Reina Kamisu ~ Français : Volume 1 Kazuaki Toyoshina

From Baka-Tsuki
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Chapitre 4 : Kazuaki Toyoshina[edit]

1[edit]

C'est moi qui ai fourni la photo pour les funérailles de Shizuka Wakui.

Je possède plus de photos d'elle que n'importe qui d'autre — plus qu'elle-même. Elle souriant, elle pleurant, elle en colère... elles me sont toutes très chères.

Je lève la tête pour regarder la photo de l'adorable sourire de Shizuka sur l'autel.

Ah, cela fait déjà un an qu'elle avait arrêté de sourire comme ça.

Depuis cet incident un an auparavant, elle n'avait plus esquissé ce sourire heureux et insouciant. En lieu et place, son regard était devenu terne et son sourire s'était transformé en vague mouvement des lèvres.

Mais qu'importe. J'étais prêt à attendre à ses côtés qu'elle retrouve la joie de vivre et n'avais pas l'intention de me trouver quelqu'un d'autre.

L'odeur de l'encens pénètre mon nez.

Je sens que mon esprit se vide alors qu'elle imprègne tout mon corps. Comme si elle me dépossède silencieusement de moi-même. Ne reste de moi qu'une masse translucide de vide intouchable.

Tout autour de moi vire au noir et blanc, ou le vert de nos uniformes scolaires. Même les couleurs me sont volées.

Je vais vraisemblablement rester dans cet étrange monde isolé à partir de maintenant.

— Kazuaki, dit quelqu'un.

Je me retourne et aperçois Kiichi avec un regard doux.

— ... T'es là ?

— Évidemment. Toute la classe est là.

Comme il l'a dit, toute notre classe est là. En fait, il y a même des personnes d'autres classes qui étaient amies avec Shizuka, d'autres que je ne connais même pas et même des gens d'autres écoles.

Après cet incident, Shizuka avait commencé à perdre ses amis les uns après les autres et avait arrêté de s'en faire des nouveaux, jusqu'à ce que je devienne la dernière personne au lycée à être proche d'elle. L'amitié entre filles se définit sur leur façon de se comprendre. Au début, ses amies la soutenaient par compassion, mais elles ont fini par ne plus pouvoir la suivre à mesure qu'elle changeait.

Néanmoins, nombre de vieux amis sont venus aux funérailles de Shizuka et ont pleuré sa mort. Maintenant, elle est l'héroïne d'une tragédie aux yeux de tous, ce qui m'énerve. Elle était censée être mon héroïne, pas celle d'un autre.

Et donc, je les ignore et admire la photo d'elle.

Son sourire.

Pourquoi, oui, pourquoi n'ai-je pas pu protéger ce sourire ?

Où s'est-on trompé ? Qu'est-ce que j'aurais dû faire ? La prendre dans mes bras aura été une erreur ? Ou il était déjà trop tard de toute façon ?

Pourquoi n'ai-je pas pu protéger la seule chose que j'étais prêt à protéger quoi qu'il arrive ?

Qu'est-ce que je suis censé faire maintenant que j'ai perdu Shizuka — ma moitié, mon espoir, ma raison d'être — à tout jamais ?

Je suis semblable à cette photo.

Le sourire dépeint et moi ne sont plus que des restes éphémères du passé.


Le corps de Shizuka a été transporté.

Je n'ai pas pu voir son visage une dernière fois du fait des importants dégâts subis par son corps. Si j'avais insisté, j'aurais sûrement obtenu la permission d'y jeter un œil, mais ni Shizuka ni moi-même n'aurions souhaité ça.

Enfin, ils ont dit dégâts. Pas blessures ou cicatrices, mais dégâts.

Hahaha, Shizuka n'est plus un être humain. Elle est le néant. Ce fait ne fait que m'attrister.

Les couleurs noire, blanche et verte ont disparu alors que je continue à me tenir debout là, le regard rivé sur la porte par laquelle son corps a été transporté.

— Kazuaki-kun, me dit quelqu'un derrière moi.

— Madame Wakui.

C'est la mère de Shizuka, le visage chagriné. Elle est dans cet état évidemment du fait de la perte de sa fille, mais c'est sûrement aussi en partie par compassion pour moi.

— Tiens, prends ça, dit-elle en tendant sa main fermée.

Après que j'ai tendu la mienne, elle y lâche un objet.

— Ah—

C'est une croix. Le cadeau de Noël que j'avais offert à Shizuka il y a deux ans, après avoir économisé trois mois d'argent de poche.

— Shizuka la portait quand elle est morte. Je... je me suis dit qu'elle devrait te revenir.

Je ne lève pas la tête alors que je l'écoute parler, et continue à regarder le collier dans mes mains.

Elle le portait dans ses derniers instants ? Alors qu'elle ne l'avait pas mis une seule fois depuis cet incident ?

Qu'est-ce que ça veut dire ? Pourquoi le portait-elle ce jour-là ?

— Je suis désolée, dit-elle soudain.

Je suis désolée. Des mots d'excuse.

— Ah—

Bon sang.

Sa mère s'est excusée avant que je puisse le faire.

Elle m'a dépossédé de mon droit de m'excuser.

Cela aurait été tellement plus simple de m'en vouloir d'avoir échoué à apaiser les souffrances de Shizuka, de l'avoir laissé accepter un tel destin, d'être responsable de sa mort. Il aurait été tellement plus simple de s'excuser et de craquer sous la pression.

Mais sa mère ne m'avait pas accordé ce droit.

Elle avait pris cette position avant moi.

Tout ce que je pouvais faire maintenant, c'est—

— Ah...

» UWAAAAAAAAHHH !

... pleurer toutes les larmes de mon corps.

2[edit]

Kiichi et moi sommes en route pour le collège public Shikura. Normalement, il n'y a aucune raison pour un lycéen qui ne fait partie ni d'un comité ni d'un club de se rendre dans un collège parfaitement inconnu qui lui demande de prendre le train juste parce que c'est un peu trop loin à vélo. Normalement.

— Il a dit qu'il t'attend, explique Kiichi en refermant son téléphone portable.

— Ok, merci. Ça sera beaucoup plus simple avec quelqu'un qui connait le coin. Il paraît qu'il y a quelqu'un de pas net qui traîne par ici. J'ai pas envie qu'on nous soupçonne.

— Bah, ça nous rend pas moins suspect.

— Hah, t'as pas tort. Comment il s'appelle ton frère déjà ?

— Yuji.

— Yuji Kato, hein. Vous vous ressemblez ?

— Franchement, j'en sais rien, mais bizarrement, il a pas mal la côte avec les filles.

— Vous vous ressemblez pas, donc.

— ... Hé, qu'est-ce que tu sous-entendais par-là ?

Répondant par un sourire en coin silencieux, j'insère mon ticket et passe le portique. Kiichi me dévisage avec un air sérieux.

Aah, je vois.

Il ne comprend pas du tout. Cela fait deux semaines depuis les funérailles. J'avais déjà du mal quand elle était encore en vie, alors c'est du gâteau pour moi d'arborer un visage joyeux.

— Dis, Kazuaki, commence-t-il quand on monte dans le train, toujours avec sa mine abattue. Je devrais pas déjà te dire ça, mais tâche de pas t'éterniser sur la mort de Wakui-san trop longtemps, ok ?

— Pourquoi ?

— Mec... bafouille-t-il un moment quand je contre son conseil sèchement. Je sais bien que t'aimais Wakui-san. Peut-être même que c'était réciproque. Mais Kazuaki : vous sortiez pas ensemble, sans même parler de mariage. Juste des amis d'enfance. Enfin, regarde cette belle petite frimousse qui te drague. C'est la preuve vivante que t'as la côte avec les filles. Gâche pas ton potentiel.

— Aah... c'est l'impression que t'avais de nous ?

— Hm ? Mais j'ai vu juste, non ? Vous étiez certes bien sur le chemin menant d'amis à amoureux.

— Nan.

— Oh, allez quoi, peut-être que c'est ce que tu pensais.

— On formait un couple.

— ... Quoi ? Sérieux ?

Ah, bien sûr qu'il ne pouvait pas savoir. On ne se connait que depuis le lycée.

— On a commencé à sortir ensemble en CM2. Va pas l'ébruiter, mais on s'est embrassés et ça a continué au collège.

— ... Vous êtes allés plus loin ?

— Non. Elle a toujours insisté pour qu'on attende de se marier, et je l'ai écouté comme un idiot.

— Je vois... parvint-il à dire avant de se taire.

Cependant, je continue avec un sens excité de l'autodérision.

— Elle a été violée.

— Ouais... commente-t-il d'un air peu assuré, avec un visage qui trahissait le fait qu'il avait déjà entendu parler de cette histoire bien connue.

— Qu'est-ce que tu crois qu'elle m'a dit quand elle m'a raconté cette histoire ?

— J'en ai pas la moindre idée...

Je suis sincèrement désolée.

Kiichi me dévisage pendant un moment, avant de silencieusement baisser les yeux.

— On était persuadés, continué-je, que je serai celui qui lui prendrait sa virginité, et qu'elle me la donnerait. Personne ne s'attendait à ce que le train déraille de son chemin prédestiné. Après être passé par cette station, on se serait inscrits dans la même fac, aurait trouvé du travail, et se serait mariés. Enfin, après que la mort nous ait séparés, nous nous serions reposés dans la même tombe. C'était une promesse tacite entre nous qu'on suivrait ce chemin.

— Mm...

— Mais cet incident a tout foutu en l'air. Ce chemin bien tracé devant nous s'était évaporé. C'est pour ça qu'elle... s'est excusée, pensant que c'était sa faute. Elle s'en est voulu pour tout.

— .......

Kiichi est complètement muré dans le silence, mais je continue :

— Elle en était tellement retournée qu'elle ne pouvait même plus me toucher. Non, peut-être qu'elle avait juste développé de l'androphobie, qui sait. Enfin bref, elle refusait de regarder le nouveau chemin que je tentais de nous tracer. Du coup, on est redevenus de simples amis. Bien entendu, j'avais aucune intention que ça reste comme ça.

— Je vois... dit-il simplement.

Il y a un silence oppressant entre nous depuis quelque temps, mettant en exergue les cliquetis pénibles du train. Les passagers autour de nous semblent voir tous les autres comme des éléments du paysage, pianotant sur leur portable ou se concentrant sur la musique de leurs écouteurs.

Je me mets à nouveau à parler.

— J'ai retrouvé l'un des violeurs l'autre jour.

La tête de Kiichi fait un bond. Il me regarde en levant un sourcil.

— ... Qu'est-ce que tu lui as fait ?

— Je l'ai tué.

Il en perd complètement son latin.

— Je lui ai déchiré ses fringues, écrasé ses couilles avec une pierre, l'ai tabassé jusqu'à qu'on ne puisse plus reconnaître son visage, remplis sa bouche avec sa propre merde, épluché ses ongles un par un, écrabouillé ses orbites... et pendant que je faisais ça, il a canné.

— ... Tu te fous de moi.

Mon regard était rivé vers les bars, boutiques de vidéo et les fast foods défilant de l'autre côté de la fenêtre quand je lui réponds :

— Évidemment.

Fort heureusement, j'ignore à quoi ils ressemblent.

Alors que le train se met à ralentir, je regarde dehors et pense :

J'y pense... J'ai pas mangé de gyudon depuis un bail.


Le collège Shikura est construit au milieu d'un quartier résidentiel. Enfin arrivés, on remarque un groupe de collégiens jouant au football et au baseball dans la cour du petit collège.

Cinq minutes après que Kiichi l'ait appelé, Yuji apparait au portail d'entrée, toujours en survêtement, nous faisant remarquer de manière subliminale qu'il était en plein milieu d'une séance de sport. Avec sa carrure athlétique, il est aisé de comprendre les raisons de son succès auprès des filles.

— Je vais aller droit au but : les trois collégiens qui se sont suicidés étaient dans ta classe, pas vrai, Yuji-kun ?

— Oui, c'était vraiment le bordel ici à cause de ça.

— Comment ça ?

— Des choses que personne ne voulait assumer, un nouveau prof principal, etc.

Trois collégiens se suicidant est un gros problème, c'est sûr. Si on ajoute à ça qu'ils sont en pleine puberté (non pas que je sois beaucoup plus âgé), ça ne fait pas bon ménage et c'est même la porte ouverte à plus de problèmes.

— Kiichi m'a résumé l'histoire, alors je vais aller droit au but : d'après toi, pourquoi se sont-ils suicidés ?

Yuji-kun se met à cogiter.

— Je pense qu'ils avaient leur propre problème, vraiment. La fille du premier incident avait pas d'ami et la classe était loin de bien la traiter, et le type suivant s'est reproché la mort de la première victime.

— Ah... alors ils ne sont pas suicidés indépendamment, mais plutôt, le premier a déclenché une réaction en chaîne ?

— ... C'est mon avis, oui.

— Ok...

Quand j'ai entendu que trois collégiens s'étaient donné la mort à des moments et des endroits différents, je soupçonnais la même singularité que dans le cas de Shizuka. Après tout, on ne se suicide pas juste parce qu'on est confronté au sujet.

Si, cependant, leurs cas étaient liés et qu'on pouvait remonter à la source, ils ne sont peut-être pas normaux, mais ils n'étaient en aucun cas aberrants pour autant.

Il semblerait que cette piste, que j'ai suivie parce que j'ai découvert que Shizuka enquêtait sur ces incidents, s'arrête là.

