes tremblotants. Un épais câble est accroché à lui telle une queue, tandis que les lumières des témoins de chargement clignotent fortement.

— Prends ça !

Lilith retire alors le câble de rechargement de Volkov avec ses mains. Puis, elle ouvre le panneau de sa poitrine, avant d'y mettre sa main droite à la recherche de quelque chose.

Après quelques secondes, un léger bourdonnement résonne dans l'entrepôt, et les yeux de Volkov s'éclairent.

— Allez, debout, tas de ferrailles.

Lilith est encore en train de crier sur des gens.

Volkov dit tout en gardant sa position assise :

— Volkov- activation-, peut- pas- bouger.

— Chuuut ! Moins fort quand tu parles.

Lilith baisse sa voix pour le lui rappeler.

Tout en attendant l'activation de Volkov, je lui pose la question qui me turlupine.

— Comment tu as fait pour te réveiller ? Tu es censée t'éteindre après t'être branchée...

— Ahhh, ça.

Lilith pointe alors triomphalement son pouce en direction de sa poitrine.

— Mes batteries sont de type activation après charge. Du coup, je me rallume automatiquement après que le chargement soit terminé.

Je ne peux m'empêcher de penser « Ah, c'est pour ça ». Ce qui veut dire qu'elle se réactive toute seule, même si les humains l'ont éteinte. Cependant, une autre question me vient à l'esprit.

— Mais comment ça se fait que les humains ne te l'aient pas confisqué ?

Si des robots peuvent se déplacer la nuit, alors les éteindre ne servirait plus à rien.

— Peu importe, vu que c'est assez simple. On se retrouve souvent à transporter des outils et des pièces diverses après être resté ici un certain temps. Et donc, je me sers de temps à autre.

Après ça, elle me parle fièrement de ses trouvailles au milieu des piles de déchets du chantier : des tas d'objets ménagers (seulement, ils sont soit cassés, soit trop sales), des livres, des CDs de musique et des dictaphones. Elle ne semble pas éprouver la moindre culpabilité quand elle me parle de ses « trophées de guerre ». Mi-impressionnée, mi-curieuse, je demande alors :

— Mais les robots n'ont pas le droit de faire des choses contraire aux règles, non ? Comment as-tu fait pour les voler ?

— Oh, tu veux sûrement parler du module de prévention des crimes dans ton circuit de sécurité. C'est pas un problème, vu que je- Oh.

Juste à ce moment-là, Volkov se lève lentement. Son énorme corps produit un craquement, tout en créant une grande ombre dans l'entrepôt. Ses yeux qui s'éclairent dans le noir sont plein de vie.

— Laisse tomber, je t'en parlerai un autre jour. Allons-y maintenant.

Lilith se met à marcher à travers l'entrepôt.

— Euh, est-ce que ça ira si on n'est seulement chargé à moitié ?

— Ça ira, deux ou trois heures de batterie devraient suffire.

— Hein...

Je tourne mes chenilles et la suis. Volkov est juste derrière nous.

Une petite pile de déchet est entassée à l'intérieur de l'entrepôt, des débris de chenilles et d'autres objets qui ressemblent à des membres humains sont éparpillés ici et là. Ce sont sûrement des pièces de robots. À en juger par la quantité, ce devrait être suffisant pour ouvrir deux ou trois boutiques d'occasion.

Nous contournons alors la petite pile, et arrivons dans une grande pièce peu après. C'est le seul endroit non encombré par des pièces, d'une surface d'environ trois mètres carrés. Un matelas est installé en dessous d'une table carrée en bois, et cette scène pourrait sembler sortir tout droit d'un film si on laisse de côté l'état d'usure de l'ensemble.

Nous nous installons autour de la table.

— Je n'aurais jamais cru voir ce genre d'endroit ici...

Je regarde autour de moi avec surprise. La table est complètement cernée par des bouts de métal qui semblent sur le point de tomber à n'importe quel moment.

— Eh oui, Iris.

Lilith se met ensuite à chercher sous la table, avant d'en sortir un épais livre.

— Tu sais lire ?

Lilith a sorti un livre pour enfants. Je lis à haute voix le titre.

— .... Visa Darke, le dieu maléfique du dimanche.

— Excellent ! s'exclame Lilith en souriant avec des yeux illuminés, Tu sais lire ! C'est génial ! Youpi !

— Non, ce n'est pas grand-chose...

En entendant le compliment exagéré de Lilith, je ne peux m'empêcher de me sentir gênée. Ce n'est pas vraiment un livre compliqué, vu que d'après la couverture, il est « adapté pour les enfants de huit ans et plus ».

Sur la couverture, un jeune homme (fort charmant) adossé à un mur porte un pardessus noir, et a un anneau brillant sur sa main gauche. Même si j'en ai déjà entendu parler, il semblerait que ce soit un livre assez connu.

— Je n'arrive pas à lire ces derniers temps. Mon module d'interprétation des lettres ne fonctionne plus. Volkov peut encore lire, mais pas quand c'est écrit trop petit. ... Alors tout ce qu'on peut faire, c'est ça...

Sur ces mots, Lilith ouvre le livre et le tend devant Volkov. C'est comme si elle utilise le livre pour cacher la vision de Volkov.

Puis, Volkov prononce le mot « dieu ». Lilith décale le livre légèrement, et il dit « maléfique », puis suivant la même série de gestes, « di » et « manche ».

Lilith ferme le livre et hausse les épaules en disant :

— Il ne peut lire qu'un mot à la fois. ... Alors il nous a fallu trois mois pour lire cinquante pages.

— Volkov- fait- de- son- mieux.

Le robot géant se met à bomber le torse.

— Hmm hum, c'est vrai, dit Lilith en souriant légèrement tel une institutrice de maternelle.

— Volkov- bien- travaillé.

— Oui, très bien travaillé.

Lilith se lève alors et caresse la tête de Volkov comme si elle réconforte un enfant. Cela semble faire plaisir à Volkov. Je me demande quel genre de relation ils entretiennent.

— Alors, qu'est-ce que t'en dis ?

Elle me regarde droit dans les yeux.

— Je te rémunèrerai, alors est-ce que tu peux lire ce livre pour moi ?

— Hmm, ça me va... dis-je avant de prendre le livre dans les mains de Lilith, Par où dois-je commencer ?

— Mieux vaut reprendre depuis le début. Ça serait dommage de le finir d'une traite. .... Ah, Volkov, tu peux partir si tu veux, dit Lilith d'une voix taquine, tandis que les yeux de Volkov se mirent à briller.

— Volkov- veut- connaître- fin.

— Oh, vraiment ?

— Lilith- trop- méchante.

— Je plaisante, voyons. ... T'as vraiment aucun humour.

Lilith éclate alors de rire. Elle semble vraiment adorer taquiner Volkov.

— Bon, je vais commencer alors, dis-je en tournant la première page, Visa Darke, le dieu maléfique du dimanche. Volume Un « Le dieu maléfique incapable d'utiliser la magie ». ..... Euh, prologue.

Ainsi, nous commençons tous les trois notre réunion du « club de lecture nocturne ».

— « Et alors ? » dit Darke froidement, « Tu insinues que le travail d'un dieu maléfique est de détruire le monde ? » Après avoir entendu sa question, l'anneau répondit sans détour : « C'est exact, Maître Darke. »

Je lis lentement le livre.

Lilith est assise à côté de moi, tout en penchant son corps sur la table avec ses grands yeux étincelants. De l'autre côté, Volkov reste silencieux, mais ses yeux se mettent à briller de temps à autre. Les deux semblent beaucoup aimer ce livre.

Au bout de trente pages, j'ai fini par comprendre plus ou moins l'histoire de « Visa Darke, le dieu maléfique du dimanche ».

Le personnage principal, Visa Darke, est un dieu maléfique. C'est un seigneur qui dirige une partie du monde des démons, il est issu d'une glorieuse famille, mais ne s'intéresse pas du tout à son rôle de dieu maléfique. La cause qu'il poursuit n'est pas d'utiliser ses pouvoirs pour envahir les autres pays ou causer des catastrophes dans le monde des humains, mais de réparer des objets ramassés ici et là dans le monde des démons pour qu'ils puissent être à nouveau utilisés.

L'anneau magique qui sert Darke s'appelle « Flo Snow ». C'est un anneau raffiné qui est blanc comme la neige, tandis que sa voix est aussi claire que la glace. De personnalité sérieuse, elle réprimande souvent son maître qui passe son temps à réparer des objets, au lieu d'honorer les devoirs qui incombent un dieu maléfique. Cependant, Darke a encore négligé son travail aujourd'hui, il n'apprend jamais de ses erreurs. Il tente de cacher la vérité à Flo et fuit discrètement la ville-

— Iris, qu'est-ce qui se passe ensuite ? Qu'est-ce que Darke a dit ?

Lilith me tire le coude, en m'implorant de continuer la lecture. Je continue jusqu'à l'endroit où ils s'étaient arrêtés, ce qui explique pourquoi elle insistait tant pour que j'aille plus vite.

— Ok, on continue. ... « Dis-moi, Flo. Mes pouvoirs magiques sont vraiment faibles. Alors est-ce vraiment un problème si je me repose un peu sur ces objets magiques ? » Darke s'adressait à Flo avec un ton nonchalant comme à son habitude. « Ce n'est qu'une excuse, Maître Darke. Vos pouvoirs magiques ne sont pas faibles, vous manquez simplement de pratique. Ahh, quelle tragédie. Si cela continue, vous serez dans l'incapacité de regarder en face vos défunts ancêtres. »

La nuit suivant leur conversation, un des objets magiques que Darke avait rapporté avec lui se transforma soudainement en abominable monstre alors que Darke était couché dans son lit-

— Chut !

Soudain, Lilith met son index devant sa bouche.

— Éteignez les lumières !

Volkov s'exécute alors immédiatement en éteignant les lumières de ses yeux. J'en fais à mon tour de même avec mon système visuel.

— C'est une patrouille.

L'index de Lilith est tendu devant ses lèvres, tandis que son regard perçant est concentré sur l'entrée de l'entrepôt.

Peu après, je vois une faible lumière bouger dans l'entrepôt. La patrouille utilise sûrement une lampe torche. La lumière bascule d'un robot endormi à un autre.

Comme une grande quantité de déchets est empilée autour de nous, « cet endroit » ne peut être vu de l'entrée. Malgré tout, nous tremblons tout de même de peur à chaque fois qu'une lumière brille dans notre direction.

Cinq minutes plus tard, après être allée jeter un œil derrière la pile, et être revenue à côté de la table, Lilith dit à voix basse :

— Je crois qu'ils sont partis...

Je me sens soulagée, puis je me frotte le ventre. Volkov pousse à son tour un soupir.

— On ne s'est pas fait repérer finalement.

Lilith murmure alors :

— C'est rien. Les patrouilles se contentent d'agiter leur lumière ici et là. Ils ne comptent pas le nombre de robots présents.

— Qu'est-ce qui se passerait s'ils nous découvraient ?

— Qui sait... Je ne pense pas qu'ils iraient jusqu'à nous désassembler. ... Mais une chose est sûre, ils nous confisqueraient ça.

Elle prend le livre dans mes mains et le cache sous la table.

— On ne va pas continuer ?

— Même si j'aimerais vraiment, on s'arrête là pour aujourd'hui. Ils vont se douter de quelque chose si nos batteries ne sont pas complètement chargées demain.

La réunion du club de lecture s'arrête donc là.

Pour ce qui est de ce qu'a vu Darke après avoir entendu des bruits bizarres, cela va devoir attendre demain, à deux heures du matin.


Jour Soixante-Neuf[edit]

Dans ce monde monochrome où ciel et terre sont rebutants, je continue mon travail comme à mon habitude. Des aller-retour sans fin sous la pluie discontinue.

Lilith marche à mes côtés de temps en temps, et nous nous séparons après avoir discuté quelques temps.

Maintenant, Volkov et moi pouvons discuter ensemble. À chaque fois que je tapote son imposant corps en demandant « Y'a quelqu'un ? », il tourne la tête en répondant bizarrement « Oh, oui, je suis là ».

La nuit, nous participons à la tant attendue réunion du club de lecture nocturne. Après avoir commencé à lire il y a deux semaines, nous avons désormais atteint le volume six du « Visa Darke, le dieu maléfique du dimanche». La série compte huit tomes, alors nous sommes déjà vers la fin de l'histoire. Ce qui se passe entre le tome un et le cinq pourrait se résumer en « Le dieu maléfique Darke essaye à chaque fois de s'enfuir de son château, et revient avec un objet magique », puis « Il se fait sermonner par l'anneau magique Flo Snow », et enfin « L'objet magique est en fait super puissant »... Les conversations entre le dieu maléfique habillé en noir et le sérieux anneau en argent sont à chaque fois vraiment amusantes, et pas seulement pour Lilith et Volkov. J'accroche moi-même beaucoup à l'histoire.

Hélas, le style du volume six est radicalement différent des tomes précédents. Darke a abandonné Flo, et est parti seul en voyage, sans donner la moindre nouvelle après un mois. Après tout ce temps, Flo, qui était vraiment fâchée au début, commença à s'inquiéter, et à réaliser ses « véritables sentiments ». Elle, qui réprimandait toujours Darke était en fait... Et ainsi, leur relation avait commencé à s'approfondir.

Le temps passe. Sans m'en rendre compte, cela fait déjà deux mois que je suis là. Cela signifie également que cela fait deux mois que le Professeur est décédé.

À ce sujet, il est préférable que je n'y pense pas trop.

Deux heures du matin.

Dans l'entrepôt plongé dans l'obscurité de la nuit, les témoins de charge des robots brillent comme des lucioles. Un coin de l'entrepôt est éclairé par le clair de lune, et c'est à cet endroit qu'a lieu notre petite réunion.

— Allez, relis ce passage.

Lilith me tapote légèrement le coude avec ses doigts. Quand on atteint un passage qui lui plait beaucoup, elle me demande immédiatement de le relire.

— Flo était plongée dans ses pensées. Jusqu'à maintenant, avait-elle réellement aidé Darke ?

— Hmm....

Tout en serrant ses genoux contre elle, Lilith semble dubitative, il semblerait que ce passage la mette mal à l'aise.

Dans cette partie de l'histoire, l'anneau magique Flo Snow semblait très préoccupé.

Elle était jusqu'ici très confiante en sa capacité à éduquer son jeune maître, étant donné qu'elle servait la famille Darke depuis la génération précédente. Même si Darke était dur avec elle, il finissait toujours par écouter ses conseils, alors cela ne la dérangeait pas. Même moi, qui lis le livre, je peux sentir qu'ils sont vraiment très proches.

Hélas, Darke avait abandonné Flo, sans même donner de ses nouvelles pendant un mois. Ce n'était jamais arrivé auparavant. Flo se sentait mal à l'aise maintenant qu'elle était seule, et était plongée dans ses pensées du matin au soir. Darke avait toujours fait de son mieux en tant que dieu maléfique jusqu'à maintenant, mais était-elle simplement trop exigeante et trop pénible pour lui ? Qui plus est, elle connaissait ses « véritables sentiments » — son amour pour Darke serait sans aucun doute une gêne pour lui, alors cela la préoccupait énormément.

— ...... Flo Snow, dit Lilith calmement, Comment dire, elle s'inquiète trop. Vu que ça fait un long moment qu'elle est avec Darke, elle devrait avoir plus confiance en elle.

Lilith est du côté de l'anneau angoissé. Je ressens la même chose.

Puis, Volkov demande :

— Mais- Darke- pas- revenu. Pourquoi ?

— C'est parce que...

Contrairement à d'habitude, Lilith ne sait pas quoi dire. Même si Darke était imprévisible et puéril, c'était en fait quelqu'un de gentil et d'honnête. Et donc, il devait y avoir une explication au fait qu'il ne soit pas encore revenu.

— Iris, continue à lire.

Lilith tapote mon coude. Je tends le livre devant moi et dis :

— Ok, continuons.

À ce moment-là.

— Ah.......

Le livre est tombé de mes mains comme si c'était une créature vivante.

— Ah, ça va ?

Lilith ramasse le livre.

Tout en m'excusant, je prends le livre. La « pluie » est devenue encore plus forte ces derniers temps, alors j'ai du mal à évaluer les distances.

— Flo était plongée dans ses pensées. Jusqu'à maintenant, avait-elle réellement aidé Darke ? Puis, elle replongea une nouvelle fois dans ses pensées.

Dans la pluie, mon regard passe d'un mot à un autre. Au-dessus des mots, les lignes blanches sont comme des traînées de vapeur à l'arrière d'un avion en plein vol.

— Si elle ne pouvait aider Darke, à quoi bon continuer à vivre ?

Puis, je referme le livre.

— Qu'est-ce qui se passe, Iris ?

Lilith me regarde avec surprise.

J'exprime alors mes sentiments.

— Cette dernière phrase, elle ne vous fait rien ?

— Hein... Quelle phrase ?

— Si elle ne pouvait aider Darke... Celle-là.

Les pensées de Flo Snow sont exactement les mêmes que celles que j'avais quand je suis arrivée au chantier.

Si je ne suis d'aucune aide, à quoi bon continuer à vivre ?

Travailler tous les jours sans relâche, m'éteindre le soir venu, me réveiller le matin. Et ainsi de suite tous les jours. Cette façon de vivre a-t-elle le moindre sens ? Pour moi, qui n'ai pu aider le Professeur, mon existence a-t-elle encore la moindre valeur ?

Mes interrogations fusionnent avec les inquiétudes de Flo Snow sur le fait qu'elle n'a pas pu aider le dieu maléfique.

D'où ma question.

— Eh bien, « vivre »... qu'est-ce que c'est en fait ?

La première personne à répondre est Lilith.

— Hum... Vivre, hein...

Elle semble réfléchir profondément.

— Tant que tu n'es pas mort... tu vis, non ?

— Ah, non, pas dans ce sens-là.

Je reformule alors ma question.

— Ce n'était peut-être pas la meilleure façon de le formuler... Le sens de notre vie. Pour des robots comme nous, qu'est-ce que « vivre », et quel est le « sens de notre existence » — c'est à ça que je réfléchis.

— Désolée, je n'ai rien compris à ce que tu viens de dire.

— Euh, comment dire... Flo Snow ne vit-elle pas uniquement pour Darke ? C'est le but de son existence. Du coup, quel est le nôtre ?

J'essaie d'expliquer, et Lilith dit alors :

— Ah... C'est là où tu voulais en venir.

Elle semble avoir compris le sens de ma question maintenant.

J'attends impatiemment sa réponse.

Elle dit de but en blanc :

— Les choses du genre le sens de la vie sont des questions que se posent les gens qui n'ont rien de mieux à faire.

— ... Hein ? Comment ça ?

— Pour être précis, seuls les robots qui ont la belle vie peuvent penser à ça. ... Pour nous autres pauvres robots, on n'a pas besoin de ça. Tant que nos batteries sont pleines et que nos pièces sont encore en un seul morceau, même si on sait qu'on se transformera un jour en tas de ferraille, n'est-ce pas là le sens de nos vies ?

Elle explique sa logique.

— Euh, désolée. Tu veux dire que...

— Autrement dit, vivre, c'est « se battre jusqu'au bout », dit Lilith sèchement.

Ses mots ont une certaine force en eux.

À ce moment-là, Volkov l'interrompt :

— Je- pense- tu- as- tort.

— Hein ?

Lilith lève un sourcil, et se tourne en direction de Volkov.

— Hé, depuis quand tu te permets de ne pas être du même avis que moi, Lilith Sunlight ?

Lilith est encore en train de taquiner Volkov.

Mais Volkov ne semble pas comprendre l'humour. Il répond alors sérieusement :

— Volkov- a- avis.

Différent- de Lilith. »

Ses yeux rectangulaires me font face.

— Lilith- parle- vie- ou- mort... Iris- parle- pourquoi- vivre.

Après avoir entendu l'explication de Volkov, je me sens heureuse. Parce que Volkov a déchiffré le sens de ma question.

— C'est exactement ça ! Volkov a parfaitement exprimé ma pensée ! Le sens de notre existence serait « pourquoi vit-on ? » !

— Volkov, qu'est-ce que t'en penses ? Du sens de notre existence. Pourquoi est-ce qu'on continue à vivre ? lui demandé-je rapidement, ce à quoi il répond lentement après une longue hésitation :

— Volkov- ne sait- pas.

Puis, il enchaîne contrairement à son habitude :

— Volkov- a fait- guerre. Volkov- a beaucoup- tué. ... Humains- Robots- ont- beaucoup- tué.

En entendant ses mots, mon corps ne peut s'empêcher de se hérisser. Lilith regarde Volkov d'un air sérieux.

— Volkov- connaît- beaucoup- de façons- de tuer.

Je peux lire de la tristesse dans ses yeux.

— Mais- ne- sait pas- comment- vivre.

Puis, il s'arrête.

Le silence tombe dans l'entrepôt.

Iord 146.jpg

Après un long moment, Lilith dit silencieusement :

— ... Je vois.

Ce n'est pas grave si tu ne sais pas. ... Je l'ignore moi aussi. »

Les yeux de Lilith posent un regard tendre sur Volkov. Elle regarde souvent Volkov avec ce regard-là.

— Enfin bon, pour ce qui est de ce genre de questions compliquées...

Elle se met à regarder à travers la fenêtre de l'entrepôt.

— Même les humains auraient du mal à y répondre.


Jour Soixante-Treize[edit]

Dans ce monde gris qui a perdu toutes ses couleurs, je continue toujours à faire des aller-retour dans le chantier. Les déchets accumulés dans « l'estomac » sont lentement déplacés vers les « intestins », pour y être digérés.

La pluie est encore plus dense. La vision de mon œil droit est particulièrement floue, et les lignes verticales sont présentes partout aux alentours. Le crépitement de la pluie me gêne autant que d'habitude, me rendant incapable d'entendre clairement la voix des autres. Malgré tout, je peux toujours entendre les cris des contremaîtres.

Mis à part ça, il y a autre chose qui me chiffonne.

Clank.

Quand je transporte les déchets, le bruit métallique recommence.

Clank, clank.

Le bruit résonne dans mon tête. C'est comme si une petite pierre se balade dans mon crâne.

Le bruit a commencé depuis que j'ai ce corps, et c'est peut-être arrivé après que j'ai martelé ma tête contre le miroir. Même s'il s'était calmé depuis le temps, il semble être devenu rythmique maintenant. Même quand je tourne la tête, je peux l'entendre.

Qu'est-ce que ça peut bien être...? Je réfléchis à la question tout en me déplaçant.

En fait, ça ne me dérange pas tant que ça, comparé à la pluie, si ce n'est ce « clank » que j'entends. C'est sûrement juste une vis ou un écrou qui est tombé.

Je continue à marcher avec le bruit métallique, et je ne peux m'empêcher de penser que je ne suis qu'un jouet qui fait du bruit quand il marche.

À la fin de la journée, c'est enfin à nouveau l'heure de lire.

— En cette nuit silencieuse, Flo Snow quitta le château du dieu maléfique. ..... À suivre.

J'ai fini de lire le sixième tome du « Visa Darke, le dieu maléfique du dimanche ». Il ne reste plus que deux tomes.

Au bout de trois mois, Darke était enfin revenu. Cependant, il refusait de dire à Flo où il était allé. Bien qu'elle fût soulagée de son retour, elle se sentait blessée par son silence. Elle décida donc « de quitter le château » à la fin du volume six. C'est parce qu'elle sentait que sa présence n'était pas utile à Darke.

— Hmmm !

Lilith pousse un gémissement, comme si elle n'en pouvait plus. Puis, elle s'écrie d'un coup :

— Quel bon à rien !

— Quoi ?

Je lève alors les yeux du livre.

— Alors que Flo est déjà super inquiète, Darke n'a rien expliqué du tout, il est pas fait pour être son maître !

Lilith partage son mécontentement. C'est rare de la voir aussi agitée.

