Sugar Dark ~ Français : Tome complet

From Baka-Tsuki
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Voici les illustrations inclues dans le light novel "Sugar Dark".



Prologue[edit]

Les étoiles avaient déjà disparu.

À l'est, le ciel brillait au loin et, les arbres, cachés dans la pénombre de la nuit, retrouvaient enfin leurs couleurs.

Il était à court de temps.

Sur la terre ferme, un garçon se battait contre un monstre à la forme étrange. La créature se tenait debout, elle avait la forme d'un long et gigantesque serpent, mais son corps était entièrement constitué de lames. Et le garçon se tenait en face, le corps trempé par son propre sang.

Mais seule la créature en forme de serpent était sur le point de mourir.

Le garçon s'avança insouciamment et le monstre, mourant et pouvant à peine bouger, enfonça une de ses lames dans sa poitrine. C'était son ultime geste de résistance.

À côté du corps sans vie de la créature, le garçon poussa un râle épuisé alors qu'une douleur insoutenable parcourut tout son corps. Combattre ce monstre n'avait rien d'un combat à proprement parler. Il l'avait uniquement fait en son nom, pour le soulager.

Mais il n'y avait pas de temps à perdre.

Après avoir enfilé le manteau qu'il avait caché sous terre, il se saisit de sa pelle. Le toucher familier du manche lui redonna courage, comme un vieil ami qui nous réconforte.

Laissant derrière lui des traces de pas ensanglantées, il se rua en direction de la tombe. Ses pas semblaient lourds, comme si ses pieds s'enfonçaient dans le sol. Il maudit sa lenteur.

Luttant contre la douleur, il finit par atteindre la tombe. Il s'arrêta et enfonça sa pelle dans le sol. Mais après quelques coups de pelle, il jeta cette dernière, tomba sur ses genoux, et, telle une taupe, se mit à creuser avec ses mains.

Sous la terre, ses doigts finirent par rencontrer des mèches de cheveux auburn. Dans la tombe, gîsait celle qu'il aimait, dormant silencieusement comme si elle était morte, avec des traces de larmes sur les joues.

C'était tout naturel. Après tout, ce qu'il lui avait fait était terriblement cruel. Et pourtant, il était maintenant sur le point de faire encore pire.

Égoïstement, le garçon pria :

— J'espère qu'elle me pardonnera.


Fosse 1 : Grave Digger (Fossoyeur)[edit]

1[edit]

Le sol sous ses pieds était détrempé et tout autour de lui, il ne pouvait entendre que le bruit des arbres sous le vent et le chant des oiseaux. Bien que le garçon portait un bandeau sur les yeux, il comprit rapidement qu'il avait été déposé près d'une forêt.

Après avoir enfin été libéré de la puanteur de la cage en cuir du fourgon de police, remplir ses poumons d'air frais était tel un sublime festin. Même en repensant à la période avant qu'il ne soit arrêté, il ne pouvait se souvenir d'avoir jamais respiré un air aussi merveilleux.

Hélas, au moment où le garçon était sur le point de prendre une autre bouffée d'air frais, il fut violemment frappé dans le dos.

— Avance, galérien 5722[1].

Appelé par son nom, il obtempéra et suivit les ordres du policier. Le garçon était bien plus grand que la moyenne, et il avait une telle corpulence que son ombre avait la taille de celle d'un adulte. Mais, à en juger par sa bouche, sa peau bronzée dépourvue d'imperfection, et son manque de pilosité, il n'était manifestement encore qu'un jeune garçon.

— Où suis-je ? Non, mieux, où est-ce que je vais ? marmonna le garçon d'une voix faible et rauque.

Il se demandait si un camp de détention se cachait derrière ce bandeau, mais également combien de temps il avait passé dans le fourgon. Personne n'avait pris la peine de lui dire où il allait. Mais il n'avait également pas osé demander. Pourtant, en théorie, il savait pertinemment qu'il n'y avait que deux possibilités. Soit il répondait correctement, soit c'était la rouste.

Dans sa tête, il n'était pas évident de marcher les yeux bandés, mais en réalité, la route était plate. Comme il ne pouvait se fier à sa vue, ses autres sens étaient plus prompts à collecter des informations sur son entourage. Ses mains étaient menottées et juste devant lui, un officier de la police militaire le tirait derrière lui. Contrairement à lui, ce dernier ne semblait pas humain.

Le garçon pouvait sentir les éclatants rayons du soleil matinal, et il humait l'air naturellement parfumé des arbres de la forêt. Même s'il lui arrivait par moment de marcher sur de l'herbe, il ne trébucha jamais sur des racines errantes. Cet endroit ne semblait pas être à l'état sauvage.

Mais c'était étrange.

C'est quoi cet endroit ?

Son cœur battait à tout rompre.

Même s'il n'en était pas sûr, il avait l'impression que le sol qu'il foulait ne ressemblait en rien à ce qu'il avait connu du haut de ses seize ans.

Des souvenirs et des images de paysages qu'il avait traversés et de scènes dont il avait été témoin lui traversèrent l'esprit. La forêt d'hêtres de sa ville natale, le briquetage et les rues pavées de cette dernière. Puis, il vit des rues sans nom recouvertes de neige et le soldat seul continuant à creuser des tranchées dans le champ de ruines.

Où qu'on aille, on pouvait voir les traces de leurs tanks. L'odeur de l'huile, du charbon, et du sable flottait dans l'air. Il remarqua le sillon des chariots d'unité de soutien, mais également les traces et l'odeur de bouses de cheval éparpillées ici et là. Les ruines d'un campement militaire gisaient là au milieu des cratères provoqués par l'explosion d'obus. Il y avait également la fumée de la poudre à canon... et l'odeur nauséabonde de la chair humaine calcinée.

De la sueur ruisselait des pores de sa peau. Une goutte glissa jusqu'au collier à son cou, collier qui l'empêchait de s'enfuir. Même si ça l'énervait, il ne servait à rien de vouloir retirer les chaînes. Que ce soit les menottes à ses poignets ou le collier à son cou, rien ne lui permettait de faire ce qu'il voulait. Pire, même si ses jambes étaient libres, il remarqua qu'essayer de soulever ses cuisses était extrêmement douloureux et il pouvait les sentir s'alourdir.

Il ne voulait pas aller plus loin.

Pourtant, contre toute attente, une étrange impression l'envahit dans l'obscurité du bandeau. Alors qu'il marchait avec des chaussures dépourvues de lacets pour éviter de potentiels suicides, c'était comme si l'herbe clairsemait étrangement le sol qu'il foulait, mais pas de façon aussi sporadique que les poils sur son menton.

C'est comme si je marche sur quelque chose...

La corde qui retenait ses mains se détendit.

Le policier s'était arrêté et fit claquer brusquement sa langue. En réponse, le corps du garçon se raidit, se préparant à de nouveaux coups. Cependant, la douleur n'arriva pas. Au lieu de ça, le bandeau fut brutalement retiré de son visage. Les pupilles du garçon s'étaient tellement habituées à la pénombre que les soudains rayons du soleil matinal qui s'abattaient sur lui l'aveuglèrent littéralement. Il se courba comme si on l'avait frappé, en recouvrant son visage, ce qui fit simplement ricaner le policier.

— Ouvre grand les yeux, sale morveux.

Tout en clignant des yeux, le garçon s'exécuta.

Sa vision était floue, blanche et brumeuse.

La première chose qui devint claire fut le garde. Comme il s'y attendait, l'homme semblait avoir la trentaine et avait un long et fin visage. La deuxième chose qui entra dans son champ de vision fut le sol détrempé et envahi par les mauvaises herbes... Puis vinrent les tombes.

Des tombes. Encore des tombes. Des rangées de tombes. Dans la clairière de la forêt étaient alignés des monuments aux morts à perte de vue. Les pierres tombales avaient diverses formes et tailles, et même l'intervalle qui les séparait était étrangement irrégulier. Il y avait des pierres séparées d'une dizaine de pas tout le long jusqu'à une autre pierre qui émergeait de terre loin des autres. La moitié semblait même être enterrée dans la forêt. Certaines des pierres tombales étaient faites en granit flambant neuf, tandis que d'autres étaient rongées par la pluie, leur épitaphe et inscriptions n'étant plus lisibles. Il n'y avait aucune espèce d'uniformité ou d'ordre dans cet endroit.

— Est-ce que...? commença-t-il, avant de continuer avec une jeune voix pleine de stupeur, Est-ce que par hasard vous m'avez emmené ici pour vous épargner la peine de trimballer mon cadavre ?

— Et si c'était le cas ? répondit l'homme en riant.

— Alors je crois que ce serait une nouvelle erreur judiciaire.

En réponse, le garde lui asséna un coup dans le creux de l'estomac.

Même s'il se tordit de douleur, la couleur du visage du garçon demeura inchangée tandis qu'il esquissa un sourire amer. Vu qu'il avait écopé d'une peine à perpétuité, il ne pensait pas qu'il serait exécuté ici.

Pff, je parie que ce type serait même pas puni s'il me tuait.

— Enfin bon, continua le geôlier, voilà ta destination.

Avec son index rachitique, le garde pointa la direction où ils se rendaient. Dans un coin à la frontière entre la forêt et le cimetière, le garçon aperçut un manoir aux murs blancs. Il était à peine visible, comme s'il était enterré dans l'intense vert des arbres à larges feuilles. De là où il était, il semblait que c'était un endroit où seule une personne vivait.

Alors qu'ils s'approchaient du manoir, le garçon étant tiré en avant par la corde attachée à ses menottes, il se rendit compte que les murs n'étaient pas peints en blanc. La couleur était en fait le blanc d'une pierre récemment extraite. Le bâtiment n'était également pas si grand, mais son périmètre était entièrement délimité par une clôture noire en fer sans la moindre trace de rouille. Cette dernière était constituée d'innombrables barres dont le bout ressemblait à des pointes de lances, toutes pointées vers le ciel, pour éloigner les voleurs. L'entrée du portail, une porte en fer qui se fondait presque dans la clôture elle-même, était solidement fermée. Évidemment, il n'y avait pas de fête de bienvenue pour les accueillir.

Le garçon se mit à douter qu'il y ait quelqu'un vivant dedans. L'endroit ne montrait aucun signe d'activité récente. Entre la clôture et le bâtiment se trouvait un petit jardin, qui, bien que complètement désherbé, était plat et monotone sans le moindre arbre ni arbuste. Il n'y avait ni fontaines ni sculpture et il ne pouvait voir la moindre corde à linge.

En lieu et place de tout ça, il y avait un interphone et un combiné à côté de l'entrée en fer. Les gens des classes inférieures n'avaient pas accès aux choses comme le télégraphe, et encore moins à une entrée aussi bien équipée que celle-ci. Au même titre que les tanks, le télégramme, même s'il en avait souvent vu durant son service militaire, n'était qu'un outil destiné à des officiers spécialisés. Les gens comme lui, les simples « taupes du champ de bataille », n'avaient jamais l'occasion de toucher ce genre d'appareils.

Eh ben. Contre toute attente, cet endroit est vraiment luxueux, pensa le garçon avec surprise, tout en gardant ça pour lui.

Le garde, visiblement peu habitué à utiliser ce genre d'appareils, pressa maladroitement le bouton de l'interphone. Il prit ensuite le combiné qui y était attaché par un long et fin fil.

— Je suis l'adjudant-maître Barrida de la police militaire de Filbard. Comme convenu, j'ai escorté le galérien 5722.

Après quelques instants, un homme visiblement vieux répondit avec une voix extrêmement rauque.

— Nous vous attendions. Merci, officier. Nous vous sommes grandement redevables.

Le volume du combiné était si fort que le garçon debout derrière le garde n'avait aucun mal à entendre ce qu'il disait.

— Votre mission s'arrête ici, officier. Nous pouvons gérer la situation par nous-mêmes maintenant, alors nous ne voulons pas vous importuner davantage. Nous espérons que votre retour au camp se fera sans encombre. Rentrez bien et restez en bonne santé.

En entendant ça, le visage du garde sembla se tordre de colère. Peu importe la politesse des mots employés, se faire refuser l'entrée comme un vulgaire colporteur semblait avoir mis à mal la fierté de l'adjudant-maître. D'une voix ronchonnante, le garde répondit :

— Mais mon devoir est de m'assurer personnellement que le galérien soit escorté à bon port. J'exige que vous m'ouvriez la porte. Et pour commencer, vous pourriez au moins avoir la politesse de vous montrer en personne.

— Nous avons pris note de votre requête. Cependant, bien que nous vous soyons reconnaissants d'avoir pris la peine de venir jusqu'ici, le dossier du galérien a déjà été signé par les deux parties, les militaires et moi-même. De ce fait, en ce qui concerne le contenu de cet accord, je ne me rappelle d'aucune clause stipulant l'obligation de déposer le garçon directement...

— Mais...

Face à l'obstination de l'officier, avant qu'il ne puisse insister plus longtemps, la voix dans le combiné le coupa.

— Pardonnez-moi, soldat. Seriez-vous l'adjudant-maître Clemens Barrida rattaché au camp de galériens de Racksand dans l'est de Filbard ?

— Hum, c'est exact... répondit le garde avec méfiance à la question inattendue.

Qui qu'elle soit, la personne à l'autre bout du fil parlait avec la plus grande courtoisie possible.

— Si cela vous convient, permettez-nous de vous arranger une réception au restaurant « Le cure-oreille du chat » qui se trouve au pied de la montagne. Là, vous pourrez prendre du bon temps avec une demoiselle de votre goût. Bien entendu, boissons et autres services seront entièrement à notre charge. Et comme votre retour au camp de détention risque d'être retardé d'un jour, nous préviendrons vos supérieurs de la situation. Cette offre vous convient-elle ?

Se voyant soudainement offrir un tel lot de consolation, l'officier à la tête de cheval se mit à cligner frénétiquement des yeux, le regard perdu dans le vide. Tout en changeant de sujet comme si le différend avec un ennemi venant tout juste de recevoir le coup de grâce avait été résolu, la voix rauque continua.

— Pour ce qui est du garçon, porte-t-il un collier ?

— Euh, hum... bafouilla l'officier, avant de se reprendre rapidement, C'est exact.

Dépité, le garde raccrocha le combiné et se mit désespérément à marmonner à lui-même :

— J'ai aucune envie de rester dans cet endroit glauque.

Il se retourna et au moment où le garçon entra dans le champ de vision du garde, le visage de celui-ci montra un profond embarras.

Puis, en se souvenant qu'il n'avait en face de lui qu'un vulgaire galérien, le garde cracha aux pieds de ce dernier.

— Hé, le tueur d'officier supérieur, t'avise pas d'essayer de t'enfuir !

Comme s'il jetait le mégot d'une cigarette, le garde lâcha le bout de la corde qui était attachée aux menottes du garçon.

— Il y aura une visite d'inspection une fois par mois. S'il y a le moindre problème, tu seras immédiatement renvoyé dans le camp de détention. Et puis, tant que ton employeur ne sera pas totalement satisfait de toi, il ne verra aucun mal à te laisser ce collier autour du cou. D'ailleurs, peu importe où tu es, il n'y a nulle part où s'enfuir.

Tout en riant, le garçon répondit :

— Si je me cachais sous le sol, j'ai l'impression que personne au monde ne pourrait me retrouver.

En entendant ça, le garde explosa de rire. Son humeur semblait s'être cent fois améliorée en l'espace de quelques minutes. À en juger par le visage du garde, le garçon pouvait deviner qu'il y allait sûrement avoir plusieurs petites visites inopinées en perspective.

L'homme sortit la clé des menottes d'une des poches de son uniforme et la jeta dans la cour du jardin. Puis, avec la démarche de quelqu'un qui descend des escaliers, il repartit en direction du fourgon.

Le garçon avait été abandonné devant la porte en fer, les menottes toujours attachées.

Il se demanda ce qu'il allait advenir de lui. Après tout, il ne savait rien de son nouveau geôlier.

Enfin bon, advienne que pourra, je suis sûr que je peux m'attendre au pire de toute façon.

Alors qu'il s'approcha de l'entrée du portail en fer, en piétinant les feuilles mortes sur son passage, un strident croassement résonna au-dessus de sa tête. En regardant dans la direction du cri, il aperçut un corbeau géant qui déployait ses ailes, son décollage ayant fait trembler les branches des arbres. Il était difficile de croire que cet oiseau au cri de mauvais augure pouvait être de la même espèce que des oiseaux comme les colibris ou les moineaux.

Il se remémora les mots du garde quelques minutes plus tôt, « J'ai aucune envie de rester dans cet endroit glauque plus longtemps ».

Le garçon était parfaitement d'accord.

Même maintenant, cette sensation étrange qui s'était insinuée en lui quand il avait encore son bandeau ne s'était toujours pas dissipée. Il scruta une nouvelle fois les alentours. Il ne faisait pas trop chaud. Et vraisemblablement qu'une personne ordinaire aurait trouvé agréable de pouvoir se balader sous les rayons du soleil matinal tout en humant l'air frais filtré par les arbres. Néanmoins, le garçon et l'officier partageaient tous deux la même opinion. Ce n'était pas simplement le fait que c'était un cimetière. Il y avait quelque chose dans cet endroit qui mettait mal à l'aise.

Une fois encore, en utilisant ses yeux cette fois-ci, il scruta le sol sur lequel il marchait.

Cet endroit me file la chair de poule. Enfin bon, rien d'étonnant vu que j'ai l'impression de marcher sur le dos de cadavres.

Quand la silhouette du garde avait complètement disparu au loin, la porte en fer s'ouvrit d'elle-même. Dans un bruit métallique, le son de métaux s'entrechoquant résonna dans l'air.

Et, à une trentaine de pas de sa position, de l'entrée du bâtiment couverte de gravures détaillées surgit le museau d'un chien noir. Le chien était plus imposant que n'importe quel chien que le garçon n’avait jamais rencontré. S'il devait le décrire, son apparence majestueuse lui donnait l'impression que c'était un loup, mais son épaisse fourrure avait été parfaitement peignée. En plus de ça, dans ses yeux régnait un doux éclat qu'on ne voyait que chez les chiens bien dressés. Mais, par-dessus tout, c'était l'élégance de ses pas silencieux qui marquait.

Alors que le chien noir tenait dans sa bouche la clé que le garde avait jetée, le garçon était complètement figé, le regard fixé sur la créature. À cette distance, il était incapable de dire si cette bête était hostile ou amicale.

— Entrez, galérien 5722. Ce chien va vous servir de guide.

La voix provenait d'en-dessous de la hotte qui protégeait le combiné de la pluie. L'homme à la voix rauque parlait comme s'il était en face du garçon.

Le chien disparut ensuite dans la pénombre de l'entrée. Même si le chien était massif, le garçon ne pouvait absolument pas le voir dans l’intérieur plongé dans l’obscurité du manoir.

On lui avait dit de le suivre, mais...

Il n'y avait personne pour le surveiller, ni personne pour le retenir par sa corde. Pourtant, bien que son geôlier s'était vu refuser l'entrée, cela voulait-il dire qu'il était vraiment sans surveillance ?

