La princesse et le pilote : Chapitre 2

From Baka-Tsuki
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Chapitre 2[edit]

Même s'il se faisait piétiner sur le sol, personne ne pouvait le battre dans le ciel. Telle était la fierté du soldat Charles Karino des Chevaliers Volants de del Moral. Même en tant qu'ex-réfugié bestado, il était libre tant qu'il était aux commandes de son Iris II. Il n'y avait aucune hiérarchie sociale dans le ciel. Seuls les plus forts survivaient. Cette simplicité en faisait son charme.

Néanmoins, malgré tout... cet écart de puissance était trop injuste !

Tout en appuyant à fond sur l'accélérateur, Charles jeta un œil derrière lui.

Derrière le pare-brise en verre organique se trouvait un ciel bleu clair s'étendant sur 4000 mètres. Mais le tableau était gâché par un simple avion tout de noir qui le pourchassait lentement mais sûrement. Le nez aiguisé, les ailes courbées, l'hélice à l'arrière — c'était le tout dernier avion de chasse monoplace de l'aviation d'Amatsukami, le « Shinden », ou Véritable Éclair — celui-là même qui avait été dévoilé au tout début de la guerre de l'océan central.

Charles était aux commandes de la fierté du Saint Empire de Levahm, un nouvel avion de chasse monoplace, le « Iris II ». Avant le début des combats, tout le monde était persuadé que les Iris II n'allait faire qu'une bouchée de l'aviation d'Amatsukami avant qu'elle ne puisse atteindre la Cascade Infinie. Mais lors des premières escarmouches, une désagréable surprise les attendait.

Il apparut clair que c'était en réalité la flotte aérienne de Levahm qui ne pouvait même pas s'approcher de la Cascade Infinie. Les Iris II n'arrivaient pas à rivaliser avec les Shindens, et l'espace aérien au-dessus de la Cascade Infinie tomba rapidement entre les mains de la flotte aérienne d'Amatsukami. La nette supériorité de cette dernière en matière de combat aérien avait été un véritable camouflet pour le haut-commandement impérial de Levahm.

Armements, distance de vol, manœuvrabilité, vitesse et altitude atteignables... l'Iris II était inférieur en tout point. Et l'écart était très important. Pire, il était tel que la frustration faisait pleurer des larmes de sang aux pilotes levahmiens, et les mauvais pilotes abandonnaient directement à la vue d'un Shinden, sans même opposer la moindre résistance. Un expert en aviation avait même déclaré que c'était comme si le Shinden avait « sauté deux générations dans le développement de la technologie aéronautique ». Charles savait pertinemment que ce n'était pas une exagération. Les Shinden étaient véloces, rapides pour tourner, pouvaient mieux prendre de l'altitude, et faisaient plus de dégâts.

— C'est sans espoir !! pesta Charles alors qu'il pressait la pédale avec ses deux pieds, petit à petit, et contrôlant le manche avec son corps entier, tentant désespérément de semer le Shinden.

Mais il pouvait imaginer le sourire en coin du pilote ennemi tandis que le Shinden le pourchassait visiblement sans aucun mal.

Charles pouvait se targuer d'être un des meilleurs Chevaliers Volants des del Moral. Il était convaincu d'être supérieur à la majorité des pilotes de Levahm, et en réalité, il avait ratatiné tout un tas de soi-disant champions de Levahm. Tout le monde le reconnaissait comme le meilleur pilote de San Martilia, lui, Charles Karino.

Mais, malgré tout, qu'il soit dominé avec une facilité aussi déconcertante !

Charles utilisa son booster. Tout en consommant une quantité énorme de batterie de métal hybride, l'Iris II se mit à prendre de l'altitude avec l'aide de cette grosse accélération. Il y avait un nuage fin qui ressemblait à un fil de soie à environ 5000 mètres d'altitude. Il voulait voler à l'intérieur pour y semer son ennemi.

Il jeta un œil derrière lui. Le Shinden le suivit après une légère hésitation. Après avoir acquiescé une fois et ralenti sa respiration, Charles s'enfonça avec son Iris II dans le nuage.

Le vol dans les nuages était sa spécialité. La grande majorité des pilotes craignaient de souffrir d'ataxie et préféraient éviter de voler trop longtemps dans les nuages, mais Charles possédait ce don inné de pouvoir maintenir son cap malgré l'absence totale de visibilité. Après avoir traversé le nuage, il aperçut l'océan bleu s'étendre en dessous de lui.

Je l'ai semé ?

Quand il jeta un œil derrière lui, ses yeux s'écarquillèrent.

Aussi incroyable cela pouvait paraître, le Shinden avait réussi à s'approcher encore plus de l'Iris II. Et pas qu'un peu, vu que le nez du Shinden était si proche qu'il touchait presque la queue de l'Iris II. S'approcher autant que possible pour abattre un ennemi d'une salve était l'idéal pour un pilote, mais c'était bien trop proche.

C'était comme la légendaire technique de samouraï d'Amatsukami, le Iainuki. Ce simple coup imparable découpait sa pauvre victime en deux. L'instinct de survie de Charles lui fit ouvrir le pare-brise. L'air extérieur s'engouffra à l'intérieur du cockpit.

Puis, presque simultanément, les canons 20 mm sur les ailes du Shinden ouvrirent le feu, et Charles se jeta hors du cockpit avec son parachute.

Les débris de son avion préféré dansèrent dans le ciel azuré de la fin du printemps. Une des ailes était arrachée et, emportant sa queue en flamme, l'avion de Charles tomba droit dans l'océan.

Tout en se mordant les lèvres, il ouvrit son parachute alors qu'il tombait. Après une forte tension momentanée sur sa poitrine et ses épaules, une fleur jaune fleurit dans les airs. C'était la première fois que Charles avait recours à un parachute en combat réel.

Fier de son œuvre, le Shinden tourbillonnait au-dessus de Charles qui était en chute libre. Le pilote ennemi devait sûrement fanfaronner à la vue pitoyable du perdant. C'était si humiliant qu'il avait l'impression que son cerveau prenait feu. Il jura qu'il n'utiliserait plus jamais de parachute. S'il venait à devoir goûter à une telle humiliation une seconde fois, il préférait encore mourir.

Le Shinden s'approcha lentement. Suffisamment proche pour que Charles puisse distinguer le pilote. Il plissa les yeux et jeta un œil dans le cockpit.

Le pilote, pourvu de traits féminins, regardait Charles de haut, avec un sourire en coin. Autour de son cou était enroulé un cache-col fantaisiste de couleur bleu ciel. Près du nez de l'avion se trouvait une image d'un beagle, comme pour se moquer des gens.