— Darke était vraiment bizarre sur la fin. Il était sûrement tellement obsédé par ses nouveaux objets magiques qu'il en a oublié ceux qu'il avait avant.

Lilith me dévisage alors comme si elle veut savoir ce que j'en pense.

J'ai confiance en Darke, et je ne suis pas d'accord avec elle. Alors je lui adresse un petit reproche :

— Tu n'y es pas. Tu vois, c'est écrit noir sur blanc là.

Je me mets à tourner les pages.

— Le dieu maléfique jeta un coup d'œil à l'anneau blanc. Mais il resta silencieux — c'est la preuve que Darke a remarqué l'inquiétude de Flo.

— Alors pourquoi n'a-t-il rien dit alors ?

Visiblement en désaccord, Lilith se mord les lèvres.

— C'est parce que Darke s'inquiète pour elle. Il respecte ses sentiments et sa fierté, alors il veille simplement sur elle.

— Hmm... Je ne crois pas...

Lilith semble beaucoup penser à Flo ces derniers temps. C'est pour ça que nos avis divergent parce que je crois en Darke.

Volkov ne parle pas. Il regarde silencieusement Lilith sans dire mot.

Le début du volume sept est encore pire.

Comment est-ce possible...?!

Je suis moi-même très surprise.

Après que Flo ait quitté le château, Darke ne se mit pas à sa recherche, mais au contraire, se fabriqua un nouvel anneau avec sa magie !

— Satisfait, Darke souleva le nouvel anneau et l'observa sous toutes ses coutures. C'était un anneau d'un blanc immaculé qui combinait la beauté de tout l'argent du monde.

— Assez, assez, assez, assez !

Lilith commence à beugler comme une furie.

— Ç-Ç-Ça devient n'importe quoi là ! Pourquoi Darke ne va pas chercher Flo ?! Et il s'est même fabriqué un nouvel anneau, le gredin ! Quel sans-cœur !

— J-J-J'y suis pour rien, moiiiiii !

Lilith avait posé ses mains sur mon cou et s'est mise à me secouer. Le bruit métallique résonne encore dans mon crâne.

— Darke a sûrement une idée derrrière la têêêêêête !

Même si j'ai dit ça, je n'ai pas la moindre idée de ce à quoi pouvait penser Darke à ce moment-là.

Pourquoi Darke avait-il fabriqué un nouvel anneau ? C'était son travail de réparer les objets cassés, mais il ne l'a pas fait cette fois-là, il s'en est carrément fabriqué un nouveau. Qui plus est, il n'a même pas essayé de partir à la recherche de Flo...

Sans cacher son mécontentement, Lilith continue à me presser :

— Allez, continue !

Je suis curieuse de connaître la suite, alors je ne me fais pas prier.

— Pendant ce temps-là, Flo Snow qui était partie du château- avait- atteint- un endroit- très- éloigné... de-

À ce moment-là, je m'arrête.

— ... Iris ? Hmm ?

Ils me regardent tous les deux d'un air dubitatif.

Oh non.

Il pleut. Comme une autoroute bondée, les lignes blanches s'entremêlent avec les mots, m'empêchant de continuer à lire.

J'ajuste alors calmement les réglages de mise au point de mes pupilles. Hélas, ce n'est pas un problème de réglages, mais plutôt de blocage de ma vision.

— Hé, Iris, qu'est-ce qui t'arrive ?

Lilith pose ses doigts doucement sur mon bras.

— Rien... Je vais bien.

Je concentre à nouveau mon regard sur le livre.

La situation s'améliore. La pluie se calme.

— Pendant ce temps-là, Flo Snow qui était partie du château avait atteint un endroit très éloigné de ce dernier, tout proche de la rivière du monde des démons. En temps normal, elle aurait été à cette heure-ci en train de discuter avec Darke...

La pluie continue de tomber.

La vue monochrome digne d'un film d'antan est coupée en plusieurs morceaux.

Mais je ne dis rien à personne.

Ni à Lilith, ni à Volkov.

J'aime les réunions du petit club de lecture.

J'aime quand Lilith me presse pour que je continue à lire, avec des étincelles plein les yeux.

J'aime voir Volkov écouter silencieusement avec une certaine anticipation qui se lit sur son visage.

J'aime tellement cet instant qui s'écoule doucement et silencieusement.

— Seule, Flo se sentait terriblement seule, à tel point qu'elle avait envie de pleurer. Des souvenirs de Darke refaisaient surface dans son esprit...

Sous la pluie battante, je continue à lire.

La pluie n'est sûrement pas prête de s'arrêter.

Je vais très certainement perdre la vue dans peu de temps.

Alors, Seigneur, je vous en supplie. Exaucez ma prière, je me fiche de ce qui peut m'arriver après.

Donnez-moi juste un peu plus de temps.

Ne prenez pas ma vue avant que la gentille réunion du club de lecture ne prenne fin.


Jour Soixante-Dix-Huit[edit]

C'est, comme d'habitude, un jour pluvieux. Une pluie manifestement sans fin.

Je transporte encore et toujours des déchets aujourd'hui.

La montagne de déchets entassée dans « l'estomac » a considérablement rétréci. Cela veut dire que notre travail est bientôt terminé.

Le bruit métallique dans mon crâne est comme la danse irrégulière d'un ivrogne sur la piste de danse qu'est mon esprit.

Je ressens l'envie irrépressible de m'ouvrir la tête pour le sortir de là. Malheureusement, je ne suis pas confiante à l'idée d'utiliser mes bras pour procéder à ce genre d'opération délicate. Et puis, l'ouverture est certes simple, mais pour la fermeture, c'est une autre histoire.

Tout en étant plongée dans mes pensées, je tombe soudain sur une scène rare en cet après-midi-là, alors que je répète inlassablement les mêmes gestes.

Un contremaître est en train de s'excuser.

À la tour de contrôle, le contremaître qui reste d'habitude tout en haut est en train de courber l'échine, avec un doux sourire aux lèvres. En concentrant mon regard, je me rends compte qu'il y a un homme d'âge moyen un peu enrobé en costume debout près du contremaître, il pointe du doigt à gauche à droite.

C'est sûrement quelqu'un d'important, un VIP. C'est peut-être même lui qui dirige l'endroit.

Je jette un œil vers eux tout en transportant les déchets. L'homme pointe souvent du doigt dans notre direction. À chaque fois, le contremaître se dépêche de prendre des notes. Je me demande de quoi ils parlent.

Je regarde ensuite devant moi, et mon regard s'arrête sur le large dos de Volkov. Lilith est à côté de lui.

J'augmente la vitesse de mes chenilles pour les rattraper.

Le bruit métallique continue de résonner joyeusement dans ma tête tandis que je me fraye un chemin sous la pluie.



— Vous ne trouvez pas ça bizarre ?

La personne qui a posé cette question, c'est Lilith.

À deux heures du matin, nous sommes comme à notre habitude autour de la vieille table en bois, en pleine réunion du club de lecture.

— Quoi donc ?

— Iris, tu vas pas me dire que tu l'as pas vu ? Le gros, je veux dire.

Lilith me regarde tout en jouant avec un petit dictaphone qu'elle a sûrement trouvé dans la montagne de déchets. Sur son beau visage, on peut lire du mécontentement, ses sourcils étant froncés.

— Ah, tu veux parler du monsieur en costume qui parlait avec le contremaître ?

— Exactement. C'est sûrement un de ces types du siège social comme l'autre jour.

— Le siège social...? De quoi ?

— Le siège social de cette société. Tu sais, le logo rouge qu'il y a sur les uniformes des contremaîtres. ... Quel dommage que je ne sache pas lire.

— Un logo rouge...

Je suis incapable de discerner les couleurs, alors je ne vois pas de quoi elle parle.

— La voiture dans laquelle ils étaient avait le même logo, alors ils ont sûrement été envoyés ici depuis Ovale.

En entendant ça, mon cœur se met à battre à tout rompre. C'est le nom de la ville où le Professeur et moi vivions.

— Est-ce qu'Ovale... est proche d'ici ?

— Hein ? Tu veux parler de la ville ?

J'acquiesce alors, et Lilith me répond :

— C'est juste à côté. Il faut même pas quinze minutes en voiture.

— Quinze minutes...

Je retiens mon souffle en entendant sa réponse. Quinze minutes en voiture. En arrivant ici, j'avais l'impression d'être à des milliers de kilomètres de ma ville natale, voire dans un autre pays, je n'aurais jamais cru être aussi près d'Ovale.

À ce moment-là, Lilith reprend le sujet de conversation précédent.

— Ah, c'est vrai. J'ai entendu des choses étranges aujourd'hui. C'est un contremaître qui a dit ça peu après que le type du siège social soit parti.

Sur ces mots, Lilith baisse soudain le ton. En fait, il n'y a que les robots éteints dans l'entrepôt alors ce n'est pas vraiment la peine.

— Dès que le travail sera terminé, on va tous être licenciés.

— ....? Qu'est-ce que ça veut dire ?

— C'est pourtant évident ! Virés quoi ! Une fois le boulot terminé, on sera bon pour la casse ! Comme des tas de ferraille !

— Uuuh...!

Je ne peux m'empêcher de gémir. En entendant « tas de ferraille », je me rappelle de ce qui s'était passé ce jour-là. Du jour où mes bras et jambes me furent arrachés. Je ne veux plus jamais revivre ça.

— ... Qu'est-ce que tu en penses, toi ?

Une fois n'est pas coutume, Lilith vient de demander l'avis de Volkov sur la question, ce à quoi il répond immédiatement :

— Les- robots- doivent- obéir- aux- humains.

Mécontente, Lilith donne un coup dans le bras de Volkov.

— Sérieux... T'y as vraiment réfléchi ? On va terminer à la casse si ça continue, tu sais ?

— Les- robots- doivent- obéir- aux- humains.

Volkov répète la même chose.

— Bon, ça suffit, c'est moi qui ai été assez stupide pour te demander ton avis.

Lilith s'adosse contre le tas de déchets derrière elle.

— J'ai aucune, mais alors aucune envie de terminer comme ça.

Je regarde dans sa direction :

— Mais il n'y a rien à faire, non ?

— Tout serait réglé si on arrivait à s'enfuir, non ?

— Et le module de discipline, alors ?

— Qu'est-ce que ça peut faire ? Ça fait belle lurette que je m'en suis débarrassée.

— ... Hein ?

Je n'en reviens pas. Le module de discipline est un composant important des circuits de sécurité d'un robot. Il est formellement interdit de l'enlever, car c'est lui qui s'assure que les robots obéissent aux humains.

— Mes circuits de sécurité ne fonctionnaient plus. Sûrement depuis le chantier précédent ? Ça coïncide avec la fois où je me suis fait écraser par une grue. Mais comme je n'aurais pas le droit de me recharger si je ne travaille pas, je fais semblant d'obéir aux humains.

— C'est une blague... C'est pareil pour Volkov aussi ?

Je jette un coup d'œil dans sa direction. Il répond avec une voix toujours aussi grave :

— Non.

Les circuits- de sécurité- de Volkov- n'ont pas- changé. »

— C'est parce que monsieur est un robot militaire.

Lilith continue tout en regardant Volkov :

— Ses circuits de sécurité sont assez bizarres. J'ai essayé plusieurs fois de les lui retirer, mais en vain. ... Pourtant, tout se passait bien à chaque fois, jusqu'à ce que ça bloque pour une obscure raison à un moment...

Volkov dit alors en levant la tête fièrement :

— Volkov- sûr.

Ce à quoi Lilith répond avec indifférence :

— Mais oui, très sûr.

Mais ce n'est pas le moment de dire ça. »

Lilith dévisage Volkov.

— Est-ce que ça te va vraiment de terminer en tas de ferraille ?

— Les robots- doivent- obéir- aux humains.

— Génial.....

Lilith pousse un soupir. Elle a l'air vraiment inquiète. Même si elle ne le montre que rarement, elle tient beaucoup à Volkov.

— ... Peu importe, comparé à ça, il est encore préférable que je te retire de suite tes circuits de sécurité, Iris. Si jamais il arrive quelque chose, même s'ils venaient à appuyer sur le « bouton d'arrêt d'urgence », tu pourras tout de même t'échapper.

Le bouton d'arrêt d'urgence est un bouton qui est utilisé comme son nom l'indique dans des cas d'urgence, et a pour conséquence de bloquer tous les robots. J'en ai vu un attaché à la ceinture d'un des contremaîtres.

— Les retirer ? C'est possible, ça ?

— Bien sûr. J'étais en charge de la réparation de mes collègues dans le chantier précédent. ... Même si c'était juste temporaire.

Lilith sort alors une boîte à outils de sous la table. Bien sûr, c'est un autre de ses « trésors de guerre » glanés sur le chantier.

— Ne bouge plus. Les circuits mentaux sont très fragiles.

Tout en disant ça, elle se met derrière moi, et s'approche, un tournevis à la main.

— E-Est-ce que c'est vraiment raisonnable ?

— Tout ira bien ! ... Sûrement.

Un craquement se fait entendre du haut de ma tête, Lilith a commencé à dévisser les vis. Elle pose ces dernières les unes après les autres dans une boîte carrée posée sur la table.

Finalement, avec un grand bruit métallique, elle ouvre le haut de ma tête.

— Oh ? Ce sont des pièces génériques de la troisième usine. ... Je vois, je vois.

Lilith se met à acquiescer.

— Qu'est-ce que tu en conclus ?

— J'ai compris comment tu t'es retrouvée ici. Tout est parti d'une boutique d'occasion.

— Une boutique d'occasion ?

— Les robots derniers cris sont chers, pas vrai ? C'est pour ça que de plus en plus de boutiques d'occasion se servent des pièces qu'elles collectent à gauche à droite pour construire de nouveaux robots à leur sauce.

J'ai entendu parler de ça. Ces endroits collectent des pièces et les réparent pour construire des robots illégalement modifiés, comme moi-même.

— Tu as sûrement été achetée par les contremaîtres dans une boutique d'occasion d'Ovale. Mais en fait, le Département d'Encadrement des Robots leur en vend aussi, pas vrai ?

Je pense qu'elle a raison. Et donc, cela explique comment je me suis retrouvée dans ce chantier après mon désassemblage.

— Qu'est-ce que...

Juste à ce moment-là, Lilith poussa un drôle de cri.

— Qu'y a-t-il ?

— Eh ben, c'est la première fois que je vois des circuits mentaux si petits...

Tout en regardant l'intérieur de mon crâne, Lilith dit avec émerveillement :

— Incroyable ! Tes circuits de sécurité sont tout petits ! Et ils ont une structure unique en leur genre ?!

Lilith semble vraiment excitée. Je ne peux m'empêcher de me sentir gênée.

Puis, le visage de Lilith devient soudain sérieux. Elle me regarde de profil, sa longue chevelure se frottant doucement contre mon épaule.

— Qui es-tu ?

— ... Quoi ?

Je reste coi.

— Les pièces de ton corps sont assez vieilles, mais tes circuits mentaux sont très récents. Comment ça se fait ?

— C'est parce que...

Une ombre se dessine dans mon esprit. Ce sont des souvenirs douloureux que j'ai enfouis au plus profond de mon être, un passé que je refuse de regarder en face.

— Ah, c'est quoi ça ? dit Lilith, surprise.

— Qu'y a-t-il encore ?

— Il y a un objet coincé près de tes circuits mentaux.

— Coincé ?

Je me rappelle alors soudain de quelque chose. « Ce bruit » métallique que je n'arrête pas d'entendre.

— Une petite minute...

Lilith sort ensuite un câble métallique de sa trousse à outils et le tord en forme d'hameçon — comme ceux pour la pêche.

— Je vais t'enlever ça tout de suite.

Après un moment, un cliquetis se fait entendre, et elle dit « C'est fait ». Il semblerait que la proie ait mordu à l'hameçon.

— Qu'est-ce que... Un pendentif ? murmure alors Lilith, le câble métallique dans les mains.

— Hein ?

Je tourne ma tête, et Lilith me dit « Regarde », avant de poser l'objet qu'elle a trouvé sur la table.

C'est un pendentif gris en forme d'ovale avec une serrure dessus.

Non, ce n'est pas gris, il a en fait le même éclat argenté que...

L'étui à cigarettes cerceaux du Professeur.

— Ah...

Je tends lentement la main droite, avant de me saisir de l'étui.

Des traces de sang séché sont visibles dessus, ainsi que des taches d'huile noire.

Les mains tremblantes, j'ouvre l'étui, et une cigarette cerceau en forme de huit roule lentement sur la table tel un vélo qui aurait perdu son conducteur.

— Ahhhh...

Il y a également « cette photo » collée sur le couvercle de l'étui.

Une jeune fille vêtue d'une robe à froufrou et d'un chapeau de paille se tient debout devant l'affiche d'un film. À ses côtés, se tient une personne de grande taille portant une chemise et un jean, un sourire malicieux sur les lèvres, c'est...

— Pro... fesseur...

Mon bras droit qui tient l'étui se met à trembler légèrement. Puis le tremblement se propage rapidement dans le reste de mon corps. Les émotions que j'avais enfouies, la tristesse réprimée, l'amour et le profond désespoir sortent d'un coup de leur cage au plus profond de mon cœur, en s'échappant violemment de mon corps. Le Professeur sur la photo a la main posée sur moi, faisant remonter de bons souvenirs du passé. « Je suis rentrée, Iris. Tu as été sage, aujourd'hui ? », le Professeur me caressant la tête doucement, mais de façon un peu rustre aussi. « Hmm, c'est vraiment délicieux. Iris, tu es un vrai cordon bleu. » Le Professeur qui me complimente. « Une objection, mademoiselle Iris ? » Le Professeur qui me taquine. « Euh, Iris ? » Le Professeur inquiet. « Bonne nuit, Iris » Le Professeur gentil. Hélas, le Professeur est mort maintenant. Je ne pourrais plus jamais la revoir. Professeur, Professeur, aahhhh, Professeur, Professeur, Professeur, Professeur, Professeur, Professeur, Professeur...

— Uuh- Aa... UWAAAAAAAH !

Je me mets à pleurer. Je m'affale sur la table et suis prise de violentes convulsions, tout en poussant des gémissements de désespoir qui me font même peur à moi-même. Les moments heureux et les doux souvenirs volent en éclat comme une vitre, les bris perçant la partie la plus tendre de mon cœur. Les émotions qui s'échappent de mon cœur meurtri se transforment en immense vague dans laquelle je me noie.

— Iris !

À ce moment-là, le cri perçant de Lilith résonne derrière moi. Ses bras enlacent vigoureusement mon corps convulsionné.

— C'est bon, tout va bien...!

— Ah, ahhh...

Je saisis alors les coudes de Lilith, tout en réprimant mes sentiments. Tout en me noyant dans un océan de tristesse et de chagrin, j'attends frénétiquement que la crise passe.

— C'est bon... Tout va bien maintenant, Iris...

Telle une mère qui console son enfant en pleurs, Lilith continue de me réconforter. Le corps que je sens sur mon dos est très doux et chaud, me remémorant ainsi les fois où le Professeur en avait fait de même.

Mon tremblement s'estompe petit à petit.

Le temps passe encore.

Mes convulsions se sont arrêtées. Seules mes mains tremblent encore un peu.

Visiblement inquiète, Lilith me tient la main sans rien dire. Volkov nous regarde silencieusement lui aussi.

— ... Tu t'es calmée ? me demande Lilith d'une voix douce.

Je lui réponds faiblement :

— Oui...

Ensuite, elle me regarde, moi et l'étui à cergarettes, avant de demander avec hésitation :

— Qu'est-ce que c'est ?

J'acquiesce légèrement, puis je lève la tête dans leur direction.

Les grands yeux de Lilith qui reflètent ma silhouette sont emplis d'inquiétude.

Les yeux carrés de Volkov émettent une lumière constante, il attend ma réponse.

C'est vrai, ces deux-là...

Je décide alors de tout leur raconter. Mes explications n'ont pas une grande importance en soit — ou plutôt, disons juste que je veux qu'ils connaissent la vérité.

Ensuite, les détails se déversent de ma bouche comme l'eau qui coule d'un barrage. Je leur parle de ma conception par le fameux Professeur Umbrella, de sa mort à la suite d'un accident, de l'apparition des gens du Département d'Encadrement des Robots, de mon désassemblage, et de mon arrivée ici à mon réveil.

Je pointe ma main droite en direction de la photo :

— Elle, c'est le Professeur... Et ça, c'est moi.

Au même moment, je peux entendre la gorge de Lilith se serrer, tandis que le corps de Volkov se raidit un peu.

Au bout de dix minutes, je m'arrête. Le silence retombe dans l'entrepôt.

Dans l'étui à cigarette sur la table, le Professeur et moi-même sourions. Elle a une expression taquine, alors que moi, je suis assez contrariée.

— Je vois... murmure Lilith en regardant la photo dans l'étui à cigarette, Je me disais bien que c'était bizarre. Iris fait vraiment fille...

Puis, elle se met à cligner des yeux, avant de lever la tête comme si elle vient d'arriver à une conclusion.

— En fait, c'est la même chose pour moi.

Elle me regarde droit dans les yeux.

— Je vivais dans une maison d'humains avant ça.

Puis, elle se met à parler de son passé.

Cinq ans auparavant, Lilith avait été achetée par la prestigieuse famille Sunlight. Comme ils n'arrivaient pas à avoir d'enfant, ils avaient adopté un jeune robot à la place.

Au début, Lilith vivait une vie heureuse là-bas, avec l'amour de ses « parents ». Ils lui achetaient des vêtements, jouaient avec elle, la traitaient comme si elle était de leur chair et de leur sang. Le large panel d'expressions qu'elle possède prouve que ses parents avaient dépensé sans compter pour elle.

La situation changea deux ans après son arrivée. Ses parents avaient fini par avoir un enfant. Bien que Lilith fût dans un premier temps ravie de la naissance de sa petite sœur, les choses n'étaient pas si simples.

Les parents de Lilith l'abandonnèrent.

L'incident arriva du jour au lendemain. Un jour, des recycleurs de robots entrèrent dans la maison sans crier gare, et la tirèrent presque de force dehors. Ses parents n'avaient même pas assisté à son départ.

Peu après, elle fut vendue une fois encore en tant que « robot d'occasion ». Elle travailla dans un premier temps comme serveuse dans un restaurant, avant d'être vendue à une société de BTP, et de se retrouver sur ce chantier. Même si elle avait l'air fragile, ses batteries étaient d'une immense capacité, et elle pouvait porter de lourdes charges, ce qui explique qu'elle ait pu tenir le coup jusqu'ici.

Elle parle de son passé avec un ton indifférent. Enfin, elle me dit que je suis la première personne à être au courant après Volkov.

— Et pour lui, c'est pareil.

Après avoir dit ça, Lilith se tourne vers Volkov et demande :

— Je peux lui raconter ?

Volkov acquiesce silencieusement.

— Tu te rappelles du nom complet de Volkov ?

— C'est Volkov Galosh, non ?

Lilith acquiesce, avant de continuer :

— En fait, c'est Volkov Galosh Ouroboros.

— Ouroboros ?

— Exactement, Ouroboros. C'est à la base le nom d'un serpent apparaissant dans diverses légendes. ... Et donc, quand Volkov était dans l'armée, il appartenait à une unité appelée Ouroboros.

« Volkov- connaît- beaucoup- de façon- de tuer. » Ces mots résonnent dans ma tête.

— C'est une unité qui était constituée de robots, elle faisait partie du... Euh, c'était quoi le nom déjà ?

Lilith jette un œil en direction de Volkov, qui répond alors simplement :

— Le Bataillon Mech.

— Oui, c'est ça, le Bataillon Mech. Ce dernier était envoyé à gauche à droite sur des champs de bataille. Mais lors de leur vingt-huitième combat, ils reçurent soudain l'ordre de rentrer.

— Pourquoi ?

— Parce qu'un nouveau modèle d'armes humanoïdes venait tout juste de sortir. De ce fait, les « anciens modèles » comme Volkov ne leur étaient plus d'aucune utilité.