Non, au contraire. Ne devrait-il déjà pas s'estimer heureux que le chien ne tenait pas la corde dans sa bouche ?

Même pour un galérien, porter un collier et être tiré par un chien comme si ce dernier le tenait en laisse étaient bien trop pour son amour propre. Bien entendu, il ne pensait pas que le chien pouvait comprendre ce sentiment.

Peu après être entré dans le manoir terriblement sombre et sans fenêtre, il ne put rien sentir si ce n'est l'air froid. Mais, une fois que ses yeux s'ajustèrent à la pénombre, il remarqua qu'il était à l'entrée de ce qui semblait être un couloir étroit où étaient visiblement alignées des lampes à huile qui produisaient une faible lumière.

Après avoir attendu le garçon, le chien lui montra le chemin à travers le couloir. Il suivit la créature comme s'il était tiré. Il y avait un tapis de grande qualité avec des motifs géométriques étalé sur le sol. En fait, il avait l'impression de commettre un crime en laissant des traces de pas en marchant avec ses chaussures sales dessus.

— Bienvenue à la Fosse Commune.

La voix résonna au moment où il pénétra dans un salon. C'était la même voix rauque qui avait rabattu le caquet du garde un peu plus tôt.

Les lampes qui décoraient et illuminaient la pièce étaient composées d'un cristal si somptueux que le garçon était incapable d'en évaluer la valeur. Il y avait également une statuette d'un homme avec des ailes déployées dans son dos, une peinture à l'huile d'une fille et de son animal de compagnie devant la rive d'un lac, et des chandeliers en or décorant le salon. Et au centre de la pièce trônait un large fauteuil en cuir. Dans ce dernier était assis un vieil homme au dos courbé de très petite taille. Bien que le garçon voulait masquer son malaise, sa bouche s'ouvrit et il parla.

— Vous êtes le propriétaire de cet endroit ? demanda le garçon, bien que cela ne lui paraissait pas être le cas.

Puis sans s'en rendre compte, les yeux du garçon gravitèrent autour du nez de l'homme. Non, pour être plus précis, à l'endroit où aurait dû se trouver son nez. Dans le cas du vieil homme, on avait l'impression qu'il avait été complètement écrabouillé, et maintenant, ne restait au centre de son visage que deux profonds trous. Mais le pire restait ses petits yeux difficiles à cerner. Il ressemblait totalement à un de ces gobelins sortis des fables et autres contes de fées. Pourtant, il semblait porter son queue de pie avec élégance.

— Pardonnez-moi de ne pas m'être présenté plus tôt. Je m'appelle Daribedor. Vous pouvez me considérer comme l'intendant de ce lieu. Comme vous vous en doutez sans doute, il a été décidé qu'à partir de ce jour, vous alliez travailler ici.

Le garçon avait volontairement parlé de façon cynique afin de forcer le vieil homme à révéler la vérité. Néanmoins, l'attitude polie de Daribedor ne s'était pas effritée. Par sa seule intuition, le garçon avait compris que cet homme n'était pas du genre sympathique.

— Mais, qu'est-ce que je suis censé faire au juste ? demanda-t-il alors.

En entendant ça, le vieil homme esquissa un étrange sourire narquois, avant de dire :

— D'après vous, quelle est la seule chose que peut faire un galérien dans un endroit tel que celui-ci ?

Puis des trous qui lui faisaient office de nez, le vieil homme pouffa de rire d'un air moqueur.


  1. Le terme en japonais est oriddo, il serait potentiellement la combinaison des mots « oar » (littéralement rame en anglais) et « dorei » (littéralement esclave en japonais).


2[edit]

Galérien.

À la base, c'était une référence au surnom des criminels d'un ancien temps condamnés aux galères. Comme ces derniers étaient principalement exploités sur les bateaux commerciaux, l'expression avait continué à être usitée dans le cadre d'autres travaux pénibles. Néanmoins, à l'heure où les bateaux n'étaient plus propulsés par des rames, mais par des machines à vapeur et des roues à aubes, tous les criminels purgeant leur peine étaient regroupés sous ce terme. D'après la loi, tous les galériens sans exception avaient l'obligation de réaliser des travaux forcés.

Les galériens se voyaient affectés diverses tâches, telles que : abattre des animaux, ramasser les excréments et autres déchets, extraire des minéraux dans les mines et nettoyer les zones à l'état sauvage. Du fait de la difficulté et de la nature éprouvante de ces tâches, très peu des gens assignés à ces dernières avaient vraiment choisi de les faire. Et dans le cas particulier d'emprisonnement à vie, les galériens étaient forcés de travailler jusqu'à la fin de leurs jours, sans avoir leur mot à dire.

... La pelle qu'on avait donnée au garçon était à peine plus courte d'un pouce que celles qu'il avait pu utiliser par le passé. Le manche était constitué d'un bois ordinaire extrêmement sec et dur, et du métal résistant à l'acide avait été utilisé pour la plaque au bout et pour la poignée. Elle paraissait complètement neuve, comme si elle sortait tout juste de l'usine.

Cela faisait trois jours que le fourgon l'avait amené dans le cimetière public. Et quand le garçon nommé « galérien 5722 » ne dormait pas, il devait utiliser cette pelle pour creuser des trous, encore et toujours.

Son espace de vie était l'exact opposé de sa pelle haute qualité. En guise de lit, on lui avait assigné un peu d'espace dans l'écurie en ruine derrière le manoir. La paille qui était éparpillée au sol était défraîchie et bien qu'il semblait que cela faisait un long moment qu'il n'y avait pas eu de chevaux ici, la puanteur caractéristique du cheptel était toujours imprégnée dans les planches en bois des murs décrépis.

Peu après l'apparition du soleil, le vieil homme ainsi qu'une vieille femme firent leur apparition. À l'exception des vêtements, des cheveux et du nez crochu de vieille sorcière, ils avaient exactement la même apparence. Cependant, contrairement à l'homme qui n'avait pas sacrifié la politesse au nom de la bienséance, la femme, dont le visage était tel qu'il aurait été moins désagréable d'avoir affaire à un cheval, vociféra :

— Allez, debout et au boulot, sale petit vaurien.

Puis, le garçon se remplit l'estomac avec du pain rassis et une soupe extrêmement salée, avant de se rendre au cimetière. Et sous l'aveuglante lumière du soleil, il continua de creuser des tombes pour de futurs cadavres sans broncher.

En réalité, depuis qu'on lui avait retiré le bandeau de ses yeux... Autrement dit, depuis qu'il avait compris qu'on l'avait emmené dans ce cimetière, le garçon se doutait vaguement du sort qui l'attendait. En tous les cas, ce travail pénible lui convenait. Il s'y était déjà habitué. Parce que creuser des trous et des tranchées était la responsabilité première des fantassins.

... Il se demanda combien de chevaliers avaient été retirés des premières lignes du champ de bataille pour être réaffectés dans des unités de fantassins. Quand les armes à feu furent développées après la révolution industrielle, les chevaliers, les lanciers et les archers se virent dépourvus de toute utilité. Vu que tous les fantassins sont équipés d'armes à feu du fait de la production de masse, il y avait une demande accrue pour protéger leurs corps de la pluie de balles. Et comme c'était pratique, les fantassins furent sans cesse déployés... Et, pelle en main, ils se mirent à creuser d'immenses chemins de terre. Ainsi, les soi-disant « taupes du champ de bataille » étaient nées.

Tout juste après avoir extrait une pierre de la taille de sa tête, le garçon se mit à maudire les épaisses racines de l'arbre à ses pieds. Dans le même temps, il offrit une prière silencieuse aux os humains dont personne ne savait à qui ils appartenaient. Peu importe si c'est une étendue sauvage, un terrain plat, l'orée d'une forêt, ou un champ de blé abandonné, je prie pour mes frères taupes, où qu'ils soient... Oui, où qu'ils soient... je prie pour qu'ils soient toujours en train de creuser.

À l'époque, il avait été ravi que la pelle militaire qu'on lui avait donnée avait rallongé la longueur de son bras. Son corps se souvenait de cette longueur. Ainsi, pour le garçon, ni la rougeur de chaleur développée sous son collier, ni l'épi de cheveux à l'arrière de sa tête brûlant sous la lumière directe du soleil n'était plus désagréable que la nouvelle pelle que le vieil homme lui avait donnée et qui était trop courte d'une largeur d'auriculaire.

Néanmoins, un gros trou comme celui-ci n'était sûrement pas utilisé que pour une personne.

Il reprit son souffle pendant quelques temps et jeta un œil à son travail. Comme ordonné, il avait creusé le trou, mais il paraissait assez gros pour contenir une petite maison.

— Si un cadavre recroquevillé était enterré ici, il ne prendrait même pas un dixième de l'espace. Peut-être qu'ils ont l'intention d'utiliser un cercueil vraiment immense, murmura-t-il à lui-même.

Ou, ce qui collait plus au nom d'un endroit appelé « La Fosse Commune », le garçon se demanda combien de personnes ils avaient l'intention d'enterrer dans ce trou.

Après une grande bataille, il y avait tant de cadavres envoyés ici... Était-ce pour cette raison qu'il était ici ?

Bah, ils peuvent utiliser ces trous comme ça les chante, c'est pas mon problème.

Il y avait quelque chose d'autre sur lequel il devait réfléchir, quelque chose qu'il devait découvrir.

Depuis trois jours qu'il était là, s'évader était la seule chose à laquelle il pouvait penser pendant qu'il creusait. Étrangement, il semblerait qu'à cette fosse commune, il était le seul prisonnier à travailler.

Son gardien... Non, bien qu'il surveillait le garçon vingt-quatre heures sur vingt-quatre, si Daribedor venait à faire quelque chose, alors personne ne saurait où le garçon était. Si d'une façon ou d'une autre le garçon parvenait à se cacher quelque part, alors ne serait-il pas libre de cette stupide existence de creuseur de trous ? Malheureusement, s'il échouait dans sa tentative, alors il était réellement condamné jusqu'au restant de ses jours aux travaux forcés en tant que « Galérien 5722 ».

— C'est pas une blague, murmura-t-il encore et encore tout en creusant.

C'est vraiment pas une blague. Il faut que je m'échappe de cet endroit. Cet endroit glauque et déprimant...

Comparativement aux habituels barreaux de prison et autres chaînes qu'il avait pendant son procès, l'absence de contraintes à la fosse commune était une occasion rêvée. Tout d'abord, il lui fallait se faufiler hors d'ici. Puis, il lui fallait un nouveau nom, devenir quelqu'un d'autre, et commencer une nouvelle vie là où la police ou l'armée ne pouvaient pas l'atteindre...

Pendant son dur labeur, où il ne pensait qu'à son évasion, vint la nuit de son troisième jour de travail. Le cimetière après la disparition du soleil devenait plus inquiétant que jamais. Dans l'étable en ruine, le vent soufflait à travers les fissures, ce qui rendait l'endroit particulièrement froid. Il doutait que l'idée selon laquelle il aurait pu avoir besoin d'une lampe ou d'une bougie ait traversé l'esprit de quiconque dans le domaine. Alors, à chaque fois que les nuages cachaient la lune et les étoiles, son étable était complètement plongée dans les ténèbres. C'était exactement comme quand on lui avait bandé les yeux. Il n'avait pas d'autres choix que de tirer sa couverture. Pire, s'endormir la première nuit s'était avéré difficile, mais en plus de ça, il devait l'avouer... terrifiant.

Les fantômes n'existent pas. Au fond de lui, il le savait bien.

Malheureusement, seul plongé dans l'obscurité la plus totale, avec des grincements de charnières et le bruit menaçant et à glacer le sang du vent qui soufflait dans l'étable à travers les fissures, il ne pouvait s'empêcher de penser que quelqu'un approchait.

Évidemment, s'il avait sauté hors de son lit et forcé sur ses yeux, il aurait pu confirmer qu'il n'y avait personne d'autre. Pourtant, alors que cette sensation revenait encore et encore, il se mit à se demander s'il ne croyait vraiment pas aux fantômes ou aux esprits qui s'échappent des cadavres.

Enfin, tout du moins, cet endroit ne devait sûrement pas manquer de cadavres plein de regrets.

Bien qu'il était mort de peur, pendant deux jours, ses peurs s'étaient avérées n'être qu'une pure perte de temps.

Fort heureusement, (enfin, il ne savait pas vraiment si c'était vraiment une bonne nouvelle, mais) la troisième nuit, il n'y avait pas un seul nuage, et la lune était claire. À tel point qu'il pouvait clairement voir le bout de ses orteils, ce qui était idéal pour pouvoir se balader.

Le garçon se leva de son lit en paille. Alors qu'il se leva, le chien noir qui était comme à son habitude affalé sur le sol devant l'entrée de l'étable regarda dans sa direction.

— Je vais juste pisser. Tu vas sûrement jamais dans ton propre lit, hein ? dit le garçon tout en lui faisant un léger signe de la main.

Le chien sortit alors de l'étable avec le garçon tout en le suivant de près.

Il est bien dressé, quoiqu'un peu flippant, mais il semble comprendre ce que je lui dis.

Il se rappela des deux entraves à son évasion.

Le collier autour de son cou mais également... ce chien.

Quoi que le garçon fasse, le chien noir nommé « Dephen » le surveillait toujours. Et même si le garçon n'était pas directement dans son champ de vision, il avait l'impression de toujours être dans sa zone de perception. Alors quand le garçon allait quelque part, « Dephen » finissait toujours par se retrouver derrière lui à un moment ou un autre.

— En aucun cas vous ne devez envisager vous échapper, lui avait dit Daribedor le premier jour. Dephen ici présent est un excellent gardien de cimetière. Qui plus est, c'est également un chien de chasse hors pair. Son odorat et ses griffes font de lui un geôlier inégalé.

Un chien en guise de geôlier ? Au début, le garçon n'était qu'à moitié convaincu mais...

Pendant les trois jours où il avait été sous surveillance, ce chien avait accompli sa tâche avec un haut niveau d'excellence. Dans un passé lointain, les humains s'étaient souvent battus contre des chiens et il était difficile de s'en sortir indemne. Même si le garçon ne savait pas vraiment ce qui se passerait s'il réussissait à prendre le chien par surprise avec sa pelle, cela était vain vu que le chien ne lui laissait jamais l'occasion de le faire.

Il aurait aimé que Dephen baisse sa garde pendant qu'il mangeait. Néanmoins, malgré le fait que le garçon se nourrissait essentiellement de bouts de pain, ce chien était vraisemblablement capable de le localiser grâce à son flair.

Après s'être soulagé la vessie, le garçon ne retourna pas directement à l'étable. Au lieu de ça, il marcha sans but le long de la clôture du manoir. Il était réticent à l'idée de se diriger vers le cimetière. Rien que le bruissement des feuilles avec le vent le mettait mal à l'aise.

Mais... Rien ne va surgir dans la nuit, pas vrai ? Genre un homme sans jambe ou quelque chose du genre.

Quand bien même il aurait décidé de remettre à plus tard son évasion, il lui était nécessaire de savoir à quoi ressemblait le cimetière sans lumière du soleil. Au cas où il s'échappait au beau milieu de la nuit, il allait devoir traverser la sombre forêt inconnue peu importe la direction choisie... et cela relevait très certainement du suicide. Pourtant, même en considérant qu'il puisse effectivement marcher jusque-là, il ignorait comment rejoindre la ville la plus proche. Même s'il venait à tomber sur des traces de roues, et c'était déjà optimiste, il lui allait être nécessaire de longer la route. Et pour ce faire, il allait devoir passer par le cimetière.

Tout va bien. Les fantômes n'existent pas. Et puis, cette tourelle de combat était encore plus terrifiante que ça quand elle était pointée vers moi, non ?

Après s'être rassuré comme il le put, le garçon s'avança aussi prudemment que quand il avait les yeux bandés et pénétra dans le cimetière. Les innombrables pierres tombales baignaient sous le clair de lune, créant une lueur bleutée qui se détachait nettement au milieu de l'obscurité. Mais dans le même temps, la véritable couleur de ces pierres érodées lui faisait penser à des os.

Il avait l'intention d'apprendre à traverser le cimetière de long en large, mais vu que sa vision ne pouvait rien percevoir dans cette profonde obscurité, il se mit plutôt à penser que ce cimetière était bien trop grand. Peu importe où il regardait, il voyait toujours les mêmes pierres tombales éparpillées ici et là avec une sombre forêt oppressante au loin. Et vu qu'on l'avait fait tourner dans tous les sens quand il avait les yeux bandés, le garçon était persuadé qu'il n'allait pas être en mesure de rentrer à l'étable. Pourtant, aussi étrange cela puisse-t-il paraître, le fait que l'antipathique chien noir était toujours en train de le suivre était en fait rassurant.

— Galérien, que vous soyez rassuré par le fait que votre geôlier ne soit pas à vos côtés ou non, soyez sûr que ce chien de garde vous accompagnera.

Alors qu'il repensa aux paroles de Daribedor, un sourire amer émergea involontairement sur ses lèvres.

Écoute, tout va bien. Cet endroit est peut-être propice à ces superstitions, mais au final, les fantômes n'existent que dans les histoires.

Tandis que le vent soufflait et à mesure qu'il marchait à travers le cimetière, son moral se retrouva revigoré pour une raison ou une autre.

Bien entendu, il était conscient que ce n'était que du bluff. Sa nuque sous le collier, et même ses deux bras musclés avaient la chair de poule. Ça suffira pour aujourd'hui... Je devrais continuer demain... Telles étaient les légères pensées qui traversaient son esprit à chacun de ses pas.

Soudain, il se rendit compte qu'il se tenait face au trou qu'il avait creusé plus tôt ce jour-là. De là où il se trouvait, il avait l'impression qu'on pourrait construire une cave dans cet immense trou. Le clair de lune n'atteignait pas le fond et les ténèbres paraissaient être liquide, formant comme une flaque au fond du trou... Il n'y avait également aucune inscription sur la pierre tombale. C'était une tombe qui n'appartenait à personne.

Pendant la journée, il s'était demandé qui allait être enterré là.

Et maintenant, des questions sur ce qu'il allait advenir de lui après sa mort s'amoncelèrent dans son cœur.

On lui avait informé en détails de ce qu'il encourait s'il venait à briser une des règles de confinement du camp de détention. Mais personne ne lui avait dit ce qu'il se passerait s'il venait à mourir ici. Par exemple, si jamais son évasion échouait et qu'il mourrait la trachée rongée par le chien noir, est-ce que son corps allait être enterré dans ce même cimetière ?

Pour le garçon, ça ne changeait pas grand-chose, vu qu'il n'y avait personne pour pleurer sa mort. Qui plus est, lors du procès, il avait été décidé que le nom du garçon, celui que son père lui avait donné, lui était retiré. Alors, de toute façon, il n'y aurait vraisemblablement aucun nom sur sa pierre tombale.

Le fossoyeur n'avait aucune tombe en son nom.

Cette pensée sarcastique le fit à nouveau sourire amèrement. Mais il ignorait s'il devait se sentir triste ou frustré par la situation. C'était un sentiment vague qui le faisait se sentir vide. En fait, ce vide ressemblait aux ténèbres de cette profonde tombe.