— Tu peux me montrer ta classe, Yuji-kun ? lui proposé-je juste au cas où.

— Bien sûr. Mais essaye de pas attirer l'attention. Ça serait assez chiant à expliquer.


Yuji-kun et moi (Kiichi est resté dehors) entrons dans le bâtiment de l'école. Il me fait alors visiter l'intérieur, me guidant jusqu'à des endroits pertinents comme leur salle de classe, le pallier des escaliers menant au toit, là où la première victime avait souvent été aperçue, etc. Au fait, l'endroit où je voulais le plus me rendre, le toit, était fermé, sûrement à cause des incidents.

— Alors ? T'as appris quelque chose ? demande Yuji-kun devant la porte du toit.

— Hm... Comme prévu, ces endroits ne m'ont pas fait forte impression.

— Je peux te poser une question sur le sujet, moi aussi ? répondit-il face à mon silence.

— Qu'y a-t-il ?

— Pourquoi tu enquêtes sur ça, Toyoshina-san ?

Après avoir réfléchi quelques instants, je réponds :

— J'avais une petite amie.

— Mon frère m'a parlé d'un truc dans ces eaux-là. Il a dit... qu'elle s'est suicidée, explique-t-il, bafouillant avant de prononcer le mot suicide. Ah, tu penses que c'est peut-être un meurtre et non un suicide ? Et que c'est le même criminel que dans ces ca—

— Haha, non, du tout. Pour être franc, je pense qu'elle avait une raison valable de se suicider.

— Mais alors pourquoi ?

— Quelques jours avant de mourir, elle s'est mise à se comporter bizarrement. Son état a brusquement empiré comme si elle avait accéléré et était tombée d'une falaise. Autrement dit, j'enquête sur la raison de cette soudaine accélération, tu vois.

— Mais à quoi— commence Yuji-kun, mais s'arrête en plein milieu tout en faisant une grimace.

— Quoi ?

— Ah, non, laisse tomber. C'était déplacé de ma part.

— C'est pas grave, je suis curieux.

Il me regarde à plusieurs reprises dans les yeux avant de finalement acquiescer.

— Hum... Je me demandais juste si cela servait à quelque chose.

Servir à quelque chose.

Servir à quelque chose, hum ?

— Je... Je suis désolé ! J'ai parlé trop vite !

— Non, c'est rien, le rassuré-je avant d'ajouter, ... À rien, je suppose.

— Rien du tout ? demande-t-il, surpris.

— Elle s'est rendue dans plusieurs endroits étranges durant ses derniers jours, et elle s'est mise à délirer. Peut-être que c'est ce qui a accéléré sa mort.

— ... Ça parait significatif au point de s'y intéresser, non ?

— Non, pas du tout. Je sais pour sûr que la raison pour laquelle elle s'est suicidée est tout autre.

— ... Aucun sens... mais alors pourquoi tu t'embêtes à mener l'enquête alors ?

Je dévisage Yuji-kun. Tout en observant son visage véritablement intrigué, je suis sûr qu'il n'a jamais perdu d'être cher.

— Parce que j'ai rien de mieux à faire, peut-être ?

— Mais c'est pas le cas, non...? Peut-être que c'est un peu tôt, mais tu pourrais commencer à te préparer pour les exams d'entrée à la fac, ou encore—

— Non, rien, l'interrompé-je d'une voix ferme, j'ai rien d'autre à faire.

Le chemin que j'avais essayé de bâtir avait été détruit de manière irréversible. Je ne fais qu'errer dans un espace vide maintenant.

Tout ce que je peux faire, c'est suivre les traces de Shizuka, même si elles ne mènent nulle part. C'est le seul panneau qu'il me reste, moi qui aie perdu mon chemin.

— ...

Visiblement, Yuji-kun n'est toujours pas convaincu, tant pis. Peu importe s'il ne comprend pas. Si oui, ce sera quand il sera dans la même situation.

Je regarde une fois de plus autour de moi et pousse un profond soupir. On dirait que je ne vais rien trouver ici. Ce n'est pas si facile de retrouver des traces laissées par Shizuka.

Je sors son collier de ma poche et l'examine.

Shizuka, pourquoi tu as mis ce collier avant de mourir ? Y a-t-il une signification derrière ça ? Ou pas du tout ? Je suis incapable de le dire alors qu'on a passé le plus clair de notre temps ensemble.

— Bon, si c'est tout, on s'en va ? propose-t-il.

J'acquiesce. Il n'y a rien à trouver ici.

Alors que je descends les escaliers, je me rappelle qu'il y a une autre chose que je voulais demander.

— Aah, avant que j'oublie : est-ce que ce nom te dit quelque chose, Yuji-kun ? demandé-je sans trop d'espoirs.

— Quel nom ?

— Hum, je crois que c'était... « Reina Kamisu ».

Alors que je finis de prononcer ce nom, Yuji-kun s'arrête net.

— ... Où t'as entendu ce nom ? demande-t-il, alors que je suis surpris par sa réaction.

Son visage est légèrement tendu.

— Hum, c'est ma défunte petite amie qui l'a mentionné.

Il reste silencieux, le regard toujours rivé sur moi.

Hein ? Qu'est-ce qu'il a ? Il connait ce nom en fait ? Non, ça n'explique pas pourquoi il réagit comme ça.

Ce qui signifie que...?

— Je ne connais personne s'appelant comme ça, mais pour tout te dire, j'ai déjà entendu ce nom.

— Où ça...?

Yuji-kun me répond à contrecœur :

— Les victimes l'ont mentionné.

Ça veut dire que...? Une seconde, il faut que je réfléchisse.

Yuji-kun a entendu le nom « Reina Kamisu » de la bouche des victimes de suicide. Des victimes — au pluriel. Qui plus est, il ne connait pas Reina Kamisu lui-même. Néanmoins, cela n'explique toujours pas sa drôle de réaction.

Ce qui signifie—

— ... Tu connais pas Reina Kamisu, commencé-je.

— Non.

— Et les autres personnes vivantes non plus.

— ... Exactement.

— Par contre... Toutes les victimes, y compris ma petite amie Shizuka, la connaissaient.

Yuji-kun acquiesce d'un air gêné.

— J'ignore s'ils la connaissaient tous les trois, mais les deux premières victimes ont effectivement mentionné ce nom.

— Je vois.

— La première victime prétendait que c'était sa meilleure amie, alors que la deuxième a indiqué dans sa lettre d'adieu que c'était la personne qui l'avait poussé à se suicider, prenant par erreur la première victime pour Reina Kamisu.

— Il a confondu les deux ? Comment c'est possible ça ? Comment on peut se tromper sur le nom de la personne qui nous pousse au suicide ?

— Je me suis dit la même chose aussi... mais sa lettre d'adieu fait noir sur blanc référence à la première victime ! Je suppose qu'il les connaissait toutes les deux, vu qu'ils étaient proches, et les a confondues pour une raison inconnue.

— Mais...

— Oui, je sais. Cela explique seulement pourquoi les deux premières victimes connaissaient ce nom, mais pas comment ta petite amie le connaissait aussi.

Exactement.

Shizuka et moi nous connaissons depuis pratiquement toujours parce que sa maison est juste en face de la mienne. On est allés dans les mêmes écoles de la maternelle au lycée. Autrement dit, elle avait autant affaire au collège Shikura que moi.

Il n'y a aucune raison pour un lycéen qui n'est ni dans un comité ni dans un club de se rendre dans un collège parfaitement inconnu qui est un peu trop loin pour y aller en vélo, mais pas si loin. De la même façon, elle n'avait aucune raison de connaître quelqu'un d'ici.

— Shizuka a fait la connaissance de « Reina Kamisu » alors que les gens d'ici ne la connaisse pas et malgré le fait qu'elle avait bien moins de contact avec les autres victimes. Et toutes les personnes connaissant Reina Kamisu—

— ... sont mortes maintenant.

Les pièces du puzzle commencent petit à petit à se mettre en place, formant un cercle qui connectait toutes les victimes entre elles.

Un cercle particulièrement tordu qui ne devrait même pas exister.

En y repensant, Shizuka et les autres victimes avaient sans aucun doute des raisons valables de se suicider. Mais elles n'avaient que des raisons.

Si par exemple, elles avaient en fait été assassinées, elles auraient toujours des raisons valables de se suicider.

Autrement dit, le fait qu'elles avaient des raisons n'écarte en aucun cas la possibilité de l'existence d'une personne tierce qui les aurait influencées.

Non... ne t'emballe pas. Il faut envisager la possibilité que Shizuka ait fait des recherches sur ce collège. Peut-être qu'elle avait entendu le nom de « Reina Kamisu » en plein milieu.

Cela dit... ça ferait une étrange série de coïncidences.

— Toyoshina-san, commence Yuji-kun, je vais essayer de demander aux gens de l'école au sujet de Reina Kamisu demain.

— Je te remercie.

Où est-ce que ça va me mener ? pensé-je tout en regardant en l'air.

Soudain, ma vision se floute alors qu'une goutte d'eau me tombe dans l'œil. Mais c'était donc ça. Le monde est empli de mosaïques qui masquent la vérité. On ne voit pas tout. Peut-être qu'on arrive à ce qu'on croit être la réponse malgré le fait qu'elle repose sur une logique erronée. À la fin de la journée, les êtres tridimensionnels que nous sommes ne peuvent pas voir un monde en trois dimensions.

Ma vision est toujours floue, je suis toujours aveugle.

Ah, ça me soûle. Que quelqu'un me dise ce que je suis censé faire ! Qu'est-ce que Shizuka voulait que je fasse ? Comment puis-je échapper au destin ? Que font un plus un ? Pourquoi la Terre tourne ? Pourquoi la Terre est ronde ? Qu'est-ce que la gravité ? Qu'est-ce que la force électromagnétique ? Quel est le sens de la vie ? Qui est Reina Kamisu ?

Je sais qu'il n'y a pas de réponses précises, alors qu'on m'en invente une. Qu'on me dise que cette réponse se base sur un raisonnement qui tient la route. Il devrait bien y en avoir une, et si c'est le cas, qu'on me la donne.

Donnez-moi la bonne réponse.

Donnez-moi la bonne réponse.

Sauvez-moi !

Sauvez-moi avant que je me noie dans le marécage contre qui je lutte et qui aspire ma vie !


Soudain.

J'aperçois une silhouette au palier où je me trouvais quelques instants plus tôt.

Une personne.


— ... Hein ?

... C'est « Shizuka ».


— ...? Qu'est-ce qui se passe, Toyoshina-san ? demande Yuji-kun en réponse à mon soudain halètement.

— R-Regarde, là-bas ! gémis-je tout en pointant Shizuka du doigt.

Il tourne le regard en direction de là où je pointe et plisse les yeux.

— ... Hum, je vois rien.

— C-C'est impossible !

Je me retourne à nouveau vers le palier.

— Ah...

Shizuka n'est pas là. Bien sûr que non. Elle est morte. Elle n'est plus parmi nous.

— ... Désolé, laisse tomber.

— Ça doit être la fatigue.

— Ouais, ça doit être ça.

Je suis fatigué. Ouais. C'est sûr.

Sinon, je n'en reviens pas.

— Haha...

Enfin, vraiment, comment je pourrais croire que moi, qui aime Shizuka plus que tout au monde, pourrait la confondre avec quelqu'un d'autre...

Shizuka n'est plus parmi nous. Elle n'est plus là.

Par conséquent, cette fille-là n'est pas Shizuka.


Cette fille là avec un sourire d'une beauté absurde, qui ressemble à Shizuka, est—

— Enchantée de faire ta connaissance.

... Reina Kamisu.

3[edit]

Quelle est la chose la plus importante dans ma vie lycéenne ?

La réponse est évidente. Et c'est quelque chose qui a déjà été perdu.

L'école maintenant est comme un hamburger sans viande. Il pourrait bien y avoir du tofu à la place, mais ça ne ferait tout de même pas l'affaire.

Pour moi, du moins, il n'y a plus rien qui m'importe au lycée. Je suis uniquement là par habitude — une routine que je suis programmé à suivre — un rituel quotidien que je suis pour ma famille. C'est mon devoir d'assumer le rôle de lycéen feignant pour les professeurs, de l'ami enjoué pour Kiichi et les autres, et de l'admirable senpai pour Hozumi-chan. Cela dit, ce n'est pas juste un rôle que je joue. Chaque instant que je passe dans ces rôles, je ne suis personne d'autre que moi-même. Il n'y a aucun fard.

Mais à chaque fois que je n'ai pas à endosser l'un de ces rôles, je suis confronté avec le profond vide en moi.

Bah, ce n'est pas une surprise. Mon seul rôle le plus important est devenu redondant, et la partie de moi qui était réservée pour celui-ci s'est évaporée.

Après la fin des cours, j'installe les chaises sur les tables pour laver le sol — ce qui fait partie d'une autre routine qu'on me force à répéter inlassablement.

Alors que je fais mon travail, je me rappelle soudain de ma courte rencontre avec Reina Kamisu qui s'est terminée avant que je puisse même échanger un mot avec elle.

Elle ressemble à Shizuka plus que n'importe qui que j'ai pu rencontrer. Et même si elle n'est clairement pas une personne, elle n'est pas non plus une illusion. Reina Kamisu a sans l'ombre d'un doute interagi avec Shizuka et les autres, et les a poussés au suicide. J'en suis sûr à 100%. Hélas, cette conviction me met mal à l'aise.