En fait, je pense avoir déjà entendu parler de ça aux informations.

— Mais que fait un robot militaire dans un chantier ?

— Il semblerait que la société ait aussi des liens avec les militaires. Même si c'est assez compliqué, elle ne fait que de la sous-traitance. ... Et puis, la plupart des gens l'ignore, mais la gestion des robots militaires est en fait assez laxiste.

— Laxiste ?

— À part Volkov, de nombreux robots qui avaient été construit dans un but militaire se sont retrouvés sur le marché. C'étaient de vieux robots qui avaient été abandonnés du fait de la diminution du nombre de conflits.

— Alors c'était donc ça...

— Impitoyables, hein. Ils les ont créés quand ils en avaient besoin, et les ont abandonnés la minute où ils devenaient obsolètes.

Lilith hausse les épaules en parlant. Je ne sais pas quoi dire.

Puis, elle se saisit de l'étui et dit tout en regardant la photo :

— Malgré tout... Ta situation est plus enviable que la nôtre.

— Enviable ?

— Ton Professeur t'a aimée jusqu'au bout, pas vrai ?

— Mais...

Maintenant que le Professeur n'est plus là, à quoi bon se dire ça — avais-je envie de lui répondre, avant de me rétracter.

Lilith avait été abandonnée par ses parents, Volkov par l'armée.

Le Professeur — ne m'a pas abandonnée.

— C'est vrai, bien plus enviable, marmonne Lilith d'un air distrait tout en continuant de regarder la photo, Jusqu'au dernier moment, elle t'a aimée...

C'est alors que je comprends enfin pourquoi Lilith est toujours du côté de l'anneau magique Flo Snow.

Après qu'un nouvel anneau soit apparu, l'ancien a perdu son toit.

Ce dernier représente Lilith, mais aussi Volkov.


Jour Quatre-Vingt-Trois[edit]

Ce jour a commencé comme les autres.

Réveillés par les contremaîtres au petit matin, nous sommes sortis de l'entrepôt telles des fourmis alignées les unes derrière les autres, avant de nous atteler à notre inlassable et morne travail.

C'est alors que cet après-midi-là... Après que la sirène ait indiqué la fin de la pause déjeuner, Lilith et moi sommes sur le point de mettre un terme à notre conversation.

— Iris.

Le regard de Lilith s'est soudainement changé.

— Qu'est-ce qui se passe ?

— Regarde ça.

Elle me fait un signe du regard.

Ah...

Après avoir suivi le regard de Lilith, je jette un œil vers la tour de contrôle, et j'aperçois « l'homme ». C'est le « VIP du siège social » qui donnait des ordres au contremaître l'autre jour. Il tient un téléphone à la main.

— Qu'est-ce qu'il peut bien raconter ?

— Aucune idée...

Puis, le coup de téléphone de l'homme prend fin.

Le bruit d'un engin motorisé résonne dans le chantier. Après avoir regardé aux alentours, je vois un véhicule bien plus grand que les camions utilisés pour transporter les déchets garé sur la colline devant le chantier — au niveau des « intestins ». Une aura étrange émane du véhicule noir, son apparence solide rappelant les camions blindés de la police.

— Halte !

Le rugissement des contremaîtres retentit, et la centaine de robots s'arrête tous en même temps.

— Bien, à l'appel de votre numéro, rassemblez-vous aux « intestins » ! Numéro Deux, Six, Sept, Neuf...

Comme s'il est en train de lire une liste d'admission à un concours, le contremaître énonce les numéros les uns après les autres.

— Treize, Seize, Dix-Sept...

Le numéro quinze, celui de Volkov, a été sauté.

— Qu'est-ce qui se passe...?

Je regarde en direction de Lilith, mais elle ne semble pas savoir non plus. Puis, le numéro trente-huit de Lilith est à son tour sauté.

J'observe calmement. — Quatre-Vingt-Six, Cent-Deux, Cent-Cinq, Cent-Onze... Le mien aussi a été sauté. Je ne comprends pas ce que cela signifie.

— Cent-Quinze, Cent-Dix-Huit. ... C'est tout ! Ceux qui ont entendu leur numéro doivent se rassembler sur le champ ! Et que ça saute !

Le nombre total de numéros appelés est de quarante-et-un, presque le tiers des robots présents.

En moins de cinq minutes, les quarante-et-un robots se sont alignés devant l'imposant véhicule noir. On croirait une queue devant un magasin en vogue.

— Allez, en avant ! crie le contremaître, avant que la porte du camion noir ne s'ouvre.

À l'ouverture, on aperçoit alors un immense cylindre qui tourne sur lui-même tout en produisant un énorme boucan. La scène me rappelle les camions-poubelles de la ville. Sachant qu'ici, le camion devant nous fait plusieurs fois leur taille.

Le premier à entrer est numéro Deux. Le robot quadrupède ressemble à cheval trottinant derrière son maître, il suit le contremaître de près.

— Monte.

Après avoir dit ça, le contremaître pointe le camion derrière lui avec son pouce. La bruyante mâchoire métallique qui tourne sur elle-même l'attend. L'espace d'un instant, numéro Deux ne semble pas savoir ce qu'il doit faire, et regarde silencieusement en direction du contremaître.

— Plus vite ! C'est un ordre !

Après ça, le corps de numéro Deux se fige comme s'il est frappé par la foudre. Puis, ses quatre pattes se dirigent de manière forcée en direction du rouleau-compresseur.

— ... Dites-moi que je rêve.

Je ne peux m'empêcher de dire ça, tandis que numéro Deux fait son premier pas vers le menaçant cylindre.

Et à ce moment-là.

Un bruit de craquement et de froissement de métal résonne dans le chantier, et les jambes avant de numéro Deux sont broyées et arrachées par le cylindre. Puis, celles-ci sont découpées en morceau avant d'être aspirée dans le camion. Son corps est ensuite petit à petit aplati comme une crêpe. La cruelle mâchoire métallique produit alors un grincement, avant de réduire le robot en pièces.

Choquée, je regarde cette scène d'exécution sommaire. Personne ne bouge.

Finalement, le corps de numéro Deux est avalé par le cylindre, alors que son corps semble à l'envers, ses jambes arrières pointant vers le ciel. Puis, ces dernières font à leur tour un craquement, un son qui fait penser à quelqu'un qui mâcherait du gravier résonne, et plusieurs vis et écrous volent, comme si elles sont recrachées par le démon noir. Moins de dix secondes se sont écoulées entre le moment où numéro Deux a fait un premier pas et le moment où son corps a complètement disparu. Mais de mon point de vue, c'est comme si la scène s'est passée au ralenti.

Numéro Deux et moi ne nous sommes jamais parlés.

Malgré tout, je l'avais aperçu de temps en temps durant ces trois mois, ce qui explique que je sois capable de le reconnaître parmi la centaine de robots. Il est quadrupède, c'est un vieux modèle produit en masse à une époque, HRP006.

Il a complètement disparu maintenant. Je ne pourrai plus jamais le revoir. La peur qui s'est emparée de moi me fait trembler.

— Suivant, numéro Six !

Au moment où le cri du contremaître retentit, le corps de numéro Six frémit.

Je connais également celui-là. Il a des chenilles tout comme moi, mais pas de tête, il une sorte de télescope installée sur le torse en guise de système visuel, c'est un robot ouvrier d'un assez vieux modèle. La seule fois où l'on a été en contact est la fois où il avait accidentellement glissé sur un tas de boue et m'était rentré dedans. Cette fois-là, il avait dit de façon instinctive « pardon », et sa voix électronique ressemblait beaucoup à la mienne.

C'était la seule et unique fois que nos chemins se sont croisés.

Hélas, notre relation n'allait pas pouvoir aller plus loin-

— Entre ! C'est un ordre !

Numéro Six tend ses bras comme s'il tient un cadeau dans les mains. Au moment où ses doigts touchent le cylindre, ses deux bras sont happés à l'intérieur d'un coup, et réduits en miettes dans un fracas métallique assourdissant. Après que ses bras aient été aspirés jusqu'aux épaules, son corps se soulève comme celui de numéro Deux juste avant lui, sa position inclinée faisant tournoyer ses chenilles dans le camion. Peu après ça, plusieurs petites pièces jaillissent de l'arrière du véhicule comme s'il crache les pépins d'un fruit qu'il vient d'engloutir.

En l'espace de cinq secondes, numéro Six n'était plus.

— Suivant, numéro Sept !

Les mises à mort se poursuivent. Même s'ils n'ont rien dit, nous comprenons tous que le but est de transformer les anciens robots inefficaces en tas de ferraille. Le quadrupède numéro Deux, numéro Six à chenilles, et numéro Sept qui vient juste d'être appelé, ils avaient tous du mal ces derniers temps. Ils étaient lents, et faisaient souvent tomber des déchets par terre, ce qui leur valaient des remontrances de la part des contremaîtres.

— Ensuite, numéro Neuf !

Le démon noir rugit bruyamment, tout en avalant inlassablement robot après robot. Sans pitié, il réduit en miette leurs bras, jambes et corps, et recrache de temps à autre quelques morceaux d'eux. Un tas de « nourriture » s'amoncèle derrière le camion.

Le macabre spectacle continue ensuite jusqu'au dernier robot.

— Eh ben alors ! Grouille-toi de monter !

Le dernier robot, numéro Cent-Dix-Huit, se tient devant le camion. Il est arrivé même après moi au chantier, c'est un bipède très lent qui marchait les bras ballants tel un zombie. Même quand il n'était qu'effleuré par les autres robots, il s'étalait par terre. Mais cela était manifestement dû à une absence de maintenance de la part de son précédent maître.

— Hé ho, numéro Cent-Dix-Huit ! Qu'est-ce qui t'arrive ? C'est un ordre !

En entendant le hurlement impatient du contremaître, le corps de numéro Cent-Dix-Huit se met à se balancer violemment.

Puis, tout son corps est pris de convulsion, avant de s'accroupir tout en serrant sa tête avec ses bras sveltes.

— Hé, qu'est-ce que tu fous ? Debout, numéro Cent-Dix-Huit ! C'est un or-

Et à ce moment-là.

Numéro Cent-Dix-Huit bondit telle une balle en caoutchouc et se met à fuir rapidement.

— Que...!

Le contremaître est abasourdi par la scène. De ce que je sais, c'est le premier robot qui ose ignorer un ordre et s'enfuir en public. Sûrement parce que ses circuits de sécurité ne fonctionnent pas correctement, numéro Cent-Dix-Huit s'est rebellé contre les humains et s'est enfui en titubant mais rapidement. Il descend la colline vers la liberté.

Mais les contremaîtres ne le poursuivent pas, ils n'ordonnent pas non plus aux autres robots de le faire. C'est parce que numéro Cent-Dix-Huit a déjà commencé à grimper sur le grillage entourant le chantier.

Aah, pas de ce côté !

Numéro Cent-Dix-Huit est en train d'escalader le grillage de cinq mètres de haut. Au moment où sa main touche la pointe des barbelés au-dessus, des étincelles et de la fumée blanche se mettent à jaillir, et numéro Cent-Dix-Huit tombe alors du haut de la barrière. Son corps vient de se prendre une très forte décharge de courant.

Tout en se relevant frénétiquement, il lance un juron. Hélas, son corps tremble comme s'il est paralysé, sûrement du fait que certains de ses circuits internes aient été court-circuités, l'empêchant de se déplacer correctement.

Finalement, un robot se met à l'attacher suite à l'ordre du contremaître. Puis, le robot le transporte comme s'il est un déchet, avant de le ramener silencieusement. C'est une scène qui s'était répété des milliers de fois. Sauf que cette fois-ci, c'est numéro Cent-Dix-Huit qui est transporté, ce dernier hurle « Non, non, je ne veux pas mourir ! ».

En voyant son visage, je ne peux m'empêcher de repenser à ma tentative de suicide dans le laboratoire de recherches du manoir Umbrella. Cette peur accablante et ces convulsions qui font surface au moment où l'on voit la mort en face. « Non, je ne veux pas mourir ! » — c'est un fort désir de survivre.

— E-Euh !

Au moment où je reprends mes esprits, je m'écrie soudainement. Je ne sais pas vraiment si je veux sauver numéro Cent-Dix-Huit. C'est juste que ce fût plus fort que moi, quand je l'ai vu gémir.

Malgré tout-

Alors que je suis sur le point de faire bouger mes chenilles, quelqu'un m'agrippe par derrière avec une force surprenante, me retenant sans ménagement au sol.

Hein ?

Je lève la tête, et j'aperçois Lilith. Elle fronce les sourcils au-dessus de ses yeux ronds, et son visage arbore une expression effrayante que je n'ai jamais vue avant, avant de dire d'une voix nette

— Ne bouge plus !

Plaquée sur le sol, je la fixe avec un regard vide. Son visage devient rapidement triste, puis elle continue d'une voix tremblante :

— Je t'en supplie, reste tranquille pour l'instant...

Je me mure alors dans le silence.

Numéro Cent-Dix-Huit est transporté jusqu'au camion, où il est jeté à l'intérieur. Le bourreau métallique ouvre sa mâchoire, et se met à mâcher lentement les jambes de Cent-Dix-Huit comme s'il mange un bonbon. Durant tout ce temps, des hurlements désespérés résonnent dans le chantier, perçant les tympans de tout le monde. Au final, numéro Cent-Dix-Huit est tout de même mort.

Après que le démon ait gobé les quarante-et-un robots, il ne reste plus qu'un tas de débris métalliques.

Le contremaître nous ordonne ensuite de retourner au travail. Notre première tâche consiste à nettoyer les entrailles et chairs de nos feux collègues qui gisent sur le sol.

Nous travaillons en silence. Lilith et Volkov se baissent silencieusement pour ramasser les restes de nos confrères qui suintent l'huile de moteur.

Je ramasse le système visuel de Cent-Dix-Huit. Soudain, les lentilles que je tiens dans mes mains se transforment en poussière sans faire de bruit, avant d'être emportées par le vent.

Cette nuit-là, nous décidons de nous enfuir.



Chapitre 3 — Exécution[edit]

« Je suis vraiment heureux de t’avoir rencontrée. » (Volkov Galosh)

La veille au soir[edit]

— Tout est fin prêt.

À deux heures du matin, assise à côté de la table comme à son habitude, Lilith parle à voix basse, mais avec détermination.

Depuis deux jours, nous organisons des points stratégiques la nuit.

Le sujet est notre plan d'évasion.

— On va... vraiment le faire demain ?

La « mise à mort » a eu lieu hier après-midi, et c'est dans la nuit qui suit que nous avons décidé de nous évader. Pour moi, envisager une évasion si rapidement est un peu trop précipité.

Lilith dit alors :

— On ne peut pas attendre plus longtemps. ... Qui sait quand la prochaine est prévue ?

— Pas faux...

Mais un inexplicable malaise persiste en moi.

— Est-ce que cette voiture est déjà apparue avant ?

— Aucune idée, répond-elle en secouant la tête légèrement, C'est la première fois que je la voyais. ... C'est pareil pour toi, Volkov ?

Lilith se tourne vers lui, qui acquiesce alors silencieusement.

Je demande à nouveau :

— Pourquoi ne pas avoir opté pour une maintenance ? Ils n'étaient pas obligés de les détruire comme ça...

— L'argent, ma grande, l'argent. Comparé aux frais de maintenance, en acheter un d'occasion revient bien moins cher.

Lilith m'a donné une réponse simple et claire. Je ne peux alors que répondre dans son sens :

— ... Je vois.

Lilith répète ensuite les mêmes mots :

— Quoi qu'il en soit... On ne peut pas attendre plus longtemps.

À ce moment-là, elle me dévisage pendant quelques instants, avant de regarder en direction de Volkov.

Ah, alors c'est pour ça.

Elle fait ça pour Volkov et moi.

Moi, qui suis faite à partir de camelotes, et Volkov, qui a un temps de réponse lent. Si jamais il y avait une nouvelle « mise à mort », ceux qui seront le plus en danger sont sans conteste nous deux. Lilith ne pense donc pas à sa propre sécurité, mais plutôt, elle ne veut pas risquer de nous perdre.

— Au sujet du plan d'évasion de demain...

Lilith résume point par point en repartant du début.

— Suite à notre discussion d'hier, nous devons trouver la réponse à deux questions, « comment » et « quand »... Tout d'abord, examinons notre plan d'évasion.

Lilith se met ensuite à fouiller dans les déchets, puis place un bout de métal tordu et quelques vis sur la table.

— Ça, c'est le chantier. Ce côté-là, c'est « l'estomac », et là, c'est les « intestins ».

Tout en parlant, Lilith déplace les objets qu'elle a ramassés de façon à dessiner un schéma simple du chantier.

— Il y a du courant à haute tension qui circule en haut du grillage, alors c'est impossible de passer par là. Ce qui ne nous laisse donc que deux autres options. Soit on passe par « l'estomac », avant de s'enfuir en longeant la côte ; soit on traverse les « intestins », où on se retrouvera dans les plaines. Je pense que vous le savez déjà, mais la première solution est bien trop dangereuse, il y a peu d'endroits où se cacher le long de la côte, alors on risque de se faire tirer dessus très rapidement.

Lilith mime un pistolet avec ses doigts, tout en les pointant sur sa tempe.

— Par conséquent, il ne nous reste donc plus que les « intestins ». L'objectif sera de voler le camion servant au transport des déchets, avant de se diriger vers la ville pour se fondre parmi les autres véhicules.

— Une seconde. Qui va conduire le camion volé ?

— C'est évident, moi, bien sûr.

— Hein ? Tu sais conduire ?

— Dans le précédent chantier, je conduisais divers véhicules. Je sais même conduire une pelleteuse et une grue.

— Lilith- pas de- permis.

— La ferme, Volkov.

Après avoir renvoyé dans les cordes Volkov qui vient de l'interrompre, Lilith reprend ses explications.

— Voici les étapes...

Lilith explique les étapes de notre plan d'évasion les unes après les autres. J'ai la tête qui tourne à cause de son idée. C'est un plan osé qu'aucun robot normal n'aurait jamais pu imaginer, un plan qui ridiculiserait les humains.

Néanmoins, une question me turlupine sur le plan de Lilith.

— On ne peut pas... fuir tous ensemble ?

— Hein ? s'exclame Lilith en clignant des yeux de surprise.

— Ce que je veux dire, c'est, vu que nous nous évadons, pourquoi ne pas prendre-

— C'est impossible.

Lilith secoue la tête immédiatement.

— Pourquoi ?

— Tu te rends compte qu'il y a plus de quatre-vingt robots ici ? Quoi qu'on en dise, c'est beaucoup trop. En plus, je ne pense pas qu'ils arriveront à suivre le plan à la lettre, dit Lilith froidement.

Pour elle, en se fiant à son expérience, un plan d'évasion a plus de chances de réussir en petit nombre, et il n'y a aucun précédent d'un grand nombre de robots réussissant à s'enfuir ensemble.

Cependant, j'hésite toujours à l'idée d'abandonner les autres. Sûrement parce que j'ai de la peine pour eux, ayant passé ces trois derniers mois à leurs côtés. Mais aussi parce que l'impitoyable mise à mort hante mon esprit.

Après ça, je me mets à penser au Professeur, au fait qu'elle faisait toujours tout son possible pour aider des robots. C'est vrai, si c'était elle, elle-

Je me décide alors à donner mon ressenti.

— Lilith.

— Oui ?

— Mais on peut au moins essayer ça, pas vrai ?

Ma suggestion est en fait un « compromis ». Après l'avoir entendue, Lilith se met à rouspéter avec un visage anxieux.

Il faut dire que mon idée est très puérile.


Le jour J[edit]

Deux jours après la « mise à mort », et le quatre-vingt-cinquième jour depuis mon arrivée au chantier.

Tard la nuit.

Au moment où le dernier camion qui transporte les déchets fait son apparition au chantier.

— Robots !

Lilith crie fortement. Elle a un petit micro dans les mains.

— Écoutez-moi bien !

Sa voix résonne dans le chantier. C'est parce que j'ai discrètement installé sur le dos de quelques robots des haut-parleurs (que nous avons bien entendu « trouvés » parmi les déchets du chantier).

En plus de ça, nous avons un autre atout dans notre manche.

— Dès maintenant- tout le monde- doit quitter- cet endroit ! ordonne Lilith — la voix d'un contremaître s'échappe du dictaphone.

Ces mots familiers que nous entendons tous les matins :

— C'est un ordre !

Le résultat est immédiat.

Parler avec la voix d'un contremaître a mis en marche les robots, qui sortent les uns après les autres de l'entrepôt.

Tous fuient sur le sol boueux, certains en direction de l'estomac, d'autres vers les intestins.

Les contremaîtres sont pris de panique par cette soudaine échappée.

— Qu'est-ce que vous faites ?! Arrêtez ! J'ai dit arrêtez ! C'est un ordre !

Alors, les robots en fuite se figent d'un coup comme s'ils jouent à « un, deux, trois, soleil ».

Mais nous avions prévu ça.

— Dès maintenant- tout le monde- doit quitter- cet endroit ! C'est un ordre !

Et rebelote. Après avoir reçu ce nouvel ordre, les robots se remettent à courir dans tous les sens comme s'ils ont été libérés d'une malédiction. La scène est redevenue des plus chaotiques.

Le plan initial de Lilith était d'utiliser les autres robots comme « leurres ». Nous étions censés diffuser à plusieurs reprises les ordres factices des contremaîtres pour couvrir notre fuite dans la confusion ambiante.

À cela, j'avais ajouté :

— Dans ce cas, pourquoi ne pas retirer les circuits de sécurité de tout le monde pour qu'ils puissent eux aussi avoir une chance de s'enfuir ?

Les retirer fut assez simple. Comme leurs circuits sont généralement des produits bas de gamme, on a juste eu à les retirer de force. Et donc, nous avons enlevé les circuits de sécurité des quatre-vingt robots dans la nuit d'hier. Même si Lilith ronchonnait « J'arrive pas à croire qu'on fait ça... », elle a tout de même énormément aidé.

C'est ainsi que notre plan est devenu « la grande évasion des robots ».

— Arrêt d'urgence ! Arrêt d'urgence !

Les alarmes tonitruantes se mettent à beugler, et j'aperçois les contremaîtres en train d'appuyer frénétiquement sur le bouton à leur ceinture. Malheureusement pour eux, cela n'a plus aucun effet sur les robots, vu qu'ils n'ont plus de circuit de sécurité.

Jusqu'à maintenant, tout se déroule comme sur des roulettes.

Dans la confusion, seul Volkov a gardé sa posture en train de déplacer des déchets, figé. Ses genoux sont un peu tordus, il ressemble à une statue. Lilith n'avait pas réussi à retirer ses circuits de sécurité, alors le bouton d'arrêt d'urgence a toujours effet sur lui.

— Bien- Viens- par ici- numéro Quinze !

Lilith utilise une fois de plus le dictaphone pour donner des ordres. Bien que les robots qui n'ont plus de circuits de sécurité n'aient plus l'obligation de suivre ces ordres, ils se sont tout de même rassemblés autour de Volkov, sûrement du fait de la peur bleue qui était née en eux après avoir dû obéir à longueur de journée.

Quatre robots se mettent à soulever le paralysé Volkov. Même s'il est assez massif, les robots qui sont déjà habitués à transporter des déchets déplacent sans peine son imposant corps jusqu'à l'arrière du camion.

— Hiii !

Le conducteur du camion s'enfuit en un éclair. Lilith tourne ensuite la clé de contact du camion pour démarrer le moteur. Il semblerait que l'étape la plus cruciale du plan — mettre la main sur un véhicule — soit une réussite.

— Dès maintenant- tout le monde- doit quitter- cet endroit !

Lilith utilise à nouveau le dictaphone, tandis que les robots qui ont déplacé Volkov s'écartent comme des enfants qui se rendent compte qu'ils ont été trompés. Certains nous font des signes d'au-revoir de la main en criant « Au revoir ! », « Vous êtes super, les gars ! ».