Tout en écoutant le bruit d'une soudaine bourrasque, il se mit à penser qu'il avait entendu quelque chose d'autre. Cela ressemblait au froissement de vêtements... comme quelque chose qui serait en train de bouger.

Après avoir tourné la tête en direction du bruit, le garçon remarqua que le chien avait disparu sans qu'il s'en rende compte.

Une goutte de sueur froide coula le long de sa nuque.

Enfin seul, le garçon se souvint dans quel genre d'endroits il se trouvait. Et donc, comme une personne se sentant coupable, il se mit précipitamment à regarder autour de lui.

Le groupe de pierres tombales l'entourant...

L'immense trou à ses pieds...

La bruissante et sombre forêt...

L'énorme lune légèrement descendante...

Mais aussi, à peine visible dans son champ de vision...

Il y avait quelque chose.

À part moi, qu'est-ce qu'il pourrait bien y avoir dans ce cimetière perdu au beau milieu de la nuit ?

... Son esprit se vida.

Quoi que ce fusse, c'était de la taille d'un humain portant une capuche presque noire, bleue foncée. Son pardessus atteignait presque ses pieds et flottait dans le vent.

Un spectre. Une créature. Un revenant. Les troublants contes de fée que les adultes lui avaient racontés en long, en large et en travers quand il était petit se bousculèrent dans son esprit.

La capuche créait une ombre, empêchant le garçon de voir le visage de la personne. Cependant, il était sûr que cette dernière l'avait vu. Après tout, elle venait dans sa direction.

Devrais-... je... m'enfuir ?

Il lui était difficile de respirer. Il ne s'enfuit pas, mais seulement parce que son corps ne pouvait pleinement entendre le cri de désespoir de son esprit. Sa peur avait pris le dessus, le faisant paniquer. Son esprit s'était complètement effacé. Ses jambes étaient paralysées, comme s'il était un soldat face à une grenade lancée. Sa tête se mit à tourner violemment, et il se mit à trembler sur place. Peut-être était-ce une forme de bienveillance ou de pitié de la part des cieux si sa vessie était vide.

Tout en se déhanchant lentement, la personne approchant s'avançait en fait très lentement, mais le garçon n'avait aucun moyen de s'en rendre compte.

Est-ce que... je perds conscience...

C'était une sensation étrange. Il devait s'enfuir. C'était la seule chose à laquelle pensait le garçon. Il devait s'enfuir. Loin de ce fantôme... Loin de ce cimetière. Même s'il avait l'impression que ses jambes avaient pris racine, il rassembla tout ce qui lui restait de forces dans celles-ci et leur ordonna de bouger.

Mais l'instant d'après, ses jambes se dérobèrent et il tomba brusquement. Pendant sa chute, pour une raison ou une autre, il avait l'impression que la distance qui le séparait du sol était plus grande qu'elle aurait dû être.

Rien de bien n'était arrivé finalement.

Au milieu du cimetière et de la nuit, le garçon perdit conscience.

... Mais le bref instant avant que tout devienne noir, il crut apercevoir un visage blanc sous la capuche de la créature.


#


... Son plus vieux souvenir était un son. Il pouvait entendre un très grand bruit métallique par intermittence venant de la pièce à côté de sa petite chambre. Il regardait un plafond visiblement ancien, quelque chose qui ne lui était que trop familier... Le plafond de sa maison... De sa maison dans sa ville natale.

Tout en veillant à ne pas réveiller ses frères endormis à côté de lui, le jeune garçon se glissa silencieusement hors de son lit. Les pieds sur le sol, son champ de vision était bien plus bas qu'il l'était aujourd'hui... Il se doutait vaguement que c'était un rêve d'un souvenir d'enfance.

Ting... Ting...

Il réalisa rapidement ce qu'était ce bruit. Son tailleur de pierre de père était en train d'utiliser un marteau et un burin.

Le jeune garçon fixa des yeux le dos rond de son père assis sur un petit escabeau en train de mettre tout son cœur pour tailler une pierre.

En vérité, il n'arrivait pas vraiment à se remémorer la voix de son père. Mais il se souvenait que c'était quelqu'un de persévérant et de calme. En fait, il était extrêmement calme... autant qu'une pierre. Peut-être qu'à force de faire face à une pierre, nos corps et cœur finissent par devenir aussi durs qu'elle. La barbe courtement taillée de son père semblait aussi hérissée que la brosse qu'il utilisait. Et les paumes de ses mains légèrement sales étaient aussi rugueuses que la peau d'un éléphant.

Quant à sa taille... L'homme n'était en aucun cas plus grand que le garçon à l'heure actuelle. En fait, en y réfléchissant bien, il était vraisemblablement étrange que quelqu'un d'aussi grand que lui soit le fils d'un homme de carrure aussi petite. Néanmoins, dans ses souvenirs, il se souvenait que son père lui paraissait assez grand. Et son corps fort et massif faisait forte impression.

Alors que le garçon continua à fixer du regard sans bouger le dos de son père, ce dernier tourna la tête vers lui.

— Tu n'arrives pas à dormir, XXXXX ? demanda-t-il, en prononçant le prénom du garçon.

Il n'arrivait pas à se souvenir précisément de sa voix, sûrement parce que c'était un rêve. Et la voix qu'il entendait était plus vive que celle de son père. Malgré tout, le garçon ressentit comme un soulagement. Vraisemblablement parce que son père l'avait appelé par son nom...


#


Depuis quand je me suis mis à rêver de mon père... pensa le galérien au milieu de son sommeil.

Il se réveilla brusquement... Si possible, il allait devoir se préparer pour le travail du jour avant que cette satanée vieille chouette ne revienne. Pourtant, pour une certaine raison, son lit était si chaud et confortable qu'il n'avait pas envie de se lever. C'était exactement comme la superbe sensation que l'on ressent quand nos sens et notre conscience s'évanouissent dans un bon bain chaud. Et juste pour un peu plus longtemps, il se dit que ce n'était pas grave de rêver de son père un peu plus.

Tout à coup, il put sentir le goût de la terre dans sa bouche.

À cause de cette sensation déplaisante, le garçon ouvrit les yeux.

Cependant, sans qu'il ne sache pourquoi, son côté gauche était complètement noir. Il tenta de cligner des yeux, mais une douleur aiguë se fit sentir dans son œil gauche. Et alors qu'il se tourna sur un côté, il aperçut à sa droite un mur de terre.

— Hein...?

Pour commencer, il se leva et ce n'était pas ses draps mais de la terre qui tomba de son corps. Ce dernier était à moitié enterré dans la terre... Ou plutôt, il avait été enterré.Le fait que le garçon se trouvait désormais dans la tombe qu'il avait lui-même creusé plus tôt dans la journée n'était pas une plaisanterie.

Oh, c'est vrai, je me suis évanoui.

Avant même qu'il ne puisse comprendre ce qui se passait au-dessus de lui, des mottes de terre se mirent à tomber et à recouvrir sa tête.

— Waaaah, beurk, arg...

Tout en recrachant la substance étrangère, le garçon leva la tête.

— Oh, tu étais vivant ? prononcèrent des lèvres aussi roses que des pétales de cerisier.

La plaque d'une pelle, qui ressemblait trait pour trait au nouvel outil que le garçon avait reçu, semblait briller d'un éclat argenté alors que le clair de lune se reflétait sur le métal. Dans la pelle se trouvait la motte de terre suivante, mais détail plus intéressant, une fille tenait cette même pelle et le regardait du haut du trou.

— ...

La pèlerine bleue foncée que portait la fille était manifestement la même que celle qu'il avait aperçue avant de s'évanouir. Et ce qu'il avait vu sous la capuche paraissait on ne peut plus humain, mais en réalité, c'était même magnifique. Du moins, c'est ce qu'il pensait. Pour une raison différente de la peur, il en oublia même de respirer en la voyant.

Pendant un instant, elle dévisagea mystérieusement le garçon immobile dans le trou. Mais alors, elle pencha légèrement la tête de façon dubitative et demanda :

— Ou est-ce que tu bouges malgré le fait que tu sois mort ?

— ... Qu'est-ce que tu racontes ? lâcha le garçon en réponse à la question des plus étranges qu'elle venait de poser, ayant retrouvé ses esprits.

Sa voix était douce et magnifique. Ses yeux bleus foncés étaient emplis de méfiance, et sous sa capuche débordait une soyeuse chevelure brune-rousse. Du haut de ses seize ans, il n'avait jamais vu créature si charmante. Et il pensa que ça n'allait pas être le cas dans le futur non plus.

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... Une seconde. Du calme. Tu te souviens où t'es ? se demanda le garçon à lui-même, tout en fermant fermement ses yeux.

Tout en essayant de calmer son cœur palpitant, un grand nombre de questions se soulevèrent en lui.

Il allait sans dire que le visage de la fille sous-entendait qu'elle ne l'avait pas vu travailler au cimetière les jours précédents. Même avec un coup d'œil furtif, il était persuadé qu'il n'aurait jamais pu oublier son visage. Mais que pouvait-elle bien faire dans un endroit pareil à une heure aussi tardive ? Non, tout son corps sentait que ce n'était pas naturel pour une fille de traîner seule dans un cimetière au beau milieu de la nuit.

Elle semble humaine, mais rien ne me dit que ce n'est pas un joli fantôme...

Non, pour commencer...

— Qui es-tu ? demanda le garçon, debout sur ses pieds.

Comme prévu, la fille encapuchonnée jeta un regard mystérieux vers le garçon. Bien qu'elle ne paraissait ni paniquée ni effrayée, son visage exprimait un mélange entre confusion et intérêt. C'était comme si au beau milieu d'une balade le long d'une route, elle avait croisé un poussin en train d'éclore de son œuf.

Au début, la fille demeura muette, mais alors qu'il commença à se demander si son silence était dû au fait qu'elle ne comprenait pas la question, elle finit par répondre :

— Meria Fosse Commune[1].

Il lui fallut un certain temps avant de comprendre la série de mots qui composait son nom.

— Meria ? Comme pour obtenir confirmation, il répéta le nom et la fille acquiesça légèrement.

Pour continuer, le garçon demanda :

— Qu'est-ce que tu fiches ici au beau milieu de la nuit ?

La fille répondit :

— Quoi de plus normal pour une gardienne de cimetière ?

Comme si cela suffisait à compléter son explication, la fille... Meria se tut.

Incapable de supporter son regard silencieux plus longtemps, le garçon détourna les yeux et décida de s'extirper du trou. Alors qu'il était occupé à escalader le trou qui était d'une profondeur aussi grande que lui, il finit par remarquer les traces de pas en pagaille à l'endroit où il avait perdu l'équilibre.

Il semblerait qu'au moment où il avait cru que Meria était un fantôme et avait tenté de s'enfuir, il était tombé, s'était cogné la tête et s'était évanoui. C'était sûrement la cause de la douleur sourde qu'il ressentait au niveau du cou. Il n'y avait vraiment rien de plus pénible que ce genre de douleur. Enfin, le fait que la fille prêtait à peine attention à ses efforts lui brûlait la peau. Le visage rouge, il finit par s'extraire du trou.

Une fois les pieds sur la terre ferme, il se leva et c'était cette fois-ci lui qui devait baisser les yeux pour la regarder tandis qu'elle devait désormais lever les siens. Debout face à face, la fille lui arrivait au niveau de la poitrine. Pour une fille, il devait admettre qu'elle était plutôt ordinaire de ce point de vue.

Elle devait avoir au moins son âge. Son corps menu de la tête aux pieds était complètement couvert par sa pèlerine bleue foncée et mis à part son visage, la seule partie visible de son corps était ses pieds blancs nus.

— ... Et toi, qui es-tu ? demanda la fille, en penchant la tête sur le côté dubitativement.

Il pouvait voir son reflet dans ses yeux bleus clairs, qui étaient telle la surface d'un lac sans vague.

Qui es-tu ?

Cette question et son regard pur semblaient le transpercer directement au plus profond de son âme.

Eh bien... qui je suis... en fait ? Il se demandait comment répondre et une multitude de réponses possibles inondèrent son esprit.

Le troisième fils d'un tailleur de pierre, une taupe du champ de bataille, un tueur d'officier supérieur, galérien 5722. Et maintenant, le fossoyeur sans nom. Chacune de ses dénominations était correcte et lui correspondait effectivement.

Cependant...

Personnellement, comment est-ce que j'aimerais qu'on m'appelle ?

— Mole.

On lui avait retiré... son véritable nom.

— Je m'appelle Mole Reed[2].

... à sa naissance... c'était le nom que son père lui avait donné.

Ce mot était différent de la terre qu'il avait dans la bouche. Il était parvenu à le dire sans ressentir de malaise.

Quand il y repensait, c'était un nom ridicule. Mais tant que la mémoire d'une personne subsistait, il était impossible de lui arracher son nom.

— Mole, hein ?

Comme si elle imitait son visage interloqué un peu plus tôt, elle répéta le nom du garçon.

Le garçon fit un pas en arrière pour se distancer un peu de la fille.

Puis, comme pour protéger son cœur, il agrippa sa poitrine.

Pourquoi j'ai été aussi surpris alors qu'elle n'a fait que prononcer mon nom ?

Surpris qu'il puisse être choqué pour si peu, il se mit frénétiquement à fouiller son esprit en quête de la raison. Peut-être, se disait-il, qu'il avait complètement oublié ce que cela faisait d'être appelé par son nom.

Ce doit être ça. C'est la seule raison plausible.

La fille pencha à nouveau la tête sur le côté de façon dubitative, ses cheveux brillant se balançant légèrement devant sa poitrine.

— Dans ce cas, qu'est-ce que tu faisais ? lui demanda la fille.

— J'étais juste en train de... pi-...

— ...

— ...

— Pi ? demanda Meria avec une jolie voix, répétant le dernier mot de la phrase qu'il hésitait à prononcer.

— De me soulager la vessie, reformula Mole, la poitrine nouée.

— Je vois. La fille acquiesça, et dans le même temps, dans l'interstice entre sa capuche et ses cheveux, il put apercevoir sa menue clavicule.

— Ah, euh...

Tout en bredouillant, il chercha ses mots.

Bien qu'il devait avoir bien des questions à lui poser, le fil de sa pensée était étrangement lent, et il était incapable de se souvenir de ce qu'il voulait demander. Les yeux rivés sur la fille, il pouvait sentir que son esprit s'engourdissait petit à petit, comme la fois où il avait été soûl et avait fumé un joint. Mais c'était la première fois qu'il ressentait ça juste en parlant avec quelqu'un. Et c'était loin d'être désagréable...

Soudain, la fille se retourna.

— Eh bien, sur ce... dit Meria, en se mettant brusquement à s'éloigner comme si elle avait perdu tout intérêt en lui.

— A... Attends une seconde ! cria impulsivement Mole.

— ...?

— Non... cette...

Bien qu'il n'y avait rien de mal à lui demander d'attendre, comme d'habitude, son esprit fonctionnant à moitié n'avait pas la moindre idée de quoi dire ensuite. Elle le regarda par-dessus son épaule. Avec sa capuche masquant la moitié de son visage, la fille le regardait droit dans les yeux sans cligner les siens, comme s'ils jouaient au jeu de celui qui tiendra le plus longtemps.

Il ignorait si elle était trop consciencieuse ou pas, mais malgré le fait que le garçon était incapable de trouver ses mots, la fille attendit sans broncher qu'il continue, comme si le temps s'était arrêté.

— ... Cette pelle, elle est à moi. Excuse-moi, mais est-ce que tu pourrais la laisser là ? demanda-t-il d'un ton manquant de confiance tout en pointant du doigt la dite pelle.

Meria tenait la pelle du garçon, mais après qu'il eut parlé, comme si elle s'en était finalement souvenue, elle baissa le regard vers ses mains. Puis, elle jeta un œil en direction du trou de Mole qu'elle avait commencé à reboucher plus tôt, avant de se tourner vers le garçon.

— C'est toi qui as creusé ce trou ? demanda-t-elle.

Le garçon acquiesça et Meria, avec un regard difficile à cerner, continua à le dévisager.

Puis, sans crier gare, elle se rua sur lui, en trébuchant presque du fait de la vitesse. Mais avant de lui rentrer dedans, elle s'arrêta à un pas de lui et tendit la pelle en métal. Par réflexe, le garçon accepta la pelle. Comme précédemment, aucune remarque ni trait d'esprit ne lui vint à l'esprit.

Au lieu de ça, il dit :

— Merci.

Bien qu'il ressentait qu'il n'était pas nécessaire de la remercier de lui avoir rendu ce qui lui appartenait, il était de toute façon incapable de dire quoi que ce soit d'autre.

— ...

Pour une raison ou une autre, la fille se mit à rapidement cligner des yeux. Alors qu'elle le regardait, il put apercevoir le reflet de la belle lune dans ses yeux. Puis soudain, comme battant en retraite, elle prit ses distances de lui.

— Au revoir, dit la fille. Hum... Mole ?

— Oui...?

Alors que le garçon demeura inerte, Meria s'en alla sans se retourner.

Mole fixa du regard la silhouette de sa pèlerine, mais après un moment, il disparut dans les ténèbres... tel un fantôme.


  1. Le kanji se lit en fait Meria de la Fosse Commune, mais le katakana utilisé ne mentionne pas « de la ». Il est possible que l'auteur ait voulu faire sonner ça comme un nom, même si en japonais, cela sonne plus comme un titre.
  2. La version anglaise a utilisé la graphie Muoru, qui est la prononciation japonaise du mot anglais mole (taupe), afin d'éviter toute confusion.


3[edit]

Au moment où le ver de terre sortit du sol, l'infortunée créature fut sectionnée en deux avant de mourir.

Bien que ce n'était rien comparé à une véritable taupe, même une taupe du champ de bataille comme Mole avait l'habitude de tomber sur des vers tous les jours. Bien entendu, il lui arrivait souvent d'en découper plusieurs sans le vouloir en creusant un trou.

Malgré la récurrence de cet évènement, aujourd'hui, Mole était captivé par ce qui aurait simplement dû être la routine pour lui. Il ignorait pourquoi il fixait du regard avec une telle curiosité le cadavre desséché du ver, mais il finit par le laisser tomber par terre.

Étant donné qu'aujourd'hui, on lui avait ordonné de creuser un nouveau trou, peut-être qu'il avait cru à tort que la tombe qu'il avait partiellement creusé la veille lui était destiné. Néanmoins, à mesure qu'il creusait, il devait transporter la terre toujours plus loin du trou, au point où il passait plus de temps à faire des allers-retours qu'à creuser.

Pour ce qui était de la taille de cet immense trou... il avait remarqué qu'il avait déjà écrasé quatre vers. Qui plus est, comme si on le prenait pour un imbécile, la profondeur à creuser était indiquée par un long bâton en bois où était attaché un bout de tissu noir. D'après cet indicateur, la tâche du jour devait faire aux alentours d'un mètre cinquante de profondeur.