— Je t'aurais la prochaine fois, marmonna à voix haute Charles tout en se jurant à lui-même.

Après avoir fini de jubiler sur sa victoire, le Shinden fit demi-tour et s'en alla, battant joyeusement des ailes.

Charles cria à l'avion au loin.

— Tu perds rien pour attendre, le Beagle !


En poussant un cri, il fut réveillé par sa propre voix.

Tout en ouvrant avec difficulté les yeux, il se dressa. Quelqu'un avait posé sur lui une fine couverture blanche. Après avoir jeté un œil autour de lui, il reconnut le bon vieux dortoir des pilotes. Dehors se trouvait la piste de terre rouge de l'aéroport d'Almeria. Il pouvait entendre les hélices d'un avion de patrouille au loin, mélangés aux chants d'insectes très matinaux. À travers la fenêtre, les rayons du soleil inondaient le sol en bois dur.

À côté du lit, son confrère pilote, Joachim, le regardait avec un air intrigué.

— Des séquelles de la guerre ? demanda-t-il, visiblement inquiet.

Tout en écartant les mèches de cheveux de son front avec un rire forcé, Charles secoua la tête.

— Non, un rêve. De quand mon avion a été abattu il y a deux semaines.

— Ahh, ça. Fallait pas t'en prendre à un Shinden. On nous a donné l'ordre de ne pas engager le combat avec eux, tu te souviens ?

— Lâche-moi la grappe, je regrette déjà bien assez.

Charles se glissa hors de son lit en bois et se lança dans une légère séance d'étirements, fit craquer ses articulations, et retira sa chemise de nuit en fibre de bois avant d'enfiler ses habits blancs de pilote.

Comparé à un amatsuvien, ses traits faciaux étaient plus marqués, et ses yeux étaient de couleur bleu marine transparent. Mais sinon, il avait des cheveux châtains et un corps svelte, avec une peau plus de couleur pêche claire que blanche. Au premier abord, on penserait immédiatement que c'est un pur amatsuvien. À cause du sang qui coulait dans ses veines, il n'avait pas pu rejoindre l'armée de l'air levahmienne malgré ses talents de pilote hors pair. Mais Charles n'en voulait à personne pour autant. Si un bestado venait à entrer dans l'armée de l'air, il allait être sujet à beaucoup d'animosité à son égard. Il s'estimait heureux de pouvoir voler à bord d'un avion de chasse en tant que Chevalier Volant des del Moral. Après tout, la majorité des Chevaliers étaient des gens grossiers, des parias de la société, mais ils n'hésitaient pas à se moquer de leur propre ville natale ou de leur origines. Ce genre d'ambiance était parfait pour Charles.

Après avoir baillé, il se lava le visage, puis se rendit à la cafétéria en compagnie de Joachim.

Il n'y avait pas de mission ce matin-là. Les Chevaliers Volants de del Moral matinaux s'étaient réunis d'un côté de la cafétéria, et mangeaient des flocons d'avoines assis à de banales tables en bois.


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Les sièges vacants sautaient aux yeux. En six mois de conflit, le nombre de Chevaliers avait déjà été divisé par deux. Mais personne n'abordait le sujet. Si l'occasion venait à se présenter, ils se seraient remémorés avec joie de leurs défunts frères d'arme, mais pour éviter de broyer du noir, ce n'était pas vraiment le sujet de conversation approprié.

Après avoir pris sa part de petit déjeuner, il salua ses confrères, et prit une chaise en bois.

De l'autre côté de la cafétéria se trouvait un groupe de pilotes de l'armée de l'air levahmienne.

C'était des alliés, mais ils ne se parlaient jamais. Les briefings de mission se déroulaient dans des salles différentes, et dans la plupart des cas, les Chevaliers n'étaient utilisés que comme de simples leurres par l'armée de l'air. C'était pour cette raison qu'elle n'avait pas souffert d'autant de pertes.

L'unité des Chevaliers Volants des del Moral avait été créée par le duc Diego et financée de sa propre poche, avec la bénédiction de la famille impériale. Ils portaient le titre flatteur de « chevalier », mais en réalité, ce n'était qu'un regroupement de pilotes qui ne tenait pas compte de leur passé, et n'était donc qu'un groupe de mercenaires. Leur devoir premier était de combattre les pirates et escorter les vaisseaux de transport, mais quand la guerre éclata, ils furent redéployés sous le commandement de l'armée de l'air, et étaient en grande partie forcés de se joindre au combat. Les pilotes de l'armée de l'air méprisaient tous les chevaliers, les considérant comme des « soldats embauchés par un noble de la campagne », et malgré leurs sacrifices, ne ressentaient aucune pitié pour eux.

Beaucoup avait claqué la porte à force d'être traité comme de la chair à canon. C'était des mercenaires, alors ils n'avaient aucune obligation de continuer à servir l'armée. Mais San Martilia croulait sous le nombre de personnes sans emploi mourant de faim, alors il n'y avait pas tant de gens suffisamment généreux pour embaucher des gens qui ne savaient que piloter un avion. Ainsi, ils avaient tous fini par revenir, les bras ballants, pour gagner leur croûte.

— Un autre type louche vient tout juste d'arriver, commenta Joachim.

Dernièrement, beaucoup d'officiers haut placés étaient venus en voiture noire à Almeria, et discutaient pendant de longues heures dans la salle de commandement.

Après avoir avalé la dernière bouchée de son petit déjeuner, Charles lança une petite pique :

— Estimons-nous heureux que le prince impérial n'est pas venu avec une de ses nouvelles stratégies.

Les Chevaliers pouffèrent de rire. Le faible d'esprit qu'était le futur empereur, le prince impérial Carlo Levahm, était un sujet de moquerie non seulement des Chevaliers, mais aussi au sein de l'armée de l'air.

— Quand est-ce que la Huitième Flotte Spéciale sera là ? soupira Joachim, ni sérieux ni blagueur, et un autre gloussement se fit entendre du côté des Chevaliers.

Cette flotte aérienne avait été déployée sur le front est.

Par la suite, ce déploiement fut décrit dans les livres d'histoire comme le début d'une opération d'escorte de fiancée sans précédent. L'histoire avait commencé trois semaines auparavant, quand le manoir des del Moral avait été violemment attaqué par sept Shindens.

Le cadavre calciné du duc Diego avait été retrouvé dans les décombres, et les trois principaux journaux du continent avaient fait leurs unes sur le sujet.