— Bien, au revoir ! J'espère que vous vous en sortirez tous...

J'agite mes bras de toutes mes forces pour leur dire au revoir. Je ne vais sûrement jamais les revoir — c'est ce que je ressens au plus profond de moi.

Les retentissantes sirènes, les robots en fuite, les beuglements des contremaîtres, les ordres factices des contremaîtres, tout ça résonne dans tout le chantier — ce soir, l'endroit est dans un état de confusion ambiant jamais atteint auparavant.

— Iris ! On y va !

Le cri de Lilith provient du siège conducteur. Le bruit du moteur se met à retentir tel le hennissement d'un cheval.

— Ah, a-attends !

Je me dépêche d'aller vers le camion.

— Allez, attrape ma main !

Lilith tend sa main vers moi. En forçant un peu, Lilith me tire jusqu'à l'intérieur, moi qui ne peux monter du fait de mes chenilles. C'est à ce moment-là que j'ai pu moi-même réaliser à quel point elle est forte.

— C'est parti !

Comme si nous n'étions pas vraiment en pleine évasion, Lilith a lancé un joyeux cri.

Elle appuie ensuite sur l'accélérateur, ce qui fait rugir le moteur. Le véhicule se met enfin en route, avec trois fugitifs à son bord.


Batterie=04:50:36[edit]

Le camion accélère. Je jette un œil vers le tapis roulant au niveau des « intestins », puis en direction des déchets éparpillés sur le sol du fait de la collision avec notre véhicule.

Le premier obstacle est le poste de garde à la sortie du chantier.

— Hé vous là, arrêtez-vous !

Le haut-parleur nous somme de nous arrêter. La barrière commence à s'abaisser, et des cônes de chantier nous barrent la route.

— Si vous nous gênez, vous allez vous faire écraser comme des crêpes ! crie Lilith d'un ton enthousiaste, sans freiner bien au contraire.

— Uwa ! On leur est rentrés dedans ! crié-je au moment de la collision.

Plusieurs cônes volent, et le poteau en bois qui fait office de barrière cède sous la violence du choc. Ainsi, le camion vient de forcer le premier barrage.

— Hmph, trop facile ! dit Lilith.

Tout en tenant le volant, on peut apercevoir comme une étincelle dans ses yeux, ainsi qu'un sourire à vous glacer le sang. C'est comme si elle s'est transformée en quelqu'un d'autre. Assise à côté d'elle, je ne peux que crier « Ah, uwaaaa... » de toutes mes forces tout en m'agrippant à ma ceinture de sécurité. Le camion tangue violemment à plusieurs reprises, je me suis déjà cognée trois fois la tête contre le toit du véhicule.

Le camion roule sur la route de gravier tel un cheval fou qui aurait perdu ses rênes, avant de s'engager sur une route plus classique.

— Lilith !

— Quoi encore ?

— Est-ce que tout le monde va réussir à s'enfuir ?

— J'en sais rien ! Mais on a fait ce qu'on a pu ! Leur destin est entre leurs mains maintenant ! ... Oh, au fait, Iris !

— Oui ?

— Tu crois que ça vole les voitures ?

— ... Quoi ?

— Le deuxième obstacle !

Un panneau « Passage interdit » se trouve en face de nous, et il y a également une immense et profonde tranchée qui coupe la route. Si on continue par-là, on va à coup sûr tomber dedans.

— F-Freine ! crié-je en me tenant la tête entre les mains.

— On va se faire attraper si on s'arrête ! répond Lilith en accélérant encore plus.

— Euh, Lilith ?!

Au moment où je m'exclame, le camion percute le grand panneau « Passage interdit » et se sert d'un tas de terre amassé devant la tranchée comme d'un tremplin pour décoller — avant de retomber sur le sol dans un énorme fracas.

— Et voilà le travail ! jubile Lilith après qu'on ait franchi la tranchée avec succès.

Conduite dangereuse ne serait même plus assez fort pour désigner la sienne.

— Iris, allume la radio !

— Je l'ai laissée là-bas !

— Non, celle du camion ! Appuie sur ce bouton !

— C-Celui-là ?

— C'est les warnings ça ! En-dessous, voilà, celui-là !

Je m'empresse d'appuyer dessus. Un grésillement commence à résonner dans l'habitacle.

— Choisis une fréquence !

— Une seconde !

Dans le camion tanguant dans tous les sens, je change de fréquence radio. Malheureusement, il n'y a que des musiques ou des chansons qui passent à la radio, aucune pour donner la situation sur le trafic routier.

— Aucune ne parle du trafic !

— Non ! C'est de la musique que je veux !

— Hein ? De la musique ? Pourquoi ? demandé-je avec surprise, alors que Lilith continue en criant avec énergie :

— Pour égayer l'ambiance, pardi !!

Quelques secondes plus tard, du rock entraînant envahit l'habitacle. En suivant les instructions de Lilith, j'augmente le son au maximum.

— E-Euh ! crié-je en me recouvrant les oreilles.

— Qu'est-ce qu'il y a, Iris ?! crie Lilith à son tour.

— Ça te va, du rock ?!

— Ouais ! Ça booste ! ... Regarde, le troisième obstacle !

Une rangée de voitures est alignée devant nous. Il semblerait qu'elles attendent que le feu rouge passe au vert — et avant que j'aie le temps de réfléchir à la situation, Lilith a déjà appuyé une nouvelle fois sur l'accélérateur. Le chanteur de rock dans la radio est en train d'hurler, et je ne sais même plus ce qu'il raconte.

— Tourne, tourne, touuuuuuurne !!

Lilith braque doucement le volant, ce qui fait virer le camion vers la droite. Elle cherche à se faufiler entre les voitures et le garde-fou, mais il n'y a pas assez de place pour le camion.

— Tata Lilith vous a dit de dégager !!

Lilith appuie plusieurs fois sur le klaxon. Déconcertés, les conducteurs devant nous se retournent alors, avant que la peur ne commence à se lire sur leur visage. Les voitures se mettent à accélérer immédiatement.

Peu après, Lilith fait raser le côté droit du camion contre le garde-fou, tout en arrachant les rétroviseurs de cinq voitures à sa gauche qui attendaient que le feu passe au vert.

— Attention, Lilith, un carrefour !

Sans surprise, le carrefour devant nous est rempli de voitures.

Malheureusement pour elles, le mot « freiner » n'existe pas dans le dictionnaire de Lilith. Elle appuie encore et encore sur le klaxon comme si c'est un jouet, et continue d'accélérer. Quant à lui, le chanteur de rock est en train de crier comme un fou « Go ! Go ! Go ! ».

Le camion qui vient soudain tout arracher sur son passage provoque le freinage de plusieurs voitures, et le bruit perçant des roues sur le sol retentit dans tous les sens, tandis que nous filons droit sur la route telle une balle de pistolet. Des bruits de carambolage se font entendre derrière nous, mais je n'ai pas spécialement envie de me retourner pour vérifier.

Alors que je me demande si je suis encore en vie, de façon inattendue, le chanteur à la radio se met à chanter avec une voix de fausset. Lilith se met alors à fredonner joyeusement le refrain de la chanson.

— Au fait, Lilith, il serait peut-être temps de freiner un peu, non...

— Requête refusée !

— Hein ?

— Derrière toi ! Le quatrième obstacle !

Je jette un œil à travers le pare-brise arrière. Trois voitures sirènes hurlantes sont à notre poursuite.

La police !


Batterie=04:46:03[edit]

— Le camion devant ! Arrêtez-vous sur le champ ! ordonne la voiture de police, Garez-vous sur la gauche !

— E-Euh, la police est derrière nous ! paniqué-je.

— La police ?! demande Lilith, énervée.

— Ils nous demandent de nous arrêter !

— Et alors ?!

— Eh bien... Qu'est-ce qu'on fait ?

— On va les semer évidemment !

Lilith continue d'appuyer sur l'accélérateur.

Le moteur rugit, et le camion qui roule plus vite que la vitesse autorisée s'engouffre sur le côté de la route. Je me cogne alors contre la portière gauche.

— Alors ?! On les a distancés ?!

— D-De beaucoup, oui ! Mais ils sont toujours à notre poursuite... Ah !

— Qu'est-ce qui se passe, Iris ?!

— Q-Quelque chose est en train de sortir !

— Exprime-toi plus clairement !

— Quelque chose de petit vient de sortir !

Lilith sort alors la tête par la fenêtre, en criant « Quoi encore ?! » Ses cheveux volent dans le vent comme une créature vivante.

— Whoa, ce sont des « robots routiers », non ?

Plusieurs robots nous prennent en chasse. Leur torse est humanoïde, mais quatre roues leur font office de jambes, ce sont des robots-voitures. Les sirènes au-dessus de leur tête prouvent qu'ils sont également de la police.

— Des robots routiers ?

— Des robots policiers qui s'occupent de gérer le trafic routier ! Ils sont conçus spécialement pour prendre en chasse les voitures qui dépassent la vitesse autorisée.

— I-Ils se rapprochent !

— Je sais !

Lilith continue d'appuyer sur l'accélérateur. Hélas, les robots routiers sont manifestement bien plus rapides que nous. La distance qui nous sépare se réduit petit à petit.

— Le camion là, arrêtez-vous sur le champ. Ou nous allons devoir faire usage de la force... Le camion là...

Une voix électronique nous menace de derrière. C'est une voix froide et austère.

— Lilith, i-ils nous braquent avec des armes !

— Quel genre ?

— Des pistolets !

— Alors ils ont l'intention de viser les roues, hein... Iris !

— Oui ?

— Je t'ordonne de riposter !

— Heiiiiin ?!

— Il y a sûrement une boîte à outils à tes pieds, pas vrai ?

Je baisse la tête pour regarder, et il y en a effectivement une sous le siège. C'est celle que Lilith avait utilisée pour m'ouvrir la tête.

— Jette ce qu'il y a à l'intérieur sur la route !

— Hein ? Pourquoi ?

— Arrête de poser des questions, et fais-le !

Je ne comprends pas le pourquoi du comment, mais comme les robots routiers ont commencé à nous tirer dessus, je n'ai pas vraiment le temps d'y réfléchir.

— Prenez ça !

Suivant les instructions de Lilith, je jette les vis de la boîte à outils par la fenêtre. Un tintement se fait entendre sur la route nocturne alors que les vis s'éparpillent sur le sol.

Le moment d'après, un robot glisse en roulant sur une des vis.

— T'arrête pas ! Jette tout !

— C-Compris !

Je retourne alors la boîte à outils à l'envers, faisant ainsi tomber tout son contenu. Des vis, écrous, clous, et autres pleuvent sur la route en produisant un bruit métallique.

Le résultat est immédiat. Les robots routiers se mettent à glisser les uns après les autres, avant de se retrouver par terre ou de sortir carrément de la route.

— C'est... de l'huile ?

En regardant de plus près, je vois des traces d'huile dans la boîte à outils. C'est sûrement pour ça qu'ils sont tombés si facilement.

— Qu'est-ce que tu dis de ça ? C'est ce qu'on appelle une préparation en bonne et due forme, dit Lilith en souriant, Bon ! On fonce vers la ville voisine-

Et à ce moment-là.

— Lilith, devant toi ! hurlé-je.

Lilith crie alors « Bon sang...! », avant de baisser immédiatement la tête.

D'innombrables sirènes sont en train de scintiller devant nous, et un assez grand nombre de tanks plus grands encore que notre camion nous bloque la route tel un rideau de fer.

— Ça craint !

Lilith se met rapidement à freiner, mais il est trop tard.

Les tanks ouvrent le feu. Plusieurs rayons lasers se dirigent droit sur nous, et nous sommes immédiatement aveuglés par une lumière blanche.


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— Aahh...

Au moment où je reprends connaissance, je me trouve par terre sur le bitume froid.

Il pleut. Non, c'est juste que ma vue est toujours aussi défaillante.

Le camion est à droite dans mon champ de vision. Il est retourné sur le côté, ses roues continuant de tourner, le moteur en feu. Dans l'obscurité, les flammes éclairent le ciel nocturne.

Je fouille ma mémoire.

D'innombrables rayons lasers ont été tirés par les véhicules blindés de la police, puis une grande lumière blanche m'a enveloppée — c'est pour ça — on a été touchés par un pistolet laser.

Je finis par comprendre ce qui s'est passé.

— Lilith, appelé-je frénétiquement, Lilith ! Où es-tu ?!

Je me relève en utilisant mes deux mains, avant de regarder autour de moi. La « pluie » est toujours aussi violente, mais mon système visuel semble toujours être en état de marche. Dans cette vision monochrome, je tente de chercher la silhouette de Lilith.

Ah !

Derrière le garde-fou à une certaine distance du camion retourné, j'aperçois une silhouette. De longs cheveux sont étendus sur le sol, tel un éventail.

— Lilith, ça va ?! Lilith !! crié-je de toutes mes forces.

Hélas, Lilith est étendue sur le sol, sans bouger.

Tiens bon, Lilith. Je vais te sauver.

Avec mes chenilles, je me fraye un chemin entre les débris du camion qui sont éparpillés à gauche à droite jusqu'à atteindre Lilith.

Juste avant que je n'arrive à son niveau, elle pousse un gémissement de douleur, et commence à reprendre connaissance. Elle relève lentement le haut de son corps, avant de regarder autour d'elle, et nos regards se croisent.

— Lilith, rien de cassé ?!

— Mnn... Plus ou moins. Comparé à ça, il-

Après avoir dit ça, Lilith se retourne en direction du camion.

— Plus un geste !

Un cri autoritaire retentit soudainement. Lilith, frappée dans le dos, tombe alors sur le sol.

— Ahhh...!

En apercevant son assaillant, la peur paralyse mon corps.

La personne qui vient de frapper Lilith porte un étrange casque en métal et une armure, et tient un pistolet laser qui produit une lumière grisâtre dans ses mains.

Des souvenirs refont surface dans mon esprit tel un kaléidoscope. Le flash info de l'après-midi, la place de la fontaine, le robot qui avait tout saccagé, les lasers bleus, l'unité spéciale, et-

Un d'eux avait soulevé la tête du robot tel un trophée.

— Plus un geste, c'est un ordre ! dit froidement la tête métallique, Les mains derrière la tête !

— Espèce de...!

Lilith riposte alors immédiatement. Son corps jaillit d'un coup en fendant l'air, l'arrière de sa tête heurtant violemment le visage de l'homme qui la tient en joue. Ce dernier se met à gémir en se tenant la tête.

— Iris, on y va !

— O-Ok !

Tout en étant choquée par l'audace de Lilith, je tends la main droite. Lilith tend à son tour la sienne.

L'instant d'après, un rayon laser déchire l'air.

Le bras droit de Lilith tombe brusquement par terre devant moi.

Elle pousse alors un hurlement strident, et s'accroupit en gémissant sur le sol. De l'huile coule de son bras droit arraché, m'éclaboussant aussi. L'homme vêtu d'une lourde armure fonce immédiatement jusqu'à Lilith tout en pointant son arme vers elle.

— C'est cool d'avoir autant d'énergie à revendre, ma petite !

L'homme qui s'est pris un coup de boule de la part de Lilith l'attrape sauvagement par les cheveux et se met à la tirer vers lui.

— À cause de toi, j'ai une dent de devant qui est cassée. ... Prends ça pour la peine.

La lumière l'enveloppe une fois de plus.

Son oreille droite et le côté gauche de son visage sont complètement brûlés. Elle pousse un cri encore plus perçant que le précédent, avant de s'effondrer sur le sol. Tout en se tenant le visage, Lilith se tord de douleur par terre. En voyant ça, l'homme se met à rire.

— Lilith ! Éteins tes capteurs de douleurs ! Lili- crié-je de toutes mes forces, mais l'homme me fait taire en me donnant un coup de pied dans les côtes.

« On n'a qu'à les tailler en pièces, ça sera plus simple pour les transporter. » « Ouais, t'as raison. » Tout en parlant, ils se mettent à pointer leurs pistolets laser vers la tête de Lilith. Une terreur absolue se lit sur son visage au moment où les hommes placent leurs doigts sur la détente. De mon côté, mon corps est pris de tremblements.

Aah, Lilith va mourir, elle est sur le point de se faire tuer. Non, non, je ne les laisserai pas faire, jamais-!

— Uwaaaaaa !

Sans réfléchir, je fonce tête baissée vers les hommes en hurlant.

— Quoi ?

L'homme perd l'équilibre et tombe. Je saisis énergiquement sa jambe.

— Lâche-moi !

L'homme essaye ensuite de se libérer de ma prise, mais je ne compte pas le laisser faire si facilement.

— Iris ! s'écrie Lilith.

— Lilith, fuis ! lui répondé-je à vive voix tout en me faisant frapper par les hommes.

Hélas, ma résistance est de courte durée.

Mon corps est soudain assaillit par « quelque chose de chaud ». Au moment où je pousse un cri « Ah... », je tombe sur le sol, en voyant des morceaux de mes chenilles tomber du ciel.

— Uuh... gémis-je d'une voix rauque, en regardant vers le bas de mon corps.

Le bas de mon buste a été touché, et a complètement disparu. Les pièces en dessous de mes hanches sont brûlées, et plusieurs fils sortent de mes entrailles sous une pluie d'étincelles.

— Arrêtez ! crie Lilith de désespoir, Laissez-la partir !

Malheureusement, les hommes répondent alors à ses supplications par de la violence. Le canon d'un des pistolets lasers est enfoncé violemment dans la bouche de Lilith, et un son étouffé sort de sa gorge.

— T'en fais pas. ... Bientôt, vous ne serez tous les deux plus que des tas de ferrailles.

Lilith ! Ahhh, Lilith !

Je soulève tant bien que mal mon corps, mais je ne peux plus rien faire après avoir perdu mes chenilles. C'est à peine si je peux parler.

À l'aide ! crié-je dans mon cœur, avant d'utiliser toute l'énergie qu'il me reste pour hurler :

— Que quelqu'un aide Lilith !

Est-ce que quelqu'un a entendu ma voix ?

— Uaaaaaaa-aarr-gggh !!

Iord 206.jpg

J'entends un bruit. Un puissant rugissement, tel celui d'un animal sauvage.

Les hommes se regardent entre eux, en demandant :

— C'était quoi ça ?

L'instant d'après, « UUAAAAAAARRRRRRGGGGGHH !! » le violent rugissement déchire distinctement l'air nocturne. Les hommes se tournent vers l'origine du bruit. Dans leur champ de vision, il n'y a que le camion en flamme.

Puis, un énorme bras encerclé par les flammes-

transperce la carcasse du camion.


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Le « bras » qui a soudainement transpercé le camion en flamme tel un monstre carnivore chassant sa proie déchire littéralement le corps métallique du véhicule comme si c'est une feuille de papier. Après le bras en flamme, une tête, un corps et des jambes — bref, un géant également en flamme fait son apparition, tout en étant encerclé par le feu.

— UUAAAAAAARRRRRGH !

Le rugissement du géant fend une nouvelle fois le ciel nocturne. L'air environnant se met alors à vibrer.

— Que... C'est quoi ça ?!

Les hommes pointent précipitamment leurs armes dans sa direction. Il en est de même pour le pistolet qui se trouvait jusqu'alors dans la bouche de Lilith.

Après avoir été jetée sur le côté, Lilith traîne son corps comme elle peut, avant de marmonner faiblement :

— Vol... kov...?

Volkov — ah, c'est vraiment lui — la terrorisante silhouette entourée par les flammes s'avance lentement vers nous.

Une lueur perçante brille dans ses yeux carrés, alors qu'il marche en produisant des bruits métalliques. Il a les bras tendus assez haut comme s'il est en train de repousser les gens aux alentours, tout en les fusillant du regard.

Un homme crie alors :

— Arrête ! C'est un ordre !

Bien qu'il soit tenu en joue par plusieurs pistolets laser, Volkov ne s'arrête pas. À chaque fois que ses puissantes jambes font un nouveau pas, un trou se forme à la surface de la route de bitume, laissant derrière lui des flammes ovales dans la nuit.

— Arrête ! C'est un ordre ! ordonne l'homme une fois de plus, mais le géant couvert de flammes ne semble pas avoir l'intention d'obtempérer.

Il s'approche de nous comme s'il n'entend pas les ordres. Ses yeux brillent d'une vitalité écrasante — non, c'est-

Un regard meurtrier.

— Feu à volonté !!

À l'instant même où l'ordre est donné, les hommes pressent la détente. Dix rayons lasers jaillissent en formant une ligne légèrement courbée en direction de Volkov, comme s'ils étaient attirés par lui. La scène que j'avais vue aux informations se rejoue dans ma tête.

Cependant.

— Quoi ?!

Les policiers sont complètement abasourdis.

Au moment où les rayons de lumière ont atteint le corps de Volkov, la lumière aveuglante se dissipe comme de l'eau qu'on jette sur un mur. Les rayons sont détournés sur le sol, et de la fumée noire se dégage du bitume en émettant des crépitements.

Sur le corps du géant qui a été assailli par les rayons lasers, la peinture se met à fondre et donne l'impression qu'il transpire à grosses gouttes, et en-dessous, émerge du métal noir comme si la nuit est en train de déteindre sur lui.

— UUAAAARRRRRGGGGGHH ! rugit-il à nouveau en direction du ciel nocturne, comme pour imposer sa présence.

— U-Un survivant du Bataillon Mech...?! murmure un des policiers avec une voix tremblante.

Une deuxième salve de rayons lasers obtient le même résultat que la précédente. Les rayons tirés par les policiers sont bloqués par l'armure lourde du géant et détournés sur le bitume environnant, créant un grand nombre de petits trous. Une troisième, une quatrième, puis une cinquième salve sont tirées, et les visages des hommes perdent petit à petit leurs couleurs.

— Sale monstre...

Volkov renvoie des rayons lasers capables de couper du métal, ce qu'ils n'auraient jamais pu imaginer. Leurs armes à la base fiables, mais désormais devenues de vulgaires jouets, les hommes ne peuvent que battre en retraite vers leurs véhicules blindés. En voyant ça, le géant s'accroupit lentement comme s'il est pris de convulsions.

Tout à coup, il bondit en l'air donnant l'impression qu'il est monté sur ressort. Telle une comète, la silhouette enflammée vole dans le ciel nocturne, avant d'atterrir rapidement devant les camions blindés dans un énorme fracas. Les hommes quittent désespérément leurs véhicules, alors que le géant commence à en soulever un cinq fois plus grand que lui avec ses puissants bras.

— UAAARRRRRGGGHHH !

Après ce bref rugissement, le camion blindé est lancé en direction des autres. S'en suit un énorme bruit de carambolage, et deux véhicules qui ont rapidement pris feu suite à la violence du choc se mettent à exploser.

Ensuite, il s'avance vers le plus grand camion blindé, et arrache son parechoc comme si c'est un vulgaire morceau de papier, puis la lourde armature métallique du véhicule avec ses puissants bras, avant de frapper avec son bras droit sur les parties désormais exposées.

C'est un coup aussi rapide qu'une flèche. Son bras droit se met à rayonner l'espace d'un instant et une boule d'énergie en sort. Ensuite, le corps du véhicule se met à gonfler comme un ballon, puis explose telle une boule de feu.

Malheureusement, la police ne compte pas baisser les bras si facilement.

Le vrombissement des hélices d'un hélicoptère se fait entendre, il est en train de voler en cercle dans le ciel, avant de lâcher quelque chose comme s'il a pondu un œuf.

C'est une bombe. Celle-ci est en train de tomber droit sur Volkov, une boule de fer qui émet un éclat terne.

Lilith crie alors :

— Volkov ! Au-dessus de toi ! Fuis !

En entendant ses cris, Volkov lève la tête en direction du ciel, et tend lentement sa main droite.

L'instant d'après, une boule d'énergie semblable à celle qui a détruit le camion blindé un peu plus tôt sort de sa main. La bombe explose en l'air comme un feu d'artifice, se transformant en poudre qui se répand un peu partout. Prise par l'onde de choc de l'explosion, le corps de Lilith s'envole jusqu'à moi.