... Mais Mole remarqua que pour cette tombe, il avait creusé trop profond d'environ la distance entre son pied et son genou. À ce propos, à cause de son manque d'attention, il avait tapé son pied au lieu du sol à plusieurs reprises avec la pelle.

— Arrête de rêvasser et concentre-toi, marmonna le garçon à voix haute, tout en se tapant les joues avec les paumes.

Malgré tous ses efforts, il ne parvint pas à pleinement se concentrer de toute la journée. Ou peut-être était-ce plutôt qu'il avait l'impression que ses pensées n'étaient pas focalisées sur sa tâche. Même si son corps creusait, c'était comme si son esprit était à moitié endormi.

Quand il eut fini de creuser le trou, le soleil était déjà en train de se coucher. Pour Mole, le travail du jour lui avait pris bien trop de temps. Il n'essayait pas particulièrement de se tuer à la tâche, surtout que personne n'allait le féliciter derrière... Sans compter qu'il n'allait pas bénéficier d'un meilleur traitement pour autant. D'un autre côté, il était toujours réticent à l'idée de faire les choses à moitié, ce qu'il pensait ne pas être la meilleure solution.

— Très cher galérien.

Mole entendit la voix de Daribedor tandis qu'il rangeait ses affaires.

— Il semblerait que vous veniez tout juste de terminer, continua le vieil homme, en contemplant le trou creusé par Mole.

— Eh bien, oui...

Exactement, c'était du gâteau ! Il se garda bien de prononcer cette remarque sarcastique. Cette sensation que cela n'allait pas être évident d'avoir affaire avec ce vieil homme sans nez n'avait pas changé depuis qu'ils s'étaient rencontrés.

— Je sais que vous devez être fatigué, mais j'aimerais que vous donniez un coup de main à l'inhumation... Oh, ne vous en faites pas, enterrer quelque chose n'a rien de bien sorcier. Pour ce qui est de l'endroit, il s'agit du trou que vous avez creusé jusqu'à hier, alors vous ne devriez pas avoir besoin d'indications pour vous y rendre, n'est-ce pas ?

— Non, ça ira, répondit Mole brusquement, tout en s'éloignant sa pelle en main.

— ... Ah, bien, bien.

Cependant, alors qu'il s'en allait, Daribedor l'interpella.

— Étant donné que je vis sur cette terre depuis plus longtemps que vous, permettez-moi de vous donner une mise en garde. Même pour les galériens, si vous ne souhaitez pas terminer dans un de ces trous que vous creusez, il serait préférable que vous évitiez de vous mêler un peu trop de ce qui ne vous regarde pas.

— ...?

Mole ne voyait pas de ce dont il pouvait bien parler. Mais avant qu'il ne puisse lui demander où il voulait en venir, le vieil homme s'en était rapidement allé vers le manoir.

Tout en marchant, Mole cogita sur ce que l'homme voulait dire.

... Peut-être qu'il était au courant de sa petite escapade de la veille, alors qu'il cherchait un moyen de s'échapper.

Puis la fortuite rencontre lui traversa l'esprit.

Meria.

La fille qui portait le nom de Meria Fosse Commune.

S'il devait se fier à ce qu'elle avait dit, elle était la gardienne de ce cimetière.

Cependant, intuitivement, il ne voyait pas vraiment quelles étaient les tâches qui incombaient à un « gardien de cimetière ». Pour ce qui était de creuser les trous, c'était déjà lui qui s'en chargeait, et les responsables du cimetière étaient les personnes du manoir, Daribedor et l'autre bonne femme.

S'il devait émettre des hypothèses, peut-être que le gardien était en charge de protéger le cimetière de ceux qui tentaient de piller les tombes de leur contenu. Mais, même s'il pouvait parfaitement trouver cette explication plausible, il avait du mal à l'imaginer faire face à ce genre de personnes. Pourtant, bien qu'elle semblait parler du haut de sa tour d'ivoire, aux yeux de Mole, elle était plutôt normale et ne ressemblait qu'à une simple fille sans défense... Enfin, peut-être était-il difficile de dire que son apparence était simplement normale.

En tous les cas, même cette nuit-là, elle allait sûrement faire une ronde dans le cimetière. Du moins, c'est ce que pensait Mole. Toutes les nuits, la fille semblait patrouiller dans le coin, ce qui allait également devoir entrer en ligne de compte dans son plan d'évasion. Et pour cette raison, Mole décida de vérifier si Meria était là ou non.

Mais, alors qu'il s'avançait dans le cimetière, il put apercevoir des gens se rassembler au loin. Il y avait un grand nombre d'hommes amassés autour du trou creusé par Mole jusqu'à la veille.

Ils sont sûrement là pour l'enterrement.

... Cependant, de là où il était, l'ambiance semblait loin d'être morose. Malgré le fait que c'était un enterrement, Mole ne sentait pas la moindre once de tristesse qui était de mise dans ce genre d'évènement. Il n'y avait ni sanglots ni gémissements.

Alors qu'il essayait de s'approcher, il s'aperçut que les gens étaient vêtus de vêtements de deuil, tels que des costumes noirs, et... que leurs visages étaient cachés par des masques peints en blanc. Ces derniers étaient complètement dépourvus d'expression, si ce n'était les yeux que l'on pouvait voir à travers les fentes longilignes prévues à cet effet. Ils ressemblaient pour s'y méprendre aux masques de la mort. Et bien que les gens étaient de corpulence différentes, les masques étaient tous identiques.

C'est quoi cette histoire ? Ils vont quand même pas faire un bal masqué ici, non ? pensa Mole. Bien entendu, la jeune taupe n'avait jamais participé à ce genre de fêtes.

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... Peut-être que ça se fait pas de montrer son visage dans ces cas-là.

Bien qu'il avait des doutes sur leurs intentions, le garçon courba légèrement l'échine devant les personnes qui semblaient avoir remarqué sa présence et continua de s'avancer... C'est alors qu'il aperçut quelque chose d'étrange.

Au milieu de l'immense tombe où la fille l'avait partiellement enterré la veille, gisait désormais... la tête d'une bête gigantesque.

Au moment où il posa les yeux dessus pour la première fois, il ne comprit pas tout de suite ce que c'était. C'était tout à fait compréhensible après tout. Quoi que cela pouvait être, c'était le genre de choses qui dépassait l'entendement général. Il se mit à se frotter frénétiquement les yeux, tout en priant pour que ce soit une hallucination. Il ouvrit alors les yeux une fois de plus.

Il pouvait apercevoir son visage se refléter dans les grands et gigantesques yeux de la créature, aussi gros qu'une tête d'homme.

Désormais, il n'y avait plus aucun doute, cette chose gisant dans la tombe était sans conteste la tête d'un monstre gigantesque d'un autre monde. Non, pour être précis, c'était un monstre géant dont le corps était presque entièrement composé de son énorme tête. Ce qui était encore plus invraisemblable se trouvait sous la mâchoire densément velue du monstre : là où chez un humain, on s'attendait à trouver un cou, il y avait ici quelque chose semblable à un corps de lézard. Contrairement à la taille gigantesque de la tête, son corps de lézard était ridiculement petit, mais malgré tout, il semblait être doté de muscles puissants et de griffes à faire froid dans le dos.

Le corps de la créature était transpercé de toutes parts par des lances pointues, et sa mâchoire et son flanc étaient restreints par des fils barbelés. Malgré ce dispositif, la simple vue de ce monstre inspirait une profonde terreur en Mole. Il ne pensait pas que CETTE chose était vraiment morte. Même maintenant, il avait l'impression que si ses chaînes venaient à être brisées, elle allait lui sauter dessus.

— ...

Sa voix sonnait bizarre, mais au final, Mole retrouva son calme. De la sueur froide s'échappait de son corps, et le centre de son visage était brûlant, comme s'il était en feu. Ses genoux tremblaient. Il ignorait ce qu'il regardait, mais il comprenait bien qu'une créature aussi effroyablement dangereuse n'était pas quelque chose que les êtres humains rencontraient en temps normal.

En quête d'aide, il se mit à regarder les gens autour de lui... mais les hommes masqués alignés debout sur le côté semblaient être enveloppés par une sombre vitre de verre, empêchant Mole de les voir dans les yeux. De cette ligne, une personne fit un pas en avant et s'approcha du garçon.

— Bien, la terre, ordonna une voix sourde de derrière le masque.

Sans comprendre ce que voulait dire l'homme, Mole lui adressa un regard vide en réponse. Puis, il se souvint qu'il tenait fermement sa pelle dans sa main gauche.

— Plus vite, dit l'homme masqué de petite taille d'une voix irritée. Dépêche-toi de l'enterrer !

Debout au bord du trou, le jeune galérien hésita. Il avait l'impression de se trouver face aux portes de l'enfer.

— Allez, plus vite, exhorta l'homme masqué à plusieurs reprises. Plus vite, plus vite.

Mole enfonça sa pelle dans le tas de terre qu'il avait fait la veille et jeta frénétiquement la terre dans le trou. Il ne voyait plus ses mains ni son corps... La seule chose qu'il voyait était le monstre blessé.

Ce... C'est quoi ? C'est quoi... ce truc ?

Il n'avait jamais entendu parler de ce genre de créature en dehors des fables. Elle avait une forme étrange et biscornue qui ignorait les lois et règles de ce monde. Par exemple, sa mâchoire pouvait selon toute vraisemblance manger une tête de la taille de celle de Mole en un coup. Rien qu'un dixième de son apparence extérieure était effroyablement monstrueuse, et il ne faisait aucun doute qu'elle devait se délecter de la chair humaine.

Bien qu'il ne faisait que répéter encore et encore le geste auquel il aurait dû être habitué, il fut à bout de souffle avant de s'en rendre compte. Alors que le garçon prit à plusieurs reprises des bouffées d'air irrégulières et courtes, quelque chose semblait posséder sa main et la força à continuer. Il n'y avait aucune distinction entre blanc et noir dans les yeux du monstre, uniquement la couleur terne de la bile. Mais plus notable encore, il y avait plein de petits yeux gravitant autour des deux grands.

Et maintenant, le garçon avait l'impression que ceux-ci le regardaient... tous sans exception.

Mi-abasourdi, il continua sa tâche. Quand il eut fini son dernier coup de pelle, l'état du sol n'avait rien de différent de celui aux alentours. Personne n'imaginerait qu'un tel monstre était enterré ici.

Soudain, le cimetière où il se trouvait semblait s'étendre à l'infini.

Non... Est-ce qu'il n'y a que des créatures comme ça enterrées ici ? Sous ces pierres tombales, il n'y a que des cadavres de ces monstres ?

Bien que ces inquiétantes questions s'amoncelaient à toute vitesse dans son esprit, il ne semblait y avoir personne en mesure d'y répondre. Un homme masqué s'avança du groupe en direction de là où Mole avait enterré la chose géante dont la tête était deux fois plus grande que la sienne. L'homme posa la pierre tombale en forme de croix qu'il portait sur les épaules, et à ce moment même, Mole sentit un gémissement émettre du sol.

Il ne semblait pas que ces gens masqués voyaient un quelconque intérêt à offrir au monstre un épitaphe ou des offrandes, et donc, ils se contentèrent d'observer silencieusement jusqu'à ce que la pierre tombale soit en place. Une fois ce fait, ils s'en allèrent.

Au loin, Mole pouvait entendre faiblement le bruit du pot d'échappement d'un véhicule de grande taille en direction de l'entrée du cimetière. Mais celui-ci s'évanouit rapidement, laissant Mole seul à contempler le sol dans le même état abasourdi que quand il creusait le trou plus tôt ce jour-là.

Même s'il avait l'impression que c'était un cauchemar, il ne parvenait pas à se réveiller peu importe le temps écoulé.

Elle existe... vraiment ? Cette chose ?

Mole avait besoin de quelqu'un pour lui tapoter l'épaule et lui dire que tout ça n'était qu'une plaisanterie. Mais même s'il attendait que le soleil couchant disparaisse derrière les feuilles d'arbre, personne n'allait venir.

Sa tête était bouillonnante, et n'était pas du tout en état de réfléchir à quoi que ce soit. Tout était trop étrange.

... S'il y réfléchissait calmement, ce genre de monstre n'existait sûrement pas. Ouais, c'est vrai. Peut-être que je devrais essayer de creuser. S'il creusait, il ne trouverait sûrement rien en dessous. Tout ça n'était qu'une hallucination.

Le garçon se saisit de sa pelle et l'enfonça dans le sol. Néanmoins, après avoir soulevé son premier tas de terre... sa main s'arrêta et il retrouva ses esprits. Pour exprimer ça avec des mots, il aurait dit qu'il était absurde de se sentir comme ça.

Peu importe ce qui est enterré là, il fait trop sombre pour que je puisse voir de toute façon.

Avec les forces qui quittaient ses mains, ces dernières lâchèrent prise du manche et la terre se déversa sur le sol.

... Est-ce que je devrais rentrer ?

... Mais où ?

Il pouvait entendre le grincement de ses dents. Rentrer ? C'était un galérien. C'était l'endroit où il avait été emprisonné, un esclave aux travaux forcés. Il ne pouvait pas quitter cet endroit. Et même s'il réussissait, il n'aurait nulle part où rentrer. Il supposait que l'étable décrépie avec son lit était le seul avantage du cimetière, mais mis à part ça, où pouvait-il vraiment aller ?

Pourquoi est-ce que j'hésite ?

Allez, bouge...

Son pied droit paraissait vraiment lourd, mais il parvint à faire un pas en avant. Ses orteils n'étaient pas dirigés vers l'étable, mais vers l'entrée du cimetière. Et après s'être forcé à faire ce premier pas, le suivant fut bien plus simple.

Il jeta par terre sa pelle honnie et se lança dans un sprint effréné, comme s'il fuyait un camp militaire en ruine.

Bien qu'il n'avait ni destination ni plan en tête, et même s'il pouvait se retrouver blessé, il chassa de force toutes ces pensées de sa tête, et d'une négligence inconsciente, il courut, encore et encore. La seule chose qu'il savait était que chaque pas l'éloignait un peu plus de ce monstre.

Courir de toutes ses forces n'avait rien d'agréable. Pourtant, malgré la profonde obscurité et le faible clair de lune, il sentait que le monde s'éclaircissait, comme si le soleil se levait devant lui.

Mais bientôt, il réalisa que ses rêves d'évasion n'étaient qu'une illusion.

Il n'avait pas parcouru beaucoup de chemin, il n'avait pour ainsi dire même pas quitté le cimetière, quand il sentit une espèce de vent s'approcher derrière lui. La seule chose que le garçon pouvait imaginer était le monstre à la gigantesque tête, qui aurait fini par s'extirper de son trou et qui se serait désormais mis à sa poursuite.

La peur lui avait fait recouvrer ses esprits et en réponse, il poussa son corps jusqu'à ses limites et se mit à accélérer. Il était exactement comme un herbivore fuyant face à un carnivore, si ce n'est qu'il était déjà pathétiquement à court de souffle. Tandis que creuser des trous était la spécialité des taupes, leur endurance en course était lamentablement faible.

Puis, sentant que la poursuite était sur le point de se terminer d'une façon ou d'une autre, Mole rassembla son courage et fit face à son poursuivant.

Et sans l'ombre d'un doute, une créature noire se trouvait là. Néanmoins, elle ne faisait pas un dixième de la taille de celle qu'il avait enterré un peu plus tôt.

À la place, elle avait des pattes rapides et une queue semblable à un plumeau... Puis la jambe droite de Mole se tordit à tel point qu'il avait l'impression qu'elle avait pris feu.

D'un coup, la bête lui avait sauté dessus et la gravité prit le dessus sur Mole, qui tomba alors à la renverse sur le sol.

— Arg... Fichu cabot !!

Mole tendit le bras pour tenter de briser la nuque du chien, qui tenait désormais la cuisse du garçon dans sa mâchoire et était la raison pour laquelle le garçon était tombé par terre. Cependant, au moment même où il toucha la fourrure noire, son monde se retrouva une nouvelle fois sens dessus dessous. Quand on lui avait enseigné les arts martiaux à l'école militaire, on lui avait appris comment tomber sans se faire mal. Mais là, il n'était pas parvenu à utiliser ses mains pour amortir sa chute et avait finalement violemment heurté le sol. S'en suivit une étrange douleur sourde au moment où son nez toucha le sol. Tout en essayant d'endurer la douleur, il serra les poings et se dit, Je vais briser le crâne de ce chien avec ma jambe.

— Dephen, arrête !

La voix venait de loin.

C'était la voix ferme et grave d'une jeune femme.

Le chien s'arrêta net. Les forces quittèrent sa mâchoire et un bruit de succion trempé se fit entendre au moment où ses crocs lâchèrent prise de la cuisse du garçon. Un liquide rouge se mit à s'accumuler en surface et après quelques secondes, le sang coula à flot des vaisseaux sanguins désormais sectionnés.

Dès qu'il s'eut assuré que le chien n'allait pas l'attaquer à nouveau, Mole inspecta sa blessure pour le moins répugnante. Son pantalon en chanvre avait été déchiré tel du papier et en dessous, il pouvait voir des trous béants dans sa jambe. En jetant un œil au chien, il aperçut de la chair fraîche pendre de ses crocs. Et comme son corps était encore sous l'effet de l'adrénaline, il ne ressentait qu'un chaud engourdissement. Néanmoins, il savait pertinemment qu'avec une telle blessure, il allait souffrir le martyr plus tard.

— Fais chier, grommela le garçon.

— Mole ?

La fille à la capuche sombre contourna le chien pour vérifier son identité. Et bien que ce n'était pas intentionnel, elle se retrouvait une fois de plus à devoir baisser les yeux pour le regarder, comme la nuit précédente.

— ... Tu as mal ?

La fille regardait sans broncher la jambe droite du garçon baignant dans une mare de sang.

Silencieusement, Mole reposa son regard sur sa blessure, se demandant ce qu'elle pensait de son absence de réponse. Pendant quelques temps, la fille se tint debout sans bouger aux côtés du garçon, puis finalement, comme si elle parlait à elle-même, elle soupira.

— Je n'aime pas la douleur, murmura-t-elle.

Mole sursauta sur ses pieds.

Le visage de la fille montrait une légère perplexité. Mise à part sa blessure, elle semblait avoir enfin remarqué que Mole était dans un état d'esprit différent de la veille.

Mole dévisagea intensément la fille inamicale. Et en retour, la fille semblait agitée, le regardant avec une certaine hostilité comme s'il était un animal blessé... Était-ce vraiment de l'hostilité ou alors de la peur ?

— T'as dit que t'étais la gardienne de ce cimetière, dit Mole d'un ton menaçant. Dans ce cas, tu dois savoir ce qui est enterré sous cette terre, non ?

Il avait crié ces mots tout en pointant du doigt le sol.

Les émotions qui bouillonnaient en lui et la peur qu'il avait ressentie face au mystérieux monstre l'empêchaient de garder la tête froide. Il pouvait également sentir une chaude palpitation dans sa jambe droite. Tout ceci avait eu raison de tout son sang-froid et son bon sens.