Sois raisonnable, Kazuaki. Qu'est-ce qui te dit qu'elle est vraiment qui tu penses être ? Rien ne vient étayer mon sentiment. Je ne dispose d'aucune information qui me permettrait de la reconnaitre. Je ne connais pas son apparence, pas son caractère, pas sa personnalité — rien.

Mais cette fille que j'ai rencontrée est Reina Kamisu.

Pourquoi est-ce que cette réponse a jailli dans ma tête en faisant tilt ? Qu'est-ce que ça veut dire ?

— Senpai !

Senpai. Pour les élèves de seconde, tout le monde est un senpai, mais dans le contexte de ma routine quotidienne, je peux en déduire qu'on s'adresse à moi. Je me retourne vers la fenêtre adjacente au couloir.

— Salut, Hozumi-chan, dis-je.

Elle me répond avec un sourire.

— Et Yoshino-chan, ajouté-je, après avoir aperçu sa copine à côté d'elle, qui en retour incline la tête silencieusement.

Yoshino-chan m'adresse à peine la parole. Je suppose qu'elle n'est pas à l'aise avec les personnes du sexe opposé. En fait, quand je l'ai croisée dans le couloir l'autre jour, elle s'est enfuie comme un éclair. Bien entendu, cet incident m'a fait un peu réfléchir, mais malgré mes inquiétudes, on dirait qu'elle ne me déteste en fait pas.

— T'en fais une tête. Il s'est passé quelque chose ? demande Hozumi-chan avec un sourire.

— Hm ?

Alors que je me dis qu'elles ne doivent pas la connaître, je décide de tenter le coup malgré tout.

— Par hasard, est-ce que le nom de Reina Kamisu vous dit quelque chose ?

— Rehna... Kameesu ? répète-t-elle comme un perroquet avant de tourner la tête vers son amie.

Yoshino-chan secoue la tête sans dire mot.

— Elle est connue, c'est ça ?

— Non, du tout.

— Dans notre lycée ?

— Non.

— Hm ? Alors qu'est-ce qui te fait croire qu'on pourrait la connaître ?

— Je ne m'attendais pas à ce que ce soit le cas. Je demandais juste, c'est tout.

Oui, elles ne peuvent pas la connaître. Tous ceux qui la connaissent sont morts maintenant.

Tout ceux qui la connaissent sont morts...?

Moi aussi ? Haha, bien dit mais c'est pas drôle.

— Bon, ok, il faut que j'y aille.

— Ah... hum, est-ce que ça te dérange si je m'incruste...? demande Hozumi-chan.

— Non, désolé, mais...

— D'accord... dit-elle avec une déception manifeste.

Pour soulager ma conscience, je m'explique, tout en le regrettant immédiatement.

— Il y a quelque chose sur lequel je veux enquêter.

— Enquêter ?

Et voilà : maintenant, elle est curieuse. Est-ce que je devrais lui répondre...? Je sais qu'elle est amoureuse de moi, alors elle voudra sûrement me suivre partout si je suis honnête avec elle. Je n'ai pas envie de la tourmenter en lui donnant de faux espoirs.

Néanmoins, je remarque alors que lui dire la vérité pourrait en réalité s'avérer utile.

— J'enquête sur les récents cas de suicides.

— Ah...

Comme je le pensais, son visage s'assombrit en entendant le mot « suicide » et le souvenir de Shizuka Wakui ressurgit.

— Je vois...

Les approches de Hozumi-chan s'étaient faites plus rares après la mort de Shizuka. À la base, je pensais qu'elle allait secrètement accueillir à bras ouvert sa mort et essayer d'en profiter pour combler le vide dans mon cœur.

Mais j'avais tort.

Je ne parle pas non seulement du fait qu'Hozumi-chan a été effectivement attristée de la mort de Shizuka. Elle a également été suffisamment sensée pour se rendre compte que Shizuka comptait toujours autant pour moi. Et du coup, ça l'a refroidit. Sûrement.

— ... Mais ils ne parlent pas beaucoup de ces incidents à la télé, non ? dit-elle, après s'être ressaisie.

— Ouais. Les suicides ne sont plus des sujets particuliers, après tout. Et puis, je pense qu'il y a des recommandations à ce niveau-là, car ça pourrait donner aux gens de mauvaises idées.

— J'ai l'impression qu'ils n'en parlent que quand ça concerne une célébrité ou que c'était un incident vraiment grave...

— Vraiment grave... marmonne Yoshino-chan, se joignant à notre conversation pour la première fois de la journée. Hozumi-chan ? Tu te souviens de l'incident au lycée Junseiwa où plusieurs lycéens avaient sauté du toit ?

Yoshino-chan a l'habitude de me parler via Hozumi-chan.

— Hm...? Oui, bien sûr. T'arrêtes pas de me rappeler que t'as choisi notre lycée à cause de cet incident, non ? Ton collège était là-bas aussi, non ?

— O-Oui...

Yoshino-chan est allée à Junseiwa ? Mais c'est l'exemple même de l'école pour riches filles. Pas étonnant qu'elle ait autant de mal avec les garçons.

Quoi qu'il en soit, maintenant qu'elle le dit, je me rappelle avoir entendu parler de cet incident il y a un certain temps, même si ça m'était sorti de la tête jusqu'à aujourd'hui.

— Tu pourrais m'en dire plus à ce sujet ? lui demandé-je.

— E-euh... Il paraît que ça a commencé avec la présidente de l'association des élèves qui a sauté du haut du bâtiment... Plusieurs autres l'ont alors suivie et ont à leur tour sauté... répond Yoshino-chan tout en détournant le regard et en baissant la voix au fur et à mesure qu'elle parle.

— C'était il y a combien de temps...?

— Un peu plus de trois ans... je... crois...

Je suis surpris d'avoir pu oublier un incident de cette ampleur. Ou alors ils s'étaient assurés que les médias n'en fassent pas trop sur cette histoire ?

Yoshino-chan, remarquant ma confusion, ajoute avec un visage rouge :

— Les médias n'ont pas parlé du nombre de suicides parce que cela aurait causé du tort à la longue histoire de l'école Junseiwa.

Je vois.

— Je veux en savoir plus à ce sujet. Tu connais quelqu'un à qui je pourrais demander ça...?

— Um...

— Hm ?

— Ma sœur y était à l'époque, alors peut-être qu'elle pourrait t'aider. Mais... dit Yoshino-chan.

— Mais...?

— C'est un sujet dont elle déteste parler. À tel point qu'elle ne m'en a jamais parlé. Je doute qu'elle sera d'une grande aide.

— T'es sûre ?

— Oui...

Peut-être que sa sœur n'était pas entièrement étrangère à ce suicide collectif. Même en considérant l'ampleur de cet incident, il est bien possible qu'il y avait quelque chose qui troublait l'ensemble du campus en coulisses.

Quelque chose.

Par exemple — Reina Kamisu.

— On ne peut pas simplement demander à une de ses amies si ta sœur veut pas, Yoshinon ? suggère Hozumi-chan en nous interrompant.

— J'ai peur que ma sœur n'ait pas vraiment eu d'amies au lycée, répond Yoshino-chan avec un sourire amer — se comportant de manière entièrement différente de quand elle parlait avec moi.

— Si c'est que ça, je suis sûr que ta sœur a un album avec les photos de la remise de diplôme, non ? demandé-je.

— Ah, hum, oui... acquiesce-t-elle d'un air tendu.

— Tu pourrais me le montrer ?

— Euh, hum...

Elle ne semble pas encline à le faire.

— Tu n'as qu'à le piquer sans qu'elle le voie, Yoshinon !

— H-Hein ?! Tu plaisantes, j'espère...?

— Je t'en supplie, Yoshino-chan, demandé-je à mon tour, en collant mes paumes comme pour une prière.

Elle semble particulièrement troublée, mais je n'ai pas le choix.

— M-Mmm... Je vais essayer.

— Super ! Merci beaucoup.

— M-Mais il n'y a ni adresses ni numéros de téléphone à l'intérieur...! Pour éviter le vol de données comme c'est une école connue...

— Ok. Mais même une photo pourrait nous donner un indice.

— Un indice...? demande Hozumi-chan avec une voix un peu tremblante.

Mon visage quand Shizuka m'a parlé de ces « énergies humanoïdes » devait ressembler à celui de Hozumi-chan maintenant.

— Euh, eh bien—

Un indice concernant Reina Kamisu. C'est ce que je cherche, mais je ne peux pas lui dire. Contrairement à Shizuka, je suis parfaitement conscient de ce que les gens penseraient d'un point de vue objectif.

J'ai découvert un être non-humain qui encourage le suicide, qui n'est ni un fantôme ni une illusion, mais un phénomène énigmatique. Qui plus est, cet être n'est pas seulement d'une beauté sidérante, mais ressemble également à Shizuka. Et c'est lui qui l'a tuée !

Ouais, comment pourraient-ils gober ça ?

Je me tourne vers Hozumi-chan, qui m'envoie un regard inquiet. Il faut que je trouve une excuse. Je pourrais leur dire que mon premier amour allait dans ce lycée et que... non, elles s'en douteront tout de suite. Surtout qu'elles savent que Shizuka était tout pour moi.

— ... Euh...

Hozumi-chan s'inquiète encore plus. Vite !

Mais...

— Kazuaki ?

Il se trouvait que Kiichi apparut derrière elles. Dieu merci.

— Qu'y a-t-il ? demandé-je d'une voix la plus normale possible.

— J'ai reçu un mail de mon frère. Il veut que tu le recontactes.

— Yuji-kun veut que je l'appelle ?

Il a fait le tour du collège pour poser des questions au sujet de Reina Kamisu.

Après avoir obtenu son numéro de téléphone via Kiichi, je m'éloigne du groupe (Hozumi-chan semble contrariée) et me cache dans un cabinet dans les toilettes — on n'a pas le droit d'utiliser ouvertement de téléphones portables dans l'enceinte du lycée — et compose son numéro.

Allô ?

— Salut, c'est Toyoshina.

Ah, salut Toyoshina-san.

— Kiichi m'a dit que tu voulais me parler. Qu'est-ce qui se passe ?

Oui. Comme promis, j'ai posé des questions sur Reina Kamisu aujourd'hui.

— Oh, merci beaucoup.

De rien. Enfin bref, j'ai trouvé quelqu'un qui pourrait la connaître.

— Sérieux ?! Mais comment ça « pourrait » ?

Tu comprendras. J'ai réussi à convaincre la personne en question de rester au bahut jusqu'à ce que t'arrives, alors est-ce que tu pourrais venir ici au cours de la journée ?

— Bien entendu.

Super. On t'attend. Envoie-moi un message quand t'es là. À toute.

— Ok, encore merci. À toute.

Je raccroche en poussant un ouf de soulagement.

Il y a quelqu'un d'autre qui connait Reina Kamisu à part moi...? Quelqu'un qui est également « sur le point de mourir » ? Et pour cette personne, est-ce qu'elle ressemble aussi à Shizuka ?

— Hein...?

J'halète avec comme un doute en moi quand j'imagine à quoi doit ressembler Reina Kamisu pour les autres.

Reina Kamisu.

Reina Kamisu ressemble à Shizuka.

... C'est bizarre. Bien sûr, cela pourra très bien être une coïncidence, mais je ne peux pas m'empêcher de penser que ça va plus loin. Pourquoi ressemble-t-elle à Shizuka ?

Mais alors—

Est-ce que la Reina Kamisu de Shizuka lui ressemblait aussi ?

Je ne crois pas. Mon petit doigt me dit que non.

N'est-il pas plus plausible que Reina Kamisu est personnalisée pour ressembler à Shizuka à mes yeux ?

Ce jean te va super bien, mais il est un peu trop long, non ? Laisse-moi faire l'ourlet. Laisse-moi l'ajuster à ta taille.

Mais si tel est le cas, qu'est-ce que ça implique ?

Reina Kamisu n'est pas définie par son apparence physique. Qu'est-ce que ça veut dire ? Qu'est-ce qu'elle est au final ?

Mon cerveau n'arrive pas à suivre le fil de ma pensée. Je manque de résistance face à un phénomène incompréhensible. Je me mets à répéter son nom sans but dans ma tête. Reina Kamisu, Kamisu Reina, Reina Kamisu, Kamisu Reina. Encore. Reina Kamisu, Kamisu Reina. Encore. Kamisu Reina, Reina Kamisu, Kamisu Reina. On recommence. Reina Kamisu, Kamisu Reina.

Je quitte le cabinet, puis je découvre que Hozumi-chan m'attend toute seule, toujours l'air insatisfaite.

— Qu'est-ce qui se passe...? demandé-je.

— ... Senpai. Tu vas quelque part aujourd'hui ?

— T'as écouté ?

— Oui, mais je n'ai pas pu tout suivre vu que je n'entendais que ta voix.

— Je vois...

— Senpai ?

— Qu'y a-t-il ?

— ... Qui est Reina Kamisu ?

Elle va droit au but, ce qui m'ôte les mots de la bouche.

Visiblement, elle avait pu identifier le mot-clé essentiel de notre conversation téléphonique...

— Je me suis toujours intéressée à toi, senpai, c'est pour ça que je peux dire que « Reina Kamisu » est au cœur de tes préoccupations, et que ces dernières sont toutes liées à Wakui-san d'une façon ou d'une autre. Est-ce que cette « Reina Kamisu » a quelque chose à voir avec la mort de Wakui-senpai ?

— ... Où est Yoshino-chan ? demandé-je en détournant le regard à la recherche de son amie.