Et visiblement, en plus d'avoir décrit en détail l'incident, ils avaient également écrit que la fiancée du prince impérial Carlo, Fana del Moral, avait été prise pour cible par les amatsuviens. En capturant la jeune et magnifique jeune femme des mains de la famille impériale de Levahm, ils les auraient contraints à un report sine die de la cérémonie de mariage. Le moral de l'armée levahmienne qui était déjà au plus bas allait plonger encore plus bas, et la cour impériale allait ressentir les prémisses d'une lassitude de la guerre. Et par-dessus tout, ce n'était plus qu'une question de temps avant que l'armée de l'air amatsuvienne ne prenne le contrôle total de l'espace aérien de San Martilia. Pour eux, capturer Fana del Moral était sûrement comme piétiner les derniers espoirs de l'ennemi. Après avoir envahi San Martilia, ils pourraient l'exécuter publiquement, ou l'envoyer dans un bordel... N'importe quelle idée allait fonctionner.

Et c'était cet article qui avait mis le prince impérial Carlo dans une rage noire, le visage rougi par la colère et le désir.

Une semaine plus tard, le prince impérial retira des sept flottes impériales un vaisseau de guerre aérien, trois vaisseaux lourds et sept destroyers. Après en avoir fait une nouvelle flotte en la baptisant « Huitième Flotte Spéciale », il l'envoya aller chercher sa bien-aimée fiancée des ruines fumantes de San Martilia. À son départ, une énorme fête fut organisée, avec des salves d'applaudissements et de hourras accompagnant les courageux soldats.

Les levahmiens étaient bien connus pour leur forte passion. La mission héroïque et romantique fut chaleureusement acceptée par la populace, les journaux faisant leurs unes sur l'histoire d'amour entre le prince impérial Carlo et dame Fana. Le prince impérial, figure centrale de la beauté levahmienne, avait personnellement envoyé des hommes à la rescousse de sa fiancée avec tout l'enthousiasme qui l'animait.

Le plan consistait pour la Huitième Flotte Spéciale de passer à travers les lignes ennemies, de traverser l'océan central en dix jours, et d'arriver à Rio de Este. Là, elle devait récupérer dame Fana et les autres officiers supérieurs présents sur place, puis repartir traverser les lignes ennemies. En dix jours supplémentaires, elle devait être revenue à la capitale Esmeralda, juste à temps pour fêter les retrouvailles entre le prince impérial Carlo et dame Fana. Tel était le plan.


Cela faisait maintenant deux semaines que la Huitième Flotte Spéciale s'était envolée, et personne ne savait où elle se trouvait.

Qu'était-il advenu d'elle ?

— Trois cents pesetas qu'elle dépassera même pas la Cascade Infinie, dit un mercenaire qui adorait parier.

Charles ne répondit pas. Il était évident que ça ne valait pas la peine de parier.

Il n'était jamais avisé de trop sous-estimer son ennemi. Les amatsuviens avaient déjà déployé leurs meilleurs vaisseaux pour empêcher les levahmiens de traverser la Cascade Infinie. Des vaisseaux lourds n'avaient aucune chance de se faufiler à l'insu de l'ennemi. Et si une escarmouche venait à éclater à cet endroit, des nuées de Shindens allaient être déployées depuis Awashima et Iyojima, détruisant les défenses de la Huitième Flotte Spéciale et la transformant en tas de ferraille.

Les canons des vaisseaux ne faisaient pas le poids face aux éclairs air-air des avions de chasse. Tout le monde savait ça.

Ils sous-estimaient bien trop l'Amatsukami.

Il y avait une grande différence entre l'Empire Amatsukami qui avait été vaincu il y a soixante ans par le Saint Empire de Levahm et celui qu'il combattait aujourd'hui. Il avait passé tout ce laps de temps à développer ses technologies, et était désormais en mesure de produire des pièces sans la moindre influence levahmienne. Les Shindens étaient tout simplement un des fruits de ces développements acharnés.

La raison pour laquelle on galère autant, c'est parce que le haut commandement refuse d'admettre l'écrasante supériorité technologique de l'ennemi, pensa Charles.

C'est alors qu'un officier qu'il ne connaissait pas portant un uniforme de l'armée de l'air levahmienne l'interpella de l'entrée de la cafétéria.

Laissant tomber la cuillère qu'il avait à la bouche, Charles se leva aussitôt et se mit au garde à vous face à l'officier. D'après l'insigne sur sa poitrine, c'était un commandant.

— Excusez-moi d'interrompre votre repas, soldat, mais il y a urgence. Suivez-moi jusqu'au centre de commandement.

— À vos ordres, monsieur.

Les pilotes de l'armée de l'air jetèrent un regard méfiant vers Charles. Certains d'entre eux ne prenaient même pas la peine de masquer leur animosité, et le fusillaient ouvertement du regard. Cela ne les amusait manifestement pas qu'un simple mercenaire soit appelé par un officier supérieur sans passer par leur propre officier. Charles suivit le commandant sans leur prêter la moindre attention.


Le ciel de fin juillet flottait au-dessus d'eux quand ils quittèrent le dortoir. Des nuages blancs étaient éparpillés ici et là, poussés par un vent insouciant. Le son d'hélices résonnait dans l'air, un avion de patrouille traversait lentement en diagonale le ciel bleu. Le capot gris-bleuté reflétait les rayons translucides du soleil.

Contrairement au dortoir en bois, le bâtiment du centre de commandement était une solide bâtisse d'un étage. De grandes cigales brunes se prélassaient sous la chaleur sur les murs peints en blanc.

Le chef du bataillon et de l'armée de l'air levahmienne, le capitaine Domingo Garcia, était assis dans une chaise en cuir dans la salle de commandement au premier étage, dans l'attente de Charles. Son estomac protubérant, son crâne chauve et sa casquette de militaire vissée sur la tête caractérisaient l'homme.

Il jeta un regard noir à Charles, les coudes posés sur la table, le menton appuyé sur ces mains entremêlées. En se mettant au garde à vous, Charles plaça sa main droite au niveau de sa tempe.

Le commandant alla se tenir aux côtés du capitaine, et ouvrit un cahier noir. Il était de corpulence et de taille moyenne, et rien dans son apparence ne sautait vraiment aux yeux, mais de temps à autre, il lançait vers Charles un regard sondeur de derrière ses lunettes.

Après avoir parcouru les documents à son bureau, le capitaine Domingo leva ses yeux légèrement jaunes.

— Soldat Charles Karino de la région Amadora. À son actif, dix-sept ennemis abattus confirmés, aucun non confirmé. Inhabituel état de service.

— C'est un honneur, monsieur.

— Faites-vous correspondre vos résultats avec ceux officiels de la bataille ?

— Non, monsieur. Je me contente de rapporter ce que j'ai vu.