Il comprenait que sa rage dirigée contre elle n'était pour lui qu'un moyen de se défouler et que c'était totalement gratuit, mais comme d'habitude, la fille se contenta de le regarder avec des yeux aussi clairs qu'un lac. Il se demandait bien si son visage était capable d'exprimer d'autres émotions.

Cependant, cette beauté et cette transparence l'agaçaient.

— Dis-moi ce que c'est ! Ou alors... t'es amie avec ce truc ?

Comme s'il était sur le point de la frapper, Mole s'étira en avant et la saisit par le revers de son manteau... Ou du moins, tenta de le faire. Mais dès que les grandes mains du garçon la touchèrent, elle tomba immédiatement à terre avec un faible « Ah ».

Il n'y avait eu aucune forme de résistance, comme si on plongeait sa main dans l'eau.

Elle était tombée bien trop rapidement, et comme Mole se tenait principalement sur une jambe pour ne pas s'appuyer sur celle qui était blessée, il perdit à son tour l'équilibre. Ses genoux touchèrent le sol, puis son corps tomba vers l'avant en plein sur le corps de la fille allongée sur le dos.

... C'était comme si il avait été en train d'essayer de lui sauter dessus.

L'écrasant pratiquement, Mole était finalement assuré que la fille avait un corps, un poids, un parfum humain... et une peau chaude. La fille cligna des yeux comme si elle ne comprenait pas ce qu'il s'était passé. Et pendant que Mole était étendu sur elle, leurs corps se touchant des épaules aux doigts, elle le regardait droit dans les yeux.

Pour ce qui est de Mole, il était tout simplement paralysé tel un enfant choqué d'avoir renversé son assiette par terre. Ce n'était pas dans son intention. C'était un accident... mais malgré tout, il lui avait peut-être fait mal. Quand cette pensée lui traversa l'esprit, le garçon retrouva ses esprits.

— Tu sens comme le soleil, murmura la fille à sa joue, complètement recouverte par l'épaule du garçon.

Mole s'écarta précipitamment de son corps.

— Je... Je suis... désolé. Tu t'es fait mal quelque part ?

Oubliant sa précédente attitude inquisitrice, les mots sortirent soudain de sa bouche. Son irritation s'était volatilisée et il semblait être redevenu lui-même.

Mole envisagea essayer d'aider la fille à se lever, mais au moment où il essaya de lever son propre corps, il se rendit compte qu'il en était incapable. La blessure de sa jambe droite qu'il avait oubliée était devenue pesante et une intense douleur aigüe frappa le garçon au centre de sa tête.

Il parvint à s'accroupir, mais il ne put contenir son grognement de douleur. Pendant un temps, il fut dans l'incapacité de réfléchir correctement et la douleur semblait avoir pris le dessus sur ses autres sens. Jusqu'à ce que la douleur ne s'estompe, il ne pouvait rien faire d'autre que se tenir tranquille. Il ferma les yeux, serra les dents et sans bouger, endura la souffrance en silence.

Après un moment, il leva son visage désormais couvert de sueur, mais Meria avait déjà disparu.

— Bah, rien d'étonnant.

Après ce qu'il avait fait, il était naturel qu'elle se méfiait de lui. Il se serait probablement excusé s'il n'avait pas été encore en colère après ce fichu chien... mais... malgré le fait qu'il payait ouvertement pour ses erreurs, pour une raison ou une autre, il avait cet arrière-goût amer dans la bouche. Il regrettait ses actions et culpabilisait pour son attitude déplacée envers Meria.

Tout en tentant de limiter le flot de sang coulant de ses veines rompues, Mole jeta à nouveau un œil à l'état de sa cuisse.

La jambe droite de son pantalon était en lambeaux et le tissu était imbibé de sang. Il pouvait même voir les effroyables marques de morsure sur sa chair. Mais fort heureusement, malgré que les marques étaient profondes, aucune artère, ni aucun os, ni aucun nerf ne semblait avoir été touché... Néanmoins, il se sentait mal à l'aise. En voyant la puissante mâchoire du chien, il savait que s'il avait vraiment utilisé toutes ses forces, il aurait pu facilement réduire sa cuisse en charpie.

Alors que cette pensée lui traversa l'esprit, il tourna la tête et aperçut la sombre bête calmement assise sur son arrière-train, l'odeur du sang ne l'excitant pas le moins du monde. C'était exactement comme si leur affrontement d'il y a quelques minutes n'avait été qu'un mauvais rêve. Le coin de la bouche du garçon esquissa un fin sourire.

Ha ha... Alors t'y es allé mollo avec moi.

Même si Daribedor avait sûrement exagéré quand il avait prétendu que ce chien était un « chien de chasse hors pair », Mole devait admettre que ce titre était des plus appropriés. Le chien était vraiment pénible, et il était cent fois plus efficace qu'un garde humain qui s'assoupit souvent. Et que les actions de Mole aient été une répétition pour le jour de son évasion ou non, le prix à payer le fit grimacer.

... Néanmoins, s'il laissait cette blessure telle quelle, il était sûr qu'elle allait s'infecter. Même s'il n'allait pas jusqu'à rêver d'un bandage propre ou d'un désinfectant, s'il avait dans le pire des cas de l'alcool, alors il pourrait à la fois laver sa blessure et l'intérieur de sa bouche. Mais il paraissait peu vraisemblable que la pingre vieille femme ne donne ce genre de choses à un galérien qui avait échoué dans sa tentative d'évasion.

Et ainsi, son avenir s'assombrissait. Particulièrement parce qu'il sentait que même s'il retournait à l'étable dans son état actuel, il risquait fort de s'écouler plus d'une nuit s'il s'endormait.

Alors qu'il se tenait là pendant un moment, envisageant abandonner, il aperçut soudain une lueur orange se balançant légèrement d'avant en arrière s'approchant de lui.

... S'il avait été dans l'état qu'il était quelques heures auparavant, il aurait pu croire que c'était un mauvais esprit ou quelque chose du genre.

Mais il ne prit pas peur comme la veille. C'était clairement une situation où avoir peur lui aurait été bénéfique, mais où était passée sa peur ?

... En fait, il avait peur de bien plus que de simples fantômes et autres choses du genre... et ils se trouvaient sous ses pieds.

Il essaya d'attendre un peu plus longtemps et se rendit compte que la lueur s'échappait d'une lanterne carrée. C'est vrai. Comment une lueur de couleur chaleureuse pouvait provenir d'un mauvais esprit ?

À mesure que la lanterne s'approcha, il s'avéra qu'elle était tenue par la main gauche d'un être humain vêtu de noir. À sa grande surprise, c'était Meria Fosse Commune. La fille n'avançait vraiment pas vite, mais la vue de sa démarche était suffisante pour lui faire oublier de respirer. Malgré tout, il s'inquiétait vraisemblablement pour un rien : le fait qu'il ait le souffle coupé venait sûrement du fait qu'il était fatigué.

Dans sa main opposée, Meria tenait une petite boite en bois.

Après un bref silence, la fille s'accroupit juste à côté du garçon, posa sa lanterne sur le sol et tendit la boîte. Avant même qu'il puisse s'en saisir, Mole put légèrement sentir l'odeur du désinfectant.

Une fois dans ses mains, Mole réalisa qu'il ne se sentait pas à l'aise à l'idée d'appliquer de la solution antiseptique sur sa blessure.

Depuis qu'elle était revenue, elle était silencieuse et Mole était incapable de lire la moindre émotion dans ses grands yeux... Des yeux qui regardaient droit vers lui. Après lui avoir donné la boîte de premiers secours, elle n'essaya pas de s'enfuir, et son visage ne montrait pas le moindre signe de peur. Et parce qu'elle était accroupie, le bas de son manteau se retroussa légèrement vers le haut, dévoilant le bas de ses jambes, avec une peau aussi douce que de la porcelaine.

— Je peux vraiment utiliser ça ?

Même si cela aurait été vraiment intéressant si elle avait répondu non, Mole pensait tout de même qu'il était préférable de poser la question. La fille répondit à sa question par un hochement affirmatif de la tête.

— Merci pour ton aide.

Dans la boîte se trouvait toute une collection de produits tels que des gazes, du coton absorbant, du désinfectant, des compresses, et des choses pour réchauffer une blessure, tous rangés méthodiquement. Et tous semblaient être parfaitement neufs.

Mole essuya à nouveau le sang avec le tissu de la jambe droite de son pantalon, puis il posa un coton imbibé de désinfectant sur sa blessure. L'alcool stimula ses nerfs avec une douleur aigüe.

Meria restait silencieuse, le regard subjugué comme si elle assistait à une espèce de spectacle rare ou quelque chose du genre.

Pour une raison ou une autre, il avait du mal à garder son sang-froid et en conséquence, la main qui enroulait le bandage cafouilla maladroitement. Qui plus est, il n'appréciait pas le fait qu'elle pouvait entendre sa forte respiration.

Après être parvenu à terminer ses soins, il rendit la boîte en bois à Meria et la fille se leva.

Puis, doucement, elle dit :

— Je ne suis pas l'Obscurité.

— ... L'obs..?

Le garçon tenta de répéter l'expression inconnue qu'elle avait utilisée, mais il se souvint alors des mots qu'il avait prononcés avant de faire tomber la fille par terre... « T'es amie avec ce truc ? »

L'instant d'après, comme si le courant avait été coupé, un souffle se fit entendre et la flamme disparut. Alors que ses yeux s'étaient habitués à la lumière, il se retrouva une fois de plus plongé dans les ténèbres, et perdit la fille de vue.

Puis, avant même que Mole n'ait le temps de dire quoi que ce soit, il l'entendit dire à une certaine distance :

— Au revoir.

La voix monotone paraissait effroyablement solitaire. Mais était-ce son esprit qui lui jouait des tours... ou était-ce juste ce qu'il voulait bien croire...?

Quelle que soit la vérité, le garçon se trouvait désormais seul, et il n'avait personne à qui poser la question.



4[edit]

... Juste l'espace de quelques instants, Mole retraça ses souvenirs.

Il était au milieu de sa chambre dans le camp de détention de Rakasand. C'était le jour où il avait été jugé coupable, à peu près au moment où il attendait que les gens derrière lui rejettent le verdict.

Comme déjà dit précédemment, la grande majorité des personnes jugées coupables devait accomplir des peines de travaux forcés. Mais bien entendu, il y avait des exceptions. Par exemple, c'était le cas du prisonnier qui avait projeté de tuer des membres de la famille royale et qui n'était pas physiquement apte aux travaux forcés.

Cet homme n'avait ni bras droit, ni épaule droite, ni oreille droite. Il était connu sous le nom du Plastiqueur de chemins de fer et avait été emprisonné dans la cellule en face de celle de Mole. Mais ce dernier ignorait son nom. Tout comme il avait hérité du nom « galérien 5722 », cet homme s'était également vu son nom retiré et était désormais le « condamné à mort 367 ».

Soigné dans le même hôpital que ses victimes, il avait miraculeusement survécu, mais avait perdu la majorité du côté droit du haut de son corps. Et en conséquence, il fut aisé de conclure qu'il devait être le coupable.

Mole se souvenait que l'homme lui racontait avec un visage souriant, déformé par la douleur, que s'il venait à mourir ici et maintenant dans cet état, cela aurait été un soulagement.

Bien que le garçon ignorait si l'homme avait dépassé la quarantaine ou pas, ils avaient une corpulence similaire. Et même s'il avait souffert de graves blessures, l'homme se plaignait haut et fort de la nourriture et demandait de l'alcool de la même façon que les autres galériens.

Du fait de l'architecture des couloirs, le camp de détention était particulièrement mal insonorisé, et même la voix de ce galérien résonnait à travers tout le camp. En apparence, il ne semblait pas mentalement affecté par sa situation... jusqu'à l'annonce de son exécution.

Trois jours plus tard... un des geôliers demi-souriant de Mole avait dit qu'il ne reconnaissait plus du tout le condamné à mort, qu'il avait complètement changé.

Ce qui lui restait de cheveux sur le côté gauche de son crâne était devenu blanc, et on aurait dit qu'il avait pris plus de vingt ans d'un coup. Quand on essayait de lui parler, il était impossible d'obtenir la moindre réponse normale. Et il ne semblait plus ressentir la moindre excitation en mangeant.

Il se contentait juste de gratter ses blessures, ce qui faisait grimacer de dégoût les galériens des chambres voisines.

Il s'avérait également que le galérien 5722 avait pu voir le changement s'opérer sous ses yeux.

Après être passé par un attentat suicide, il aurait dû être prêt à affronter la mort. En effet, si son plan s'était déroulé comme prévu, il aurait dû se douter qu'il y passerait, mais que ce soit le karma ou simplement le destin, il avait échappé de peu à la mort. Mais maintenant, il s'était retrouvé acculé par la peur de sa mort prochaine, s'avançant à la vitesse de l'aiguille des minutes d'une horloge.

Malgré tout, au matin du troisième jour, une chose étrange arriva. À son réveil, Mole fut salué d'un geste de la main par le condamné à mort 367 avec un grand sourire.

Malgré la blancheur de ses cheveux, et le fait que les blessures qu'il se grattait étaient toujours là, son attitude semblait être la même qu'avant l'annonce de son exécution. Et il n'y avait dans ses yeux aucun signe de folie... Au contraire, c'était comme s'il avait trouvé une certaine paix intérieure.

Il se demandait s'il y avait eu un quelconque changement psychologique chez le condamné à mort 367 durant ces trois jours... mais il n'y avait aucun moyen de le savoir à ce moment-là, et ce, jusqu'à la fin des temps.

Les couloirs du camp de détention étaient très mal insonorisés. Ils avaient sûrement été conçus de cette façon dans l'optique d'un tel moment.

Mole entendit distinctement le bruit du coup de feu qui mit fin aux jours du condamné à mort 367, comme s'il avait tendu les oreilles au maximum.



#


L'aube chassa les ténèbres, et les innombrables pierres tombales et arbres projetaient de longues ombres sur le sol. La rosée matinale scintillait tels les joyaux d'un artisan talentueux décorant l'herbe sans nom.

Bien que Mole était conscient de la singularité de ce cimetière, le paysage matinale n'en avait pour autant pas changé d'un iota. Il en était de même pour sa vie. La vieille chouette lui adressait un coup de pied pour le réveiller, et ensuite, il bernait son estomac avec un semblant de nourriture, ce après quoi il allait cravacher dans le cimetière, creusant trou après trou.

Néanmoins, jusqu'à la veille et même aujourd'hui, il y avait à peine eu le moindre changement dans son travail.

... Le bout de sa pelle heurta quelque chose de dur.

Alors qu'il retira la terre, les gigantesques yeux couleur bile apparurent, fusillant du regard le garçon qui avait perturbé leur sommeil.

Cette hallucination était arrivée sans crier gare et d'un point de vue extérieur, c'était comme si le garçon aux bras musclés s'était soudain figé sur place. Mais pour Mole, chaque fois qu'il était victime de cette hallucination, de la sueur froide se mettait à couler le long de son corps. Cette peur n'était en rien matière à plaisanterie.

Bien entendu, son esprit avait tenté de comprendre ce qu'était la chose qu'il avait vue la veille. Mais, exactement comme au camp de détention, comme on pouvait s'y attendre, il n'y avait personne ici pour éclairer sa lanterne. Du moins, si quelqu'un lui donnait ne serait-ce qu'un indice ou quelque chose du genre, peut-être qu'il ne serait pas victime d'hallucination... À ce train, la créature allait vraisemblablement bientôt apparaître dans ses rêves.

Et après avoir esquissé une douzaine de fois un sourire d'autodérision, soudain...

— Salut, le galérien fossoyeur, l'interpella une voix inconnue.

Mole, tel un poisson à qui l'on venait de jeter une pierre, se retourna en un éclair. Derrière lui, à environ dix pas de là, un garçon de petite carrure était assis sur une pierre tombale. Il ne reconnaissait pas l'enfant, et le fait qu'il était parvenu à le prendre par surprise le mettait mal à l'aise... Une seconde, un garçon ? ... Non, une fille ? Il ne savait pas très bien. Son visage et son corps étaient ceux d'un enfant, c'est-à-dire dépourvu de caractéristiques sexuelles suffisantes pour déterminer son genre.

Il avait une chevelure noire coupée au carré lui arrivant jusqu'aux joues, et il arborait une cape jaune d'enfant. Des jambes fines sortaient de son short à carreaux, et malgré qu'il n'avait pas de chaussettes, il portait tout de même des bottes de soldat.

— On se connaît ? demanda Mole sans tenter de masquer sa méfiance.

— Ouch, c'est pas très sympa de ta part. Tu nous as sûrement vus hier, moi et les autres, pas vrai ?

La personne pencha sa tête en direction de Mole et souleva les coins de ses lèvres en un sourire amical.

— Qu'est-ce que je raconte ? Rien d'étonnant à ce que tu ne me reconnaisses pas. Tiens... Regarde ça.

La personne plongea ses mains dans la poche de sa cape... et en sortit un masque blanc. Bien entendu, il allait sans dire qu'il le reconnaissait parfaitement.

Des frissons parcoururent le dos de Mole. Le souvenir qu'il lui remémorait était tel un cauchemar. Malgré qu'il y avait clairement un enfant mince sous ses yeux, à ce moment-là, il ne pouvait rien voir d'autre que le visage de ce monstre gigantesque.

C'est vrai, souviens-toi... Même si j'étais occupé à refermer le trou, j'ai senti ces chaussures d'apparence peu adaptées à la marche s'approcher de moi, non ?

La personne continua en faisant mine de ne pas remarquer le visage raidi de Mole :

— C'est une bonne chose que t'aies terminé la première étape de ton travail, mais c'est clairement l'heure de manger là. Qu'est-ce que tu dirais de boire un coup ?

Bizarrement, tout en parlant comme un adulte, il rangea le masque dans sa poche et en sortit une bouteille d'alcool. Le liquide ambre arrivait au niveau de l'étiquette.

Sans dire mot, Mole retourna à sa tâche. Il ne voyait aucune raison d'écouter cette personne.

— Ah, on m'ignore, hein ? Ouais, je vois ça. Et dire que j'envisageais te parler de la chose que t'as vue hier.

Pendant que Mole évaluait s'il allait laisser passer cette offre ou non, la personne aux allures d'enfant leva le menton comme pour montrer que ça la vexait et s'assit les jambes croisées sur une des pierres tombales. Elle porta la bouteille d'alcool à ses lèvres, puis retira ses mains, ne tenant alors la bouteille qu'avec ses lèvres et ses dents tout en ingurgitant bruyamment le liquide.

Et de temps à autre, ses yeux jetaient un regard dans sa direction.

Mole soupira de déception. Ce gamin voulait discuter et rien n'y ferait tant qu'il n'aura pas été satisfait. Et même maintenant, qu'il veuille ou non en savoir plus sur ces créatures ne signifiait pas qu'il voulait qu'on lui pose des questions à ce sujet. Néanmoins...

— Si tu me donnes cette information, qu'est-ce que t'aurais à y gagner en retour ?