— Elle est rentrée. Je lui ai dit que j'avais des trucs à faire aujourd'hui, répond-elle à ma question, avec un regard ferme et insistant qui m'interdit de regarder ailleurs.

Je pouvais lire dans son regard qu'elle ne me lâcherait plus de la journée, et je pouvais me voir dans ses beaux yeux clairs : un reflet fatigué, froussard, idiot, rongé par les remords et désespéré de moi.

Comment peut-elle m'aimer avec ces yeux toujours aussi clairs et beaux ? Tu dois être aveugle, Hozumi-chan...

— Hozumi-chan...

Faisant face à son regard pur, je réalise à quel point je lui dois un peu de sincérité.

— Qu'y a-t-il ?

Si ça continue comme ça, elle ne posera pas la question. Elle se contentera de me suivre jusqu'au collège Shikura et elle ne me lâchera pas d'une semelle. Elle n'envisage pas un instant abandonner.

Hozumi-chan est une fille adorable. Elle peut vivre autant d'histoires d'amour qu'elle le veut. Elle n'a aucune raison de se restreindre pour moi. Elle pourrait facilement trouver un amour où elle pourrait être plus libre et plus naturelle.

Je ne peux pas l'abandonner comme ça.

C'est pour cette raison que je ressens le devoir de lui donner une réponse sincère mais cruelle à ses sentiments.

— Je ne peux pas te voir comme une personne de l'autre sexe, dis-je.

Ses yeux s'écarquillent en réponse à ma déclaration sans contexte.

— Jamais. Tu ne tiendras jamais une place particulière dans mon cœur.

— S-Senpai...?

— Mon cœur appartient à Shizuka, et à elle seule. Je suis sien de la tête aux pieds, et pour l'éternité. Nous ne formons qu'un. Tu ne peux pas la remplacer. Tu ne pourras jamais me satisfaire quoi que tu fasses. Tu comprends maintenant ? Voilà le genre de personne que je suis. Je ne serai jamais celui que tu veux que je sois, jamais.

Hozumi-chan en reste complètement coite et se contente d'ouvrir et fermer la bouche. D'un air peu assuré, elle me regarde, le visage rouge, les poings serrés, et le corps tremblant.

Hozumi-chan est en pleine puberté — cette période de la vie où on est très complexé et où on a peur que quelqu'un, ou pire encore, quelqu'un qu'on aime, nous fasse souffrir.

Malgré tout ça, je ne me suis pas retenu de la faire souffrir horriblement.

Y avait-il un autre moyen ? Peut-être bien. Mais je sentais que seules des paroles dures pouvaient répondre à son regard insistant.

Hozumi-chan. Des sentiments trop forts ne mènent toujours qu'à notre propre perte, qu'ils soient beaux ou hideux. Tâche de t'en souvenir.

Regarde ce qui est advenu de moi maintenant que Shizuka n'est plus de ce monde.

— Tu veux toujours venir avec moi, Hozumi-chan ?

La réponse est évidente. Je ne m'attends pas à entendre quoi que ce soit de sa part, étant donné sa mine peu assurée et blessée.

Et c'est pour ça que—

— Oui.

Entendre cette réponse rapide et déterminée me frappe de façon encore plus incroyable que l'existence de Reina Kamisu.

— Je veux venir avec toi, répète-t-elle.

Même si elle doit souffrir le martyr.

Même si elle peut à peine retenir ses larmes.

Même si sa voix tremble énormément.

Et pourtant, elle est parvenue à retrouver cette profonde lueur dans le regard et à répondre à ma question d'une voix résolue.

C'est à ce moment-là que je réalise—

— Ah...

... que c'était la réponse que j'attendais.

C'était ce que j'étais censé faire.


Je suis enseveli sous une montagne de remords. Incapable d'avancer ou de parler, tout ce que je peux faire est me remémorer ce jour encore et encore. Enveloppé par un remord glacial.

De ce jour où j'ai pris Shizuka dans mes bras.

« ... Ne me touche pas. »

Jusqu'à aujourd'hui, je pensais que j'avais commis une erreur. Je pensais que tout était déjà trop tard à ce moment-là.

Mais je me trompais.

Ma véritable erreur aura été — de la relâcher.

J'étais censé continuer de la tenir dans mes bras, peu importe ses efforts pour se libérer de mon étreinte. J'étais censé la retenir quoi qu'il arrive... comme Hozumi-chan l'a fait avec moi.

« ... Ne me touche pas. »

J'ai abandonné à cause de ces mots, dans l'illusion que je ne pouvais rien faire pour arrêter ses larmes. Je me suis bêtement convaincu qu'il était trop tard.

Je n'étais qu'un trouillard : j'avais peur de souffrir encore plus parce qu'elle allait me repousser. J'ai fait semblant de partager sa peine quand je ne pouvais vraiment pas faire ce que je voulais, ce que j'étais censé faire.

J'étais le seul en mesure de pouvoir faire quelque chose, et pourtant, je n'ai rien fait.

Je sors son collier de ma poche.

Je comprends enfin pourquoi elle le portait jusqu'au bout, ce que j'étais censé faire. Enfin.

Alors que je serre son collier, je pense :

... Pardonne-moi de ne pas être resté tout le temps à tes côtés.


Je regarde la fille rougissant devant moi. Je l'ai mal comprise. Je pensais que j'étais une pièce remplaçable d'une histoire d'amour puérile et maladroite qu'elle s'était imaginée toute seule. Mais ce n'est pas le cas. Elle est comme moi.

Malheureusement.

— Allons-y, Hozumi-chan.

Elle acquiesce.

Quel dommage que tu ne peux malgré tout rien pour moi.

Parce que tu n'es pas Shizuka.


Grâce au texto que je lui ai envoyé avant d'arriver, Yuji-kun et un autre garçon nous attendent déjà devant le portail d'entrée au moment où l'on atteint le collège Shikura.

— Salut.

— Salut.

Comme c'était peut-être prévisible, ce garçon se trouve avoir... le regard vide. Il se contente de rêvasser pendant que Yuji-kun et moi nous saluons.

— Et tu es ? demande Yuji-kun à Hozumi-chan.

— Je m'appelle Hozumi Shiki. Je suis en seconde dans le lycée de Toyoshina-senpai... et un an de plus que toi, cela dit, ajoute-t-elle du fait de son attitude quelque peu insolente à son égard.

... Enfin, ce n'est pas évident quand on voit ta taille...

Je porte mon attention en direction du garçon qui connait peut-être Reina Kamisu. En réalisant qu'il est temps de se présenter, il marmonne sans l'ombre d'un sourire :

— Je m'appelle Atsushi Kogure.


— Franchement, je sais rien, et je me souviendrais de rien même si je savais, commence Atsushi-kun. Je souffre d'amnésie.

D'amnésie ? On croirait être en face d'un héros d'une série télé.

Après avoir entendu ça tant de fois dans les fictions, je ne suis pas trop surpris même si c'est la première fois que j'y suis confronté.

Je regarde Yuji-kun d'un air dubitatif. Il acquiesce. On dirait qu'il dit la vérité.

Pas étonnant qu'il ait autant le regard vide. Il a l'air vide au sens littéral du terme.

— Quand est-ce que tu as perdu la mémoire ? demande Hozumi-chan.

Plus tôt dans le train, j'ai expliqué toutes mes pensées à Hozumi-chan — ce qui était ma façon de me repentir — et elle m'a cru, ou du moins, elle en avait l'air. En laissant de côté la crédibilité de l'histoire, elle a compris que je ne lui mentais pas.

— Le mois dernier, répond Atsushi-kun d'un air indifférent.

Le mois dernier... c'est à peu près quand les délires de Shizuka sont devenus incontrôlables.

— Si je me souviens bien, c'est arrivé entre le deuxième et le troisième cas de suicide, ajoute Yuji-kun.

— J'ai entendu dire qu'il existe différentes sortes d'amnésies. Qu'en est-il de la tienne, Atsushi-kun ?

Après avoir marqué une courte pause pour réfléchir, il répond :

— Je me rends pas compte que j'ai perdu la mémoire, mais à part des trucs basiques de tous les jours comme le langage, j'ai tout oublié. Au début, je croyais que ça venait de la grosse cicatrice sur mon torse, mais on m'a dit que je l'ai depuis tout petit.

— Tu avais oublié ton nom ?

— Oui.

— Je vois... Je vais croiser les doigts pour que tu la retrouves, dit Hozumi-chan en tentant de le réconforter.

Mais Atsushi-kun secoue alors la tête.

Elle incline alors la sienne, intriguée.

— Ma mère... ou ma tante pour être précis, m'a conseillé de ne pas essayer de la retrouver. Et puis, j'ai l'absolue certitude qu'elle ne reviendra pas.

— Comment tu peux en être aussi sûr ? demande Hozumi-chan, toujours intriguée.

— Sans raison particulière. C'est juste une impression... Je pense qu'Atsushi Kogure est mort.

— Mort...? Mais tu es là, juste devant nous.

— Non, je ne suis pas exactement Atsushi Kogure. Sa personnalité est morte à ce moment-là, et j'ai été transféré dans ce corps en guise de remplacement de fortune pour combler le vide. Je suis quelqu'un d'autre. J'utilise juste son nom parce que c'est plus pratique.

J'essaye de m'imaginer sans mes souvenirs, même ceux de Shizuka.

Plus de souvenirs de Shizuka ? Ce n'est pas moi. Ce n'est pas Kazuaki Toyoshina, mais quelqu'un d'entièrement différent.

Ok, Atsushi-kun marque un point.

— Bon, laisse-moi aller droit au but—

— À ce sujet, me coupe Yuji-kun, Atsushi ne veut pas admettre qu'il connait Reina Kamisu.

— Hein, ah bon ?

Mais, maintenant qu'il le dit, c'est logique qu'il ne se souvient plus d'avoir connu Reina Kamisu s'il a perdu la mémoire, à moins qu'il ne l'ait rencontrée après ça.

Cependant, à en juger par le visage qu'il fait, je n'ai pas le moindre doute qu'il a dû entrer en contact avec elle à un moment ou à un autre : son regard vide a disparu. Au lieu de ça, il grince des dents en fronçant les sourcils.

Il la connait, c'est sûr. Ainsi que les malheurs qu'elle apporte.

— ... Atsushi-kun. Tu connais Reina Ka—

— Non, me coupe-t-il visiblement de mauvaise humeur.

... On dirait qu'il ne me répondra pas si facilement. Voyons voir si je peux le pousser à me donner les informations que je cherche de façon détournée.

— Oh, je vois, alors c'était Reina Kamisu qui a effacé ta mémoire, dis-je pour le provoquer.

Ses yeux s'écarquillent l'espace d'un instant et son visage devient plus lugubre. J'ai dû viser juste.

— Ok, Atsushi-kun. Une dernière chose—

— Je...! m'interrompt-il à nouveau, en criant cette fois-ci.

Gêné par nos regards surpris, il continue :

— Je ne me souviens de rien. Vraiment.

— Mais...

— C'est juste un nom qui fait froid dans le dos.

— N'empêche que ta réaction n'est pas normale.

— Même si j'étais entré en contact avec Reina Kamisu... non, c'est sûrement le cas, c'était « Atsushi Kogure ». Mais moi, j'ignore tout de ça. Atsushi Kogure n'existe plus, alors laissez-moi tranquille ! Pourquoi tout le monde passe son temps à me poser ces questions ?!!

— Hm ? marmonné-je, intrigué par sa dernière phrase. Tu veux dire nous ?

— Évidemment. Et cette fille bizarre qui m'a soudain adressé la parole l'autre jour.

Fille bizarre...?

— De qui tu parles ?

— Je sais pas qui elle est ! Enfin, pas comme si je connaissais qui que ce soit. Elle s'est soudain arrêtée devant moi et a dit, « Comme je le pensais. T'es mort, hein ? » Je crois qu'on a dû se rencontrer quelque part avant...

« Comme je le pensais. T'es mort, hein ? »...?

— Hozumi-chan ?

— Oui ?

— Quelle impression te ferait Atsushi-kun si tu le croisais dans la rue ?

— Hein ? Euh... rien de spécial... au mieux, je me dirais qu'il a l'air un peu bizarre.

— ... On est d'accord, acquiescé-je.

Hozumi-chan a raison. La fille qu'il a rencontrée est effectivement bizarre. Ce qu'elle a dit n'est pas quelque chose que des inconnus disent souvent. Ce genre de personnes bizarres est rare, mais je me rappelle avoir entendu une histoire similaire tout récemment.

Visiblement, cette fille l'avait confondu avec une personne décédée. Autrement dit, elle pensait avoir la capacité de voir des personnes décédées. Des fantômes ? Des énergies humanoïdes ?

Un dégoût me prend d'assaut au niveau de la poitrine, envoyant une grosse boule noire et brûlante dans ma gorge. J'ai la nausée, mes doigts tremblent, mes yeux brûlent et ma gorge est sèche.

— Tu... te souviens de son nom ? demandé-je tout en pressant ma main contre mon torse.

— Qu'est-ce que ça peut te faire ? rétorque Atsushi-kun.

Il me tape sur le système.

— Crache le morceau, merde ! crié-je, surprenant non seulement lui, mais aussi les deux autres.

Ça me tape tellement sur le système.

— Alors ?! Tu connais son nom ou pas ?!

— ... Elle a bien donné son nom... Je crois que c'était Watarai, ou Wakui... Ah, son prénom était Shizuka.

Ah—

Alors c'est donc là que ça a commencé ?

Avec ça, je peux finalement relier les points dans cet anneau tordu.