Le capitaine pouffa de rire en entendant la réponse de Charles.

L'armée de l'air levahmienne enregistrait le nombre d'ennemis abattus en combat de deux façons. La première par les rapports des pilotes eux-mêmes, et la deuxième en envoyant un aéronef observer la bataille. Ainsi, ces nombres étaient notés soit en « morts confirmées par le pilote et l'observateur », soit « morts rapportées par le pilote mais non confirmées par l'observateur ». Du fait de ce système, certains pilotes peu scrupuleux avaient un état de service de « zéro mort confirmée, dix-sept non confirmées ». Mais c'était l'exact opposé pour Charles.

Il était honnête, mais il était également stupide. Le nombre de tués dictait la stature d'un pilote, et les morts non confirmées n'avaient rien d'un faux-semblant. Il y avait un grand nombre de tués effectifs qui déroulait hors du champ de vision de l'observateur, ce qui rendait l'honnêteté de Charles inutile. C'est alors que le commandant qui avait le nez plongé dans le cahier demanda :

— Néanmoins, nous apprécions beaucoup votre simplicité. Nous avons procédé à une vérification de votre passé, vous avez bien été élevé par un prêtre de l'église d'Aldista ?

— Je suis devenu orphelin à l'âge de neuf ans, et le prêtre m'a pris sous son aile alors que j'étais sur le point de mourir de faim à l'âge de dix ans. Grâce à lui, j'ai pu trouver un travail de garçon de course près de l'aéroport d'Almeria. Je lui en suis infiniment reconnaissant.

Sans savoir pourquoi on le questionnait autant, Charles tentait de cacher ses inquiétudes pendant qu'il répondait.

Le père de Charles était un travailleur saisonnier sans abri. Autrement dit, un réfugié. Tout en luttant pour sa survie dans l'échelon le plus bas de la société levahmienne, il s'était abîmé les poumons dans les mines de charbon et en mourut. Sa mère prit alors le jeune Charles avec elle et usa de ses relations pour trouver du travail dans le manoir d'un noble. Hélas, après quelques années, elle fut licenciée à cause d'un incident. Peu après, elle fut tuée, poignardée par un fou dans un bar. Après avoir erré dans Amadora, Charles, désormais un orphelin de dix ans crevant de froid, fut recueilli par un prêtre de l'église d'Aldista. Ce fut à ce moment-là qu'il fut en mesure de reprendre sa vie.

À travers différents petits boulots, il commença à fréquenter l'aéroport d'Almeria, et se lia d'amitié avec les pilotes. Il apprit peu après à piloter un avion, avant d'en arriver à son poste actuel, qui lui permettait de voler sans permis. Il n'y avait aucun mensonge dans ce qu'il raconta au capitaine. Même aujourd'hui, il envoyait une partie de son salaire à l'église.

— Il est écrit que vous êtes un fervent croyant de la religion d'Aldista. Est-ce correct ?

— Je fais de mon mieux pour maintenir ma ferveur en tout temps, monsieur.

— Dans ce cas, que pensez-vous des hommes et femmes qui ont des relations sexuelles avant le mariage ?

Ne comprenant toujours pas où cela le menait, Charles répondit en récitant les enseignements d'Aldista.

— Ils termineront en enfer, où ils brûleront jusqu'à la fin de l'éternité.

— Merveilleux, dit le commandant, visiblement satisfait, et jeta un regard vers le capitaine, après lui avoir donné un petit coup de coude.

Le capitaine se leva de façon extravagante, serrant ses mains dans son dos, et se mit à regarder par la fenêtre. Il parla sans faire face à Charles.

— À partir de maintenant, tout ce que vous allez entendre est strictement confidentiel. Quelle qu'en soit la raison, si vous venez à en parler à qui que ce soit, vous serez passible de la cour martiale. Vous ne devez parler de ceci à personne sans permission expresse, et ce, même à vos collègues.

— À vos ordres, monsieur.

L'énervant sentiment d'un soupçon confirmé trottait au fond de son esprit. Il se demanda s'il ne devrait pas s'en aller finalement, mais la curiosité prit le dessus.

— J'aimerais vous confier une importante mission.

Puis, le capitaine se tourna en direction de Charles. Ce gros chauve aime se donner en spectacle, pensa Charles. Chacune de ses actions était dans un but précis, et cela commençait à énerver Charles.

Tout en ayant joué avec Charles jusqu'au point où celui-ci bouillonnait de rage, le capitaine resta fidèle à lui-même, comme si l'énormité de la situation n'existait pas, jusqu'à ce qu'il prononce abruptement un ordre insensé. Ce dernier s'échappa de sa bouche dans l'ordre le plus illogique possible.


— Avec la future Impératrice de Levahm sur votre siège arrière, volez sans escorte jusqu'à l'Océan Central et franchissez le blocus ennemi.


Après ça, la salle de commandement plongea dans le silence. Seul le bruit du ventilateur à quatre pales installé au plafond résonnait dans la pièce. Charles était en train de décortiquer l'ordre qui lui avait été donné, en faisant de son mieux pour le comprendre.

Le capitaine, faisant de son mieux pour garder son calme, demanda :

— Vous en sentez-vous capable ?

— Hein ?

— Vous allez devoir escorter la fiancée du prince impérial Carlo jusqu'à lui.

— Euh... Hum...

Charles ne comprenait tout simplement pas l'ordre du capitaine. Alors il adressa un regard implorant en direction du commandant.

— Cette mission était censée être menée à bien par la Huitième Flotte Spéciale. Mais c'était impossible. Vous pouvez aisément imaginer ce qu'il s'est passé, elle n'arrivera jamais à Rio de Este pour secourir dame Fana.

— Néanmoins, il en va de la réputation du prince impérial. Après tout, c'était une mission d'une importance telle qu'une grande cérémonie a été organisée. L'échec de la mission n'est pas acceptable. Le mouvement anti-guerre gagnerait alors suffisamment d'influence pour mettre fin au conflit. Par conséquent, l'annihilation de la Huitième Flotte Spéciale doit rester un secret jusqu'à la fin de la guerre.

— À cause de ça, nous devons absolument envoyer dame Fana à la capitale Esmeralda, et ce quel qu'en soit le prix, pour que la fête de son retour triomphant soit organisé comme prévu. Quand bien même, la Huitième Flotte ne peut plus décemment s'en charger.