Il avait posé la question juste pour voir à quel point cette personne était déterminée à lui raconter la vérité derrière cette histoire. Et bien qu'il y avait énormément de choses qu'il ignorait des monstres, cette personne lui paraissait extrêmement louche. Pour Mole, peu importe le nombre de monstres sur cette planète, il ne pouvait pas supporter quelqu'un qui posait ses fesses sur une pierre tombale.

La personne ôta la bouteille de ses lèvres et avec un visage légèrement rouge, dit d'une voix stupéfaite :

— ... Eh ben, t'es une taupe bien sceptique, hein ? Tu manges des vers frits au petit déj' ou quelque chose du genre ?

Mole répondit sans éclat :

— De la soupe salée me suffit amplement.

En entendant sa réponse, la personne sur la pierre tombale poussa un grand soupir, mais elle reprit rapidement son attitude précédente avec un sourire.

— Ouais, ça promet de belles choses à l'avenir, dit-elle.

— Alors il y avait bien quelque chose.

— Exact, mais pour ce qui est de la raison...

La personne bondit, se retrouvant alors debout sur la pierre tombale, les bras bien écartés pour garder l'équilibre.

— Enfin, pour l'instant, disons que je suis quelqu'un de très acharné comme toi. J'aime simplement le fait de planter des demi-vérités dans la tête des gens.

Puis, comme si elle avait été impressionnée par ce qu'elle venait de dire, la personne à l'apparence enfantine baissa silencieusement le regard vers lui du haut de la pierre tombale. Pourtant, la personne ne faisait pas la moitié de la taille de Mole. Alors même en y ajoutant la taille de la pierre, elle était à peine plus haute que lui, et ne pouvait donc pas baisser les yeux bien bas.

Inconsciemment, un rire s'échappa de la bouche de Mole, mais il tenta de le faire passer pour un bâillement.

Bah, je vois pas de mal à écouter ce qu'il a à me dire.

Bien entendu, qu'il y croie ou non était une toute autre histoire.

— Bon, alors est-ce qu'on va parler de ce qui s'est passé hier ou non... Ah, et avant ça...

Mole enfonça sa pelle dans le sol en s'en servant alors comme d'une cane pour soulager la pression sur sa jambe droite toujours blessée. Puis il demanda :

— Comment tu t'appelles ?

La personne écarta les mèches de ses cheveux d'un noir profond, comme pour mieux montrer son visage à Mole.

— Je m'appelle Corbeau, dit-elle. Regarde mes cheveux, on dirait qu'ils sont de la couleur des ailes des corbeaux, non ?

Mole leva les yeux au ciel et esquissa un sourire amer. Il ne sentait pas le besoin de rétorquer. Quoi qu'on en dise, « Corbeau » était un faux nom.

S'asseyant à nouveau sur la pierre tombale, l'autoproclamé « Corbeau » demanda en retour :

— Et toi ?

Pendant un moment, le garçon ne savait pas trop quoi répondre. En toute honnêteté, il ne voyait pas l'intérêt de donner son vrai nom. Puis, soudain, il se remémora le nom par lequel l'avait appelé « Corbeau ».

— Tu peux m'appeler la taupe, répondit Mole.

— Bien, alors le Corbeau et la Taupe, hein ?

Corbeau pouffa joyeusement de rire.

— Dis, la taupe, je t'aime bien. Alors pourquoi ne pas devenir amis ?

— Je refuse, répondit immédiatement Mole.

— Franchement, quel dommage, brailla Corbeau sans la moindre once de déception dans sa voix.

Puis, sans crier gare, Corbeau dit mystérieusement :

— 30,27 millions. Ce nombre te dit quelque chose ?

— Hum...

Mole, qui était persuadé d'être sur le point d'en apprendre plus sur la véritable nature des monstres, fut pris par surprise, et il lui fallut donc réfléchir quelques temps. Mais au final, il ne voyait pas.

— Je me demande si c'est le contenu de mon portefeuille, dit-il, en essayant de faire de l'humour.

Mais il n'avait même pas de portefeuille, sans parler d'argent à mettre à l'intérieur.

Corbeau annonça fièrement la bonne réponse.

— C'est la population actuelle de ce pays, d'après les statistiques officielles du Bureau des Affaires Générales de Filbard. Tu savais pas ça ?

Comment aurait-il pu savoir ça ? Ou peut-être qu'il devrait dire qu'à part le nombre de soldats alliés ou ennemis, la population du pays ne lui avait jamais traversé l'esprit. Par conséquent, il était incapable de dire si c'était beaucoup ou pas. Et entendre ces mots sortir de la bouche d'une personne ressemblant à un enfant le mettait extrêmement mal à l'aise.

— Il y a cent ans, la population était d'environ 2,6 millions. Enfin, c'était il y a longtemps alors il est difficile de connaître le chiffre exact. Dis, tu trouves pas ça incroyable ? En tout juste cent ans, la population a été multipliée par plus de dix. D'après toi, d'où vient cette explosion démographique ?

Mole réfléchit à la question un peu plus longtemps que pour la précédente. Bien qu'il n'y avait aucune preuve pour étayer le chiffre avancé par Corbeau, il partait du principe que c'était vrai. Si la population avait effectivement été multipliée par plus de dix, alors il devait sûrement y avoir un facteur significatif en cause. Pour les fourmis, en supposant qu'il y ait une reine, cela pourrait provenir de la création d'une colonie, mais ce n'était pas aussi simple pour les hommes.

Il avait du mal à concevoir le nombre incroyablement grand avancé par Corbeau, alors il essayait de le réduire à une échelle plus concrète pour lui. Tout d'abord, il imagina un village avec cent personnes. Quel genre de facteur serait suffisamment important pour permettre à la population de passer à mille en cent ans ?

Mole répondit :

— La quantité de nourriture distribuée a augmenté ?

Pour les hommes, quoi qu'ils fassent, la première des priorités était toujours la nourriture. Tout comme une voiture ne peut avancer sans essence, un homme ne peut pas vivre sans nourriture. Alors, si la population avait beaucoup augmenté, alors selon toute vraisemblance, une grande quantité de nourriture était nécessaire. Non, plutôt que la quantité de nourriture disponible, n'était-ce pas plutôt la capacité à pouvoir en produire plus qui déterminait la taille d'une population ?

Corbeau lui adressa un grand hochement de tête en réponse.

— Ouais, pas mal. Dix points.

Puis Corbeau éclata de rire.

— Sur cent, bien entendu.

— C'est loin d'être pas mal.

— C'est une question de point de vue. Certes, grâce à l'amélioration des graines et des engrais, il a été possible de produire plus de blé. Mais dans le même temps, si la population de fermiers avait augmenté, alors il en va de même avec la quantité de fermes. Si tel était le cas, la population globale n'aurait pas pu être multipliée par dix. Il y a également un certain nombre d'autres facteurs. C'est pour cette raison que cette réponse ne vaut que dix points.

— Un certain nombre, tu dis ? demanda Mole.

Cela n'avait aucun rapport avec le monstre, mais les qualités d'orateur de Corbeau l'avaient intrigué. Qui plus est, il avait l'impression que cela faisait une éternité qu'il n'avait pas discuté de façon aussi légère avec quelqu'un.

Néanmoins, les paroles suivantes de Corbeau étaient très différentes de celles qu'il avait pu entendre des divers gens qu'il avait pu rencontrer jusqu'ici.

— Comme tu l'as dit, grâce aux progrès dans l'agriculture, les récoltes ont pu augmenter. Ensuite, des choses comme les lampes à gaz et l'électricité ont commencé à être utilisées en pratique et il y a eu une nette progression de l'espérance de vie. On a ensuite inventé les engins à vapeur. Ainsi arrivèrent les trains et bateaux à vapeur, et de ces avancées, les réseaux de transport se sont mis en place et les voyages devinrent plus courts. Grâce à ça, le nombre de gens talentueux, les ressources et la mobilité de l'information a remarquablement augmenté, et la mort par famine a beaucoup reculé...

Mole était complètement silencieux, poussant Corbeau à demander :

— Tu me suis ?

Comme pour se déclarer vaincu, Mole secoua la tête négativement.

— Bah... Si je dois te donner des exemples concrets pour chaque cas, on n'est pas couchés. Mais, si je devais résumer toutes ces raisons en un seul facteur global, ça serait le développement de la civilisation.

— La civilisation, hein... répéta avec méfiance le garçon.

— Le développement de la civilisation, continua Corbeau. Autrement dit, on peut également parler de l'amélioration du niveau de vie... Par exemple, on qualifie bien les réfrigérateurs d'avantage de la civilisation, non ? À mesure que la civilisation humaine a progressé, à travers son avidité, les hommes ont pu générer un surplus de temps et d'espace pour vivre. Et quand c'est arrivé, les humains se sont évidemment mis à coucher ensemble.

À ce moment-là, Corbeau se tut, peut-être afin de voir si ce qu'il avait dit avait provoqué une quelconque réaction chez Mole. Cependant, ce dernier détourna le regard sans dire mot. Puis, comme s'il était entièrement satisfait, Corbeau esquissa un sourire complaisant.

— Enfin, il va sans dire que la quantité d'enfants a également augmenté. Et grâce aux avancées de la médecine, le nombre de fausses couches et de mort-nés a significativement diminué. Peut-être que ces choses étaient dues au fait que les médecins ne se lavaient pas les mains avant d'opérer les gens, sans parler des anesthésies et autres transfusions sanguines qui n'existaient tout simplement pas. C'était pour toutes ces raisons que les accouchements étaient un risque significatif pour les vies des femmes. Bien entendu, avec le temps, on découvrit l'existence des bactéries grâce au microscope, et les recherches en matière d'immunisation firent un grand pas en avant, permettant à l'espérance de vie moyenne d'augmenter d'une vingtaine d'années.

Pendant que Mole écoutait Corbeau, sa blessure sous le bandeau de sa jambe droite lui fit mal.

Naturellement, il avait nettoyé la plaie la veille. Mais si Meria n'était pas revenue avec une boîte de produits médicaux, sa blessure se serait mise à s'infecter. Et dans le pire des cas, il aurait pu mourir du tétanos. Même s'il avait été loin d'être le meilleur élève à l'école, cela faisait partie des connaissances générales d'une taupe comme lui.

Mais il y a plus de cent ans, les microscopes n'existaient pas, et même les médecins ignoraient l'existence des bactéries.

À cette époque, plus qu'aujourd'hui, peu importe la blessure ou la maladie dont souffrait une personne, elle pouvait très facilement en mourir. Le fait que cela n'arrive plus vraiment était certainement ce qu'on appelait les progrès de la civilisation.

Pourtant, après l'explication fluide de Corbeau sur différentes zones d'ombre dans sa compréhension, Mole gardait le sentiment que cette miraculeuse explosion démographique était improbable.

Lisant les doutes du garçon sur son visage, Corbeau continua son exposé.

— Bah... Le vrai problème est le suivant : l'histoire de l'humanité a perduré sans interruption pendant plusieurs milliers d'années. Pourtant, qu'est-ce qui a fait qu'après cette période, la civilisation s'est soudain mise à progresser ? Dit autrement, pourquoi la civilisation était incapable de se développer avant le soi-disant « Moyen Âge » ? ... C'est simple. C'est parce que jusqu'ici il y avait une sorte d'obstacle empêchant l'humanité de le faire.

Corbeau n'attendit pas la réaction de Mole et enchaîna :

— Le coupable se trouve sous tes pieds.

Inconsciemment, le garçon baissa les yeux et contempla ses chaussures usées et couvertes de boue sur lesquelles rampaient des insectes noirs.

— Pour ta gouverne, je ne parle pas de ces cloportes, dit Corbeau d'une voix taquine.

Le regard aigre, Mole donna un coup de pied dans la terre et répondit :

— C'est comme s'ils étaient des fourmis d'un autre monde.

... Honnêtement, il s'estimait heureux que Corbeau avait glissé une blague dans leur conversation.

Peu importe le nombre d'enterrements qui avaient eu lieu, son esprit n'arrivait pas à digérer cette réalité qui semblait détruire tout le bon sens qu'il possédait jusqu'ici.

Puis, l'attitude jusqu'ici joyeuse de Corbeau s'évanouit.

— Les démons. Les morts-vivants. Les monstres de la nuit. Les possédés. L'Obscurité. Tout en repliant un doigt après l'autre, Corbeau énumérait chaque nom avec un visage au bord du dégoût.

— Ils ont beaucoup de noms différents, mais chacun définit exactement la même chose : le pire ennemi de l'humanité. Ces choses n'ont pas ce qu'on appelle la vie. Comme leur nom l'indique, ce sont des morts-vivants. Même si on les coupe en petits morceaux ou les brûle en cendre, telle une mauvaise blague ils reviendront à la vie... Ah, je peux lire sur ton visage que tu ne me crois pas. Peut-être que c'est parce que ça te terrifie rien que d'y penser. Même si on leur arrachait les membres et qu'on les éparpillait aux quatre coins du monde, ceux-ci finiraient par se rassembler et se recoller entre eux. Un tel spectacle peut en traumatiser plus d'un, mais je suis sûr que tu y assisteras au moins une fois.

Mole pencha la tête et répondit :

— Bah, je suis déjà traumatisé au point où j'ai peur de mes rêves...

Peut-être que cela ne valait pas la peine de s'en faire, mais quelque chose que Corbeau avait dit le turlupinait. Tout en changeant de sujet, il demanda :

— Alors pour ce qui est des membres, tu veux dire que le corps de ce monstre n'est pas constitué que d'une tête ?

— Oui, ils ont d'innombrables formes différentes. Mais leur point commun est qu'ils tuent les hommes. Et également qu'ils détestent le soleil. Heureusement que ces créatures sont totalement incapables de se déplacer sous le soleil. Pour le reste... eh bien.... en gros, plus un monstre est gros, plus il est fort. Et de ce fait, le monstre d'hier était très redoutable.

— ... Que... Sérieux ?

— Bah, peu importe les noms et les apparences. Ce que tu dois garder en tête, c'est que ce sont les pires ennemis de l'homme... Autrement dit, on pourrait les qualifier « d'ennemis naturels » de l'humanité. Ces choses tuent les hommes, ils ne les mangent pas. Ils les tuent. Tu saisis la différence ?

Lentement, Mole acquiesça de honte. Même en ne tenant pas compte de la fausse accusation envers sa personne, quand il était question de meurtres, son instinct de soldat était sans égal.

À l'instant même où Mole se rendit compte que Corbeau réfléchissait à quoi dire ensuite, ce dernier se mit soudain à raconter une histoire peu plaisante :

— Par exemple, même si ce serait difficile, disons qu'on arrive à enfermer un lion dans un enclos avec de quoi se sustenter, une taupe par exemple. Dès que le lion sera affamé, la taupe aura beau essayer de se défendre, elle ne tiendrait pas plus de trois minutes. Et le lion aurait alors son repas. Si ce n'était pas le cas, le lion serait sûrement mort de faim. Mais et si le lion était repu ? Et que dans ce même enclos, on essayait de mettre une taupe et une carcasse de cheval ? Dans cette situation, il y a de grandes chances pour que la taupe survive un certain temps.

— Hum, où est-ce que tu veux en venir ?

— La seule raison pour laquelle un carnivore prend la peine de pourchasser sa proie, c'est parce qu'il en va de sa survie. Si on suit cette logique, si un chat domestique reçoit de la nourriture de la part de son maître, il y a peu de chance qu'il se faufile dans la maison du voisin pour y chasser des souris, non ?

— Des hommes... Il tue sûrement des hommes, dit le garçon sans mâcher ses mots en baissant la tête.

— Exactement, mais pour la plupart, ce n'est pas comme s'ils avaient un but précis en tête.

Il pouvait sentir une certaine compassion dans les paroles de Corbeau.

— Certes, il y a un grand nombre de personnes cruelles dans ce monde, et en conséquence, il arrive beaucoup de tragédies. Néanmoins, il y a vraisemblablement peu de gens qui tuent juste pour le plaisir, non ?

— Ah, ceux atteints par la folie ? Ces gens ne sont plus humains, ce sont des monstres.

— C'est tout à fait vrai. Ce qui est précisément la raison pour laquelle les choses sous nos pieds sont également des monstres inhumains.

Mole répondit par un silence.

— En tous les cas, à cause de ces pourritures, au cours du précédent millénaire, les hommes n'ont pas pu faire de progrès significatifs dans leur civilisation. Même si quelqu'un parvenait à inventer quelque chose, soit il n'avait pas les moyens d'en parler, soit il était tué avant de pouvoir partager sa découverte. Tout d'abord, malgré avoir tout fait pour survivre, le citoyen moyen a des connaissances particulièrement limitées sur ces créatures. Tout le monde était particulièrement à cran et ignorait quand ces démons débarqueraient au beau milieu de la nuit pour tous les tuer. Mais, après ces jours sombres, d'une façon ou d'une autre, les gens réussirent à rassembler et stocker des informations pour les futures générations au moyen d'innombrables sacrifices.

Mole avait une objection concernant la dernière partie mais il resta silencieux. Il semblerait que la longue histoire de Corbeau était sur le point de toucher à sa fin.

— Des changements dans le rapport de force entre les humains et les démons ont commencé à se produire, mais c'était il y a trois cents ans. Les hommes étaient tombés par hasard sur un moyen de vaincre ces démons immortels. Et grâce à ça, lors des deux cents dernières années, le monde a pu prospérer d'une façon ou d'une autre. En fait, nous nous approchons maintenant d'une ère de prospérité jamais atteinte auparavant.

Le sentiment général de Mole sur l'histoire de Corbeau était un peu vague, ou peut-être devait-il dire qu'il allait lui falloir un certain temps pour la digérer.

C'était peut-être à prévoir. Pour un galérien qui n'était rien d'autre qu'un jeune garçon né dans une famille de pauvres tailleurs de pierre, les humains, la civilisation, les démons, les ennemis naturels et cetera étaient des concepts qui dépassaient sa compréhension. Malheureusement, son visage trahissait ce fait. Mais avant que Corbeau ne puisse le remarquer, il dit en se caressant le menton :

— Pour résumer... Les gens comme toi ont réussi à vaincre ce monstre. C'est ce que t'essayes de dire ?

Corbeau se mit à sourire avec satisfaction.

— Parfaitement. Hum, on dirait que t'as un peu de plomb dans la cervelle finalement.

— Lâche-moi, tu veux. Oh, au fait, c'est vrai que les oiseaux oublient de respirer après trois pas ?

— Hé ! C'est pas sympa. En plus, c'est pas vrai.

Tout en regardant Corbeau se vexer, il ne pouvait voir que les bons côtés de la jeunesse. Mais ce n'était sûrement pas une raison pour penser que les jeunes de la ville prendraient la peine de venir jusqu'ici pour discuter comme ils venaient de le faire. Qui plus est, il y avait ce masque. Quelle était sa signification ?

Hélas, avant que Mole ne puisse poser des questions au sujet des villes aux alentours, comme si c'était tout ce dont il voulait discuter, Corbeau dit :

— À la prochaine.