Cela ne fait aucun doute :

Shizuka a été infecté avec « Reina Kamisu » par Atsushi-kun.

— Atsushi-kun. Crache tout ce que tu sais sur Reina Kamisu, l'exhorté-je à nouveau.

— ... Mais puisque je te dis que je sais rien.

Je l'attrape par le col.

— Rien, tu dis ? Tu te fous de ma gueule ?! Tu la connais ! Sinon, souviens-toi ! Tu veux que je te rafraîchisse la mémoire ? J'ai entendu parler d'un traitement de choc qui fait des miracles.

— C-Calme-toi, Toyoshina-san ! me crie Yuji-kun en attrapant mon bras.

— Bas les pattes ! hurlé-je en le fusillant du regard.

Mais il ne me lâche pas. Il est fort. Ça fait mal. MERDE. ÇA FAIT MAL. Lâche-moi, connard ! Il faut que j'apprenne la vérité au sujet de Reina Kamisu ! Coûte que coûte ! Pourquoi je laisserais une petite merde comme toi me dicter ce que je dois faire ?!

— A-Arrête, senpai ! Hozumi-chan attrape à son tour mon bras.

Quoi ? Vous vous liguez contre moi ? Juste au moment où je croyais que tu me comprenais un peu, Hozumi-chan. Quelle erreur. T'es juste une inconnue, en fin de compte.

— Lâche-moi, sale pute !

Elle me lâche.

Quoi ?! Si t'as peur d'un truc comme ça, alors fallait pas essayer de me stopper depuis le début ! Arrête de me suivre ! Quoi ?! Me regarde pas avec ces yeux de chien battu—

— ...

Je lâche Atsushi-kun.

— ... Je suis désolé, m'excusé-je. Je suis désolé !

Je m'excuse auprès des trois.

Je suis détestable. Horrible.

Non seulement j'ai perdu mon calme juste parce qu'Atsushi-kun se trouvait être associé à Reina Kamisu et l'ai pris à partie, mais j'ai en plus à nouveau fait du mal à Hozumi-chan. Elle ne me pardonnera jamais de l'avoir insultée. Elle ne pardonnera jamais cet accès de colère momentané contre elle. Avec ce simple mot « pute », je l'avais blessée encore plus qu'avec la plus aiguisée des lames, malgré le fait que j'étais conscient des conséquences.

Je suis une pourriture. Une ordure. Abject. Un minable. Je ferais mieux de mourir.

Un silence s'est installé entre nous. Tout le monde ne dit rien.

Quoi ? Où sont vos reproches ? Gardez ces regards plein de compassion pour vous ! Ils ne font que me rappeler ma propre stupidité...

— Toyoshina-san...

Atsushi-kun brise le silence.

— Je ne me souviens vraiment pas de Reina Kamisu.

— Ouais... Je te crois. Je suis désolé.

— Non, c'est rien. Je ne me souviens pas d'elle, mais il m'arrive de voir un... spectre horrible assez souvent pendant l'espace d'une seconde.

Est-ce que ça pourrait être...?

— À en juger par la peur que je ressens, ce doit sûrement être Reina Kamisu. Mais c'est tout ce que je sais. La seule autre chose que je peux dire c'est qu—

— ... elle est d'une beauté absurde.

... C'est elle, Reina Kamisu.

Le spectre qui le poursuit, et qui a effacé la mémoire d'Atsushi Kogure, est sans l'ombre d'un doute Reina Kamisu.

On ne peut qu'avoir une impression absurde en la voyant. Du moins, je n'ai jamais rencontré quelqu'un d'une pareille beauté jusqu'à aujourd'hui.

Autrement dit, « Reina Kamisu » est un phénomène qui donne l'impression d'être « d'une beauté absurde ».

C'est un phénomène qui donne exactement la même impression à nous tous.

— ... Senpai ?

Hozumi-chan me tapote.

Je m'accroupis pour me mettre à sa hauteur.

— On dirait que vous avez tous les deux rencontré la même Reina Kamisu, non ? me murmure-t-elle à l'oreille.

Je réponds par un autre murmure :

— Qu'est-ce qui te fait dire ça ?

— Eh bien, parce qu'il a eu la même impression que toi.

— Hozumi-chan, commencé-je avant de la corriger, c'est l'inverse.

— Hé, pourquoi ne pas partager vos pensées avec nous ? nous interrompt Yuji-kun.

— T'en fais pas, dis-je avant de me tourner vers Atsushi-kun. Atsushi-kun. Tu pourrais me dire quelle impression t'a fait la fille bizarre qui t'a parlé ?

— ... Bah, on peut dire qu'elle était plutôt jolie.

— Est-ce qu'elle était ton genre ?

— Non, pas du tout, répond-il sans hésiter.

— Ok, et donc, est-ce qu'elle ressemble au spectre qui te fait si peur ?

— ... Je suis presque sûr que non, même si je n'y mettrais pas ma main à couper.

— Je vois... marmonné-je avant de lancer un regard vers Hozumi-chan.

Elle paraît intriguée par cette contradiction.

— Yuji-kun ? Tu peux m'en dire plus sur les trois collégiens qui se sont suicidés ?

— Ok, je vais essayer.

— Donne-moi autant de détails que possible, s'il te plait.

— Hm... Je ne les connaissais pas trop, par contre...

— Pas grave, dis-moi juste ce que tu sais, le rassuré-je.

— D'accord. La première victime était Fumi Saito, une fille qui sortait vraiment pas du lot dans la classe. Elle s'était faite accuser à tort d'avoir volé le portefeuille de quelqu'un, et c'est sûrement pour cette raison qu'elle a fini par se suicider.

Je doute que la véritable raison était aussi simple, mais cela n'avait plus d'importance.

— Elle n'avait pas d'amie, si ce n'est Reina Kamisu, avec qui elle était très proche, ajouté-je.

— Bien qu'il n'existe aucune preuve de son amitié avec elle, mais à en juger par ses propos, c'était le cas.

— Pigé. Et la deuxième victime ?

— Elle se prénommait Kyôhei Kimura. Il s'est suicidé parce qu'il s'en voulait pour la mort de Saito-san.

— Il devait désirer le pardon de Saito-san. Mais elle était morte. Du coup, il s'est excusé auprès de Reina Kamisu à la place.

— ...? Toyoshina-san ? demande Yuji-kun, abasourdi.

— Laisse tomber.

— La troisième victime était Yû Mizuhara. Elle était impliquée dans les suicides des deux précédentes victimes, et ce fait pesait lourd sur elle au point où elle prétendait qu'un fantôme avait tué les deux autres. Elle délirait sur le fait qu'elle allait se suicider à son tour, et l'a vraiment fait.

— Elle était acculée. Elle ne voulait pas admettre sa responsabilité. C'est pour ça qu'elle en est venue à inventer une autre explication — un fantôme. Un fantôme qui est Reina Kamisu, ajouté-je à nouveau.

— ... C'est quoi ces commentaires au juste ? demande Yuji-kun.

— Oh, laisse tomber. Au fait, Atsushi-kun ?

— Oui ?

— Tu souffrais beaucoup par le passé, pas vrai ?

— À ce que j'ai entendu dire.

— Et tu es mort. De la main de Reina Kamisu.

— ... On peut peut-être dire ça.

Pour ce qui est de Shizuka... c'est évident : elle cherchait une raison à ses malheurs — et c'est Reina Kamisu qui lui en a fourni une.

Ils ont tous imposé des rôles différents à Reina Kamisu.

Mais surtout, je doute fort que l'apparence qui lui est requise pour chacun de ces rôles serait exactement la même en termes de stature, d'âge, de visage, etc. Et pourtant, Atsushi-kun et moi pensons qu'elle est « d'une beauté absurde ».

D'accord, alors Reina Kamisu, de mon point de vue, ressemble à Shizuka. Pourtant, je sais pertinemment que même si Shizuka ne détestait pas sa propre apparence, elle ne se considérait pas comme jolie.

Maintenant, et si on considérait que Reina Kamisu est exactement la même personne pour nous tous ? Est-ce qu'on trouverait la même apparence « d'une beauté absurde » malgré les différences de goûts ?

Oui, comme je l'ai dit : c'est l'inverse.

Elle nous donne tous la même impression exactement parce qu'elle a une apparence différente pour chacun. « Reina Kamisu » s'ajuste spécialement pour avoir l'air « d'une beauté absurde » à nos yeux.

Une seconde, mais alors pourquoi—

Pourquoi est-ce qu'on a tous appelé ce phénomène « Reina Kamisu » alors qu'elle a une apparence différente pour chacun ?

La réponse est—

— ... Yuji-kun, Atsushi-kun. On va s'arrêter là pour aujourd'hui, dis-je avec un geste de la main, avant de saisir Hozumi-chan par la main alors qu'elle était toujours perplexe et de tourner pour m'en aller.

— Ah, hé, attends !

— Qu'est-ce qu'il y a, Yuji-kun...? demandé-je en retour.

— On dirait que t'as découvert quelque chose au sujet de cette Reina Kamisu, tu pourrais nous en parler ?

— ... Ce sont juste des suppositions, rien de plus.

— Ça me dérange pas, alors...

J'hésite. Si je ne dis rien, il y a des chances qu'il continue à me harceler avec ça. Après tout, il doit être particulièrement désireux de connaître la vérité derrière ce nom qui n'arrête pas de revenir derrière les récents déboires de ses camarades de classe.

Et c'est exactement pour cette raison qu'il est dangereux de lui en parler.

— J'ai remarqué qu'il y avait un autre mot qui collerait à « Reina Kamisu ».

— Et qui est...?

— Ange.

Yuji-kun ne semble pas impressionné.

— Quel nom décrit une jolie femme qui apparaît devant les gens qui sont sur le point de mourir ? « Ange » colle parfaitement à cette description, non ?

— Oui, on peut dire ça... dit-il sans rien ajouter.

Il semble toujours sur sa faim, mais je peux discerner un signe de résignation sur son visage.

Bien. Ça a marché. Cela devrait mettre fin à son intérêt sur mes découvertes concernant Reina Kamisu.

— Bon ok, salut, dis-je.

— Oui, salut. J'espère qu'on se reverra.

Je fais un bref signe de la main dans leur direction. Yuji-kun me répond par un geste mais Atsushi-kun m'a déjà tourné le dos.

Atsushi Kogure.

Peut-on dire qu'il s'en est tiré avec un œil au beurre noir ? Ou est-il mort comme il le dit lui-même ?

Quoi qu'il en soit. Un « ange » comme je l'ai appelée...?

Quelle comparaison hilarante mais étrangement adaptée. Si elle apparaissait avec un halo au-dessus de la tête et une paire d'ailes dans son dos, je risquerais moi-même de vraiment croire à ce mensonge évident. Ce serait bien plus simple si je pouvais m'en tenir à ça et arrêter d'y penser.

— Senpai...

Hozumi-chan se met soudain à parler après quelques instants. Je savais déjà ce qu'elle allait demander.

— Tu peux me dire la vérité ?

Et là, je regrettais de lui avoir tout révélé plus tôt dans le train.

4[edit]

Noms.

« Télé », « mouchoir », « lentilles de contact », « chien », « baseball », « banane », « nuage », « atome », « lumière », « Ukraine », « Hozumi Shiki », « Reina Kamisu ».

Ce sont tous juste des termes qu'on donne à des objets par pure commodité. Mais cette commodité n'est pas leur seul objectif. Les noms sont rattachés à des concepts, ils leur donnent une forme, ils attirent l'attention sur eux, et ils leur donnent vie.

« Reina Kamisu » — un phénomène très varié qui tue ses observateurs.

C'est comme ça que je définis « Reina Kamisu », en ignorant le manque de preuves, de raisonnement et de bon sens.

Bon, bon, une question se présente d'elle-même : bien qu'il soit acceptable de dire que ce phénomène assume divers rôles et finit par tuer quiconque le perçoit, il n'existe absolument aucune justification quant au lien entre le dit phénomène et le nom « Reina Kamisu ». Et pourtant, bien qu'il varie d'une personne à l'autre, nous l'appelons tous par le même nom sans aucune hésitation ni doute. Elle ne s'est elle-même jamais présentée comme telle non plus.


Je prends les escaliers pour monter au premier étage et aperçois Hozumi-chan debout devant la porte de ma classe. Alors que je m'approche d'elle, elle remarque ma présence à son tour et on se salue.

— Senpai. J'ai cogité toute la nuit sur ton hypothèse, dit-elle en allant immédiatement droit au but. Comme tu l'as dit, les victimes connaissaient déjà le nom de « Reina Kamisu ». Le nom vient en premier. Saito-san, Kogure-kun, Kimura-kun, Mizuhara-san, Wakui-senpai et toi vous êtes tous croisés à un moment ou un autre. Ce qui signifie que vous avez tous eu l'occasion d'entendre le nom de « Reina Kamisu ». Je suis d'accord avec la conclusion à laquelle tu es arrivée, senpai.

» On est infectés par Reina Kamisu en entendant son nom.

J'acquiesce.

— Je suis désolé, m'excusé-je.

Hozumi-chan secoue la tête.

— Ne t'en fais pas. C'est moi qui ai insisté pour te suivre.

Oui — j'ai fait l'erreur de prononcer le nom « Reina Kamisu » devant elle. J'ai été imprudent. Visiblement, je lui cause des soucis.

Cela dit, je suis quasi sûr que connaître seulement le nom ne nous la rend pas automatiquement visible. Cela explique pourquoi elle ne s'est pas montrée face à Yuji-kun et ses camarades alors qu'ils ont entendu son nom.