— C'est là que vous entrez en jeu. Vous et dame Fana prendrez place dans un hydravion biplace de reconnaissance, traverserez le blocus ennemi seul, sans escorte, atterrirez dans les eaux proches de l'île de Cyon où se trouve un aéroport allié, et enverrez un message au continent. Ce dernier enverra alors un vaisseau venir chercher dame Fana, dans le plus grand secret. Comme vous vous en doutez certainement, ce vaisseau portera le même pavillon que celui de la Huitième Flotte.

— Ce vaisseau se rendra ensuite dans la capitale impériale en seul survivant de la glorieuse mission de sauvetage de dame Fana, et elle pourra être réunie avec son bien-aimé prince impérial Carlo. La mission de la Huitième Flotte Spéciale du prince impérial Carlo sera alors un succès, et ils vivront heureux et auront plein d'enfants.

— Bien entendu, vous serez grassement récompensé. Vous en aurez tellement que vous n'aurez pas assez de trois vies pour en profiter pleinement. Si l'opération réussit, vous serez libre d'aller vivre où vous le souhaitez, comme bon vous semble. La cour impériale ne sera plus aucun pouvoir sur vous. En fait, je vous envie.

— Hmph. Enfin, c'est un plan qui est le fruit d'une réflexion intense du commandement et du désir du prince impérial Carlo. Le meilleur que nous ayons étant donné la situation. Tout le monde y gagne dans l'affaire. Des questions ?

Bien qu'elle cachait des dures réalités, grâce aux explications doucement poussives fournies par le commandant, Charles était enfin en mesure de comprendre.

Mais dans le même temps, sa gorge s'était asséchée d'un coup alors qu'il réalisa l'amplitude de l'ordre qui lui avait été donné. C'était tellement dur à avaler qu'il avait envie de s'assoir.

Il tenta tant bien que mal d'exprimer ses pensées.

— Pourquoi me confier cette mission plutôt qu'à un pilote de l'armée de l'air ?

— Bonne question de la part de quelqu'un qui comprend sa position, pilote Charles. La réponse est simple. Il n'y a personne dans l'armée capable de traverser l'océan central avec pour seul guide le terrain. Non seulement vous utiliserez un avion de reconnaissance, mais vous aurez également dame Fana sur votre siège arrière, et non un autre pilote. C'est pour cette raison qu'il est important que le pilote sache traverser l'océan sans instrument. Vous avez déjà fait plusieurs allers-retours à travers l'océan, n'est-ce pas ?

— Oui, ce ne sera pas un problème, répondit Charles en toute honnêteté.

Utiliser le terrain pour guide signifiait se fier uniquement aux points de repère, comme les montagnes, les rivières, les oiseaux et les poissons, en guise de carte. Tous les pilotes d'avion monoplace savaient faire ça. Pour voler sans utiliser de points de repère, il fallait un navigateur avec une formation très poussée en instrument d'aviation.

Comme le commandant l'avait dit, les Chevaliers Volants avaient traversé l'océan central à nombre occasions avant que la guerre n'éclate. C'était pour ça qu'ils pouvaient voler de continent en continent sans navigateur. D'un autre côté, les pilotes de l'armée de l'air levahmienne ne l'avaient jamais fait, alors aucun n'était en mesure d'accomplir cette mission.

En plus de ça, Charles était le meilleur pilote des Chevaliers Volants des del Moral, avec dix-sept tués confirmés contre aucun non confirmés, sans compter ses croyances religieuses qui le poussaient à croire que le sexe avant mariage avait pour conséquence la damnation éternelle en enfer. Telles étaient les raisons qui les avaient poussés à choisir Charles Karino.

— Juste pour votre gouverne, sachez qu'à son arrivée à la capitale impériale, le corps de dame Fana sera inspecté par l'église. S'il s'avère qu'elle n'est plus l'innocente personne qu'elle était à son départ, qu'importe le succès de la mission, vous serez exécuté. Des plaintes à formuler ?

— N-Non. L'inspection en elle-même est une humiliation pour mes croyances.

En voyant la colère de Charles, le commandant ria silencieusement, puis reprit son sérieux une fois de plus, ses yeux brillant derrière ses lunettes.

— Seriez-vous capable de voler sur 12 000 kilomètres dans les lignes ennemies, seul, tout en protégeant une belle princesse ?

Charles hésita à répondre. Il traça rapidement une route dans son esprit, puis commença à exprimer ses pensées à voix haute.

— Ça sera difficile, mais pas impossible. Je crois que c'est bien plus réaliste qu'utiliser une flotte entière récupérer une seule personne pour l'emmener jusqu'au continent.

Il parla en toute honnêteté, puis jeta un regard vers le commandant, pour lire son visage. Il paraissait satisfait.

Si on envoyait une flotte entière, en ajoutant à cela une cérémonie de départ, alors bien sûr qu'elle allait être découverte par l'ennemi et réduite à néant. L'ennemi n'allait pas s'arrêter avant de l'avoir complètement anéantie. Mais placer Fana dans un hydravion de reconnaissance et voler discrètement, en utilisant sa vitesse supérieure pour essayer de traverser le blocus, ce n'était pas impossible. Tant qu'on restait prudent, qu'on était à l'affût du moindre ennemi et qu'on fuyait à la vue d'un seul d'entre eux. Même si un ennemi le prenait en chasse, il était suffisamment rapide pour le semer. Il ne pouvait pas abattre un Shinden, mais il pouvait fuir. Et Charles, confiant sur sa capacité à voler dans les nuages, sentait qu'il pouvait en semer n'importe lequel tant qu'il y avait un nuage dans le ciel. Qui plus est, contrairement à une flotte, c'était juste un simple avion de reconnaissance. L'ennemi n'allait pas envoyer une flotte entière à sa poursuite. Il y avait eu certes plusieurs fois où il était poursuivi par trois ou quatre Shindens, mais c'était exactement comme éloigner quelques abeilles un peu trop collantes. Bien entendu, s'il venait à accidentellement rencontrer une flotte ennemie se préparant à une opération massive, il allait probablement être pris en chasse, mais il y avait peu de chance qu'on envoie une escouade d'une trentaine d'avions à sa poursuite, surtout qu'il n'était que dans un simple avion de reconnaissance.

Mais il y avait un hic.

— Le problème, ce sont les performances de l'hydravion. J'aurais besoin au minimum d'un avion qui puisse voler à la même vitesse qu'un Shinden.

— Nous savons. Nous allons utiliser le tout dernier hydravion biplace de reconnaissance, le Santa Cruz. Sa vitesse de pointe est de 620 km/h. Avec un plein, il peut voler sur 3100 kilomètres, et il y a une mitrailleuse de 7.7 mm sur le siège arrière. Il est également doté du tout nouveau flotteur pliable. Il permet de voyager sur l'eau en toute discrétion, ce qui le rend infiniment meilleur que n'importe quel autre avion de reconnaissance. Nous n'avons pas pu le faire rivaliser avec la vitesse maximale d'un Shinden, mais il reste l'avion le plus rapide que nous ayons ici. L'ennemi devra lutter pour abattre un Santa Cruz.