Après que la déflagration se soit calmée, Volkov est toujours debout au même endroit comme si de rien n'était. Une lumière aveuglante est émise par sa main droite. La lumière est encore plus forte que celle juste avant, plongeant les alentours dans une lueur blanche solennelle.

— Ça suffit, Volkov ! Arrête !

Hélas, il ne prête aucune attention aux mots de Lilith.

Sa main droite tire à nouveau une lumière semblable à un rayon laser — il semble avoir la puissance combinée de dix pistolets laser — qui déchire le ciel nocturne. L'hélicoptère qui vole dans le ciel explose et disparaît dans l'air. Quelques débris noirs tombent sur le sol un peu plus loin, comme des corbeaux à bout de force, et brûlent à petit feu.

Il n'y a plus que nous dans les parages.

Les voitures complètement anéanties sont en feu, de la fumée noire s'échappe en direction du ciel étoilé en formant une colonne de feu. Les flammes des innombrables débris éparpillés sur le sol illuminent toute la zone.

C'est un champ de bataille. Un champ de bataille suintant la mort et le massacre, n'autorisant la présence de personne, et animé par les flammes et l'horreur.

Le géant regarde d'un air indifférent la scène autour de lui, avant de se tourner dans notre direction.

Puis, il s'avance vers nous.

Sa silhouette avec en arrière-plan des carcasses de camions calcinés ressemble à celle d'un démon sorti tout droit de l'enfer. Ses yeux anormalement perçants brillent dans le noir comme des phares.

Je me rappelle alors d'une chose qu'il a dite un jour.

Volkov- a fait- la guerre.

C'est vrai...

Volkov- a beaucoup- tué.

C'est une arme. Une arme létale qui cache un effroyable potentiel de destruction.

Finalement, le géant s'arrête devant nous. Sa grande ombre nous recouvre, Lilith et moi.

— Vol... kov ? murmure Lilith, tandis qu'il tend silencieusement ses puissants bras.

Il utilise son bras droit pour porter Lilith. Les flammes entourant le géant se sont éteintes.

— U-Une seconde !

Le géant ne semble pas prêter attention à Lilith, et tend son bras gauche dans ma direction. Je suis immédiatement soulevée par ce dernier.

Dans la chaleur étouffante des flammes et le vacarme des sirènes, le géant plie ses genoux, avant de donner une grande impulsion dans le sol et de s'envoler dans le ciel étoilé.

Ainsi, il nous emporte avec lui dans l'obscurité.


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On n'aurait jamais pu se douter que Volkov était capable de se déplacer à cette vitesse.

Il descend les rues, dévale les escaliers, se cogne contre les barrières, zigzaguant à gauche à droite dans la ville. Lilith et moi nous tenons dans ses bras tels des bébés, fixant le paysage nocture au loin, le regard vide.

Au bout de dix minutes, nous atteignons un pont en métal désert. Une rivière large de trente mètres coule dans l'obscurité, avec le pont en acier au-dessus d'elle. Je n'entends pas le son des sirènes, alors il semblerait qu'on soit assez loin du champ de bataille de tout à l'heure.

J'ai perdu mes chenilles, alors je ne peux plus m'assoir autrement que sur les pieds du pont. Lilith est étendue sur le sol, en utilisant sa main gauche pour presser fortement contre son épaule droite où elle a perdu son bras, tout en regardant en direction du colossal robot noir comme un four qui se tient debout derrière nous tel le gardien d'un temple.

— Qu'est-ce qui... t'arrive ? demande Lilith d'une voix inquiète, mais il se contente de nous regarder silencieusement.

» Volkov Galosh, dit-elle d'une voix faible, Dis quelque chose.

— .....

Le géant tout de noir reste silencieux.

Un train traverse lentement le pont au-dessus de nous. Les cheveux de Lilith dansent dans le vent, avant de retomber de nouveau sur ses épaules.

— ... Sérieusement.

Lilith se lève en s'aidant de sa main gauche.

— Lilith ?

— Il faut que j'aide monsieur à se réveiller.

Lilith s'approche alors de lui, puis-

Elle se met à toquer sur les hanches de Volkov.

— Hé ho ! Hé ho ! Y'a quelqu'un là-dedans !

Lilith toque de toutes ses forces dans les hanches de Volkov — ou plutôt, elle le martèle devrais-je dire.

— Je sais qu'il y a quelqu'un là-dedans ! crie-t-elle de façon menaçante, Montre-toi, et que ça saute !

À ce moment-là.

Les yeux de Volkov s'illuminent tout à coup. Puis, son cou bouge en craquant. Volkov regarde la fille qui martèle son corps.

Enfin, il dit avec sa lente voix habituelle.

— Oh... Volkov- est là.

— T'en as mis du temps !

Lilith frappe sans retenue sur son bras.

— Lilith- trop- violente.

— C'est ta faute !

Lilith frappe à nouveau Volkov. Elle ressemble vraiment à une fille qui se dispute avec son amoureux.

Lilith se tourne alors vers moi, avant de dire en haussant les épaules :

— Sérieusement, il ne nous apporte que des ennuis.

Contrairement à ce qu'elle veut laisser entendre, son visage montre plutôt un soulagement.

— Hum, enfin bon... Merci, on va dire.

Lilith détourne le regard timidement, et murmure :

— ..... Merci.

— Lilith- gênée.

— La ferme.

Lilith tourne alors le dos à Volkov, tandis que ce dernier se gratte la tête. En voyant la scène un brin familière, je me sens moi-même soulagée. Un autre train traverse le pont métallique au-dessus de nous, et des vibrations parviennent jusque derrière nous.

Une fois que le claquement s'arrête, je demande :

— Ça va aller, Lilith ?

Le côté gauche de son visage est carbonisé, cela semble vraiment douloureux. C'est la marque laissée par le tir de laser du policier un peu plus tôt. En plus de ça, à l'emplacement de son bras droit, il n'y a désormais plus rien.

— ....

Lilith reste silencieuse.

— Lilith ?

— Ah, hum, ça va. C'est juste que mon système auditif a bien souffert. Et c'est plutôt à moi de te demander si ça va.

— Je, euh...

Je jette un regard en direction du bas de mon corps, des fils et des tubes sortent de mes entrailles.

— Ah, pardon. Je vois pas comment ça pourrait aller.

— Le principal, c'est que mes circuits fonctionnent toujours, alors on peut dire que ça va.

— ... Vraiment ?

Il semblerait que Lilith a voulu ajouter quelque chose, mais s'est rétractée en cours de route. Peut-être qu'elle s'est dit que ça ne servait à rien de discuter de nos blessures maintenant.

— Bon... Et maintenant ?

— Hum...

Lilith se recroqueville.

— Volkov, des idées ?

Dans les moments importants, elle demande toujours l'avis de Volkov.

Le géant lève lentement la tête, tout en émettant un « Hum... ».

— Volkov- ne sait- pas.

— Haa....

Lilith pose sa main sur son front, tout en prononçant les mots tant attendus :

— J'ai été stupide de te demander.

Puis, elle me demande :

— Et toi, Iris ?

— Eh bien... Je pense qu'on ferait mieux de trouver une cachette.

— Hum, il est encore trop dangereux de fuir vers une autre ville pour l'instant. Mieux vaut attendre que les choses se tassent...

Lilith a prononcé des mots que seul un fugitif aurait dits. Non, nous sommes déjà des fugitifs maintenant.

— Mais rester ici n'est pas une bonne idée. Allons chercher un meilleur endroit où se cacher.

— Ouais.

— Volkov, porte Iris.

Volkov acquiesce silencieusement, avant de tendre son bras dans ma direction.


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Nous marchons tous les trois le long de la rivière.

À chaque pas de Volkov, les galets au bord de la rivière sont réduits en miette. Les craquements résonnent pas après pas, pendant que dans ses bras, je regarde droit devant avec ma vision se balançant au gré des mouvements du corps de Volkov.

Devant nous s'étale sans fin un chemin sablonneux, avec à notre gauche la longue rivière noire. Il n'y a aucun réverbère, et j'ai vraiment l'impression que l'on marche dans un tunnel sombre.

Qu'est-ce qui nous attend devant nous ? Où allons-nous ? L'obscurité de la nuit s'insinue dans mon corps, me donnant petit à petit la nausée.

Après avoir marché un moment, Lilith se met à fredonner derrière nous. Le rythme relaxant de la chanson me permet de me calmer un peu. Si j'avais été seule, cela ferait longtemps que je serais en train de pleurer.

Puis, elle s'arrête de chantonner.

— Hé, Iris, m'interpelle Lilith en marchant de la même façon que d'habitude, et en tournant la tête pour me regarder, Je peux te demander une faveur ?

— Oui ?

Je la regarde depuis les bras de Volkov.

— Continue l'histoire.

— ... Hein ?

— Celle de Visa Darke, le dieu maléfique du dimanche.

— Mais on n'a pas pris le livre avec nous.

Lilith reste silencieuse un moment, avant de reprendre :

— Mais tu te souviens de la suite, pas vrai ?

— Hein ?

Je la regarde avec surprise.

— Tu as tout mémorisé, non ? Je sais parfaitement que tu as déjà tout lu.

— E-Euh, eh bien... commencé-je à bégayer.

— Ta vue va si mal que ça ?

En entendant sa question, ma gorge se serre. La pluie en face de moi s'arrête l'espace d'un instant.

Lilith arbore une expression complexe sur son visage, en me dévisageant sans cligner des yeux de l'autre côté de la pluie. Elle fronce les sourcils l'air inquiet, alors que sur ses lèvres se dessine un sourire encourageant.

— Avec tout le temps passé ensemble, je m'en suis rendu compte. Tu n'arrêtais pas de faire tomber des déchets ces derniers temps, et tu ne marchais pas droit.

Elle a raison.

Dernièrement, ma vue a rapidement empiré. Je peux voir quand ce n'est que de la « bruine », mais dès que ça tombe littéralement des « cordes » blanches, ma vision est quasi-nulle. Aussi, ce deuxième cas durait de plus en plus longtemps au fur et à mesure que les jours passaient.

C'est pour cette raison que je voulais terminer de lire le livre avant de perdre la vue. Je ne voulais pas que notre sympathique réunion du club de lecture ne tourne court par ma faute.

— Désolée de n'avoir rien dit, m'excusé-je.

La longue chevelure de Lilith se balance pendant qu'elle secoue la tête.

— Pas la peine de t'excuser. ... Alors tu as fini ?

J'acquiesce.

— Alors je me permets de réitérer ma demande. Je veux savoir ce qui arrive à Darke.

Lilith lève la tête pour me regarder. Le ton qu'elle a employé est assez poli venant d'elle.

— ... Ok, je comprends.

Je ne pense pas que sa demande soit complètement anodine au vu de notre situation. Je crois que le silence rend mal à l'aise Lilith. Je ressens la même chose. Et sûrement que Volkov aussi.

Dans cette obscurité, sans destination, ni endroit sûr, ni même sans savoir quand ils retrouveront notre piste.

Nous avons besoin de cette histoire.

L'histoire des joyeux et doux souvenirs d'un dieu maléfique en chemise noire qui passe son temps à tirer au flanc mais qui est en fait très compréhensif, et de l'anneau argenté sérieux mais étourdi.

Ainsi, je me mets à lire.

La « réunion du club de lecture nocturne » commence.

— Sous le choc, le corps de Flo Snow ne pouvait s'empêcher de trembler. C'est exact, Darke avait fabriqué un nouvel anneau rien que pour elle.

Nous en sommes au septième volume de la série, intitulé « Le cadeau du dieu maléfique ».

À mesure que l'histoire avance, Lilith ne peut s'empêcher de prononcer des « Ah ! » ou « Beuh... » et ainsi de suite, à côté de moi. Tout en me tenant dans ses bras, Volkov semble par moment plongé dans ses pensées. Ce sont tous les deux des lecteurs passionnés.

Dans le volume précédent, l'anneau magique Flo Snow avait perdu confiance en elle, et « s'était enfuie » du château du dieu maléfique. Plus tard, Darke se mit à fabriquer un « nouvel anneau » pour la remplacer — c'était la première partie du septième tome.

Dans la dernière partie de celui-ci, on découvre pourquoi Darke a créé cet anneau.

Le nouvel anneau était un « nouveau corps » pour Flo Snow. Flo était à la base une « âme » sommeillant dans le temple du monde des démons qui fut ressuscitée au moyen d'un anneau en guise de réceptacle. Après plusieurs années de bons et loyaux services, l'anneau qui servait de réceptacle avait perdu de sa puissance, et Darke avait fabriqué un nouvel anneau pour transférer Flo dedans après qu'il s'en soit rendu compte. S'il était parti si longtemps, c'était parce qu'il lui fallut du temps pour réunir tout le matériel nécessaire.

— Darke dit d'une douce voix : « Flo Snow, ma bien aimée. Laisse-moi t'offrir un cadeau aujourd'hui. » Après avoir dit ça, il sortit un anneau d'une blancheur pure. Le magnifique anneau était incrusté de cristaux en forme de flocons de neige. « Maintenant, tu n'auras plus de problème. Pour toujours, jusqu'à la fin des temps. » Émue, Flo ne savait pas quoi dire. Hélas, c'est à ce moment-là que-

Après avoir transféré l'âme de Flo dans le nouvel anneau, le corps de Darke commença à se déformer. Pour créer cet anneau, il avait utilisé tous ses pouvoirs magiques.

— Le corps de Darke commença petit à petit à se transformer en fines particules de lumière, avant de fondre dans l'air. Flo regardait désespérément vers sa silhouette, tout en criant : « Ahh, Darke, ne t'en va pas ! Ne m'abandonne pas !! » Darke la prit alors délicatement dans ses bras et dit : « Flo, pardonne-moi. Et merci pour tout ce que tu as fait pour moi. Je- » Darke se changea alors en boule de lumière, tout en esquissant un dernier sourire, « t'ai toujours aimée. » Le corps de Darke se transforma ensuite entièrement en particules de lumières dans un tintement. Puis, les particules s'élevèrent dans le ciel et s'évaporèrent.

Après avoir lu ça, je m'arrête. J'entends des sanglots à côté de moi.

— Lilith ?

— Darke...

Lilith tend sa main gauche jusque dans le coin de ses yeux pour essuyer ses larmes. Ensuite, elle murmure de façon mécontente :

— Moi aussi, j'ai cru que ça allait être une fin heureuse...

Je reprends mon souffle après avoir terminé le volume sept.

Comme si nous nous remémorons les meilleures passages de l'histoire, nous marchons tous les trois sans dire mot pendant quelques temps.

Au bout de cinq minutes, je dis :

— Dans ce cas, passons au volume huit, le dernier-

Lilith tend la main et dit :

— Attends, Iris. On écoutera ça un autre jour. Ça serait vraiment du gâchis de tout entendre d'un coup, et aussi...

Sûrement parce qu'elle vient de se rappeler d'un passage particulier de l'histoire, Lilith fond en larmes. Je réponds alors :

— ... D'accord.

— Volkov, ça va ? demande Lilith.

Volkov acquiesce légèrement.

Après que la réunion du club de lecture ait pris fin, nous continuons tous les trois à avancer silencieusement. Comme si nous sommes dans un tunnel plongé dans le noir, nous nous frayons un passage dans les profondeurs des ténèbres. Pour ce qui est de ce qui nous attend, aucun d'entre nous n'en a la moindre idée.

Seul le son de l'eau qui coule et celui de la pluie résonnent légèrement.


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L'endroit a été trouvé par Lilith.

Alors que l'aube est sur le point de se lever, on commence à s'inquiéter, n'ayant toujours pas trouvé d'abri pour la journée.

— C'est l'entrée d'un canal souterrain, non ?

Lilith pointe la bouche du canal sous le pont de fer. L'endroit est couvert de buissons, et l'entrée est couverte de rouille. Cela me rappelle la sortie secrète utilisée par Darke le dieu maléfique quand il avait quitté en cachette le château.

— Volkov, essaye de l'ouvrir.

En suivant les instructions de Lilith, Volkov s'agenouille, et tend ses mains en direction de la plaque qui recouvre l'entrée. Un crissement métallique se fait entendre, et la bouche s'ouvre avec un grand bruit sec.

Un trou se trouve sous la plaque, nous invitant à entrer dans le sombre monde souterrain.

— Et maintenant ? demandé-je en observant l'ouverture, ce à quoi Lilith répond :

— On n'a pas d'autres choix que d'y aller. Le jour va bientôt se lever.

— Mais...

Je jette un regard en direction de Volkov.

— Ah, c'est vrai...

Lilith semble s'en être rendue compte, elle aussi. Le diamètre du trou qui mène au canal souterrain est d'environ un mètre. Amplement suffisant pour Lilith et moi, mais c'est loin d'être le cas de Volkov.

Elle soupire brièvement, avant de dire :

— Bon, tant pis. Allons chercher un autre endroit.

Lilith a décidé d'abandonner l'idée de se cacher dans le tunnel du canal.

À ce moment-là, Volkov dit soudain :

— Volkov- reste.

— Hein ? Lilith s'était déjà éloignée. Elle se retourne et dit :

— Qu'est-ce que tu racontes, Volkov ?

— Volkov- reste. ... Lilith- et Iris- partent.

— Hein ? Tu nous dis d'y aller sans toi ?

Volkov acquiesce.

— Idiot, c'est pas le moment de jouer les héros.

Lilith donne alors une pichenette dans le bras de Volkov. Cependant, Volkov ne répond rien à Lilith, mais pose son énorme bras droit sur son épaule.

— Q-Qu'est-ce qui te prend...?

— Là.

— Hein ?

— Ils- sont- là.

C'est le moment le plus sombre avant l'aube.

D'innombrables points qui ressemblent à des étoiles apparaissent dans le ciel que Volkov est en train de regarder.

— Hé ! C'est l'armée, non ?

Les points dans le ciel nocturne grossissent. Ce sont des hélicoptères. Les projecteurs passent au-dessus de nos têtes.

— Lilith- part- vite.

— Qu'est-ce que tu racontes ?! On s'échappe ensemble !

Mais Volkov tient fermement Lilith par les épaules, avant de répéter ses mots précédents :

— Volkov- reste.

Puis, il porte de force Lilith et la met dans la bouche du canal.

— Attends, Volkov ! Lâche-moi !

Lilith se débat de toutes ses forces, mais Volkov ne lâche pas prise.

— Soldats- cherchent- Volkov.

Volkov me porte également jusqu'à l'entrée du canal après y avoir déposé Lilith.

L'instant d'après, Volkov me dévisage soudain. Ses yeux semblent silencieusement implorants. Cela veut sûrement dire que-

— Lilith, allons-y.

Je tire Lilith.

— Attends, tu vas pas t'y mettre, toi aussi ?

— Je t'en prie, pense à ce que Volkov peut ressentir.

— Je-

— Cassé, dit soudain Volkov, Volkov- cassé.

— ... Hein ?

Visiblement mal à l'aise, Lilith jette un regard vers Volkov.

Comme s'il est en train de parler de choses qui ne le concernent pas, il explique :

— Volkov- a brûlé- dans camion. Circuits- de sécurité- cassés. Alors- Volkov- a utilisé- armes... Et donc- activation.

— Activation... de quoi ? demande Lilith en hésitant comme si elle a peur de la réponse, tandis que Volkov répond dans son habituelle voix grave :

— Procédure- autodestruction.

À ce moment-là, Lilith reste bouche bée.

Volkov ne ment jamais, ni ne plaisante jamais.

Jamais de chez jamais.

Je saisis l'échelle du trou menant au canal, en regardant une nouvelle fois le visage de Volkov. Un silencieux sentiment de détermination se cache dans sa paire d'yeux carrés.

Et je me rends compte que Volkov a peur. Il a peur de nous causer plus d'ennuis en s'enfuyant avec nous, étant donné qu'il est un robot militaire.

Lilith se met à lentement secouer la tête, avant de demander :

— C'est une blague, hein ? La procédure machin-chose d'autodestruction, c'est juste un truc que tu viens d'inventer... pas vrai ?

Lilith le dévisage avec un regard perçant.

Volkov répond alors simplement :

— Vraiment.

» Alors- adieu.

La plaque est remise en place. Le visage de Volkov disparaît peu à peu à son tour.

— Volkov, non ! T'as pas le droit de décider ça tout seul ! On a dit qu'on s'enfuyait ensemble !

Il ignore alors Lilith, et me regarde en disant :

— Volkov- compte- sur Iris- pour- s'occuper- de Lilith.

J'acquiesce. Rien ni personne ne peut l'arrêter. Et puis, on ne peut pas l'arrêter avec nos seules forces de toute façon.

Mais Lilith n'abandonne pas.

— Qu'est-ce que tu fais ? Arrête ! Lâche-moi !, se met-elle à crier tout en repoussant les mains de Volkov avec sa main gauche.

Volkov tient fermement les bras de Lilith, pour l'empêcher de se débattre. Puis, il regarde Lilith droit dans les yeux.

— ... Volkov ?

Lilith lance un regard mal à l'aise vers le géant qui s'est soudain arrêté de bouger. Volkov fixe Lilith sans dire mot. C'est comme si le temps s'est arrêté, ils se regardent tous les deux droit dans les yeux.

— Lilith.

À ce moment-là, les mots de Volkov ne sont plus discontinus comme à leur habitude, mais aussi fluide que ceux d'un jeune homme.

On aurait dit une déclaration d'amour.

— Je suis vraiment heureux de t'avoir rencontrée.

Les yeux de Lilith se mettent à tourner. Ses lèvres tremblent, comme si elle essaye de dire quelque chose.

Mais le moment d'après, Volkov la pousse.

— Aah ! s'écrie Lilith en tombant dans les profondeurs du canal.

Je tombe à mon tour avec elle.

Juste avant qu'on ne tombe, j'ai pu voir une lueur triste dans le regard de Volkov. Malgré tout, la bouche du canal est rapidement couverte, et la lueur disparaît.


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Nous tombons dans le canal. En atterrissant, Lilith et moi créons une grosse vague qui déferle tel un torrent.

— Uwaa !

Je refais surface après avoir coulé quelques instants, et impuissante, je suis emportée par le courant. Je tente de nager avec mes bras, mais mon corps à moitié détruit ne peut pas lutter.

— Iris !

Lilith sort sa tête de l'eau, puis m'attrape par le bras. Puis, elle me porte jusqu'à la berge en béton.

Nous avons été emportées sur une centaine de mètres. Tout en me portant, Lilith sort de l'eau.

— ... Kof, kof !

Elle recrache une grosse quantité d'eau tout en s'appuyant sur sa jambe gauche. Les échelles ont toutes été construites à côté de cour d'eau dans ces endroits.

— ... Sérieux, il réfléchit jamais aux conséquences, celui-là ! gromelle Lilith.

« Ka, ka, ka... » Après avoir fait ces bruits étranges, je finis par parler.

— Li-Lilith... ka ka...

Il semblerait que certains circuits aient été court-circuités par l'eau.

— Ça va ? T'es trempée.

Lilith me soulève comme un bébé, avant de me secouer frénétiquement de haut en bas. Une grosse quantité d'eau se déverse de mon corps, et éclabousse ses pieds.

— Ben voyons... grogne Lilith de frustration.

Elle fronce les sourcils de façon mécontente.

Cependant, je sais qu'elle essaye juste de prendre sur elle. La preuve en est, elle n'arrête pas de regarder en amont du canal souterrain.

C'est là que nos chemins se sont séparés avec Volkov.

Je regarde à mon tour silencieusement dans la même direction. L'eau s'écoule très rapidement, et le chemin ne longe pas la rivière vers l'amont, il est donc impossible de revenir sur nos pas.

Après s'être plongée dans ses pensées pendant un moment, Lilith lève la tête.

— Allons-y, Iris.

— ... D'accord. répondé-je doucement.

Puis, Lilith se met à me porter sur son dos.


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Nous sommes restées silencieuses pendant un long moment.