Il doit y avoir une condition supplémentaire. Il va sans dire que la raison pour laquelle je voulais que Yuji-kun se désintéresse de cette affaire était pour lui éviter d'accidentellement satisfaire cette mystérieuse condition. Il ne faut pas réveiller l'eau qui dort (Reina Kamisu). La meilleure protection contre elle est de ne pas s'y intéresser.

— Senpai, dit Hozumi-chan avec un regard qui me laissait deviner ce qu'elle allait dire. Je vais être claire : ça ne sert à rien d'essayer de me convaincre de faire marche arrière.

Comme prévu.

— ... C'est noté, marmonné-je, et elle répond par un sourire heureux.

Franchement...

— Oh, Yoshinon ! s'écrie-t-elle, souriant toujours à belles dents.

Ses yeux sont dirigés vers Yoshino-chan qui trottine dans notre direction.

— Salut Yoshinon !

— Salut, Hozumi-chan, répond-elle.

— Salut, la salué-je à mon tour.

— B-Bonjour... Toyoshina-senpai.

Encore cette différence d'attitude.

— Qu'est-ce qui se passe, Yoshinon ?

— Ah, euh, c'est juste que j'ai vu ton sac quand je suis arrivée, alors je me suis dit que tu étais peut-être là.

Après avoir dit ça, Yoshino-chan se met à fouiller dans son propre sac et en sort ce qui ressemble à un imposant livre.

Tout en rougissant, elle me le tend.

— Hm ?

En y regardant de plus près, on dirait un album photo.

— Hum... Je me suis faufilée dans la chambre de ma sœur et lui ai emprunté son album de remise des diplômes...

Maintenant qu'elle le dit, j'avais complètement oublié que je lui avais demandé de m'apporter l'album contenant les photos de sa sœur quand elle était au lycée Junseiwa.

— T'es une vraie petite voleuse, Yoshinon ! plaisante Hozumi-chan.

— Euh... elle ne m'aurait pas laissé le prendre sinon... Hum, Toyoshina-senpai, est-ce que tu pourrais me le rendre dans la journée ?

— Ouais, ça me va. Désolé pour le dérangement, m'excusé-je à elle.

— Ah, n-non ! C'était un plaisir !

Vraiment...? Oh, je devrais juste être reconnaissant.

— Bon... je crois que je vais aller à la bibliothèque. J'ai envie d'y jeter un œil.

— Hein ? Et les cours ? demande Hozumi-chan, surprise.

— Pour être franc, je n'ai pas le temps pour ça maintenant.

Après avoir entendu ma réponse, elle réplique (d'une certaine façon, je m'y attendais) :

— Je viens avec toi !

— ... Tu es sûre ? demande Yoshino-chan.

— Bien sûr. Désolée, mais tu peux leur dire que je me suis réveillée en retard ou quelque chose comme ça ?

— ... D'accord.

Vu que je sais pertinemment que ça ne sert à rien d'essayer de la dissuader, je ne m'immisce pas dans leur conversation.

— Ok, allons-y, senpai.

— D'accord.

Après avoir dit au revoir à Yoshino-chan, on se dirige ensemble à la bibliothèque. Tout en marchant, je jette un rapide coup d'œil vers l'épais album photo.

Enfin, je ne m'attendais pas à découvrir quoi que ce soit à l'intérieur. Il y a peu de chances que le suicide collectif là-bas soit lié à Reina Kamisu d'une façon ou d'une autre. Et même si c'était le cas, je serais surpris de découvrir quoi que ce soit d'utile dans un album photo.

Cependant — je faisais complètement fausse route.


Dans les cinq minutes après nous être assis, on remarqua quelque chose.

La pièce maîtresse de l'album, la photo de groupe de toutes les personnes de la classe, contenait différentes choses qui différaient significativement du reste en termes de taille, d'exposition, de décor, etc.

Du fait de ce qu'on sait déjà, on en devine la raison. La grande majorité si ce n'est toutes appartient—

... aux victimes de suicide.

— Senpai ?

— Hm ?

— Ça pourrait paraître stupide, mais...

— Oui ?

— Tu ne trouves pas qu'il y a trop de jolies filles au lycée Junseiwa ? Je suis un peu jalouse.

Pour être franc, j'étais trop concentré sur ce qui ne concordait pas pour le remarquer. Mais maintenant qu'elle le dit, je peux voir qu'il y a effectivement un grand nombre de jolies filles sur la photo.

— Non seulement elles sont en bonne santé, mais aussi jolies et intelligentes... j'en viens à remettre en question l'expression on ne peut pas tout avoir, commente-t-elle.

— Je ne pense pas que tu sois particulièrement mal lotie pourtant, Hozumi-chan.

— Ah, fais comme si je n'avais rien dit. Pas la peine de faire semblant d'être d'accord avec moi.

Je ne faisais pas semblant.

— Enfin bref, quoi de plus normal qu'il y ait beaucoup de jolies filles dans un célèbre lycée pour filles, dis-je.

— Pourquoi ? Parce que seul ce genre de filles vise à entrer dans une école pareille ?

— Je suppose que ce n'est pas complètement faux, mais il faut prendre en considération le fait que l'apparence est très influencée par les gènes des parents, non ?

— Oui, et alors ?

— Bah justement : les gens riches ont presque exclusivement des jolies femmes, conclus-je.

Hozumi-chan claque ses mains ensemble.

— Les bras m'en tombent.

Ça t'étonne tant que ça ?

Je décide de la laisser à sa surprise et tourne la page.

... Je m'arrête à mi-chemin.

— Qu'est-ce que— demande Hozumi-chan, avant de se taire en voyant la photo que j'ai trouvée.

Je continue à sa place avec un marmonnement.

— ... Reina Kamisu.

Ce nom est effectivement écrit là, mais on aurait retenu notre souffle — et été époustoufflé — quoi qu'il arrive.

Parce que la lycéenne en question—

— ... Elle est d'une beauté presque absurde, remarque Hozumi-chan.

Précisément. Elle sort complètement du lot même parmi toutes les autres jolies frimousses. Si on venait à la comparer à un diamant, les autres lycéennes ne seraient que des pierres grossières en comparaison. Alors que j'hésite à l'admettre, Hozumi-chan ne me ferait pas la moindre impression si elle se tenait à côté de la fille sur la photo.

Pendant un moment, je suis complètement abasourdi par la photo et la beauté transcendante de Reina Kamisu.

Mais en réalité, cela n'a aucune importance. La photo en elle-même pose un problème bien plus grave.

— Je ne comprends pas... Pourquoi on arrive à voir Reina Kamisu sur cette photo ?

Hozumi-chan me lance un regard perplexe.

— Reina Kamisu est juste un phénomène. Elle ne possède pas de corps.

— ... Peut-être qu'on peut la voir sur les photos ?

— Même si c'était le cas, il n'y aurait pas eu de nom sous sa photo à moins que quelqu'un la voyait vraiment.

— Ce qui veut dire...

Je regarde à nouveau la photo.

Elle ne ressemble pas à Shizuka. Mais elle ressemble effectivement à la Reina Kamisu que je connais.

— Je crois qu'on est sur la même piste, Hozumi-chan.

— Oui...

— Il y a de fortes chances que—

Ces deux Reina Kamisu ne sont pas les mêmes. On peut déjà le voir à leur apparence.

Néanmoins, elles sont toutes les deux d'une beauté absurde.

— ... la Reina Kamisu sur cette photo est humaine.


Au final, on n'est pas allés en cours du tout et à la place, on s'est rendus directement chez Yoshino-chan sans lui dire. On voulait interroger sa sœur au sujet de Reina Kamisu.

Comment se fait-il que la fille sur la photo porte le même nom ?

C'est peut-être juste une coïncidence. Cela serait l'explication la plus plausible.

Le nom donné au phénomène se trouve peut-être juste être le même que celui d'une personne existante. Mais une fois encore, Reina Kamisu est loin d'être un nom courant. Qui plus est, la véritable personne est liée de près ou de loin avec un suicide collectif, alors que le phénomène pousse au suicide, et par-dessus le marché, elles sont toutes les deux d'une beauté absurde et se ressemblent. C'est à peu près aussi fou que de tirer deux fois de suite une quinte flush royale dès le début d'un match de poker, mais toujours plus terre-à-terre que de gagner au loto.

Néanmoins, je ne sais pas ce qu'il en est pour Hozumi-chan, mais du moins, j'ai rapidement exclus cette possibilité.

Parce que j'ai vraiment vu « Reina Kamisu ».

Je suis persuadé que quiconque l'ayant vue serait d'accord avec moi : il y a sans l'ombre d'un doute un lien entre la fille sur la photo et le phénomène homonyme. C'est encore plus certain que le fait que les bull dogs et les chihuahuas sont de la même espèce.

— Au fait, les bâtiments ici sont vraiment singuliers, non ? dis-je avec étonnement.

— Moi aussi, j'ai vraiment été surprise la première fois que j'ai rendu visite à Yoshinon. Est-ce que tu me croirais si je te disais que sa mère est venue en Porsche pour venir nous chercher ?

— En Porsche ? Pas mal.

— Mais Yoshinon est encore normale à côté des autres. Il paraît qu'une grande partie des demeures du coin possède leur propre limousine et chauffeur.

Des limousines, hein ? On dirait un autre monde pour moi.

Maintenant, pourquoi tant de personnes d'un monde distant aussi confortable mettraient fin à leurs jours ? Elles avaient droit à la richesse et à la beauté en même temps, et ne devaient pas souffrir du moindre souci. Elles devaient tout avoir pour mener une vie heureuse.

Hélas, le « bonheur » est un concept entièrement subjectif.

Un simple problème peut parfaitement suffire pour qu'un individu ne soit plus heureux. Par exemple, si la personne qu'on aime nous fait la tête, on peut se sentir malheureux même dans un environnement prospère. Un tel environnement ne vaut rien face au sentiment de malheur.

Par conséquent, s'il y avait une cause quelconque, il est entièrement possible même pour une personne de ce monde distant de se suicider.

... Reina Kamisu. Est-ce toi qui as créé cette cause ? Vas-tu me pousser à mon tour au suicide, comme tu l'as fait avec les collégiens de Shikura ?

Comment ?

J'essaye de me rappeler de la « Reina Kamisu » de mes souvenirs. Une fille d'une beauté absurde qui ressemble à Shizuka.

Quel est le rôle que je donne à Reina Kamisu ? De quoi ai-je besoin ? De qui ai-je besoin ?

Hm ?

... De qui ai-je besoin ?

— ......

Reina Kamisu : un phénomène qui endosse divers rôles. Qui ressemble à Shizuka.

— Senpai ? Qu'est-ce qui t'arrive ? demande Hozumi-chan parce que je me suis soudain arrêté.

De qui ai-je besoin ?

La réponse est évidente : de Shizuka. Je n'ai besoin que de Shizuka.

Ayant finalement trouvé la pièce de puzzle que je cherchais, ma faculté de pensée rouillée se remet à nouveau en marche et se met inlassablement à la recherche de réponses. Réponses, réponses, réponses... Les réponses que je cherche s'amoncellent telle une boule de neige.

Il n'y a donc plus qu'une chose dont j'ai besoin : de confirmation. De quelque chose qui valide mes réponses.

Je vois.

J'ai compris maintenant ! J'ai trouvé, Reina Kamisu !

Je lève la tête avec conviction.

Comme je le pensais.

Derrière Hozumi-chan, près d'une maison qui ressemble à une pompeuse maison témoin d'exposition—

... Je vois Reina Kamisu.

— Je vois. Alors il nous faut juste le souhaiter pour qu'elle se montre. Parce que—

J'esquisse un sourire.

— ... Reina Kamisu est .


Je passe devant Hozumi-chan et me dirige vers Reina Kamisu.

— Senpai ! crie-t-elle, visiblement inquiète par mon drôle de comportement.

— Me suis pas ! Tiens-toi à l'écart ! lui ordonné-je tout en me retournant et en la dévisageant.

Elle fait quelques pas en arrière à cause de mon ton dur.

Oui, c'est bien, continue.

Je n'en ai plus rien à faire de Hozumi-chan. Elle ne me sert plus à rien.

— Te mets pas en travers de mon chemin ! Laisse-nous tranquille.

C'est ce que je voulais.

C'est ce que je voulais que Reina Kamisu soit.


— Tu m'as manquée, Reina Kamisu, dis-je en arrivant à sa hauteur dans une ruelle sombre.

Elle me répond par un sourire — un sourire d'une beauté absurde, exactement comme celui de Shizuka.

— Commençons par la raison pour laquelle je ne t'ai pas remarquée jusqu'ici, tu veux ?

Reina Kamisu m'écoute silencieusement.

— Tu es un phénomène qui ne nous devient perceptible qu'au moment où on est conscient de ton existence. On dirait que ça demande de nombreuses conditions, comme connaître ton nom, mais on peut dire sans trop se mouiller que je les réunis toutes, vu que j'ai pu te voir une fois déjà. Du coup, pourquoi je n'ai pas pu te revoir depuis ?

Je la fusille presque du regard tout en continuant.

C'est parce que je me suis mis à te considérer comme un phénomène.

Ses joues bougent légèrement, mais à part ça, elle demeure parfaitement silencieuse.