Charles acquiesça. Cela demandait des capacités hors du commun pour abattre un avion tout en volant à vitesse maximale. Si le Santa Cruz était effectivement doté de capacités citées par le commandant, alors cela augmentait les chances de réussite.

Pendant qu'il parlait, un plan de vol entre l'aéroport d'Almeria et sa destination, l'île de Cyon, commença à prendre forme dans la tête de Charles. Le plus gros problème allait être de traverser la Cascade Infinie, étant donné que les blocus d'Awashima et Iyojima se chevauchaient à cet endroit. S'il pouvait traverser ce passage sans être découvert, alors la mission allait être presque à coup sûr une réussite.

La Cascade Infinie.

Une chute d'eau sans fin coupant du nord au sud l'océan central.

Elle était haute de 1300 mètres, avec, en haut, l'océan ouest qui menait à Levahm, et en bas, l'océan est qui reliait à Amatsukami.

Jusqu'à il y a un siècle de cela, avant l'invention des avions, aucun des deux pays ne connaissait l'existence de l'autre. Parce qu'il était impossible pour un bateau normal de monter ou descendre la chute d'eau, chacun pensait alors qu'il n'y avait rien par-delà cette cascade.

Quand les avions furent inventés, il devint possible de voler de l'autre côté de la cascade, et les deux pays apprirent l'existence de l'autre. L'objectif suivant fut de trouver la limite au nord et au sud de la cascade.

Jusqu'où allait la Cascade Infinie ?

Cette question, qui s'était posée depuis l'époque navale et désormais un doux rêve pour tout marin, n'avait toujours pas été résolue. Tant de gens étaient partis afin d'en trouver la réponse, et pendant que certains étaient revenus, car à court de ressources en cours de route, d'autres avaient disparu sans jamais revenir.

Le Saint Empire de Levahm et l'Empire d'Amatsukami, après avoir dépensé une fortune colossale dans cette aventure, avaient fini par conclure qu'il « n'y a que le continent est et le continent ouest dans ce monde. Mis à part ça, il n'y a qu'une étendue infinie de mer et une cascade sans fin », ce qui était une conclusion futile. Et sans conclusion à la vérité de ce monde, les deux puissances se mirent à se faire la guerre l'une à l'autre.

Dans le même temps, du fait de cette énorme entreprise, les moteurs pour avions furent inventés. La « batterie de métal hybride » était utilisée dans tout ce qui volait. Cette batterie était non seulement capable de stocker de l'énergie, mais également d'en créer.

Le bruit courait qu'un certain alchimiste l'avait inventée.

Pendant trois jours et trois nuits, il avait rempli une boite d'eau de l'océan qui contenait diverses substances et liquides chimiques, afin de séparer hydrogène et oxygène. Il utilisa ensuite l'électrolyse inverse pour créer un petit courant entre les deux barres en métal sortant de la boîte.

Au début, les gens l'avaient pris pour un très bon artiste de rue. Les alchimistes étaient ce qu'ils étaient parce qu'ils pouvaient créer de l'or à partir de plomb, alors à quoi bon créer des feux d'artifice avec de l'eau de mer, riaient-ils.

Mais un investisseur entendit parler de cette rumeur et vint voir le l'alchimiste, dans l'objectif de le voir en action, il s'était alors presque évanoui sous le choc. Tout commença à changer, tandis que l'investisseur paya une fortune pour acheter cette invention, avant de fonder une entreprise qui utilisait et vendait des produits utilisant la batterie de métal hybride.

C'est alors que le monde passa de l'âge de la vapeur à la révolution industrielle.

Après tout, l'électricité était produite à partir de l'océan. Les matériaux nécessaires à la construction de la batterie en elle-même étaient très couteux, mais tant qu'on avait réussi à en construire une, aucun investissement supplémentaire n'était nécessaire pour la recharger.

L'énergie de la vapeur, qui était utilisée jusque-là, disparut instantanément pour faire place dans le monde entier à cette « batterie de métal hybride ».

De nos jours, la plupart des avions rechargeaient leurs batteries dans l'océan. Et maintenant, il y avait même quelques vaisseaux, comme les Shindens, qui avaient retiré leurs flotteurs, et qui ne se préoccupaient plus de faire le plein dans l'océan. Mais comme les combats prenaient en général part dans l'océan, les avions avec flotteurs constituaient toujours la majorité des flottes aériennes. Ils étaient bien moins efficaces en combat, mais même s'ils venaient à se perdre, ils étaient toujours en mesure de se recharger.

La mission de Charles, elle aussi, se basait simplement sur la réduction du nombre de flotteurs pour recharger les batteries de métal hybride. Le Santa Cruz pouvait voler au moins 3000 kilomètres sans faire de plein, alors il allait lui falloir au moins quatre nuits pour le recharger.

Charles se rendit compte qu'il était déjà en train de prévoir comment accomplir la mission avec succès. Quand il leva les yeux, il remarqua que le commandant était amusé par la profonde réflexion de Charles.

— Acceptez-vous cette mission ?

Une fois encore, Charles hésita avant de répondre. C'était une mission dont l'importance était trop lourde à porter pour lui. Avec la dernière lueur d'espoir de l'empire assise derrière lui, s'il venait à être abattu, il n'y aurait alors plus rien à faire.

Après un long silence, il ouvrit la bouche.

— Puis-je avoir un peu de temps pour y réfléchir ?

— Mais nous n'avons que vous.

— C'est une responsabilité trop lourde à porter pour un mercenaire.

— Je vous considère comme un pilote fier et digne de confiance. Peu importe votre passé.

— J'en suis très honoré. Cependant... Je suis également quelqu'un de timide dont les jambes ont tremblé en entendant les détails de cette mission. Je vous en prie, laissez-moi y réfléchir cette nuit. J'aurais pris ma décision demain matin.

Le commandant jeta un regard vers les jambes de Charles. Les deux jambes sveltes tremblaient légèrement. Après qu'il eut compris tous les tenants et les aboutissements de la mission, le poids de la responsabilité était entièrement sur ses épaules.

— J'espère une réponse positive de votre part. Je ne vous le redirai jamais assez, vous êtes notre seul espoir.

Charles sembla soulagé d'entendre la réponse du commandant. Après avoir obtenu le renfort du silence dans la pièce, Charles put sortir de la pièce.