Tel un oiseau prenant son envol, Corbeau bondit de la pierre tombale et il fit des grands gestes d'au-revoir tel un enfant avant de s'en aller en courant. Et juste comme ça, il disparut, comme s'il s'était évaporé dans l'air.

Le garçon restant poussa un soupir et posa son menton sur le manche de la pelle qu'il avait enfoncée dans le sol. Tout en contemplant la lumière du soleil couchant, il cogita sur ce qu'avait dit Corbeau.


#


... Trois jours après l'annonce de son exécution, Mole s'était demandé s'il y avait eu une sorte de changement psychologique chez le condamné à mort 367. Mais, maintenant, il était trop tard et il n'y avait aucun moyen de vérifier si c'était avéré ou pas.

Mais Mole avait bien appris une chose en l'observant de près.

Peu importe si une tâche semble infaisable pour quelqu'un, les hommes seront toujours capables de se préparer mentalement si on leur laisse le temps. Tout du moins, cet homme y était parvenu.

Aux yeux des gens uniquement obnubilés par sa fin prochaine, peut-être que cela ne semblait être qu'un orgueil vain.

En tous les cas, il y avait sûrement des gens qui pensaient que si une personne était sur le point de mourir, cette préparation mentale ne faisait aucune différence notable.

Néanmoins, est-ce que le condamné à mort s'était rendu de ses propres forces jusqu'au peloton d'exécution le torse bombé fièrement et la tête haute, comme il en avait l'habitude ? Ou avait-il était tiré de force le long du couloir, ruisselant d'urine tout en pleurant et criant... Cet éventail de possibilités montre que le fait d'être prêt pouvait effectivement faire une différence.

Mais il allait sans dire que pour Mole, la situation du condamné à mort 367 était bien plus enviable. Bien entendu, ces monstres n'étaient pas le genre de choses dont les taupes comme Mole pouvaient s'occuper. Mais plus que ça, son malaise découlait du fait qu'il n'existait rien au monde pouvant venir à bout de ces choses.

Et la tombe était loin d'être une prison parfaite.

C'est vrai...

Qu'est-ce que je devrais faire ?

Il y avait une seule chose qui lui importait.

Même s'il connaissait l'existence de ce monstre, tout comme le paysage du cimetière n'avait jamais changé, le fait de connaître le nom du monstre et son histoire n'allait sûrement rien changer à la réalité.

Que faire ?

Qu'est-ce que je devrais faire ?

Qu'est-ce que je veux faire ?


#


— ... Donne la patte, ordonna la fille et en réponse, le chien noir posa sa patte, qui faisait la taille de sa main, sur sa paume blanche.

Une fois encore, Mole avait croisé Meria dans le cimetière alors que le soleil se couchait... Non, ce n'était pas une rencontre fortuite, il l'avait trouvée. Cette rencontre était différente de la première fois où il la regardait du fond du trou qu'il avait creusé, et de la seconde fois où il fuyait le chien. Cette fois-ci, c'était intentionnel.

Même si tout ce qu'avait dit Corbeau était avéré, sa tâche de creuser des trous n'avait pas changé. Pour Mole, il n'y avait pas de grandes différences entre creuser des tombes pour un humain ou un monstre. Et il semblerait que son travail n'allait pas changer jusqu'à la fin de ses jours. C'était... on ne peut plus sérieux.

Il faut que je m'échappe d'ici.

Mais dans son état actuel, il pensait que ce chien assis aux côtés de la fille qui lui caressait les oreilles représentait une menace bien plus grande que les monstres enterrés à six pieds sous terre.

Le simple fait de regarder Dephen faisait tressaillir sa jambe. Bien que grâce à Meria sa blessure ne s'était pas infectée, courir s'avérait pour le moment vraisemblablement impossible. Hélas, même s'il avait de nouveau été en état de le faire, les évènements de la veille se seraient tout simplement reproduits à l'identique.

Qui plus est, le cimetière n'avait qu'une seule sortie, alors s'il gardait un œil dessus, cela pourrait finir par mener à son évasion. Maintenant, s'il devait faire un vœu, c'eut été d'avoir une carte.

Mais il y avait également le collier.

Pas celui du chien noir, mais celui qui était attaché à son propre cou. Même s'il s'y était récemment suffisamment habitué pour en oublier l'existence, il allait forcément avoir besoin de s'en débarrasser d'une façon ou d'une autre. Même si seul son identifiant de galérien y était inscrit, le collier semblait hurler, « Je suis un galérien ! » pendant qu'il marchait avec. Bien entendu, la police militaire et les shérifs locaux auraient tout intérêt à le capturer afin de marquer des points auprès de leur hiérarchie et collègues. Par conséquent, de la même façon, il ne pouvait pas se balader insouciamment en public, de peur que les gens ne préviennent les autorités.

Évidemment, même s'il aimerait vraiment pouvoir retirer ce collier de son cou, les gens qui le lui ont attaché semblaient être parfaitement conscients de ce fait. Et donc, le collier en cuir était essentiellement composé d'une fibre unique au monde appelée « fil de sorcière ». Pendant des centaines d'années, les assassins, les escrocs[1] et autres criminels utilisaient ce matériau à des fins diverses. Il était fin, mais extrêmement résistant, à tel point que même les meilleures cisailles ne pouvaient le couper.

Et pour ne pas arranger les choses, ils avaient expliqué à Mole que vu que sa sentence était de plus de cinq ans, le collier était chirurgiquement connecté à sa carotide droite. Si un galérien tentait de le retirer de force, le « fil de sorcière » trancherait sa carotide aussi facilement que si c'était du beurre, mettant fin à ses jours. Vu qu'à la base, les assassins utilisaient ce fil comme garrot, son efficacité n'était plus à prouver.

Fort heureusement, Mole n'était en grande partie plus gêné par son collier. Mais il y avait des galériens qui ne pouvaient plus supporter cette épée de Damoclès au-dessus de leurs vaisseaux sanguins... et qui finissaient par perdre la tête et arracher leur collier. Lors de l'opération, un des médecins chauves avait tenté de l'intimider en lui racontant que cette folie prenait la vie de cinq ou six personnes par an.

Mais même s'il parvenait à retirer le collier, il se sentirait toujours seul et impuissant.

Sa mère, son père, et ses frères devaient toujours être en vie, mais cela ne signifiait en aucun cas qu'il pouvait rentrer chez lui. Malheureusement, même s'il mentirait s'il disait qu'il ne voulait pas les revoir, cela faisait déjà cinq ans qu'il était parti de chez lui et il ne souffrait pas du mal du pays ou quoi que ce soit.

Au fond, vu que ses parents ne s'étaient pas occupés de lui pendant son enfance, il ne pouvait pas vraiment compter sur eux pour l'aider. Ils ne lui avaient jamais témoigné le moindre amour. Et pire que ça, non seulement rentrer chez lui maintenant après tant de temps ne ferait que causer des soucis à sa famille, mais celle-ci pensait sûrement qu'il était préférable qu'ils ne se revoient plus jamais.

C'était étrange mais cela ne l'attristait pas plus que ça. C'était vraisemblablement parce qu'il y avait tant de choses plus importantes auxquelles il devait penser. Ou peut-être qu'il était simplement quelqu'un de froid.

Cependant, le garçon comprenait qu'il y avait une grande différence si une personne tierce se retrouvait mêlée à sa situation ou non.

Et la première... non, la seule bouée à laquelle il pouvait se raccrocher était Meria.

Il était conscient qu'elle était mystérieuse. Même sa personnalité était vague. Mais la veille, elle lui avait apporté des médicaments, et même s'il était un galérien, elle ne l'évitait pas. Il ne voyait aucune raison de la considérer comme une mauvaise personne.

Qui plus est, s'il pouvait obtenir des informations de la part de la fille se proclamant gardienne du cimetière et si elle était prête à coopérer ne serait-ce qu'un peu avec lui, alors ses chances d'évasion augmenteraient à coup sûr.

Bien entendu, lui et la fille n'étaient que des étrangers l'un pour l'autre qui ne se connaissaient que de visage. Et donc, s'il tentait subitement de demander quelque chose du genre, « Je veux m'évader, tu veux bien m'aider ? », au lieu d'une coopération, elle le renverrait vraisemblablement dans le camp d'internement. Mais la meilleure méthode d'approche pour lui était de lui faire baisser sa garde d'une façon ou d'une autre. S'il y parvenait, alors peut-être qu'elle finirait par l'aider d'elle-même.

Ce genre de chose, ah, comment on appelle ça déjà ? C'était un mot qu'il n'avait pas l'habitude d'utiliser, mais quand il lui revint à l'esprit, il serra le poing, victorieux. C'est ça, l'amadouer.

Et maintenant qu'il avait décidé de son objectif, il sentait qu'il était préférable de passer à l'action plutôt que de rester accroupi là à cogiter dessus. Alors Mole retourna dans le cimetière pendant la nuit et prit position afin de pouvoir la prendre par surprise, mais...

— Mole ?

Accroupie sur le sol, la fille à la chevelure auburn avait interpellé le garçon tout en caressant le chien à côté d'elle et en jetant un regard indécis dans sa direction.

Après l'avoir entendue appeler son nom, Mole hésita sur quoi lui dire.

— Hum... Ce... Ah, euh, rien, bégaya le garçon et une nouvelle fois, un silence s'installa entre les deux.

C'est rien, Mole !

Mole se frappa lui-même pour ne pas avoir été capable de trouver quoi dire. Sa future liberté dépendait de sa capacité à attirer son attention ou non.

Il pensa évoquer ses conversations passionnantes avec ses frères d'arme autour d'un feu de camp. Mais il réalisa alors que l'essentiel impliquait des pilotes de tank qui vantaient les mérites de leurs armes.

Accroupie à faible distance de lui, la fille le regardait d'un œil mystérieux en train de lutter pour trouver ses mots, la bouche bée et la gorge s'étranglant en sortant ces mêmes mots.

Ses yeux étaient aussi sombres que la mer froide, et le bleu était si profond qu'il semblait nous aspirer à l'intérieur.

Une fois encore, le silence avait pris le dessus. Mais il n'y avait rien qu'il puisse faire, la fille en face de lui lui ôtait simplement les mots de la bouche.

Ces yeux le regardaient fixement, dans l'attente qu'il parle, mais son esprit était complètement vide et aucune pensée ne venait. Elle était complètement différente des officiers de la police militaires qui exécutaient leurs tâches avec des têtes d'enterrement, mais aussi de Corbeau qui parlait de façon bien trop naturelle, comme s'ils étaient des amis de longue date.

Puis soudain, il réalisa qu'il y avait une faille majeure dans son plan.

Comment était-il censé l'amadouer au juste ?

Mole Reed, soldat E-1, chef des taupes du champ de bataille.

À tout moment, quelle que soit la météo, les taupes avaient pour ordre de creuser des trous sans s'arrêter. Avec de simples vêtements résistants, ils pouvaient ramper sur plus de cinq kilomètres. Et ils étaient capables de désassembler et nettoyer leur fusil en un clin d'œil.

Mais il n'avait pas la moindre idée de comment il était censé appâter la fille en face de lui...

— Meria...

Telle était l'étendue de ses mots. Sa propension à garder le silence l'empêchait de faire mieux que ça.

Il déglutit bruyamment. Combien de temps allait-il rester nerveux comme ça ? Le fait qu'avaler sa salive ferait autant de bruit ne lui avait même pas traversé l'esprit.

Après que ses pensées s'étaient enfin décidées, il prononça sans attendre ces mots qu'il avait l'impression d'avoir déjà entendu quelque part :

— Tu veux bien être mon amie ?

La fille cligna plusieurs fois des yeux et demanda d'une voix confuse :

— Quoi ?

J'aurais jamais dû demander ça.

Il avait échoué. Il avait totalement raté son approche. En un rien de temps, son visage devint rouge, comme s'il avait avalé cul-sec un verre d'alcool fort. Il fut pris d'une irrésistible envie de prendre un pistolet, mettre le canon sur sa tempe et presser la gâchette pour mettre fin à sa misérable existence.

Pendant que le garçon pensait s'évanouir d'agonie face à son ignorance, la fille, quant à elle, semblait ne même pas avoir compris ce qu'il avait dit et clignait des yeux encore et encore. Mais ensuite, aussi lentement que le sable qui coule dans un sablier, ses joues virèrent au rouge vif.

Et après quelques instants, elle détourna les yeux de lui et dit :

— ... Je ne peux pas.

C'était la première fois qu'elle avait parlé sans le regarder dans les yeux. Il pouvait voir que ses lobes qui dépassaient des côtés de sa capuche étaient rouges comme des tomates.

C'était étrange, mais même si elle l'avait ouvertement repoussé, Mole se sentait soulagé.

Tout en riant de lui-même, il demanda :

— Pourquoi ça ?

Meria se tenait debout de profil face à lui en lui répondant :

— Je ne comprends pas ce que tu entends par amie.

— ... Eh bien... Euh, moi-même je saurais pas te donner une définition exacte.

Mole détourna à son tour le regard, tout en réfléchissant un peu avant de lui donner une explication peu claire.

— Un ami, c'est, euh... c'est un peu plus qu'une simple connaissance... C'est, euh... réciproque ? Non, plus que ça... Pour mieux se connaître, deux personnes commencent par s'ouvrir l'un à l'autre... Quelque chose comme ça.

En gros, tout ce qu'il avait dit à Meria pouvait se résumer en une phrase : « J'aimerais être plus proche de toi. »

Noyé dans son embarras, Mole était dans l'incapacité de continuer son explication plus loin.

Puis, comme pour chasser une idée de sa tête, elle se prit la tête à deux mains en silence. Tandis qu'il attendait, Mole la regardait pendant que la lumière vacillante de la lanterne qu'elle avait posée sur le sol faisait trembloter l'ombre de sa mâchoire de façon erratique.

Peu après, la fille leva les yeux, mais ce n'était pas pour revenir sur son refus initial.

— D'où tu viens, Mole ? lui demanda-t-elle.

Après quelques instants d'hésitation, il répondit :

— Du camp de détention de Rakasand.

— De Rakasand ?

— Ah, c'est dans l'est du royaume. T'en as jamais entendu parler ?

Le visage rouge, Meria secoua frénétiquement la tête.

— Je n'ai jamais quitté cet endroit.

Mole resta dérouté pendant un moment, alors comme s'il jetait un œil furtif à travers le trou d'une serrure, il posa ses yeux sur son cou blanc. Bien entendu, il n'y avait aucune preuve qu'elle était retenue prisonnière ici, alors cela rendait un peu difficile de la croire. Mais dans le même temps, c'était tout à fait logique.

J'ai compris. Elle est vraiment séparée du monde.

Il y avait une chose qu'il avait plus ou moins crue dans l'histoire que Corbeau lui avait racontée. Avant l'invention des machines à vapeur, autrement dit, il y a plus d'un siècle, le meilleur moyen pour voyager était à cheval. À part ça, la seule autre possibilité était de marcher. À cette époque, les citoyens lambda ne pensaient pas à voyager. C'était précisément pour ça que non seulement ils ne se rendaient pas aux campagnes militaires, mais pour la majorité, ils n'avaient semble-t-il jamais quitté leur ville natale.

Même aujourd'hui, quand une personne vivait à la campagne ou dans un petit village, ce n'était pas si rare...

Tout en regardant le garçon, la fille demanda :

— Alors, dis-moi... C'est quel genre d'endroit, là d'où tu viens ?

Après ça, pendant un certain temps, les deux discutèrent avec la lumière vacillante de la lanterne entre eux deux.

Meria écoutait chaque mot de Mole avec attention, mais posait des questions à chaque fois qu'un détail attirait son attention. Et à mesure qu'elle l'interrogeait, Mole, même comparé à d'habitude, répondait de façon plutôt maladroite.

Comme la fois où il avait bu de l'alcool, il était très bavard. Il lui parla de la ville où il était né, de sa famille, de ce qu'était un tank, de l'importance stratégique du placement des tranchées, de ses plats préférés, de comment poussaient les choux...

Mais qu'est-ce que je raconte ? On parle pas de ce genre de choses avec des amis, ni avec personne d'ailleurs.

Il était en mesure de répondre à ses questions, mais bizarrement, il éprouvait de la gêne rien que de sentir le regard de Meria fixé sur lui. Par contre, c'était également un peu glauque.

Il utilisa une branche pour dessiner une carte au sol, et leva les yeux au ciel dont il prétendait se remémorer, mais ne croisa pas le regard de la fille. C'était alors que contre toute attente, il comprit comment faire sortir quelques mots de sa bouche.

En plus du fait qu'il avait une idée derrière la tête, Meria se trouva savoir brillamment écouter les gens. Affirmant n'avoir jamais quitté ce cimetière, il lui arrivait ne pas comprendre le postulat de certaines de ses histoires. Et pourtant, même si les explications du garçon étaient alambiquées, Meria faisait preuve d'une étonnante capacité à saisir le fond de ce qu'il voulait essayer de dire.

... Mais il lui fallut un certain effort pour comprendre le concept de « bétail ».

Il lui raconta comment les cuisiniers de l'armée avaient préparé un rôti de porcelet entier pour les remercier, lui et son unité, pendant la célébration d'une victoire. Mole se souvenait de l'odeur alléchante de la graisse animale mêlée aux herbes et se rendit compte que de la salive s'était accumulée dans sa bouche. Mais Meria n'était pas intéressée par le goût de la nourriture ni par la façon de la préparer. Elle exprimait plutôt son intérêt sur ce dont il allait parler ensuite.

— Après ça, est-ce que ce « cochon » a eu droit à un vrai enterrement ?

— Non... Je me demande si on a utilisé les os pour faire du dashi.

— Du dashi ?

— Place les os dans une grande marmite et fait les bouillir pendant un long moment. À la fin, le tout se transformera en une sorte de bouillon.

— Tu mangeais même les cadavres ? C'est... cruel, marmonna-t-elle tristement, semblant dégoûtée par la conversation.

— Mais c'est du bétail, il n'y a rien de cruel à ça, ils sont faits pour ça, tenta de lui expliquer Mole avec maints efforts.

Il essayait d'une façon ou d'une autre de la persuader que le bétail existait dans l'unique but d'être mangé (ou tué), mais il ne trouvait pas les bons mots. Pour lui, c'était tout ce qu'il y a de plus naturel, mais il ne pouvait pas trouver d'autres mots pour lui faire comprendre.

La conversation changea du tout au tout avant qu'il ne s'en rende compte. Certaines des questions insensées de la fille avaient une nouvelle fois fait dériver le sujet dans la mauvaise direction, puis du fait de son incompréhension, la conversation fit une chute vertigineuse, et tout à coup, ils se retrouvèrent au sujet de conversation initial.

Et quand le garçon trouvait quelque chose d'un tant soit peu intéressant à dire, cela finissait contre toute attente à l'emmener encore plus loin... et ainsi de suite, jusqu'à ce que la conversation ne devienne tout bonnement incompréhensible pour l'un comme pour l'autre. Ainsi, il fut incapable de lui faire comprendre.

Néanmoins, grâce à ces digressions, leur conversation avait continué, au lieu de s'arrêter abruptement. Mole avait l'impression que cela tenait presque du miracle...