— Quand on essaye de comprendre un phénomène mystérieux comme toi d'un point de vue terre-à-terre — et seulement dans ce cas-là — il devient impossible d'admettre ton existence. En gros, le bon sens s'est imposé sur moi comme un filtre qui agissait sur mon subconscient et qui empêchait tes données de m'atteindre. Pour te comprendre malgré tout, il est donc nécessaire de soit se débarrasser de ce filtre, soit te considérer comme autre chose qu'un phénomène.

Cette fois-ci, Reina Kamisu me donne une réponse claire. Elle acquiesce.

— Tu es apparue devant moi avec un certain rôle. J'ai fini par comprendre en quoi il consiste. C'est en partie pour m'aider à trouver la réponse que je cherche, expliqué-je tout en reréfléchissant à la question qui me brûlait les lèvres depuis notre première rencontre. Mais laisse-moi te poser une question d'abord : qui est la Reina Kamisu sur la photo que j'ai vue ? Quel est son lien avec toi ?

— C'est une personne dénommée « Reina Kamisu ».

J'entends sa voix pour la première fois. Elle est aussi belle que je le pensais.

— Il s'agit de quelqu'un d'autre ?

— Oui, on peut dire ça. C'est à dire que nous sommes deux êtres différents.

Comment ça des êtres différents ?

Elle répond à ma question par un sourire :

— Elle est ce qu'on pourrait appeler mes racines.

— Tes racines...?

En voyant que je n'arrivais pas à la suivre, elle développe son explication :

— ... D'après toi, pourquoi on m'a donné le nom de « Reina Kamisu » ?

Je réfléchis à la question. Le phénomène a dit que la personne était ses racines, son origine. Autrement dit, la personne appelée Reina Kamisu existait avant ? Alors le phénomène n'est apparu que récemment ? Ça ne me semble pas plausible. J'ai l'impression que le phénomène qu'elle représente a toujours existé, juste qu'il n'y avait personne pour la remarquer avant—

— ... Oh, j'ai compris.

— Vraiment ?

— Ton nom t'a rendu perceptible, comme on devient explicitement conscient du concept d'air quand on apprend son nom. Autrement dit, le phénomène Reina Kamisu existe parce qu'on lui a donné ce nom.

— Exactement.

Cela explique pourquoi elle s'est répandue à travers son nom.

— Mais pourquoi « Reina Kamisu » en particulier ? Il n'y avait pas d'autre alternative ?

Si la Reina Kamisu dans cet album était quelqu'un de normal, alors il n'y a aucune raison pour laquelle « Shizuka Wakui » ou « Hozumi Shiki » ou « Yoshino Mitsui » ne pourrait pas être utilisé.

— C'est parce que son existence est particulièrement proche de la mienne.

— Proche...? Tu veux dire qu'elle s'est fondue dans la perception que les autres ont d'elle ? De la même façon qu'une personne lambda ne serait pas capable de faire la différence entre un écran d'ordinateur et une télé ?

— Tu as bien compris.

— Mais alors... à quel niveau l'humaine Reina Kamisu te ressemble ? De quelle façon elle a poussé les autres à se suicider ? demandé-je.

— Ce n'est pas ça. Quand les gens se mettent à pouvoir me voir, ils ont tendance à désespérer. Je n'en suis pas responsable.

— Dans ce cas, vous avez quoi d'autres en commun ?

— Regarde-moi. C'est notre apparence extérieure.

— Votre apparence ? dis-je en fronçant des sourcils. Je dois admettre que la photo de ton homologue humaine te ressemble, mais ton apparence est variable. Elle change en fonction de l'observateur. Il n'est pas possible de ressembler à quelque chose sans maintenir sa forme.

— Mais tu viens juste d'admettre qu'on se ressemblait, non ?

Mes yeux s'écarquillent. J'acquiesce.

— Laisse-moi résumer, dis-je.

— Ne te laisse pas interrompre par ce que je dis.

— Tu es magnifique. D'une beauté absurde.

— Merci.

— Et c'est aussi l'impression que tu laisses à tout le monde en tant que phénomène.

— C'est pas exactement ça, réplique-t-elle.

— Comment ça...?

— Je ne donne pas l'impression d'être belle. Je suis la beauté incarnée.

— ... J'ai bien peur que tu m'as perdu là.

— T'as déjà entendu parler de la Théorie des Formes ?

— Le nom me dit quelque chose, mais j'ignore ce qu'il y a derrière.

— Par exemple, imagine un éléphant dans ton esprit.

Je fais comme elle me dit et imagine un éléphant. La première chose qui me vient à l'esprit est sa longue trompe, suivie par ses larges oreilles et défenses. L'éléphant est grand et gris, et il a une peau épaisse. Il utilise ses défenses pour collecter habilement de la nourriture.

— C'est bon ?

— Oui.

— Alors d'où vient ton image de l'éléphant ?

— D'où...?

Bien sûr des données stockées dans mon cerveau. Hélas, il m'est impossible de dire de quel éléphant cette image vient. C'est peut-être l'un de ces éléphants que j'ai vu au zoo quand j'étais enfant, ou peut-être que ça vient de la télé ou d'un livre, ou peut-être même que c'est la description que quelqu'un m'a faite.

— Bon, continue-t-elle, maintenant, imagine que tu vois un éléphant juste devant toi. Tu serais capable de le reconnaître ?

— Sûrement.

— Ok, dit-elle, maintenant, imagine une personne d'une grande beauté devant toi. Tu l'estimerais belle ?

Je jette un coup d'œil furtif vers Reina Kamisu.

— Bien sûr.

— Mais comment tu décides si oui ou non une personne est belle ou non ?

— En—

Je marque une pause en réfléchissant à l'indice qu'elle m'a donné.

— ... En la comparant à l'image que je me fais d'une personne belle et en voyant à quelle point elle s'en rapproche, peut-être ?

— Exactement.

... Alors c'est comme ça que ça marche...?

— Reina Kamisu, tu es l'image incarnée que je me fais de la « beauté ».

— Oui, je suis ton archétype de la beauté. C'est pour ça que je te parais plus belle que n'importe qui d'autre.

Je vois, c'est pour ça que Reina Kamisu ressemble à Shizuka. Après tout, Shizuka représente en grande partie mon image de la jolie fille.

Bien, on dirait que je m'étais un peu trompé dans mon hypothèse de départ. Je pensais que la ressemblance de Reina Kamisu avec Shizuka venait du second rôle que je lui avais affecté.

— Mon existence est détachée de l'espace et du temps, et se situe dans le monde des Formes. Non pas que la Théorie des Formes exprime précisément ce que je suis, mais elle s'en rapproche. J'utilise simplement ce terme parce qu'il n'existe pas d'autre nom pour l'expliquer, comme il n'existe pas d'autre nom pour moi. Mais j'existe effectivement dans le monde intelligible et dans celui que tu perçois.

— Autrement dit... tu vis dans un autre monde ?

— J'ignore si c'est vraiment un autre monde, mais je suppose que pour l'humanité actuelle, qui ne croit qu'en ce qu'elle voit, c'est en fait un autre monde. Mon être est entièrement dépendant de toi, alors si tu me définis comme fictionnelle, alors il n'existe aucun monde où je vis. Ce qui ne changera cependant jamais, c'est que j'existe vraiment.

— ... Je crois que je comprends à peu près ce que tu es. Mais dans ce cas, j'ai du mal à comprendre en quoi la fille sur cette photo te ressemble.

— Pourquoi ne pas inverser l'équation ?

— Inverser ?

— Ne te dis pas que Reina Kamisu me ressemble — dis-toi que je ressemble à Reina Kamisu.

Je ne comprends pas. Cela revient au même, mais juste dans un ordre différent, non ?

Juste dans un ordre différent...?

La Reina Kamisu sur la photo a vraiment existé, d'où l'apparence constante. D'un autre côté, la Reina Kamisu en face de moi change d'apparence en fonction de l'observateur.

L'humaine « Reina Kamisu » avait une apparence que presque tout le monde trouverait belle. C'est-à-dire par un très grand nombre d'hommes et d'esprits. En théorie, il est parfaitement possible qu'elle paraisse moche aux yeux de quelqu'un.

Le phénomène, quant à lui, doit toujours être d'une beauté absurde. C'est sa définition même.

Pour reformuler ça : il y aurait peut-être quelqu'un qui considérerait la personne « Reina Kamisu » comme moche, mais le phénomène comme beau.

L'inverse est impossible.

Si je combine ce fait avec le fait que le phénomène et la personne paraissent tous les deux d'une beauté absurde, et similaire, de mon point de vue...

— Ne me dis pas que—

Je savais déjà qu'il y avait une autre condition à part connaître son nom. Ces conditions sont nécessaires pour confondre l'humaine Reina Kamisu avec le phénomène.

Autrement dit, les personnes dont l'image de la beauté ne correspond pas à l'apparence de l'humaine Reina Kamisu ne vont pas confondre les deux.

Autrement dit—

— Seules les personnes dont l'image de la beauté correspond presque parfaitement avec l'apparence de ton homologue humain vont vous confondre et créer un lien entre le nom et le phénomène.

C'est la deuxième condition.

Reina Kamisu acquiesce et ajoute à mon explication :

— Et comme tu l'as déjà dit, j'apparaitrais en face de quiconque me désirant suffisamment fort, ou plus précisément pour remplacer quelqu'un, pour outrepasser le filtre qu'est leur bon sens.

— Mais dans leur majorité, les gens finissent par retrouver leur bon sens, continué-je, et se retrouvent incapable de te placer dans le rôle qu'ils t'ont donné. Ce qui signifie qu'ils vont soit perdre quelque chose qui leur était vital, ou désespérer parce qu'ils ont compris que ce en quoi ils croyaient était faux. Et par conséquent—


— ... ils ont de grandes chances de se suicider.


Reina Kamisu — jusqu'ici, je la voyais comme le mal incarné.

Mais je faisais erreur.

Elle n'est ni bonne ni mauvaise. Elle existe, c'est tout. C'est juste un phénomène sans but qui est forcée d'apparaître à chaque fois qu'on lui donne un nom.

Voilà toute la vérité derrière Reina Kamisu.

— Kazuaki Toyoshina, dit-elle, et je lève la tête. Quel rôle tu me donnes ? demande-t-elle avec un sourire ressemblant à celui de Shizuka.

— ... T'as l'intention de me donner des faux espoirs, juste pour me faire désespérer une fois face à la vérité ?

— Peut-être. Mais tu es différent des autres, non ?

— Différent ? C'est-à-dire ?

— Tu peux me voir alors que tu as réalisé que je suis un phénomène. C'est une remarquable différence, tu ne crois pas ?

C'est vrai...

Je suis déjà parfaitement conscient de ce qu'elle est en réalité. Je suis différent des autres qui sont tombés dans le désespoir en s'approchant de la vérité derrière sa nature. Le chemin menant au salut ne va pas brusquement disparaître.

Si je lui donne le rôle de la personne que je désire ardemment, je vais pouvoir me complaire dans un doux rêve.

Shizuka n'existe plus dans ce monde.

Alors quelle devrait être ma décision...?

Ma décision ?

Il n'y a aucune raison d'hésiter.

Je, je—

Je sors le collier de ma poche. J'ai déjà remarqué à quoi il est censé me servir.

Je fais un pas en direction de Reina Kamisu.

Je ne me retournerai pas. Je n'en ai pas besoin.

Mon dernier pas—

— ... Senpai.


... est arrêté par cette voix.

Je t'avais dit de rester à l'écart, non ? De ne pas te mettre en travers de mon chemin ?!

Je me retourne et dévisage Hozumi Shiki.

Bien que perturbée par la colère dans mon regard, elle continue à parler :

— ... À qui tu parles, senpai ?

Je ne lui réponds pas.

Alors au final, elle refuse de reconnaître ce qui m'importe le plus. Elle ne prendra pas le même chemin peu importe son attachement pour moi. Elle ne signifie pas grand-chose pour moi : elle ne sera jamais un substitut pour Shizuka, et elle ne lui arrivera jamais à la cheville.

— Reina Kamisu. Rendez-vous demain.

— ... Où ça ?

Cet endroit. Je suis sûr que tu vois de quoi je parle.

Reina Kamisu me sourit.

— Senpai...

J'ignore à nouveau Hozumi-chan. Au lieu de ça, je sors l'album photo de mon sac et le lui tends :

— Rends ça à Yoshino-chan, d'accord ?

Sur ces mots, je lui tourne le dos.

— Senpai ! crie-t-elle derrière moi. Je... Je... Que... que dois-je faire ?! Que dois-je faire... pour prendre le même chemin que—

— Hozumi-chan, l'interrompé-je. Lâche-moi les baskets ou—

Et le dos toujours tourné :

— ... je te tuerai.

Je vocifère des paroles de rejet.

Je m'en vais.

J'abandonne tout.

J'abandonne même la fille stupide mais gentille qui m'a toujours traité avec beaucoup de douceur.

Je ne peux plus rien voir.

Je ne peux plus rien entendre.

Et par conséquent, je ne peux absolument pas entendre les sanglots derrière moi non plus.

5[edit]

« Marions-nous quand on sera plus grands. »

C'est typiquement le genre de promesse faite entre deux amis d'enfance. On l'entend si souvent dans les mangas, les animés ou les jeux et compagnie que c'est devenu stéréotypé. C'est le moyen le plus direct d'assurer un lien indestructible entre le héros et l'héroïne.

Mais dans la vraie vie, ce genre de promesse ne signifie rien.