Charles désormais parti seul, le capitaine Domingo jeta un œil vers le commandant à ses côtés.

— Eh bien, il est aussi niais que vous l'aviez dit.

— Il est également très talentueux. Le fait qu'il soit jeune et célibataire pose problème, mais il remplit toutes les conditions nécessaires à un accord de la famille impériale.

— Peut-être bien, mais aussi talentueux soit-il, confier la future impératrice à un réfugié bestado pour traverser le blocus ennemi... Dans quel monde vivons-nous ? vociféra le capitaine Domingo avant de pousser un soupir.

Comme le capitaine l'avait dit, même si San Martilia était au bord de la ruine, cela restait un plan audacieux sans précédent.

Sept cents ans s'étaient écoulés depuis la fondation du pays. Depuis le début de son histoire à aujourd'hui, le Saint Empire de Levahm a toujours suivi un strict système de castes sociales, avec la famille régnante tout en haut de l'échelle.

Charles était né réfugié, une classe sociale qui n'était même pas une caste — quelle que soit sa profession, il était destiné à être discriminé jusqu'à la fin de ses jours.

Techniquement, les réfugiés faisaient partie de la caste des ouvriers, mais même dans cette dernière, il existait une échelle et une profonde inégalité entre les différents échelons. Ceux qui faisaient partie de cette caste ne pouvaient compter que sur leur corps pour gagner leur vie. La plupart des emplois avaient les pires conditions de travail possibles et étaient très éprouvants. Ils étaient souvent rémunérés avec de la nourriture et parfois avec un toit, mais loin d'avoir le moindre confort ni luxe. L'actuelle caste des ouvriers était plus ou moins destinée à être achetée par les capitalistes.

Au-dessus se trouvait la caste moyenne, ou les citoyens. Ils travaillaient généralement dans les secteurs de la production, de la maintenance et du commerce, où ils pouvaient vendre et acheter les produits des autres afin d'en retirer un profit. C'était une caste qui n'avait trouvé son utilité que récemment. Il existait une centaine d'échelons différents dans cette caste. Avec une hiérarchie même au sein des propriétaires de magasins, chacun devait mépriser ou envier ceux des échelons différents. Ils formaient la caste moyenne, mais c'était en réalité un terme générique regroupant un grand nombre de professions et de hiérarchies différentes, où il y avait un strict respect des relations qui en découlaient.

Les castes au-dessus de la moyenne étaient beaucoup moins nombreuses. C'était le domaine de ceux entourant l'Empereur, la caste des nobles. S'accrochant au principe de droits acquis, c'était une classe en proie à des conflits incessants. Chaque famille malmenait les castes inférieures afin de renforcer sa propre influence, de peur qu'une autre ne lui prenne sa place dans la hiérarchie.

Et enfin, tout en haut se trouvait la famille impériale de Levahm — cette même caste où Fana allait entrer. La famille impériale détenait un droit de veto lors de toutes les réunions, et c'était la seule caste à avoir le pouvoir de déployer l'armée. Son monopole sur les forces armées était un rouage essentiel de sa domination, vu qu'elle était en mesure de contrôler où, quand et comment la violence pouvait avoir lieu. En temps de guerre, elle pouvait retirer n'importe quelle unité militaire en place, ce qui lui conférait la possibilité de former arbitrairement une nouvelle unité spéciale, bien que c'était historiquement une idée stupide.

Au-dessus pour le meilleur ou pour le pire, la famille impériale avait un pouvoir rivalisant avec celui de Dieu. Pour l'Empire, considérer la famille impériale comme une divinité n'avait rien d'une exagération.

Et ainsi, c'était Fana del Moral, sur le point d'être élevée au rang de divinité, qui allait avoir besoin de l'aide d'un réfugié bestado pour survivre, un scénario des plus grotesques à cette époque — et c'était pour cette raison que le capitaine Domingo était contrarié.

Le commandant voyait simplement cette structure de castes comme hautement répressive mais peut-être était-ce un mal nécessaire due à la tradition. Mais étant issu de la caste moyenne, il n'était pas autorisé à s'exprimer sur le sujet. Ce qui ne l'empêchait pas de ressentir de la peine pour Charles qui, malgré toute l'étendue de son talent, ne pourra jamais entrer dans l'armée de l'air levahmienne uniquement du fait qu'il était un bestado.


Jusqu'à la fin de la journée, Charles calma la curiosité de ses collègues, souffrit des regards jaloux des pilotes de l'armée de l'air, et passa le reste de son temps dans le silence le plus total.

Puis, quand la lune éclaira l'air tiède et que les criquets avaient arrêté de chanter, Charles se faufila hors du dortoir pour se balader sous la pleine lune.

Il était trop nerveux pour dormir. Il n'était pas sûr de pouvoir assumer l'importance de son rôle, bien qu'en tant que pilote, c'était une mission très tentante. Ce n'était pas une simple mission où il fallait tuer des gens, mais une mission qui consistait à sauver une vie, une mission taillée sur mesure pour lui. Mais s'il échouait, il n'y avait pas de seconde chance. Il y avait des pilotes bien plus doués que lui, alors peut-être qu'ils devraient la leur confier à eux-

Souffrant d'une agonie sans réponse, il couvrit sa chemise de nuit en fibre de bois avec une couverture rouge et marcha sur la piste de minuit. La terre rouge sous ses pieds n'était plus aussi chaude qu'à midi.

Il alluma une cigarette au milieu de la piste. Il fut pris d'une torpeur qui lui fit tourner la tête. Sous l'influence de ce confortable vertige, il cracha de la fumée en direction du ciel, avant de se remémorer les évènements de la journée.

Pendant la conversation avec les officiers, il y avait une chose qu'il ne leur avait pas racontée. Il s'était préparé à être questionné sur le sujet, mais visiblement, ils n'avaient pas pu creuser jusque-là dans son enfance.

Tout en levant les yeux au clair de lune rougeoyant, Charles ressassa un certain souvenir du plus profond de son cœur. Il se l'était remémoré tant de fois pendant son enfance difficile que les images devaient être abîmées et floues. Il se trouvait que ça s'était passé un été aussi.


Il y avait de l'herbe verte qui avait baigné dans l'inondant soleil d'août, et un champ de tournesols.

Le jardin du manoir des del Moral était aussi vaste qu'une ville avec une forêt et une petite rivière, et abritait même un simili corps de garde pour les patrouilles.

Le jeune Charles vivait dans ce dernier, tandis que sa mère était femme de chambre dans ce manoir.

Tous les jours, Charles s'occupait du gazon, des arbres du jardin et des fleurs avec le doyen des jardiniers, en nettoyant les sentiers.