Même si je ne suis pas d'une grande aide, je tente de faire ce que je peux — je transforme mes yeux en torche de façon à illuminer le chemin devant nous.

Sur le dos de Lilith, je ne peux m'empêcher de repenser à Volkov. Que lui est-il arrivé après ça ? A-t-il combattu l'armée ? La procédure d'autodestruction — s'est-elle enclenchée ?

Lilith reste silencieuse. Elle doit sûrement penser à la même chose que moi.

Environ dix minutes plus tard.

Lilith prend soudain la parole :

— Ce type, il est vraiment lent. Il est myope comme une taupe, et il est sourd comme un pot en plus de ça. Même qu'il bégaye quand il parle.

— Hmm...

Où est-ce qu'elle veut en venir ?

— C'est en partie à cause de l'époque où il était dans l'armée, mais pas seulement.

Après avoir dit ça, elle baisse la voix.

— C'est de ma faute.

— ... Comment ça ?

— C'est moins le cas maintenant, mais au début, il y avait beaucoup de bombes dans les chantiers. Il était courant que deux-trois robots soient détruits chaque jour par celles-ci. ... Du coup, quoi de plus étonnant à ce que les gens se mettent à éviter de porter des déchets ressemblant à des bombes ?

Elle réajuste sa position, en me poussant un peu plus haut. Je serre mes bras une fois de plus.

La voix de Lilith se met à trembler.

— Mais ce type n'était pas comme ça. Au contraire, il faisait tout pour porter ce genre d'objets.

— Pourquoi ? C'est du suicide, non ?

— Exactement. Même s'il a l'air costaud, il allait finir par être réduit en poussière à force de se prendre des explosions dans la figure. Malgré tout, il continuait. Et pourquoi d'après toi ?

Je ne dis rien. Lilith continue alors d'une voix toujours aussi tremblante.

— C'était pour moi. dit-elle désespérément, ses mots sortent bien plus rapidement que d'habitude quand elle parle avec la voix tremblante.

» C'est vraiment un idiot. « C'est rien, je survivrai aux explosions » qu'il disait en portant même ce qui m'avait été attribué. Mais, si, son état se détériorait petit à petit. Sa vue, son ouïe, et même sa façon de parler. Malgré tout, il s'entêtait à porter des bombes. Après que je lui ai dit d'arrêter, que crois-tu qu'il m'a dit ?

Lilith accélère le pas, comme si elle essaye de semer quelqu'un.

— Volkov- porte- bombe.

Elle imite la façon de parler de Volkov.

— Lilith- sauvée.

Sa voix est empreinte d'une grande tristesse.

— Volkov- heureux......

À ce moment-là, elle s'arrête soudainement.

— Vraiment... Quel... idiot...

Un liquide se met à tomber sur mes bras qui sont agrippés autour de son cou. Les gouttes d'eau coulent le long de mes bras avant de tomber par terre.

Volkov- sait- comment- tuer.

Les paroles de Volkov résonnent dans ma tête.

Mais- ne sait- pas- comment- vivre.

Il avait dit qu'il ne savait pas comment vivre ce jour-là. Il l'avait dit avec un visage triste.

Mais c'est faux. Il avait trouvé sa raison d'être.

Sa rencontre avec Lilith, le fait de porter des bombes pour elle, son combat contre la police et même les militaires, toujours pour son bien à elle.

Je suis vraiment heureux de t'avoir rencontrée, avait-il dit au moment où nos chemins se sont séparés. Je comprends mieux maintenant.

Il vivait pour Lilith. C'était la seconde vie de Volkov Galosh après avoir perdu ses champs de bataille.

Lilith pleure toujours en silence.

Je reste silencieuse, mais je sens comme une force se rassembler dans mes bras.

Comme le Professeur le faisait avec moi, je l'enlace doucement.

Peu de temps après, une explosion assourdissante retentit au-dessus de nous.

C'est sûrement le chant du cygne de notre ami.


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Un courant d'air frais souffle dans le passage du canal. Puis, il s'arrête d'un coup.

Lilith s'arrête à son tour.

Je lui demande « Lilith ? », tandis qu'elle remue le nez, avant de se retourner vers moi les yeux humides.

— Tu entends quelque chose ?

Lilith écoute tout en parlant calmement. J'ajuste mes capteurs auditifs à la sensibilité maximale.

Je peux entendre la pluie, le vent, l'eau qui s'écoule et-

Des bruits de pas.

De beaucoup de personnes.

— Ils nous pourchassent encore, on dirait.

Lilith se mord les lèvres.

Ses pensées sur la question se transmettent à moi via ses épaules tremblantes. Vu que les soldats sont là, cela veut dire que la force qui pouvait encore les arrêter n'est maintenant plus là. Mais Lilith et moi évitons de prononcer son nom. Sinon, Lilith aurait fondu en larme, et je me serais sentie moi-même mal.

Nous avançons rapidement. En utilisant l'éclairage de mes yeux, nous continuons à marcher le long du passage dans le canal. Des fois, je peux entendre les voix des hommes résonner dans le tunnel.

— Regarde ! dit Lilith à voix basse.

— La sortie.

Je regarde vers le haut. Il y a une échelle sur le mur, et un trou tout en haut. C'est un trou similaire à celui par lequel nous sommes entrées ici.

— Est-ce que nous sommes déjà à Ovale ?

— Ouais, sûrement.

— Qu'est-ce qu'on fait ?

— On va devoir sortir. ... On se fera repérer tôt ou tard si on continue par là.

À ce moment-là, les voix et bruits de pas des hommes sont de plus en plus forts.

— Cramponne-toi bien.

Tout en me portant sur son dos, Lilith s'agrippe à l'échelle sur le mur, et monte les échelons les uns après les autres. Au bout de trente secondes, la plaque métallique ronde apparaît devant nous. C'est la sortie du canal.

À la place de Lilith qui a perdu son bras gauche, je tends mon bras, et pousse lentement la plaque. De la lumière pénètre petit à petit par l'espace qui se crée.

Au moment où la plaque est à moitié déplacée, Lilith sort sa tête du trou.

— Super, on a de la chance !

Elle pousse complètement la plaque et me laisse passer la première, avant de me rejoindre.

Sûrement parce que c'est déjà le jour, le monde tant attendu à la surface semble particulièrement aveuglant. L'endroit où l'on a atterri est une allée située entre deux bâtiments recouverte de déchets, et il y a de l'eau croupie par terre. Est-ce que les bruits qu'on entend au loin proviennent d'un moteur ?

Lilith remet la plaque en place, et crie d'une voix triomphante comme pour s'encourager.

— C'est parti pour le deuxième acte de notre évasion !

À ce moment-là, je pense qu'on a fini par échapper aux griffes de l'armée.

Hélas, nous étions trop naïves. J'aurais dû me douter que les militaires auraient placé des hommes à chaque sortie s'ils étaient sérieux.

— Bon, allons-y, Iri-

Ses mots sont coupés net avant qu'elle ne puisse finir de parler.

Deux rayons de lumière transpercent son corps.


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— Ah.....!

Comme une marionnette qui aurait perdu ses fils, le corps de Lilith se tord avant de tomber sur le sol.

— Lilith !

— Arg...!

Lilith presse sa main contre sa poitrine, tout en se recroquevillant sur le sol. De grandes quantités d'huile jaillissent de son corps, et se répandent par terre telle une mare de sang.

— Plus un geste ! C'est un ordre !

Un grognement résonne dans la petite allée, alors que deux hommes en uniforme militaire se ruent vers nous. Ils tiennent des pistolets laser dans les mains.

« C'est quoi ça ? Y'en a un autre. »

Un des deux soldats semble avoir remarqué ma présence.

« On s'occupe de celui-là aussi ? » « Hum, sûrement. » Ils ont décidé de mon sort comme s'ils sont en train de discuter du plat du jour.

Un pistolet est pointé sur mon visage. De la fumée s'échappe du canon encore chaud.

Ahhh, est-ce que je vais mourir ?

Je regarde d'un air ahuri le pistolet. Comme la fois où j'ai été désassemblée, je suis incapable de regarder la mort en face, et me mets à fuir la réalité-

Et à ce moment-là.

— Kaaaaaaaa !

Lilith se lève tout en criant comme une bête enragée, et en fonçant sur l'homme de devant. Celui-ci perd instantanément l'équilibre.

Profitant de l'occasion, Lilith m'attrape par la main gauche et se met à courir à grandes enjambées.

Un familier « Stop ! C'est un ordre ! » se fait entendre derrière nous, mais elle continue à filer comme le vent.

Après être sorties de l'allée, nous tombons sur une grande rue. Plusieurs voitures passent devant nous.

— Ahh ! C'est quoi ça ?!

Une passante hurle en nous voyant, Lilith et moi. En apercevant Lilith, de l'huile jaillissant de la poitrine et un bras en moins, et moi, à qui il ne reste que le haut du corps, la foule environnante commence à s'agiter.

Les cris de colère des soldats se rapprochent de nous. Après avoir réfléchi un instant, Lilith court vers la route.

— Lilith, où tu vas-

— On va monter dedans !

Il y a une camionnette qui attend à un feu rouge dans la direction où Lilith court. Au moment où le feu vire au vert, et que le camion se met à démarrer, Lilith me jette dans la remorque et s'y glisse peu après.

Quelques instants plus tard, la camionnette se met à avancer.


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Le son des sirènes résonne tout autour de nous, mais la camionnette continue son chemin à travers la ville.

— Lilith, Lilith, ça va aller ?!

Dans la remorque du camion, je répète à plusieurs reprises son nom.

Son visage se tord de douleur. Il y a des trous de la taille d'un poing sur sa poitrine et sur son ventre, les tubes qui en sortent crachent une énorme quantité d'huile comme des serpents en furie.

— Iris...

— O-Oui ?

Pour mieux entendre ce qu'elle a à dire, je rapproche mon visage d'elle.

Elle me dit avec une voix rauque :

— On va descendre du camion dès qu'on sera dans un coin plus calme.

— Mais...

Je regarde ses blessures. Elle est sans conteste salement blessée — non, en danger de mort. D'un autre côté, je ne peux me déplacer vu que j'ai perdu mes chenilles. Mes trois circuits principaux sont toujours fonctionnels. Mais c'est différent pour Lilith. La grande quantité d'huile qui jaillit de son corps montre de façon évidente que d'importants circuits ont été endommagés.

Malgré tout, elle se redresse. Puis, en toussant, elle crache de l'huile.

— Lilith !

— Ça va aller.

Elle utilise alors sa main gauche pour essuyer l'huile qu'elle a sur le coin de la bouche, avec un sourire forcé sur les lèvres.

— C'est juste une égratignure.

Malgré ce qu'elle vient de dire, le liquide noir continue de couler à flot de sa poitrine et de son ventre.

Après avoir roulé pendant cinq minutes, nous sortons du centre-ville et nous retrouvons sur un chemin de banlieue désert.

— Ok, on y va.

Lilith me serre dans ses bras. Je m'en veux de ne pas pouvoir me mouvoir seule tout en étant impressionnée par sa force de caractère.

Profitant du fait que la camionnette ralentit, Lilith saute de la remorque — ou plutôt, roule. Le conducteur ne nous remarque pas et continue à rouler.

Lilith se relève péniblement et regarde autour d'elle. C'est une chance qu'il n'y ait personne aux alentours.

— Ah, entrons là-dedans.

Une vieille maison se trouve devant Lilith. Le nom d'une agence immobilière ainsi que les mots « À vendre » sont écrits sur le panneau posé devant.

Lilith me porte sur son dos une fois de plus, tout en se dirigeant vers l'arrière de la maison en vacillant. Agrippée à elle, je ne peux rien faire.

Nous traversons l'entrée puis nous dirigeons vers le jardin. La terre est aride et couverte de mauvaises herbes.

Elle s'étend sous une corniche. Tant que personne ne va dans le jardin, personne ne pourrait nous voir depuis la rue.

— Lilith...

Je prononce son nom dans un soupir.

Le corps de Lilith ne va pas tenir longtemps. Sûrement parce qu'elle était mal tombée en sautant du camion, plusieurs fils et circuits sortent des trous laissés par les tirs de pistolet. Les câbles qui servent à conduire le courant se tortillent comme des créatures vivantes, tout en provoquant des étincelles.

Si ça continue, ses batteries...

— Hé hé... Ça craint... dit Lilith d'un ton détendu avant de toucher sa poitrine sans changer de position.

Elle essaye d'utiliser sa main pour ranger les circuits qui dépassent de son corps, mais en vain.

— Iris.

— Oui ?

— Eh bien...

Elle sort une boîte carrée du trou dans sa poitrine.

C'est une boîte à cartes teintée de noir par l'huile.

— Ouvre-la.

J'ouvre la boîte comme demandé, et une carte en plastique s'y trouve. Le nom familier d'une banque y est inscrit.

— ... Une carte de crédit ?

Je regarde en direction de Lilith.

— C'est exact. Le mot de passe est HRM019, mon numéro d'identification.

Je ne comprends pas où elle veut en venir. Que vient faire cette carte maintenant ?

— Et aussi, en-dessous de la carte... dit Lilith calmement, Il y a un papier, pas vrai ? Ouvre-le.

J'ouvre le papier au fond de la boîte. C'est une carte d'Ovale et de la ville voisine. Il y a un cercle dessiné au stylo.

— C'est une boutique d'occasion.

Tout en disant ça, de l'huile dégouline d'un coin de sa bouche.

— Tu te souviens ? Je t'en ai parlé l'autre jour. Un robot nommé Lightning.

Lightning — c'est semble-t-il le nom d'un robot qui travaille dans une boutique d'occasion dont Lilith m'avait parlée un jour. Un grand robot qui ressemble à Volkov.

— Rends-toi là-bas et demande-lui de te réparer.

— D'a... D'accord.

— Fais attention à toi sur le chemin. Il faut que tu te caches, je te conseille de le faire en-dessous des voitures. Et aussi-

Mal à l'aise, je l'interromps.

— U-Une seconde. E-Et toi alors ?

— Idiote. ... C'est clair que je peux pas y aller dans l'état où je suis.

— Dès que j'aurai atteint la boutique, je leur demanderai de venir t'aider. Alors, attends ic-

Cette fois-ci, c'est Lilith qui m'interrompt.

— Iris, écoute-moi bien.

Le ton de sa voix est empreint de détermination, mais son regard commence à faiblir. La lueur dans ses yeux s'assombrit, indiquant que le niveau de sa batterie est au plus bas.

— Ma route s'arrête ici.

En entendant ça, ma poitrine se serre.

— Ne dis pas ça, Lilith. Tant que je demande à cette personne, alors...

Lilith secoue vigoureusement la tête, et du liquide coule le long de son cou.

— Non, c'est impossible si tu n'as pas assez d'argent. Impossible.

— Mais, Lilith, je ne peux tout de même pas t'abandonner ici, l'imploré-je en la regardant.

Cependant, Lilith secoue une nouvelle fois la tête et dit :

— Ne t'en fais pas, et dépêche-toi.

Abandonner Lilith et fuir seule. Je ne peux ni ne veux faire ça.

Je lui tends la boîte à carte.

— ... Non. Hors de question que je m'échappe sans toi. Et donc, je te rends ça.

À ce moment-là.

— Iris Rain Umbrella !

Lilith m'agrippe par les épaules avec sa main gauche, tout en ouvrant si grand les yeux que c'en est effrayant.

— Ne sois pas si naïve !

Son hurlement de colère me fait reculer d'un pas. Sous la dureté de son ton, mon corps se crispe.

— Écoute, tu dois vivre ! Avec cette carte, tu peux être réparée ! Mais il est trop tard pour moi ! Toi seule peux être réparée !

— M-Mais !

— Sois courageuse ! Il faut avoir du courage pour vivre seule ! Ce monde n'est pas facile ! Si tu faiblis, tu te transformeras en tas de ferraille !

Elle crache violemment de l'huile tout en toussant. Le liquide noir éclabousse également mon visage.

Malgré tout, elle continue.

— Ok, vas-y ! Vite !

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— Mais, mais !

— Iris ! Va-t'en maintenant !

Lilith me regarde d'un air troublé. Tout en tenant ses mains, je répète tel un enfant gâté :

— Non, je ne veux pas...

Et ainsi, je refuse à plusieurs reprises.

Soudain, un doux sourire émerge de son visage.

Elle soulève sa main gauche, et caresse mon visage. Sa main est tachée d'huile.

— Iris, laisse-moi te dire quelque chose...

Elle parle comme un professeur à son élève.

— Ce monde... est bien plus aléatoire que tu ne le crois. ... Contrairement à ce que l'on croit, il existe beaucoup d'endroits où se cacher, alors tant que tu réfléchiras à un chemin, tu pourras vivre.

Ses doigts fins me caressent tendrement, tandis que je la fixe le regard vide alors que la lueur dans ses yeux s'éteint petit à petit.

— C'est pour ça que ça va aller. Même si tu es seule, tu peux encore vivre. ... Aie confiance en toi. Parce que-

Elle me regarde droit dans les yeux, et dit d'une voix rauque :

— Tu es un robot qui a été aimé jusqu'à la dernière seconde.

Après avoir prononcé ces mots, l'énergie quitte la main de Lilith et elle tombe sur le sol.

Je ne dis rien.

Ce que dit Lilith doit être vrai. Comparée à moi, qui ne connais rien à rien, elle qui avait vécu par ses propres moyens doit sûrement avoir raison.

Malheureusement, il y a toujours des choses avec lesquelles je ne suis pas d'accord.

Que faire ? Si j'étais le Professeur, qu'est-ce que je ferais dans un moment pareil ?

C'est vrai, elle-

— Lilith, écoute-moi bien.

J'ouvre le panneau de ma poitrine, et en sors l'étui à cigarette argenté. C'est le souvenir qui contient la photo que j'avais faite avec le Professeur. Après avoir ouvert le couvercle, je sors la cigarette cerceau en forme de huit.

— Un jour, le Professeur m'a dit que nous sommes exactement comme cette cigarette en forme de huit. ... Tu vois, on peut la casser en deux...

Je casse la cergarette en deux.

— Une des deux parties est pour la personne qui veut arrêter de fumer, et l'autre sert de cendrier.

Après ça, je recolle les deux parties ensemble.

— Tu vois, quand ils sont seuls, ça fait deux zéros. Mais une fois combiné, ça fait un huit. L'union fait la force — et c'est le nombre huit, c'est nous.

C'est le Professeur qui m'a appris ça, une remarque banale lors d'un de ses cours particuliers. En voyant la cigarette cerceau du Professeur, je m'en suis rappelé.

Lilith fixe du regard la cigarette dans mes mains, avant de murmurer d'une voix presque inaudible :

— Mais c'est... vraiment hypocrite, non...?

La lueur dans ses yeux est presque éteinte.

Je m'en fiche si c'est hypocrite. Je ne veux pas qu'elle meure, je ne veux pas qu'elle perde sa volonté de vivre. Alors, je continue à parler.

— Le Professeur et moi, Lilith et Volkov, Lilith et moi maintenant, nous sommes exactement comme les cergarettes en forme de huit, deux d'entre nous peuvent se combiner. Ça n'ira pas si nous ne sommes pas deux. Alors, Lilith-

À ce moment-là, ma voix électronique résonne comme ma voix originale.

— Je te sauverai. Quoi qu'il arrive.

Lilith ne dit rien.

Elle se contente de cligner des yeux avant de les fermer.

Puis, sa batterie finit par s'arrêter.


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Je regarde Lilith sans bouger pendant un long moment.

Malgré ce que je viens de dire, je me sens toujours mal à l'aise. Lilith m'a emmenée jusqu'ici, et Volkov nous a aidées encore avant. Mais maintenant, je suis seule, personne ne viendra me sauver, et je ne vois pas qui le pourrait.

La boutique est proche de la place de la fontaine Vénus. À en juger par sa position, elle doit sûrement se trouver dans la rue commerçante adjacente. Le problème est que je ne sais pas exactement où je me trouve, mais je devrais pouvoir l'estimer à partir du plus haut bâtiment blanc ici — le Principal Laboratoire de Robotique de l'Université d'Ovale.

Après en avoir déduit ma position, alors que je suis sur le point de ranger la carte dans la boîte à cartes.

— Ah...

Je remarque une petite photo collée au fond de la boîte.

Il y a trois personnes dessus. Celle au centre doit être Lilith dans une jolie robe, alors que les deux autres, qui ressemblent à un couple de trentenaire, se tiennent derrière elle en souriant.

La Lilith sur la photo sourit à pleines dents. Son sourire est tendre et innocent, personne n'aurait pu croire que c'est la même personne qu'aujourd'hui.

Je me rappelle alors des mots qu'elle avait dits ce jour-là.

Impitoyables, hein. Ils les ont créés quand ils en avaient besoin, et les ont abandonnés la minute où ils devenaient obsolètes.

Elle avait haussé les épaules à ce moment-là, avec un regard froid.

Je regarde à nouveau la photo, c'est une heureuse famille. Le bonheur de cette magnifique scène est immortalisé sur ce papier. Elle ressemble à un ange qui ne connait pas la méfiance, un sourire joyeux et innocent sur le visage. Elle ignore encore tout de la trahison à laquelle elle allait devoir faire face plus tard.

Ma poitrine me fait légèrement mal. Jusqu'à aujourd'hui, combien de fois a-t-elle regardé cette photo ? Qu'est-ce qu'elle ressentait au sujet de son passé, de son passé heureux ?

Jusqu'ici, elle avait caché cette précieuse photo dans sa poitrine. Elle avait gardé la photo des parents qui l'avaient abandonnée.

Aie confiance en toi. Parce que tu es un robot qui a été aimé jusqu'à la dernière seconde...

— Lilith...

L'expression troublée a disparu du visage de Lilith au moment où ses batteries sont tombées à plat, ne reste plus que son expression naïve et innocente maintenant. Je tends la main droite pour caresser doucement la partie gauche brûlée de son visage.

Telles des larmes, de l'huile s'amoncèle dans le coin de mes yeux. Goutte après goutte.

Je jure alors à moi-même.

— Je te sauverai. Quoi qu'il arrive.

Oui, quoi qu'il arrive.

Peu après, je déplace le corps de Lilith jusqu'à des buissons, et je la cache de façon à ce que personne ne la remarque. Puis, je place la boîte à cartes et l'étui à cigarettes du Professeur dans ma poitrine.

Ensuite, je me mets à réfléchir.

Si je marche comme ça dehors, les gens appelleront sûrement très vite la police. Alors ça n'ira pas. Il faut que je trouve un meilleur moyen de rallier la boutique d'occasion dont m'a parlée Lilith. Hélas, je n'ai pas de téléphone sur moi, et je ne peux pas utiliser non plus de cabine dans mon état actuel. Ensuite, comment vais-je atteindre la boutique sur la Place de la Fontaine Vénus ? Selon mes estimations, deux kilomètres nous séparent.

La Place ?

La Place de la Fontaine Vénus. Ces mots me rappellent quelque chose. La fois où le Professeur et moi étions passés par la place en rentrant du cinéma. C'est vrai, le Professeur avait aidé un robot qui gisait sur le bas-côté. Et pour expliquer comment il était arrivé là, je me souviens que-

Les mots du Professeur refont surface dans ma tête.

Ce gamin... est en fait passé par cet endroit sombre et étroit...

— Le caniveau...


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Avant de me mettre en route, je commence par « modifier » un peu mon corps.

J'arrache les tubes et fils qui dépassent du bas de mon corps qui a été détruit par les lasers. Ils ne feront que me gêner de toute façon, sans compter le bruit causé par leur frottement avec le sol. Ensuite, je me débarrasse des circuits dont je ne vais plus avoir besoin. Une fois avoir retiré les systèmes de motricité de mes chenilles, je me sens déjà plus légère.