Quand on est grands, on ne se souvient plus de ces promesses puériles de toute façon, et même si c'est le cas, elles ne sont plus valables depuis un moment parce qu'on ignorait à ce moment-là le véritable sens du mariage. Seul un idiot désespéré prendrait cette demande en mariage de façon sérieuse et s'en servirait comme prétexte pour sortir avec une fille. Même si les deux amis d'enfance sortent ensemble, ce genre de promesse ne fait plus office de souvenir, mais d'histoire drôle.

On grandit constamment, laissant derrière nous le passé. Par conséquent, il est essentiel de toujours vivre en même temps que l'autre personne pour maintenir ce genre de promesse intacte.

Au début, il est possible qu'aucun des deux ne connaisse la différence entre garçons et filles, ni ce que signifie être marié ou sortir ensemble. De là, ils doivent continuer à marcher et grandir ensemble, et ils comprendront alors lentement mais sûrement ce que signifie trouver l'âme sœur. Quand c'est le cas et qu'ils continuent à chérir la promesse de se marier quand ils seront adultes — et seulement à ce moment-là — cette promesse aura du sens.

Je considère que cela tient du miracle. Il est impossible de ne pas rompre ce genre de promesse après avoir découvert chaque qualité et défaut de l'autre personne, ou la différence entre garçons et filles, ou le charme du sexe opposé. Peut-être qu'ils prennent conscience des sentiments l'un pour l'autre après avoir pris des chemins différents une fois pour se trouver chacun quelqu'un d'autre, mais il est impossible de constamment se tenir à la conviction d'appartenir l'un à l'autre et de se marier. Je suis sûr qu'une chose pareille est impossible. C'est pour ça que je considère que c'est un miracle.

Et notre relation se basait sur ce même miracle.

Bien qu'elle n'a pu être possible que grâce à une vision étriquée et à la bêtise, ce genre de relation me convenait.

Elle m'était particulièrement précieuse.


Animé par ses pensées, je regarde autour de moi dans notre parc.

Là, on s'asseyait sur une balançoire. Là, on avait tenté en vain de construire un tunnel avec le sable. Là, on avait fait notre première bascule sur la barre horizontale. La cage à poule d'où j'étais tombé a été retirée depuis, mais cet endroit reste sans l'ombre d'un doute le parc que l'on considérait nôtre.

C'est ici que j'ai passé mon enfance avec la petite Shizuka.

Ce parc nous a modelés, nous a protégés et — nous a détruits.

Ouais, c'est vrai.

Même notre endroit le plus précieux peut nous poignarder dans le dos.

Ouais, c'est vrai.

La réalité traite les saints et les criminels de la même façon, les attaquant de façon machinale, aléatoire, sans considération ni choix.

Ouais, c'est vrai.

Tout et n'importe quoi dans ce monde à l'exception de Shizuka me trahit.


Je touche le contenu de ma poche avec ma main. La croix est là. Tout ira bien.


Je ferme les yeux. Parce que je ne veux pas voir.

Je recouvre mes oreilles. Parce que je ne veux pas entendre.

Je m'isole du reste du monde. Parce que je ne veux pas croire.

Il n'y a qu'une seule chose que je veux voir maintenant : le phénomène qui existe près de moi dont l'apparence ressemble à Shizuka.

Reina Kamisu m'attend au centre du parc.

— Tu as fini de dire au revoir à tes amis, me demande-t-elle.

— Il n'y a personne à qui je dois dire au revoir.

— Je vois... constate-t-elle avec un sourire un peu triste.

— Il y a quelqu'un dont j'ai besoin, dis-je en détournant le regard.

— Je sais.

— Je ne suis rien sans elle. Je ne pourrais plus avancer si ça continue.

— ... Je sais.

— J'ai un besoin absolu et inconditionnel de Shizuka Wakui.

— ... Je sais.

Alors que je me tourne vers elle, je demande :

— Est-ce que tu as aussi quelqu'un dont tu as besoin ?

Après une courte pause, Reina Kamisu répond :

— Je suppose que ça serait toi, Kazuaki Toyoshina.

— ... Je vois. Tu as raison. Tu dépends de moi, après tout.

— ... C'est aussi en partie pour ça.

Aussi ?

— Je présume que c'est dû au rôle que tu m'as assigné, mais je suis comme... extrêmement attachée à toi. Je ne peux m'empêcher de vouloir être à tes côtés.

— ... Tu possèdes des sentiments ? lui demandé-je.

— Oui !

— Mais... c'est moi qui les ai fabriqués.

— Oui, mais ils ne sont pas faux... ou est-ce que des sentiments que quelqu'un a créé en toi sont faux pour toi ?

Je réponds avec un faible sourire :

— Non.

— Tu vois ? Je ressens la même chose qu'un être humain lambda quand je me manifeste devant toi, même si je reste purement une idée.

— Même si tu existes dans le seul but de remplacer quelqu'un d'autre ?

— Oui.

Pour être franc, je pense qu'on se ressemble. J'étais dépendant de Shizuka, moi aussi, et j'ai perdu ma raison d'être quand elle est morte.

— On est pareils, toi et moi, dis-je à voix haute.

— ... Je suppose que tu as raison. On est vraiment pareils, dit Reina Kamisu en me souriant. Je n'existe que pour accomplir le rôle que tu m'as assigné. Je vais devenir celle dont tu as besoin et rester à tes côtés.

— ... Mon âme sœur ?

— Oui. Nous marcherons côte-à-côte pour l'éternité. Tu abandonneras ce monde et ne t'occuperas plus que de moi. Je sais que c'est ton vœu le plus cher. Que c'est ton bonheur.

— Tu as absolument raison.

Sur ces paroles, je sors le collier de ma poche.

— Quel adorable collier, remarque-t-elle.

J'accroche silencieusement le collier que Shizuka portait jusqu'à ses derniers instants autour du cou de Reina Kamisu.

— Alors ?

Je la contemple sans lâcher le collier, et réponds :

— Il te va à merveille.

En entendant ma réponse, Reina Kamisu, qui ressemble à Shizuka, me sourit.

Soudain, je me demande où je vais aller. Où Reina Kamisu va me guider.

Je porte à nouveau mon attention vers elle. Le collier lui va à ravir.

Je me rappelle l'avoir commandé sur internet parce que j'avais trop honte d'aller dans une bijouterie. J'ai été étonné en voyant qu'il ne ressemblait pas du tout aux images, mais Shizuka a adoré mon cadeau malgré tout.

Quand elle l'a mis, elle a rigolé et a dit en plaisantant, « Je suis peut-être un peu trop jeune pour ça, non ? » Alors je lui ai répondu de ne pas se forcer, mais elle m'a assuré qu'elle tenait à le porter.

C'est dommage, mais le collier ne lui allait pas.

— ... Kazuaki ?

Et voilà, Dieu reste cruel avec moi.

— M'appelle pas comme ça, crié-je.

— Hein ?

Reina Kamisu a des sentiments et est par-dessus tout attiré par moi. Elle n'a rien de différent d'un humain.

— Sinon, ça serait comme si Shizuka prononçait mon nom, non ?

Mais c'est moi qui ai créé cette scène. Je l'ai voulue.

— Comment ça...? demande-t-elle.

C'est ce que j'ai désiré pour gagner.


— ... Tu es Reina Kamisu et personne d'autre !


Pendant ses derniers instants, Shizuka portait ce collier. Il ne lui est jamais allé. C'était une preuve de notre amour.

Et avec ce collier—

... j'étrangle Reina Kamisu.

Immédiatement, son joli visage qui ressemble à celui de Shizuka se tord de douleur.

— ... Pour... quoi...?

Le désespoir se lit sur son visage.

— Tu ne comprends pas ? demandé-je sans lâcher prise. Tu ne peux pas devenir Shizuka, tu ne peux pas la remplacer. Tu ne pourras jamais me satisfaire quoi que tu fasses. Lui ressembler ne suffira jamais. Si tu veux vraiment la remplacer, tu vas devoir lui ressembler comme deux gouttes d'eau.

— ... M-Mais... Mais alors... quel est mon rôle...?

— La réponse te regarde droit dans les yeux.

J'étrangle Reina Kamisu si fort qu'elle ne peut plus prononcer un mot. Elle gémit de douleur.

— Si ton rôle n'est pas d'être ma moitié et un substitut pour Shizuka, alors ton rôle est d'être—

» ... mon ennemie !

Reina Kamisu. Je ne te le pardonnerai jamais.

Je hais l'ennemi qui a tourmenté Shizuka et moi.

Je hais le parc qui nous a trahis.

Je hais le destin qui nous a menés à ce résultat.

Je hais tous ces ennemis qui n'existent pas.

C'est pour ça que je t'ai assigné ce rôle, Reina Kamisu.

Ce rôle détestable t'est destiné.

— Reina Kamisu, tu es—

» ... un monstre qui doit être éradiqué.

Reina Kamisu.

Tu es certes un phénomène — un phénomène intangible — mais je peux quand même te tuer.

Tu n'es pas d'accord avec moi ?

Après tout, les ennemis existent—

... pour être tués.

— Meurs.

Je me fiche si le monde entier se déforme avec la disparition de Reina Kamisu.

Je me fiche si la tuer ne résoudra rien.

Cela ne rendra personne heureux, pas même moi.

Je le fais juste pour moi alors que j'irai en enfer, parce que c'est la seule chose dont je sois capable.

Je vais—

— Allez, meurs maintenant !

... tuer Reina Kamisu.

Je peux distinctement sentir son cou alors que je l'étrangle. La sensation de tuer, le sentiment que sa vie la quitte.

Je peux distinctement le sentir.

Je sens que quelque chose disparaît. Peut-être que c'est insignifiant pour les autres, que c'est invisible, mais mon instinct tire la sonnette d'alarme.

Mais bien que je tente de l'attraper, il me glisse entre les doigts.

Quoi que ça puisse être, on ne peut pas revenir en arrière. Jamais.

Et avant que je m'en rende compte, j'étais arrivé là où Reina Kamisu était censée me guider.

Reina Kamisu — n'est plus.

Le collier se casse en deux.

... Je n'en ai plus rien à faire.

Il n'y a plus d'ennemi.

Il n'y a plus de Reina Kamisu.

Reina Kamisu n'est nulle part.


Je reviens de la frontière entre les mondes et je me retrouve dans un autre monde inconnu.

C'est un monde normal, rationnel, vide, que je suis censé que trop bien connaître. Et pourtant, ce monde me paraît inconnu.

Mais c'est la réalité. La dure vérité.

Et donc, la scène devant mes yeux est réelle.


— Pourquoi tu ne m'as pas écoutée ?

J'ai confié à Reina Kamisu le rôle de mon ennemi. Mais pour l'affronter et pour qu'elle remplisse ce rôle, il fallait que je me débarrasse du filtre de mon bon sens.

C'est pour ça que j'ai fermé les yeux, que j'ai recouvert mes oreilles et que je me suis renfermé sur moi-même. Il me fallait déformer les données de base.

Mon ennemie.

Ma mémoire a été manipulée pour que je puisse tuer mon ennemie, Reina Kamisu, en trafiquant le flot d'informations de façon à ce que sa mort devienne la première de mes priorités. Le plan tourne entièrement autour de son rôle.

Reina Kamisu est un phénomène.

Elle ne peut physiquement tuer personne, et personne ne peut physiquement la tuer.

Mais Reina Kamisu était mon ennemie.

Elle devait être tuée. Je devais ressentir physiquement la sensation de la tuer. Il me fallait sentir sa mort de mes propres mains.

En conséquence...

Je t'avais prévenue, non ?

... C'est pour ça que je t'avais dit de garder tes distances avec moi.

Hozumi-chan.

Je baisse la tête vers elle. Son visage est tordue par la douleur, à tel point qu'il en est difficile de la regarder — et pourtant, il y a une indéniable lueur de satisfaction sur son visage.

Pourquoi ?!

Le fait que Reina Kamisu prenne le rôle des autres est déjà bien suffisant, alors pourquoi tu as cru bon de prendre le rôle de Reina Kamisu ?

Garder contact avec moi t'était donc si important que ça ? Tu as préféré me tenir tête plutôt que d'être abandonnée ?

Tu es incompréhensible, Hozumi-chan !

Je, oui, moi, je n'ai d'intérêt que pour Shizuka et personne d'autre. Tu ne peux pas devenir Shizuka, et tu ne pourras pas la remplacer. Tu ne pourras jamais me satisfaire quoi que tu fasses.

Pourquoi tu as tenu à t'accrocher à un type comme moi jusqu'au bout...?

C'est dommage. Vraiment. Tu étais si proche du but.

Tu as presque réussi à me changer—

Je lève la tête vers le ciel alors que je sens que mon combat est terminé.

Hé, Shizuka, j'ai gagné !

J'ai vaincu Reina Kamisu et Hozumi Shiki !

Je continuerai de t'aimer !

Mais je me sens seul. Incroyablement seul.

Il n'y a personne à mes côtés. Je n'autoriserai personne à s'y trouver.

Je suis sûr que ça continuera comme ça, avec moi restant toujours .

Que quelqu'un...

Que quelqu'un, n'importe qui, me réconforte.

Mais je ne laisserai personne faire ça.

Shizuka. Shizuka.

Je me fiche que tu sois un fantôme, ou un sosie, ou même une énergie humanoïde.

Ne me laisse pas tout seul.

Mais Reina Kamisu n'est plus.

L'être qui pouvait te remplacer n'est plus.

Elle n'est plus .

Je suis tout seul.


La seule chose qui me reste, c'est — cet inestimable symbole de Shizuka et de notre relation.

Le collier que je lui ai donné. Ou plutôt—


... ce qu'il en reste.