Du fait d'un nombre accablant de tâches à effectuer, il ne pouvait voir sa mère qu'une fois par semaine, et le jardinier était également très cruel avec lui. Parce que c'était un bestado, il ne pouvait jouer ni avec les enfants levahmiens, ni avec les enfants amatsuviens. Son seul ami était donc un cochon de l'enclos à animal.

Un jour, le jardinier avait été particulièrement dur avec lui, alors Charles s'était caché dans l'enclos, et il frappait son ami cochon avec une branche d'arbre. Qu'avait-il fait pour mériter pareil traitement ? Il n'avait jamais demandé à être un bestado ou un réfugié. Il voulait renaître citoyen. Tout en pleurant, il s'en prenait au cochon. Ce dernier s'enfuit alors de l'enclos en larmes en direction du gazon au milieu du jardin.

Alors que Charles lui courait après, toujours en pleurant, une fille se mit en travers de son chemin.

— Pourquoi t'embêtes le cochon ?

C'était une petite fille aux yeux et cheveux argentés, vêtue d'une pure robe blanche. Ses chaussures et chaussettes étaient impeccables, et elle était si mignonne qu'elle semblait sortir tout droit d'un livre d'images.

Derrière elle se trouvait un champ de tournesols, et les pétales jaunes dansaient dans le vent avec des papillons batifolant parmi elles.

Les yeux translucides regardaient droit vers Charles.

— Tu pleures ?

— Quoi ?

— C'était le cochon qui t'embêtait ?

— Non.

— Alors pourquoi tu pleures ?

— Je pleure pas.

Charles essuya ses larmes.

La fille lui fit la morale.

— C'est pas bien de s'en prendre au pauvre petit cochon.

Charles savait bien qui était la fille. Il se sentait gêné avec sa chemise de fibre de bois en lambeaux, son pantalon de travail sale, ses chaussures en tissu qui ne couvraient pas ses orteils.

— Tu te sens seul ?

— Hein ?

— Tu pleurais parce que tu te sentais seul, pas vrai ?

— Non, c'est... pas ça, répondit Charles en gesticulant.

La jeune Fana des Moral lui jeta un regard méfiant, en penchant sa tête sous la sienne.

— À quoi tu veux jouer ?

— Hein ?

— Ok, on va jouer à chat. C'est toi le chat. Prêt, partez !

Et ainsi Fana partit en courant. Charles resta figé sur place, abasourdi, regardant son petit dos s'éloigner.

Fana lui faisait des signes de la main depuis la forêt. Tout en se tournant vers Charles qui était bouche bée, elle gonfla ses joues.

— Allez, poursuis-moi, c'est pas marrant sinon.


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À sa propre surprise, Charles courut après Fana, les bras tendus devant lui.

Tout en criant joyeusement, Fana s'enfuit, Charles la suivant le pas lourd. Quand il finit par effleurer son petit dos, ils entendirent une voix d'adulte au loin.

— Dame Fana, dame Fana !

Fana répondit d'un ton étonnamment mécontent. Puis elle tourna ses grands yeux argentés vers Charles.

— Pardon, il faut que j'y aille.

— D-D'accord.

— Promets-moi de ne plus jamais pleurer.

— C'est promis.

— Même si jamais tu te retrouves tout seul, ne va pas faire de bêtises, d'accord ?

— D'accord.

Fana sourit gaiement, tendit ses deux mains devant elle, et enlaça Charles.

Il pouvait sentir la chaleur de Fana. Et malgré son appréhension, il apprit l'affection.

Pour une raison ou une autre, Charles fut une nouvelle fois pris d'envie de pleurer. Mais il venait tout juste de promettre de ne plus jamais le faire, alors il retint ses larmes.

Son cœur battait à tout rompre. Le parfum de Fana réconfortait son nez. Charles ressentait une émotion qu'il n'avait jamais éprouvée avant.

Après un moment, Fana le lâcha, regarda à nouveau Charles, lui esquissa un sourire et s'en alla dans la forêt. Quand il regarda le gazon hors de la forêt, il remarqua des tuteurs se précipitant aux côtés de Fana. Il semblerait qu'elle s'était enfuie de ses cours particuliers pour se balader hors du manoir.

Au final, c'était la première et dernière fois qu'il avait vu Fana. Peu de temps après, la mère de Charles fut licenciée parce qu'elle était allée à l'encontre des ordres du duc, et les deux furent forcés d'errer dans les rues. Puis sa mère fut poignardée sans raison, et en mourut. Charles fut ensuite prit sous l'aile d'un prêtre alors qu'il était sur le point de mourir de froid et de faim.

Les devoirs de l'église n'étaient pas simples, et la discrimination sociale perdurait. L'humiliation et le mépris au quotidien étaient difficiles à supporter. Mais, à chaque fois qu'il déprimait, il se remontait le moral avec ses souvenirs de Fana. Après tout, une fille qui était d'un échelon aussi élevé de la hiérarchie sociale avait consolé une personne comme lui, allant jusqu'à l'enlacer comme une mère sainte. Elle lui avait donné une chaleur incomparable. De ce fait, il avait pu devenir pilote, au lieu de renoncer à la vie.

C'était le seul souvenir qu'il gardait de son enfance. Il avait laissé derrière lui toutes les cruautés qu'il avait pu subir, pour ne conserver que le parfum des tournesols et la chaleur de Fana gravés dans son cœur.


Il prit une profonde bouffée de la cigarette presque terminée, et recracha la fumée. La fumée rouge, absorbée par le clair de lune, s'évapora dans la nuit. Baignant dans une douce et confortable nostalgie, il joua avec la cigarette au goût ignoble.

— Ça s'est bien éclairci, murmura-t-il.

Il avait lu dans le journal que ce garçon manqué s'était fiancé au prince impérial Carlo. La photo de Fana, qu'il n'avait pas vue depuis une dizaine d'années, était aveuglante. Elle était si belle qu'il avait marqué un temps d'arrêt, se demandant encore comment quelque chose pouvait réussir à ne pas être sali par ce monde sale et répugnant.

J'aimerais pouvoir l'aider.

S'il devait vivre tel un rat d'égout, et qu'il était destiné à mourir dans le ciel comme un déchet, alors juste une fois, il voulait accomplir quelque chose dont il pouvait être fier. S'il pouvait sauver Fana del Moral, qui l'avait sauvé quand ils étaient jeunes, n'était-ce pas là quelque chose dont il pouvait être fier ?

Quand il tombera du ciel telle une boule de feu, ne pourrait-il pas dire que sa vie n'était pas remplie de regrets ?


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