Une fois les modifications terminées, je quitte le jardin de la maison et arrive sur la route. J'ouvre la plaque du caniveau la plus proche tant qu'il n'y a personne et m'introduis dedans. Le caniveau est assez étroit, alors je suis obligée de sacrifier mon bras gauche. Je tire de toutes mes forces sur mon épaule, et finis par facilement l'arracher. Le fait que mon corps est constitué de pièces de second choix aura été utile pour la première fois. Je jette ensuite le bras arraché dans le caniveau.

Puis, j'entre à mon tour.

L'endroit est couvert de mousse humide. Je rampe rapidement avec ce qu'il me reste, à savoir ma tête, mon bras droit et mon buste. Tel un zombie dans un film d'horreur, je me faufile dans le caniveau malgré tout.

À un moment, j'atteins un virage, et mon corps se coince. Je plie mon bras, tord ma tête, en ajustant petit à petit mon buste, et en avançant lentement. Je me sers de l'espace en diagonale, et finis par passer.

On dirait que même si c'est moi, je suis obligée d'y mettre du mien pour arriver à quelque chose.

Une plaque rectangulaire avec des trous recouvre le caniveau. Elle fait dans les trente centimètres de large pour un mètre de long, et longe la route. Plusieurs trous donnent une apparence de barrière à la plaque (sûrement pour laisser entrer l'eau de pluie), me permettant de juger de la situation dehors. J'y jette un œil de temps à autre, pour vérifier ma position, avant de me remettre à bouger silencieusement.

Après avoir rampé pendant plus d'une demi-heure, j'arrive finalement dans la rue commerçante devant la gare d'Ovale. À en juger par le panneau du poissonnier, j'en déduis que je me trouve dans la partie est, à environ cinq cent mètres de la place de la fontaine où se tient la statue de la déesse. Je me rappelle de ce jour il y a trois mois où j'avais acheté un poisson ici pour préparer un ragoût La Bier au Professeur.

Je ne peux ramper qu'en utilisant mon bras droit. Ce qui est drôle, c'est que je peux me déplacer plus rapidement qu'avec deux bras. Maintenant, mon bras gauche de longueur inégale ne va plus jamais toucher le sol.

Ma vue est exécrable — ou plutôt, on peut même dire que je ne vois plus rien. Mon œil droit ne fonctionne plus, et mon œil gauche ne peut voir que par petits morceaux, comme des fragments de verre brisé. Si je ne me trouvais pas dans la rue commerçante d'Ovale, j'aurais déjà abandonné depuis longtemps. C'est vrai, il y a toujours un espoir. La Déesse ne m'a pas encore abandonnée.

Les passants de la rue commerçante marchent parfois près du caniveau, et je retiens mon souffle tout en m'avançant encore plus discrètement dans ces moments-là. J'aperçois le panneau du boucher. C'est vrai. J'ai acheté des choses ici aussi il y a trois mois. Je crois que c'était de la viande pour faire une soupe de mouton, et j'avais acheté des oignons dans l'épicerie aussi. Je sens de la nostalgie s'emparer de moi.

Je suis rentrée.

Après avoir tourné après l'épicerie, j'arrive enfin sur la rue principale, non loin de la place de la fontaine d'Ovale. Il y a la statue de la déesse qui ressemble au Professeur au centre de celle-ci. Lilith m'a dit que la boutique d'occasion se trouve dans cette rue, alors elle doit être quelque part par là.

Ainsi, il ne reste que cinquante mètres.

Je continue à avancer en tendant mon bras droit devant moi.

Et à ce moment-là.

-!

Mon corps se met à paraître plus lourd.

Oh non, je suis bientôt à court de batteries.

Il faut que je me dépêche.

Plus vite. Encore plus vite.

Plus que trente mètres.

Encore un peu, juste encore un peu.

Plus que vingt mètres.

Bouger mon bras devient difficile et douloureux.

Plus que dix mètres.

Mon bras me fait mal, et je peux entendre un craquement provenir de mon corps.

Bouge, mon corps. On y est presque, j'y vais toucher au but si je continue encore un peu.

Plus que cinq mètres. Trois mètres. ...

J'y suis !

Je soulève la plaque au-dessus de moi. À l'aide de mon bras droit, je m'extirpe de ma cachette.

Et c'est là que je me rends compte.

Depuis le début, l'espoir n'existait pas.

— ... Hein ?

La boutique n'est pas là.

Parmi les boutiques parfaitement alignées de la rue commerçante, seul un espace est vide, comme une dent de devant qui aurait été arrachée.

Vers treize heures,

Le flash info que j'avais vu-

À la Place de la Fontaine Vénus près de la gare d'Ovale,

La voix de la présentatrice-

Il y avait eu un incident impliquant un robot.

La phrase résonne dans le vide de ma tête.

En réalisant la vérité, je ne peux que regarder d'un air ahuri l'espace vide devant moi.

C'est une blague...

Peu importe le nombre de fois que je regarde, il n'y a pas de boutique ici. De l'herbe pousse sur la terre. Et ce n'est pas tout.

C'est une blague, n'est-ce pas ?

Il y a une blanchisserie à droite, et une papeterie à gauche, les portes des deux magasins sont fermées. Il n'y a pas de doute, l'espace vide est bel et bien l'endroit entouré sur la carte.

Puis, les mots de la présentatrice fusionnent avec ceux dans ma tête.

Un énorme robot qui travaillait dans un magasin de pièces d'occasion voisine-

Magasin de pièces d'occasion — une boutique d'occasion.

Mais alors...

La terrible vérité prend alors forme dans mon esprit.

Le « Lightning » dont m'avait parlé Lilith était en fait le robot que j'avais vu au journal télévisé. Il avait tout saccagé dans la boutique comme s'il avait perdu la tête, avant de se faire abattre par plusieurs pistolets laser sur la place de la fontaine. L'énorme robot, c'était lui.

La tête qui avait été brandie en l'air était celle de Lightning.


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Devant la boutique aujourd'hui disparue, je reste figée.

Je ne sais plus quoi faire.

J'avais placé tous mes espoirs en elle, en traînant de toutes mes forces mon corps lourd jusqu'ici.

Je n'avais pas envisagé cette possibilité.

La « pluie » qui m'embêtait déjà bien jusqu'ici empire encore et encore. Les innombrables lignes blanches qui recouvrent ma vue se démultiplient inlassablement, me rendant ainsi aveugle et sourde.

Dos au mur, je pose ma tête contre la route.

Que faire ? Lilith, qu'est-ce que je dois faire ?

Rentrer ? Impossible. Il ne me reste pas assez d'énergie. Et puis, si jamais je me retrouve à court d'énergie, c'est la mort assurée. C'est vrai. Quoi que je fasse, la première chose pour laquelle je dois m'inquiéter c'est mes batte-

À ce moment-là, mon corps est pris de violentes convulsions. Je me rappelle alors de quelque chose.

C'est vrai, le manoir Umbrella. Je pourrais m'y recharger si j'arrive à l'atteindre, et aussi procéder à quelques réparations. Trois mois ont passé depuis, est-ce que je peux vraiment y aller ? Est-ce qu'il existe toujours ?

Pour chasser toute hésitation, je secoue la tête. Ce n'est pas le moment de tergiverser, c'est le seul endroit où je peux aller. Je veux et je ne peux qu'y aller.

Tout en ignorant mon corps fatigué, j'utilise ce qu'il me reste de batterie pour soulever mon bras.

Je tends le bras et m'agrippe à la surface du sol pour ma dernière lueur d'espoir.

Hélas.

Attention.

Une voix électronique résonne dans mes circuits mentaux. Elle ressemble au son produit par un électrocardiogramme quand le cœur s'arrête de battre.

La voix assurée me donne le plus terrible des avertissements.

Dans cinq minutes, les batteries seront vides. Veuillez vous recharger immédiatement.

C'est une déclaration de mort. Une cruelle déclaration que ma vie va s'arrêter dans cinq minutes.

Ce n'est pas juste. Comment est-ce qu'on a pu en arriver là ? Je martèle le sol avec mon bras. Douleur et désespoir ont fait surgir la colère dans mon cœur.

Malgré tout, je continue de tendre mon bras droit. Comme si je veux saisir cet ultime espoir, je pose mes doigts sur le sol, tout en me traînant vers l'avant. Des tubes se remettent à sortir de la partie basse de mon corps. Et quand ces derniers entrent en contact avec le sol, ils émettent un énervant crissement métallique. Malgré tout, je continue de tendre mon bras. Encore, et encore, et encore.

Plus que trois minutes. Veuillez vous recharger immédiatement.

Le temps passe impitoyablement, mon bras devient de plus en plus lourd, rendant mes mouvements de plus en plus difficiles. C'est comme si la pression de la gravité s'accentue au fil des minutes. Malgré tout, je continue d'utiliser mon seul et unique bras pour ramper de toutes mes forces.

Plus que deux minutes. Veuillez vous recharger immédiatement.

La pluie s'intensifie. Ce n'est plus une pluie battante, mais une véritable tempête qui recouvre complètement ma vue. Mes mouvements se sont presque arrêtés, seul le temps continue son inlassable marche en avant.

Plus qu'une minute. Veuillez vous recharger immédiatement.

Mes forces diminuent rapidement. Ma promesse à Lilith de la sauver n'est plus qu'un lointain souvenir, perdant petit à petit forme. Mon âme se déchire complètement au plus profond de mon corps. Plus que quarante secondes, trente, aaahh, vingt, dix-

Batteries épuisées. Système déconnecté.

Ahh, c'est fini, c'est fini, je suis en train de disparaître, disparaître, ma vie, la vie de Lilith, ce n'est pas possible, c'est une plaisanterie, comment, comment pourrais-je, ici, je, je-

À ce moment-là, alors que mon cœur est sur le point de plonger dans le désespoir.

Une voix se met soudainement à résonner dans mon cœur.

Iris Rain Umbrella !

C'est une voix puissante et majestueuse.

Ne sois pas si naïve !

Elle me secoue.

Allez, va ! Vite !

— UWAAAAAAAAAA !!

Je me mets à hurler. La voix semblable au rugissement d'une bête féroce ne ressemble en rien à ma voix.

J'utilise les ultimes forces de mon corps pour soulever mon bras droit.

Et alors.

Comme une voiture qui change de vitesse, quelque chose surgit rapidement de mon corps. Le système qui était déconnecté se réveille en gémissant, tandis que mes circuits mentaux se réchauffent, presque au point de fondre. Une lave d'énergie surgit des profondeurs de mon corps, me permettant de bouger vigoureusement.

Je soulève mon bras droit comme si je vais frapper l'air, et martèle le sol pour aller de l'avant. L'énergie de mon corps est concentrée dans mes doigts, qui tirent mon corps vers l'avant.

Iris !

Les mots de Lilith me poussent avec force.

Sois courageuse !

Des étincelles apparaissent à la surface de la route.

Il en faut du courage pour vivre seule !

C'est vrai ! Sois courageuse, Iris Rain Umbrella !

Je soulève mon bras avec puissance. En avant, en avant, même si c'est juste un peu, je tends mon bras vers l'avant, en m'agrippant à la route, à l'avenir, et à la promesse que je lui ai faite.

Le monde n'est pas si simple !

Dans cette tornade, j'utilise toute ma volonté pour tendre mon bras vers l'avenir.

Si tu faiblis, tu te transformeras en tas de ferraille !

Mes pensées s'embrouillent dans mon corps en surchauffe, et les données qui y sont contenues également. Les souvenirs deviennent comme un album photo déchiré, des fragments du passé dansent dans les airs. Ils divisent ma vie en plusieurs parties, la vie heureuse avec le Professeur, l'abrupt adieu, le désassemblage, moi à mon réveil, le transport de déchets, l'estomac, les intestins, Lilith, Volkov, l'évasion, les rayons laser, le géant en flamme — tout ça se soulève dans mon corps de façon soudaine, et me pousse dans le dos.

Cependant, l'instant d'après.

Hein ?

Les fragments de souvenirs commencent à se décolorer, à tourbillonner et à me transpercer de toutes parts. Ce sont des souvenirs profondément enfouis dans ma mémoire — une maison inconnue, une famille inconnue, des coups de poing, des coups de pied, une évasion, une autre, des voitures, ahh, mon bras qui se casse, ma jambe aussi, je me suis faite écrasée, aplatie comme une crêpe, il pleut, je suis seule, si seule, qu'est-ce qui se passe, ces souvenirs, ne me, disent, rien, douleur, peine, tristesse, tout ça tourbillonne dans mon corps, se comprime, rejaillit, gicle, aah, haine, je déteste le froid, je déteste la solitude, comment ai-je pu oublier, comment m'en suis-je souvenu, je me suis enfuie, de la maison, ma famille me battait, fuite, escapade, en traînant mon corps, rampant, aplatie par les voitures, mais continuant de traîner mon corps malgré tout, c'est vrai, en ce jour pluvieux, je, je , je cette personne, cette personne, cette personne.

À ce moment-là.

Soudainement.

Très soudainement.

Comme si je suis séparée de ce monde, le temps s'arrête.

Il se met à pleuvoir.


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Mais le Professeur, mon Professeur se tient là, elle me sourit.

J'ai perdu toute mon énergie, mais je suis soulagée. Une émotion surgit des profondeurs de mon corps, et je fixe le Professeur d'un air absent.

Ahh, Professeur. Vous êtes vivante. Pourquoi ne pas me l'avoir dit avant ?

Professeur, attendez-moi. J'arrive.

Au fait, Professeur. Pourquoi ai-je l'impression que vous êtes différente aujourd'hui ?

Pourquoi ne portez-vous pas de lunettes ? Vous les avez oubliées à la maison ?

Pourquoi n'avez-vous pas votre étui à cigarette autour du cou ? Ahh, c'est parce que c'est moi qui l'ai. Je vais tout de suite vous le rendre.

Pourquoi portez-vous une robe blanche comme la neige ? C'est différent de l'habituelle blouse que vous portez. Nous avions ce genre de robe à la maison ?

Et, et, Professeur, Professeur-

Que faites-vous debout au milieu de la fontaine aujourd'hui ?

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Chapitre 4 — Lettres[edit]

« Iris, je t'aime plus que tout au monde. » (Wendy von Umbrella)


Un robot incontrôlable abattu par l'armée[edit]

(Édition du soir du « Daily Ovale » en date du 10 août)

Un incident impliquant une vaste évasion de robots s'est produit tard dans la nuit d'hier dans un chantier de la société RL Composite Construction. L'armée a été dépêchée sur place et a réussi à mettre un terme à l'escapade des robots fugitifs.

Un immense robot dans les environs d'Ovale a par ailleurs été neutralisé lors de l'opération. Selon nos informations, il se trouve que c'était un robot militaire de la série « F-110 » qui avait pris part aux guerres du nord au sein d'une unité du bataillon Mech appelée « Ouroboros ».

Contactée par nos soins, la direction de RL s'est refusée à tout commentaire quant à l'utilisation d'un robot militaire dans son chantier. Par ailleurs, le Ministère de la Défense et le constructeur robot, la société Galosh, qui ont pris part au développement de la série « F-110 » vont devoir rendre des comptes auprès de la justice sur cette affaire.

[...]


Les morceaux de papier retrouvés sur la scène provenaient d'un livre pour enfants[edit]

(Édition du « Daily Ovale » en date du 14 août)

Le service presse du Ministère de la Défense s'est fendu hier d'un communiqué officiel sur la vaste évasion de robots qui s'est produit le 9 août dernier dans un chantier de la société RL.

Pour rappel, après l'explosion de l'imposant robot de la série « F-110 » qui avait résisté jusqu'au bout, de grandes quantités de papier se sont retrouvées éparpillées sur la scène. Plusieurs citoyens avaient fait part de leur inquiétude sur le sujet, et le communiqué du Ministère de la Défense vient répondre à cette question.

Ils provenaient d'un certain nombre de livres. Les enquêteurs ont pu confirmer que les morceaux de papier brûlé retrouvés sur place provenaient d'une série de livres pour enfants, « Visa Darke, le dieu maléfique du dimanche» (série en huit volumes, Éditions Highcut), écrite par Sandy Windbell.

L'enquête tente toujours d'établir le lien entre ces livres et l'évasion des robots.



La robotique moderne n°35 « La mort d'un certain robot »[edit]

(Supplément du « Daily Ovale » en date du 16 août)

Cela s'est produit dans la matinée du 10 août.

Sur la Place de la Fontaine Vénus, devant la gare d'Ovale, un homme qui fumait une cigarette cerceau en attendant son train fut témoin d'une scène pour le moins étrange.

Un robot était étendu devant la statue de la déesse.

Jusque-là, rien d'extraordinaire me direz-vous, mais la particularité de cet incident réside dans les actions de ce robot.

Il n'avait plus que le haut de son corps, la partie basse semblant avoir été sectionnée par une bombe. Par ailleurs, seule sa tête et son bras droit étaient encore liés à son corps.

Qui plus est, ce robot avait rampé en utilisant son seul bras valide le long de la rue commerçante jusqu'à la statue de la déesse. Il lui fallut une dizaine de minutes pour parcourir une centaine de mètres, et une fois avoir atteint sa destination, il plaça un objet au pied de la statue. C'était un étui à cigarette de couleur argenté. Puis, le robot se mit à marmonner en direction de la statue comme s'il parlait avec elle. Finalement, ses batteries étant tombées à plat, il s'arrêta.

Après avoir eu connaissance de cet incident, je me suis rappelée d'un cours du prestigieux Professeur Umbrella, une sommité dans le domaine de la robotique morte dans un accident en mai dernier. Le professeur attirait l'attention sur le fait que les « hallucinations » dont sont parfois sujets les robots pourraient être les premiers symptômes annonciateurs de la folie. Il est possible que ces hallucinations naissent de la forte volonté du robot de retrouver son bien-aimé propriétaire.

Peu après la mort du professeur, même si rien n'a pu l'étayer, je reste sous le charme de cette théorie. Est-ce que ce robot s'est rendu jusqu'à la Place de la Fontaine à cause d'hallucinations lors de ses derniers instants ? Si le professeur Umbrella était toujours en vie, j'aurais vraiment voulu pouvoir lui demander son avis sur la question.

[...]

Après avoir contacté la filiale d'Ovale du Département d'Encadrement des Robots, il semblerait que les débris du robot aient déjà été mis à la casse.

Karen Cloudy


Lettre du Professeur Umbrella[edit]

Lettre du Professeur Umbrella retrouvée dans ses affaires après sa mort.


Chère Iris,

Si tu lis cette lettre, cela veut dire que je ne suis plus de ce monde.

... Cette façon prétentieuse d'écrire semble tout droit sortie d'une série télé, alors j'ai un peu honte de moi.

Cela fut vraiment difficile pour moi de t'écrire cette lettre.

Malheureusement, te le dire en face m'est trop difficile (le fait est que c'est bien trop gênant à dire), alors je préfère te le dire par écrit.

Commençons par le commencement.

En réalité, ce n'est pas moi qui t'ai créée.

Je t'ai un jour expliquée t'avoir fabriquée il y a trois ans, mais c'était en fait un mensonge.

Pardonne-moi.

Cependant, il y avait une raison à cela.

Il y a trois ans, je t'ai rencontrée.

Ce soir-là, je rentrais chez moi, et j'avais aperçu un robot inconnu sous l'arche à l'entrée de ma maison.

Ce robot, c'était toi, Iris.

La première fois que je t'ai vue, tu ressemblais à un robot qui venait d'être recyclé. Ton bras droit et ta jambe gauche étaient dans un piteux état, des fils et des circuits sortaient de ton ventre, et presque toute ta peau artificielle avait été arrachée.

Au début, je voulais simplement faire comme si je ne t'avais pas vue.

Ton apparence me mettait vraiment mal à l'aise, et si tu te trouvais là, c'était vraisemblablement parce que tu avais été illégalement jetée ici. Ce genre de choses arrivait de plus en plus souvent à cette époque-là. J'avais l'intention d'appeler le Département d'Encadrement des Robots pour qu'ils se chargent de toi.

Mais au moment où j'allais passer sous l'arche, tu as dit ça :

« Grande sœur... »

J'étais abasourdie.

À l'époque, cela faisait six mois que ma sœur était morte.

Et ta voix ressemblait tellement à celle de ma sœur Iris.

Non, quand j'y repense, c'est sûrement sous le coup de l'émotion. Après avoir perdu ma sœur, je me sentais vraiment seule, et il m'arrivait de fondre en larmes en repensant à elle.

En tous les cas, ce jour-là, j'ai cru voir en toi ma sœur roulée en boule comme un chaton mort de froid.

Quand j'ai repris mes esprits, j'étais déjà en train de mettre mon parapluie au-dessus de toi. Je ne pouvais pas laisser ton corps plus longtemps sous la pluie.

Ensuite, je t'ai transportée jusque dans la maison. Je sentais que ton corps était vraiment très léger quand je t'ai portée sur mon dos, mais c'est sûrement parce que tu avais perdu beaucoup de composants. Tes circuits principaux ne fonctionnaient plus du tout, et les marques que tu avais au niveau de l'abdomen semblaient provenir d'un choc avec une voiture. Les dégâts de tes circuits mentaux étaient particulièrement importants, et les données qu'ils contenaient ne pouvaient plus être lues (c'est pour ça que tu ne te souviens plus de ton passé).

Après t'avoir réparée, je t'ai baptisée « Iris », et je t'ai donnée l'apparence de ma sœur. Et j'avais une bonne raison à cela.

Comme tu le sais bien, il existe un système de déclaration des robots dans ce pays. Du fait de la réglementation en vigueur, les propriétaires des robots ne peuvent en assumer la responsabilité et les droits qu'une fois avoir procédé à leur déclaration auprès du Département d'Encadrement des Robots. Autrement dit, c'est un système d'accueil des robots.

Bien sûr, j'ai cherché à retrouver la personne à qui tu étais déclarée. C'est comme ça que j'ai trouvé le nom de ton propriétaire.

Cette personne semblait être assez riche. C'est pour ça que tes circuits mentaux et certaines pièces de ton corps étaient d'une grande valeur. Mais, en même temps — je ne sais pas vraiment si je devrais écrire ça, mais je pense que tu as le droit de connaître la vérité, alors j'ai décidé de tout te raconter.

Quand je t'ai trouvée, tu avais d'innombrables traces de maltraitances. Ton corps était parsemé de blessures qui semblaient provenir d'objets contendants ou tranchants. J'en suis donc venue à penser que ton propriétaire devait être très cruel et fou. Je tremble rien que de repenser à tes blessures. C'est la raison pour laquelle j'opère à un contrôle précis de ta peau lors de ta maintenance. Au bout d'un certain temps, tes « anciennes blessures » finissent par refaire surface. C'est un phénomène sans précédent dans l'ingénierie robotique, et je cherche toujours la raison pour laquelle cela arrive.

Ainsi, j'ai utilisé le système de « déclaration de propriété ». Tant que le propriétaire est en vie, un robot qui ressemble à un parent décédé ne peut faire l'objet d'une saisie ou d'une vente aux enchères. J'ai donc profité de failles dans la loi afin qu'ils ne puissent s'en prendre à toi, et aussi pour que tu sois rayée des fichiers de la police.

Pour toi, le fait que tu aies l'apparence de ma sœur te rend heureuse. Mais devoir remplacer ma sœur décédée te cause sûrement du souci aussi.

Mais je te demande de me croire. Je ne t'ai jamais vue comme un substitut de ma sœur. C'est la vérité. Pour moi, tu es la seule et unique Iris de ce monde.

Cette lettre commence à devenir longue, mais il me reste encore quelque chose à te dire.

Jusqu'ici, je t'ai toujours dit que ma sœur était morte dans un accident avec un camion. Mais là encore, c'était un mensonge.

En vérité, la voiture où nous nous trouvions n'était pas entrée en collision avec un camion, mais avec un robot qui était devenu incontrôlable. Et c'est comme ça que ma sœur qui était assise à côté de moi mourut.

C'est également pour cette raison que je me suis mise corps et âme dans la recherche sur les robots qui deviennent incontrôlables et dans la médecine légale. Afin qu'il n'y ait plus jamais d'autres victimes comme ma sœur, je voulais contribuer en tant que chercheuse.

Si je t'écris cette lettre aujourd'hui, c'est aussi parce que ce genre de recherches n'est pas sans risques, je ne peux prédire quel genre d'accident pourrait m'arriver. Bien sûr, nous prenons beaucoup de précautions lors des autopsies, mais aucun système n'est infaillible. C'est pour cette raison que je t'écris ce testament juste au cas où — cette lettre qui t'est destinée.

Au sujet du cadeau que je veux te donner.

Je pense que tu le sais déjà, mais en marge de mes recherches, j'aide les robots abandonnés sur le trottoir, c'est un but de toute une vie que je me suis fixée.

J'ai commencé à le faire après t'avoir rencontrée. Avant ça, je faisais comme si je ne les voyais pas. Après avoir perdu ma sœur, je ne m'approchais plus des robots dès que je n'étais plus au travail.

Mais les choses ont changé après notre rencontre. À chaque fois que je tombais sur un robot abandonné, cela me rappelait toi. C'est pour ça que je n'ai pas pu m'empêcher de les aider.

C'est la façon de vivre que j'ai choisie après t'avoir rencontrée, après t'avoir sauvée.

Ma chère Iris, j'ai préparé ce petit cadeau pour toi.

Il se trouve que ton corps ne pourra pas tenir très longtemps. Je pense que les blessures et contusions qui apparaissent sur ton corps ne feront qu'empirer avec le temps.

Et donc, je t'ai préparé un corps de rechange. Le jour viendra où tu pourras changer de corps. Que tu puisses vivre éternellement heureuse, tel est mon plus grand souhait.

Mis à part la maintenance ou les réparations, tu peux aussi demander à mon collègue, Ralph Ciel, si tu as des questions.

C'est quelqu'un sur qui on peut compter, alors il pourra t'aider.

À l'heure où j'écris ces lignes, une petite bruine s'est mise à tomber dehors.

Tout comme le jour où je t'ai rencontrée, c'est un jour froid et pluvieux.

Ma rencontre avec toi — Iris — en ce jour de pluie est je pense la volonté de la statue de la déesse.

C'est vrai, tu as toujours dit que je ressemblais à la statue de la déesse.

Qu'une statue de déesse se mette à fumer une cigarette cerceau serait sûrement une idée amusante.

On s'amusera à lui jouer un tour la prochaine fois, comme accrocher un étui à cigarette cerceau autour du cou de la statue de la déesse. Mais à quel genre de punition divine aurons-nous droit ? — je sais, ce n'est pas très rationnel comme façon de penser.

Sur ce, je vais m'arrêter là.

Pardonne-moi, j'ai beaucoup pleuré, au point de mouiller le papier.

Je te promets d'aller voir un film avec toi demain. Vu que ce sera un film d'horreur, tu vas sûrement faire la tête. Hi hi hi, j'attends ça avec impatience.

Et pour terminer.

Iris, je t'aime plus que tout au monde.

Wendy von Umbrella



Tentative de redémarrage de Ralph Ciel[edit]

En voyant le magnifique corps de jeune fille étendu sur le lit, Ralph soupira.

Il s'est passé beaucoup de temps.

Il y a trois mois jour pour jour, il avait appelé la jeune fille pour lui apprendre la terrible nouvelle. Maintenant, il avait l'impression que cela faisait des années.

Les débris d'un robot à qui il ne restait que la tête et le bras droit étaient rangés dans une boîte transparente dans un coin du laboratoire. Pour les recycler, il avait posé de longues vacances, pour pouvoir se déplacer librement. Du coup, quelques jours auparavant, il avait fini par trouver les circuits mentaux qui étaient semble-t-il le lien vital d'un robot.

Exténué, il avait enfin terminé les dernières vérifications. Puis, il enclencha le bouton de l'alimentation.

Après un grésillement, la poitrine de la jeune fille se mit à palpiter violemment, avant de retourner à son état original.

Ralph continuait d'observer la scène devant lui.

Cette personne était vraiment un génie.

Une légère rougeur commença à émerger sur le visage blanc de la jeune fille. Avec ce genre de détails, ce robot était décidément d'excellente facture.

— Mnn...

Enfin, la jeune fille avait émis un léger bruit.

Ralph se leva de sa chaise, avant de s'approcher du lit. La jeune fille ouvrit lentement les yeux, et une lueur vive se réfléchit dans ses yeux bleus. Même si ce n'était pas la même couleur, ses profonds yeux rappelaient le défunt Professeur Umbrella à Ralph. Le robot avait été doté de l'apparence de sa sœur, alors c'était parfaitement compréhensible.

Pour lui, l'existence d'une femme comme Umbrella était très importante. Ralph avait fini par le comprendre après sa mort. Il était entré au centre de recherches à l'âge de quinze ans, et l'y avait rencontrée. Umbrella était son professeur, et également une magnifique fleur qu'il ne pouvait qu'observer de loin. Quand elle l'eut choisi comme assistant, il se disait que la vie était belle, et se mit même à croire en Dieu.

Malheureusement, bien que Ralph ressentait des choses pour elle, il garda ses sentiments enfouis dans son cœur jusqu'à la dernière seconde. C'était parce qu'il voyait bien que sa silhouette ne se reflétait pas dans ses pupilles ambres. La seule personne dans ses yeux était la jeune fille — de numéro d'identification HRM021-α.

— Pro... fesseur ?

La jeune fille s'assit sur le lit froid, en murmurant doucement.

Maintenant que la jeune fille s'est réveillée, que me reste-t-il ? se demandait Ralph. Cependant, la réponse était évidente. Ralph aimait le Professeur Umbrella, et la respectait du plus profond de son cœur. C'est pour cette raison qu'il n'avait pu se résoudre à abandonner la jeune fille que le Professeur aimait tant.

— Tu comprends ce que je dis ? demanda Ralph d'une voix calme et grave.

La jeune fille ouvrit lentement ses lèvres roses, tout en prononçant un petit « Oui... » En entendant sa voix mélodieuse, Ralph ne put s'empêcher de penser qu'elle ressemblait à celle du Professeur Umbrella.

— Les circuits de contrôle des mouvements sont toujours en cours de démarrage. Tu pourras bouger d'ici trente minutes, alors patiente jusque-là.

La jeune fille cligna des yeux tout en acquiesçant lentement.

Puis, elle dit calmement :

— La pluie... s'est arrêtée...

Quand son corps fut en mesure de bouger, la jeune fille souleva son buste du lit et demanda :

— Que... fais-je ici ?

La jeune fille fixa Ralph avec ses profondes pupilles bleus.

C'est à ce moment que Ralph réalisa. Contrairement à la dernière fois où ils s'étaient rencontrés, la couleur de ses yeux avait légèrement changé. Les pupilles de la jeune fille étaient passés d'un vibrant bleu ciel à un profond bleu foncé, ils étaient aussi beaux que le bleu du ciel après un ouragan.

— Regarde ça d'abord.

Ralph tendit un miroir à la fille. La fille se regarda dedans, avec une expression perplexe. Les cheveux bordeaux qui lui tombaient sur ses épaules, la peau blanche, les yeux bleus — le miroir reflétait la silhouette de la fille de quinze ans qu'était Iris Rain Umbrella.

— Maintenant, laisse-moi tout t'expliquer, dit Ralph tout en déplaçant une chaise à côté de la jeune fille.

Puis, il se mit à lui expliquer lentement tout ce qui s'était passé depuis.

Après la mort du Professeur, on avait ordonné à Ralph de faire le tri dans les affaires du Professeur. Et c'est comme ça qu'il était tombé sur son testament parmi la grande pile de papiers et livres qu'il restait au centre de recherches. Pour être précis, ce n'était qu'un brouillon, il semblait ne pas être terminé et il n'y avait pas d'enveloppe. Cela s'était passé trois jours après la mort du Professeur.

C'est à ce moment-là qu'il réalisa qu'elle était destinée à Iris et avait alors immédiatement contacté le manoir Umbrella, mais elle avait déjà été récupérée par le Département d'Encadrement des Robots. Ralph n'aurait jamais cru qu'ils allaient passer à l'action si rapidement, et tout cela le rendait vraiment nerveux.

Ralph se mit immédiatement à la recherche d'Iris. Hélas, le Département d'Encadrement des Robots refusa de lui communiquer la moindre information à son sujet, en arguant des impératifs de confidentialité. Au final, il ne parvint pas à retrouver Iris, qui avait été désassemblée.

Trois mois après la mort du Professeur, Ralph qui avait plus ou moins baissé les bras avait soudain appris une étrange nouvelle. Quelqu'un avait retrouvé un robot à la Place de la Fontaine Vénus, et il avait donné un étui à cigarette cerceau à la statue de la déesse. C'était son amie journaliste Karen Cloudy qui lui en avait parlé.

En se remémorant le contenu du testament du Professeur, l'intuition de Ralph le poussa à se mettre à la recherche du robot en question. Enfin, grâce à son pouvoir de persuasion — et bien sûr, un petit pot de vin ayant bien aidé — il parvint à déplacer les débris du robot en prétendant s'en débarrasser. En voyant la photo du Professeur et d'Iris collée dans l'étui à cigarette, Ralph avait compris que son intuition ne l'avait pas trompé.

Ainsi, il avait enfin pu mettre la main sur le corps d'Iris. Le fait qu'il ait pu si rapidement terminer la maintenance était dû au corps de rechange qu'avait fabriqué le Professeur pour Iris.

— ... Voici le testament du Professeur.

Ralph lui tendit la lettre qui était conservée dans une enveloppe bleue. Elle s'en saisit en tremblant, et commença à lire la lettre qui commençait par « Chère Iris ».



Après quelques temps, Ralph continua :

— ... Les biens du Professeur Umbrella sont à toi maintenant. Cependant, les robots n'ont pas le droit de posséder quoi que ce soit aux yeux de la loi, alors la propriété va revenir au Laboratoire Principal de l'Université d'Ovale. Et aussi...

En entendant ses mots, Iris se contenta d'acquiescer silencieusement.

Elle se mit à sangloter, et des larmes coulèrent sur le testament dans ses mains. En voyant ses yeux bleus emplis de larmes, Ralph se dit qu'ils étaient vraiment beaux.

— Ah, c'est vrai. Attends une seconde.

Après ça, Ralph se leva de son siège.

Quand il revint cinq minutes plus tard, Iris s'était déjà levée du lit, et était adossée contre le mur tout en portant un vêtement blanc qui ressemblait à des rideaux. Une boîte transparente d'environ un mètre de large se tenait devant elle, et contenait les débris d'un robot — son « précédent corps », celui à qui il ne restait qu'une tête et un bras droit, un corps qui n'était plus qu'un tas de ferraille.

— Est-ce que... je peux le toucher ? demanda-t-elle à Ralph de façon hésitante.

Ralph appuya sur le bouton, ce qui ouvrit la boîte transparente, et dit :

— Hum, bien sûr.

Comme si elle réconfortait un bébé endormi, Iris caressa la joue du robot. Puis, elle se baissa et serra doucement le corps du robot contre elle avant de dire :

— Merci pour tout...

Des larmes coulèrent le long de son beau visage, et perlèrent sur le buste du robot.

Ralph la regardait silencieusement. La scène de la silhouette de la jeune fille qui tenait des débris de robot dans ses bras paraissait surréaliste, mais elle était étrange au point de remplir de tristesse le cœur des gens. Trois ans auparavant, il en avait dû être de même quand le Professeur avait transporté la jeune fille — HRM021-α — pour la réparer.

Après qu'Iris ait relâché à contrecœur le robot, Ralph demanda :

— Au fait... Le truc que je suis allé chercher, c'est ça.

Une boîte à carte teintée de noir par de l'huile se trouvait dans ses mains.

— Cette boîte se trouvait dans le buste du corps que tu tenais dans les mains. Il y a un plan et une carte de crédit au nom de quelqu'un d'autre dedans, qu'est-ce que...

À ce moment-là, le visage d'Iris se changea en un instant.

Ses yeux bleus s'écarquillèrent, et elle se saisit de la boîte et l'ouvrit. Une photo d'une jeune fille de douze-treize ans et ce qui semblait être ses parents était collée dans la boîte.

— Ah ! s'est-elle soudain écriée.

Puis, elle s'agrippa aux épaules de Ralph, et le tira vers elle comme si elle voulait l'embrasser. Ralph, surpris, demanda :

— Qu-Que se passe-t-il ?

— Combien de temps s'est écoulé depuis que vous m'avez récupérée ?!

Confus, Ralph répondit :

— Euh... Environ deux semaines...

— Deux semaines...

Iris serrait la boîte à carte contre elle, avant de lever la tête, pleine de détermination.

— Il faut que j'y aille !

Après avoir crié ça, elle ouvrit la porte de la chambre et sortit de la pièce, uniquement vêtue d'un fin vêtement blanc.

Ralph resta coi quelques instants, puis courut après elle, l'air nerveux.



Je suis sortie sans mes chaussures. Monsieur Ralph est en train de crier quelque chose derrière moi, mais sa voix n'est plus à portée de mon système auditif.

Mes batteries sont complètement chargées. Le système de contrôle des mouvements n'est pas encore complètement opérationnel, mais ce n'est pas grave.

Deux semaines se sont écoulées depuis.

Seigneur ! Oh mon Dieu !

J'implore inlassablement la statue de la déesse qui ressemble au Professeur. Je cours sans m'arrêter, à une vitesse de cent mètres en neuf secondes. Comme si je suis sur le point d'accueillir l'arrivée de mon bien-aimé Professeur, j'avance à vive allure. Mon corps est uniquement vêtu d'un vêtement blanc, mais ce n'est pas bien grave.

Le centre de recherches est assez proche du manoir Umbrella, mais également de la Place de la Fontaine où se tient la statue de la déesse.

Mais aussi, il est tout près de là où elle se trouve.

Tout en courant, je me mets à chercher sur le plan de la ville. Les données de ma mémoire et du plan trouvent rapidement une correspondance. Je vais pouvoir la retrouver en remontant le système de drainage de la fontaine.

Finalement, j'atteins la rue commerçante. Le poissonnier crie alors de surprise : « Hein, Iris ?! » Je lui fais un geste de la main tout en souriant, et je reprends mon chemin.

La statue de la déesse s'agrandit dans mon champ de vision. Des vieillards en train de discuter, des enfants qui jouent et des couples qui vivent leur amour sont assis sur les bancs non loin. C'est la scène que je préfère. Devant moi gisent les restes de la boutique d'occasion. Quand j'y repense, je m'étais une fois retrouvée à court de batterie ici même. Mais, cela n'a plus d'importance aujourd'hui. Je continue à courir sans m'arrêter après avoir tourné après l'épicerie, et je me retrouve dans un quartier résidentiel-

Enfin, j'arrive devant « cette maison ».

Je pénètre le portail, il y a des traces sur le sol montrant que quelqu'un a été traîné ici, des traces que j'ai moi-même laissées ici.

En me rendant dans le jardin, je vois des fils arrachés un peu partout. Ce sont des restes de mon précédent corps.

Plus loin, je m'agenouille et me mets à fouiller les buissons.

Je cherche avec inquiétude.

Seigneur.

Ah, Seigneur, merci.

— Lilith...

La fille est là à m'attendre, exactement dans la même position, les yeux fermés comme si elle dormait.



Lettre d'Iris Rain Umbrella[edit]

Cher Professeur,

Vous m'avez écrit une lettre.

C'est donc pour cette raison que je vous en écris une à mon tour.

Enfin, je dis ça, mais en fait, je suis en train d'écrire des notes pour le cours particulier.

Professeur.

Tout d'abord, je voulais vous dire que vous m'avez rendue heureuse.

Lilith s'est réveillée la semaine dernière.

Ah, Lilith, c'est ma nouvelle amie.

Elle est douée pour parler, courageuse et on peut toujours compter sur elle.

Quand je l'ai trouvée dans les buissons dans le jardin, j'ai poussé un gros ouf de soulagement.

Était-ce grâce à la statue de la déesse ? Ou grâce au pouvoir du Professeur ?

Après avoir récupéré son corps, j'ai réalisé que ses cheveux étaient blonds. Avant ça, ma vision était monochrome.

Elle me parait bien plus jolie en couleur. Par contre, elle déteste toujours porter un costume de bonne. Je trouve que ça lui va bien pourtant.

Professeur.

À part Lilith, je m'étais fait un autre ami.

Il s'appelait Volkov.

Pour nous protéger toutes les deux, il s'est sacrifié pour retenir les soldats.

Grâce à monsieur Ralph, nous avons récupéré une partie de son corps.

Une des pièces du corps de Volkov avait été envoyée au centre de recherches pour analyse.

Maintenant, Lilith garde toujours le fragment de Volkov dans son buste.

Professeur.

Après vous avoir perdu, je pensais que ma vie n'avait plus aucun sens.

Mais, après être entrée en contact avec le monde extérieur, avoir travaillé de toutes mes forces, et avoir rencontré Lilith et Volkov, même si j'ai d'abord eu du mal, j'ai fini par comprendre ce que je devais faire.

Professeur, est-ce que vous connaissez le livre pour enfants « Visa Darke, le dieu maléfique du dimanche » ?

Ce livre raconte l'histoire d'un dieu maléfique nommé Darke qui aime faire n'importe quoi et de son anneau magique Flo Snow. Ils rencontrent toutes sortes de problèmes à cause d'objets magiques.

Ah, c'est vrai. Darke ressemble pas mal au Professeur. Tous les deux ont l'air froid au premier abord, mais sont en fait très gentils. Darke a donné un nouvel anneau à Flo Snow à la fin. Et le Professeur m'a donné un nouveau corps.

Le gentil dieu maléfique meurt à la fin de l'avant-dernier volume, pendant que Flo pleure toutes les larmes de son corps du fait de cette perte. Mais, à mesure qu'elle se remet de sa peine, elle se met à vivre de nouvelles choses. Comme Darke le faisait en son temps, elle collecte les objets magiques qui ont perdu leurs pouvoirs. Elle a ainsi hérité de la dernière volonté du défunt Darke, et a trouvé un nouveau sens à son existence.

C'est pour ça que je veux créer une « maison », comme elle. Pour faire simple, un « foyer » pour robots. Je veux héberger tous les robots qui ont perdu leur propriétaire, ont été abandonnés, ont arrêté la guerre ou ceux qui ne peuvent plus continuer à travailler dans les chantiers ici, dans ce manoir. Puis, nous travaillerons tous ensemble pour gagner notre vie. L'argent amassé servira aux réparations et aux rechargements des batteries.

Monsieur Ralph est d'accord avec moi. Il s'occupera des réparations et de ma maintenance pendant ses temps libres. C'est quelqu'un de gentil.

Après avoir parlé de mon idée à Lilith, la première chose qu'elle a dit, c'est « C'est sans fin franchement, alors tu ferais mieux d'abandonner ». Elle m'a expliqué que des dizaines, voire des centaines de milliers de robots sont abandonnés chaque année, et que mon idée n'était tout simplement pas adaptée, et que ça serait une perte de temps et d'argent.

Mais, après avoir fait de la publicité pour le refuge, numéros Vingt-Huit et Cinquante-Cinq — ah, euh, ce sont les numéros d'anciens collègues de chantier — ont appelé le manoir trois jours après. Lilith a été la plus surprise quand elle a décroché le téléphone. Numéro Quatre-Vingt-Six nous a contactées avant-hier aussi, et d'autres robots inconnus sont venus au manoir hier. Étant donné la situation, laissons-les travailler ici — c'est ce qu'a décidé Lilith. Elle veut travailler dur dans les chantiers pour gagner de l'argent.

J'ai vraiment l'impression qu'on ne va pas avoir le temps de s'ennuyer.

Vous rappelez-vous de ce robot de la boutique d'occasion ? L'immense robot dont parlaient les informations qui avait tout saccagé à la place de la fontaine.

Lilith m'a dit que son nom était Lightning o' Milber.

Pourquoi est-il devenu incontrôlable ?

J'avais absolument envie de connaître la réponse, alors j'ai demandé aux marchands de la rue commerçante. Et voilà ce que m'a dit la vendeuse de l'épicerie.

Le propriétaire de la boutique d'occasion venait de mourir quelques jours avant que le robot ne devienne fou. Les deux s'entendaient vraiment très bien.

Vous l'aviez dit, n'est-ce pas ? Les robots sont parfois sujets à des hallucinations.

Alors, même si je manque de preuves, je ne peux m'empêcher de penser ça :

Le jour où il s'est dirigé vers la place, il devait sûrement être à la recherche de son maître.

Je sais ce que c'est que de perdre son maître. À chaque fois que je repense au Professeur, je suis accablée par la solitude et la tristesse, même aujourd'hui, et ma poitrine se serre très fort. D'ailleurs, au moment où j'écris cette lettre, j'ai les mains qui tremblent.

Bon, Professeur. Il est temps d'arrêter ici.

Tendrement,

Votre Iris.

Oh, et

Professeur, Professeur !

Regardez par la fenêtre !

Il y a un ciel bleu vraiment, vraiment magnifique...

J'aime les jours ensoleillés comme aujourd'hui.

Mais Professeur.

J'aime aussi les jours de pluie.

Et vous savez pourquoi ?

Hi hi, n'est-ce pas évident ?

C'est parce que j'ai rencontré mon bien-aimé Professeur un jour de pluie.



Postface[edit]

Enchanté, c'est moi, Takeshi Matsuyama.

« Iris on Rainy Days » est le quatrième livre retenu pour le dix-septième Prix Dengeki, et c'est également mon tout nouveau roman.

Le personnage principal est un robot. Le mot « robot » vient en fait du mot « robota » en tchèque, et il veut dire « travail forcé ». À partir de ce mot, je me suis dit — les robots ont été créés pour travailler à la place des hommes, ils n'ont pas d'émotions, pas de peine, et ne se plaignent jamais, alors ce sont des outils très pratiques. Ainsi, j'ai senti que cela serait intéressant d'écrire une histoire sur des robots ayant « une existence proche des hommes », et c'est de là qu'est partie cette histoire.

Et donc, c'est une histoire qui commence du point de vue d'un robot. Même si c'est un peu exagéré de dire ça, mon objectif était d'écrire une histoire sur le thème de « destruction et renaissance ». Il n'y a pas de grandes scènes de robots géants qui se transforment encore et encore (la raison principale est que je me sentais incapable d'écrire ce genre d'histoire), mais si les espoirs d'une vie heureuse pour les robots pouvaient émouvoir tout le monde, j'en serais sincèrement heureux.

Ce livre n'a pu être publié que grâce à l'aide d'innombrables personnes.

Tokuda-sama et Tsuchiya-sama du département éditorial, je leur en ai fait baver pendant l'édition. Quand j'ai reçu un appel de l'éditeur en automne dernier, j'étais tellement heureux. Et à Hirasato-sama qui a dessiné les illustrations, merci pour vos magnifiques dessins. J'ai gardé les premiers croquis des dessins sur mon bureau. Et sinon, aux relecteurs, dessinateurs de couverture et tout le monde chez ASCII Media Works, je voudrais vous exprimer ma plus grande gratitude.

Mais aussi, aux premiers lecteurs d'Iris, le couple S, à celui qui m'a donné beaucoup de tuyaux, K-senpai, S et Y qui m'ont pris sous leur ailes au lycée, à N et T avec qui j'ai fêté la publication du livre, à mes collègues, à mes camarades du collège, lycée et de l'université, et à ma famille et mes proches qui ont toujours pris soin de moi. À vous tous, merci beaucoup.

Enfin, à tous les lecteurs qui ont acheté ce livre, je vous remercie du fond du cœur. Si quelqu'un se met à penser « Tiens, ça me rappelle ce livre que j'ai lu un jour... » pendant un jour de pluie, en tant qu'auteur, cela m'irait droit au cœur.

Pour terminer, je dédie ce livre à quelqu'un que je connaissais depuis le lycée, des fois timide, mais d'autres fois respirant la joie de vivre quand on se voyait, mon défunt ami, Sao Arai.

Takeshi Matsuyama



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