— Je crois que je comprends plus ou moins, dit-elle en se levant.

La lune derrière les nuages au loin était désormais au milieu du ciel.

Le profil habituellement calme de la fille semblait étrangement tendu. C'était exactement comme si elle venait juste de faire une découverte révolutionnaire.

— L'Obscurité n'existe pas dans le monde d'où tu viens, non ?

Une fois encore, le mot que la fille avait prononcé la veille s'était échappé de ses lèvres.

Il avait du mal à comprendre ce qu'il signifiait.

— C'est exact, marmonna-t-il.

Le garçon jeta un regard vers la fille.

Sous la lumière tamisée du clair de lune, le visage de la fille, caché sous sa capuche et regardant d'un air découragé le sol, était magnifique. C'était quelque chose qui d'après lui ne provenait pas de ce monde.

Tout en la contemplant pendant un moment, Mole fut incapable de se lever, bien que cela n'avait rien à voir avec sa blessure à la jambe.

Et même si son visage n'avait jamais montré ce genre d'émotions, il pouvait clairement sentir au plus profond de ses yeux calmes qu'elle était complètement chamboulée.

... C'était exactement le même choc qu'il avait ressenti en apprenant l'existence de ce monstre.

... L'idée qu'il existait un monde où ce monstre n'existait pas était tout aussi choquante pour cette fille qui avait vécu toute sa vie ici.

Ils étaient tous les deux très similaires, mais c'était pour cette raison qu'ils étaient complètement différents. Tout comme la lune et le soleil ne se croisaient jamais, leur séparation était inéluctable.

La brise fraîche d'été souffla au-dessus des innombrables pierres tombales alignées au sol.

— Il est temps que je rentre, dit Mole, se levant tant bien que mal. Demain, je vais encore creuser des trous de bon matin.

Il put voir Meria acquiescer.

— ... À plus tard, dit le garçon une fois de plus dans l'attente qu'elle y réponde.

Mais il n'y eut aucune réponse.


  1. Dans la version originale, en hiragana, le mot signifie escrocs, mais le kanji se lit sorcière.


Fosse 2 : Grave Keeper (Gardien de cimetière)[edit]

1[edit]

Mole était en tout point un piètre chanteur.

Seul alors qu'il creusait avec sa pelle, il chantait quelques chansons. Cela allait des marches militaires aux chansons à la mode qu'il avait entendues à la radio. Et comme personne ne pouvait l'entendre, il chantait les paroles comme bon lui semble. C'est-à-dire qu'il chantait faux et parfois il inventait même des mots.

Bien que sa voix était forte, elle semblait s'évaporer dans le cimetière désert.

Le chant était son unique réconfort, l'aidant à oublier l'écœurante idée qu'il allait devoir travailler dur avec ces cadavres jusqu'à la fin de ses jours. Et même s'il continuait à creuser des trous, il était de bonne humeur, comme s'il était retourné dans le passé, plus précisément à sa situation d'il y a un mois.

La seule chose qui lui manquait par rapport à cette époque était des gens avec qui se mettre en rythme et un casque.

Il avait commencé à s'habituer à sa petite pelle et au collier qu'il ne pouvait retirer de son cou, mais maintenant, il avait commencé à ressentir l'absence de poids sur sa tête.

Quoi que je fasse, aucune chance que je mette la main sur un casque.

Au premier abord, cela ne semblait pas nécessaire dans ce paisible cimetière. Qui plus est, même s'il voulait se protéger de ce monstre, un casque en fer n'aurait sûrement pas été suffisant. Mais c'était pour une autre raison qu'il en désirait un. Cela lui remémorait la première fois que lui et ses frères d'arme, tous à peu près du même âge et de même rang, avaient touché un fusil et s'étaient mis à imaginer leurs futurs actes d'héroïsme. Maintenant, en contemplant cet évènement passé avec ses yeux désabusés d'aujourd'hui, il se souvenait qu'il portait un casque à longueur de journée, même lorsqu'il dormait.

Depuis lors, et tout particulièrement pendant une opération militaire, il ne se séparait jamais de son casque même s'il n'y avait pas le moindre ennemi à dix kilomètres à la ronde. Mole devait avouer qu'il comprenait que c'était un peu étrange de se sentir comme ça, mais peut-être qu'il y avait comme de l'espoir et un sentiment de sécurité provenant de ce casque qui protégeait la partie la plus importante du corps humain. Après qu'il fut transféré ici, il avait déchiré un tissu et se l'était enroulé autour de la tête pour éviter les insolations. Mais ce fin tissu ne le satisfaisait pas du tout.

— M. le galérien, merci pour votre dur labeur, dit le vieil homme derrière lui, coupant court à la chanson de Mole. Vous semblez bien vous porter malgré avoir vu ces choses.

Exactement comme s'il était en train d'observer l'administration d'un médicament pendant une expérience sur un rat de laboratoire, Daribedor baissa les yeux vers Mole avec ses petits yeux.

Mole arbora un air légèrement renfrogné. Sa jambe droite était enroulée avec un bandage visiblement jaunissant et sale imprégné de fluides corporels s'échappant de sa blessure...

Puis, il se remémora de la fille qui se trouvait sous ses bras après qu'il l'ait faite tomber sous le coup de la panique.

— Loin de là même. En fait, vous travaillez de plus en plus dur. C'est bien.

— Bah, c'est pas comme si ça ne m'intriguait pas, dit Mole, avant de continuer en tentant de soutirer quelques informations à ce sujet, Par exemple, ces choses... d'où elles viennent ?

— D'où, hein... C'est une autre question philosophique.

La bouche du vieil homme se tordit, certains diraient même que c'était un sourire disgracieux.

— Vous ne vous demandez sûrement pas d'où viennent les hommes, non ? Cela ne revient-il pas au même ?

— Généralement du ventre d'une femme, plaisanta Mole, mais cela ne sembla pas amuser Daribedor outre mesure.

Sans même tenter de masquer son mécontentement, Daribedor commença à se diriger vers le manoir tout en disant :

— Enfin, je comprends pourquoi vous n'avez pas peur d'eux. C'est à cause de ces gens qui apparaissent fréquemment à la tombée de la nuit. Au risque de vous décevoir, il serait préférable que vous évitiez de sortir trop souvent la nuit. Nous aurions des problèmes si vous veniez à vous faire tuer après tout le travail que vous avez effectué.


... Comme à son habitude, Corbeau aimait s'assoir sur les pierres tombales. Après que Mole lui ait rapporté les propos de Daribedor, il se mit à glousser avec un ton moqueur.

— Ce vieux croulant est vraiment horrible. C'est comme si, peu importe le nombre de gens employés pour creuser des trous, une fois qu'ils ne sont plus en mesure de supporter la présence des démons, ils sont bons pour la casse.

Sa patience ayant atteint ses limites, Mole ignora sans hésiter le regard méchant de Corbeau et demanda :

— Vous vous connaissez ?

Corbeau haussa les épaules et répondit :

— Bah, pour tout te dire, je déteste cet homme. Quoi qu'il en soit, il s'occuperait lui-même de nous enterrer dans ce cimetière si l'un de nous venait à mourir.

— ... Qu'est-ce que tu veux dire par là ?

— Quoi, je t'en ai pas parlé ? Même les gens qui connaissent l'existence de ces démons peuvent être enterrés ici.

Mole hésita brièvement, les questions se bousculant les unes après les autres dans son esprit.

— Une seconde ! Il n'y a pas que des monstres enterrés ici ?

— Qu'est-ce que tu racontes, la taupe ? Tu es en train de creuser une tombe de taille humaine là, non ?

... C'était tout à fait exact.

Il avait creusé toutes sortes de tombes, mais depuis l'enterrement du monstre, aucune autre n'avait été aussi grande. Après avoir appris à quel point ces gros monstres étaient forts, il considérait qu'il était inutile de demander si les plus petits étaient plus gentils.

Corbeau continua :

— D'après toi, pourquoi on appelle cet endroit une fosse « commune » au juste ? C'est simple. C'est à la fois pour les humains et les démons. Le nom provient du fait que ces deux races incompatibles sont toutes deux enterrées ici... Mais pour les humains, il n'est pas courant de venir ici, sauf circonstance exceptionnelle.

Un sourire sarcastique et non puéril se dessina sur les lèvres de Corbeau.

— Alors... par exemple, qu'en est-il de la tombe sur laquelle tu es assis ?

— Ouais, je pense que c'est une tombe d'humain.

— Descends de là tout de suite.

— Han... bouda Corbeau.

Il fit claquer ses pieds, jusqu'à ce que Mole ne tende sa pelle dans sa direction pour le contraindre à obtempérer.

— Ah, t'es vraiment un bon gars. Tu ressembles pas du tout à un galérien, dit Corbeau au moment où ses pieds atterrirent sur le sol, puis il poussa un profond soupir.

— Comment ça ?

— Comment ça quoi ?

— Quelque chose cloche. Pour reprendre tes mots, les monstres sont les ennemis naturels de l'homme, pas vrai ? Alors pourquoi ont-ils droit au même type d'enterrement qu'un homme ?

Ayant perdu son siège, Corbeau était assis en tailleur sur le sol. Comme un enfant, il n'aimait pas rester debout. Non, ce n'était pas ça. Même s'il avait une apparence d'enfant, des fois, quand il parlait, Mole avait tendance à ne pas voir celle-ci.

— Ces choses sont immortelles, tu te souviens ?

— Ah, acquiesça Mole.

Corbeau avait effectivement dit ça. « Ces choses n'ont pas ce qu'on appelle la vie. Comme leur nom l'indique, ce sont des morts-vivants. Même si on les coupe en petits morceaux ou les brûle en cendre, telle une mauvaise blague ils reviendront à la vie... »

Petit à petit, le garçon remarqua une certaine gêne dans ces propos.

En lisant le changement sur son visage, Corbeau continua.

— Ouais, c'est bizarre, hein ? Les enterrements sont des rites organisés pour les morts. Et pourtant, malgré ça, nous enterrons sur cette terre les ennemis qui ne peuvent pas mourir... Bien entendu, bien qu'ils aient droit à une commémoration funèbre, cela ne signifie en rien qu'on compatit pour eux.

Mole demeura silencieux.

— L'autre jour, tu avais deviné que les « chasseurs » exterminent ces démons. C'est exact. Les chasseurs combattent réellement les démons. Mais par exemple, si les hommes d'il y a plusieurs siècles avaient eu le même type d'équipement que les « chasseurs de démons » ont aujourd'hui, notamment les fusils, alors je pense que l'humanité de l'époque aurait connu la même prospérité que celle d'aujourd'hui.

En effet, Corbeau en avait déjà parlé lors de leur précédente conversation. Il avait dit que l'existence de ce monstre était un obstacle à la progression de la civilisation.

— Les humains ne peuvent tuer ces choses. Enfin, si on attache leur tête et leurs pieds, alors ils ne pourront plus faire de mal aux gens. Mais c'est le mieux qu'on puisse faire. Malheureusement...

Avec un visage plein de remords, Corbeau se mordit la lèvre.

— Attends, c'est pas justement ce qui est bizarre ? coupa Mole. Tu n'avais pas dit l'autre jour que les gens avaient trouvé le moyen de vaincre ces monstres ?

— Ah, ouais, cette méthode se trouve sous tes pieds maintenant.

— Alors les monstres enterrés dans ce cimetière sont soi-disant immortels. T'as jamais entendu parler d'une méthode pour les anéantir complètement ?

— Tu saisis toujours pas, hein ? Tiens, regarde ça.

Comme s'il jouait dans un bac à sable, Corbeau se mit à griffonner sur le sol.

— Ces choses ont bien plus qu'un simple corps physique. Si on les attache, on peut les empêcher de bouger. Mais même si on essaye de les noyer dans l'eau ou les enterrer dans un trou, ils finiront par s'en échapper et reprendre leur massacre. Puis un jour, il semblerait que quelqu'un ait eu l'idée de les enterrer dans un cimetière humain.

— ... Alors tu veux dire qu'après un enterrement en bonne et due forme, ils ne peuvent plus revenir à la vie ? demanda Mole, comprenant finalement ce que voulait dire Corbeau.

Corbeau acquiesça et esquissa un faible sourire.

— Néanmoins, pour ce qui est de savoir pourquoi ils ne peuvent pas revenir à la vie dans ce cas, j'en ai pas la moindre idée. Même les meilleurs chercheurs n'en savent rien. Mais, peut-être que c'est parce que ces démons vivent dans des corps que nous ne comprenons pas. Vu qu'ils sont si différents des êtres vivants sur Terre, certains prétendent même qu'ils viennent de la lune. Tu vois, le type qui avait eu l'idée de les enterrer dans un cimetière... bah, peut-être qu'il avait l'intention de faire une mauvaise blague ou quelque chose du genre.

— Alors, à l'époque, un type se nourrissant de limaces de mer a découvert tout ça à cause d'une blague, dit Mole d'un air taquin à Corbeau, malgré le visage mystérieux et triste de ce dernier.

Tout en griffonnant le sol avec son auriculaire, Corbeau répondit :

— Bah, c'est juste comme ça que je vois les choses... Admettons que les gens enterrés ici ont été tués par ces monstres et qu'ils leur en veulent toujours, peut-être que c'est ce qui empêche ces choses de se réveiller.

— Dis pas de trucs aussi flippants.

— Ça te choque pas, hein ?

— Je sais pas, j'aime tout simplement pas les fantômes, dit Mole avec conviction.

Corbeau leva la tête et gonfla ses joues en apparence douces.

— Beuh...

Tout en boudant comme un enfant, il avait une nouvelle fois prononcé un mot qu'un adulte n'emploierait pas.

— Bah... même si leurs pouvoirs s'en retrouvent scellés, ça ne veut pas dire qu'on peut les enterrer dans n'importe quel cimetière. Il faut qu'il se situe sur une ancienne terre, une terre avec des pouvoirs. Le genre de terre qui a toujours été protégée par les hommes, et qui a toujours été le contraire d'un berceau de l'humanité. Cela peut devenir la prison éternelle de ces choses. Exactement comme cet endroit...

Tout en se rappelant son malaise, Mole demanda :

— Eh bien, c'est donc un endroit extrêmement important, non ?

Corbeau éclata de rire.

— Ouais, c'est un endroit important. Et bien entendu, il existe d'autres cimetières dont l'unique but est d'emprisonner ces démons. C'est exactement du fait de la grande importance de cette tâche qu'il faut prendre certaines précautions. S'il n'y avait qu'un seul endroit, par exemple ici, et s'il venait à être détruit, alors ces monstres reviendraient à la vie et on ne pourrait pas les en empêcher.

— ... Bah, en gros, les autres endroits sont déguisés en cimetière, et on interdit aux gens ordinaires d'y pénétrer pour les protéger vu qu'ils ignorent ce qui se trouve en dessous.

Je comprends mieux pourquoi personne ne semble visiter les tombes qui se trouvent ici.

Le fait qu'il n'y avait aucune visite de gens ordinaires réduisait ses chances de trouver le moyen de s'échapper. Pour autant...

— C'est bizarre, mais...

Bien qu'il comprenait ce que voulait dire Corbeau, quelque chose d'autre préoccupait Mole.

— Jusqu'à il y a environ cent ans, les hommes vivaient dans la peur, ne connaissant pas de moyen de tuer ces monstres, pas vrai ? Dans ce cas, comment se fait-il que les gens ignoraient leur existence ? Tout du moins, les gens qui m'entourent et moi-même ne nous doutions de rien.

— C'est simple. Il n'était pas nécessaire que vous sachiez, dit Corbeau, en acquiesçant rapidement comme en faisant une promesse à l'emporte-pièce. Vu qu'ils ont perdu leur immortalité, leur nombre a diminué bien plus rapidement que par le passé. Il est intéressant de noter que les démons semblent avoir compris leur point faible. Maintenant, non seulement ils se retiennent de chasser ou d'appâter des hommes, mais ils n'apparaissent tout simplement plus du tout. On a observé cette tendance. Le nombre de monstres n'augmente pas. Alors on peut dire que le fait qu'ils ne meurent pas est une sorte de point faible. Prends une armée par exemple. Peu importe sa puissance de frappe, sans ravitaillement, elle ne fera pas long feu, pas vrai ?

— Ah, c'est vrai.

L'analogie de Corbeau était en effet très simple à comprendre, alors le garçon à la tête des taupes répondit en acquiesçant profondément.

Stricto sensu, les forces militaires étaient composées d'hommes, et c'était sûrement différent pour les monstres, mais quoi qu'il en soit, après avoir perdu toutes leurs forces, chacun se retrouvait incapable de revivre. Et peu après, il était évident que la situation allait empirer pour eux.

— Ouais, exactement, continua Corbeau. Après tous les efforts qui ont été demandés pour réduire leur nombre, il y avait dans le même temps moins de victimes de notre côté. Les lampes électriques et à pétrole furent développées et maintenant même quand le soleil se couche, les activités courantes peuvent continuer. Tant que les gens craindront la menace déclinante des ténèbres, cette peur aura un effet bénéfique sur l'industrie et l'économie. Alors, en conséquence, les pays ont pensé qu'il était préférable de ne rien dire sur les monstres. On peut appeler ça l'ombre tapie dans l'ombre.

Toujours pas convaincu, Mole se mordit la lèvre. Corbeau continua alors son explication.

— Alors ne va pas penser que le fait que le monde l'ignorait totalement est un mensonge.

— Hein ? C'est vrai ?

— Bah, laisse-moi te poser une question. Comment était ta première nuit au cimetière ? T'avais peur, pas vrai ? Et pourquoi ça ?

— Eh bien, c'est-à-dire que... c'est parce que quand j'étais petit, ma mère, ma tante ou quelqu'un d'autre m'avait complètement terrorisé. Ils parlaient de choses qui sortaient des cimetières la nuit, des fantômes, des mauvais esprits... des zombies et autres choses du même genre.

— Tu vois ? C'est la même chose, non ? Des « créatures qui s'attaquent aux hommes ». Il se pourrait que les histoires impliquant les démons aient changé un peu de la même façon que les noms qu'on leur donnait.

Puis, Corbeau gloussa.

— Enfin, du fait du grand secret qui régnait autour de cette histoire, il est difficile de trouver quelqu'un qui peut creuser des trous dans un cimetière, sans qu'il ne perde la tête. Une telle personne doit vraisemblablement posséder certaines qualités.

— Certaines qualités ?

— Telle qu'être capable d'endurer une situation où on est au plus près de l'ennemi naturel de l'humanité, le fait d'avoir des nerfs d'acier. Bref... quelqu'un de fort.

— Je suis pas si fort que ça, dit catégoriquement le garçon.

— Quoi ? Je sais que tu sous-entends que t'as pas la même volonté que moi, mais pas la peine de faire le modeste.

— C'est pas de la modestie. C'est ce que je pense au plus profond de moi. Si j'étais si fort que ça, je n'aurais pas...

Mole se tut et détourna le regard.

— Non, laisse tomber.

— Que... Qu'est-ce que tu racontes ?

Corbeau semblait tenir à savoir ce que Mole était sur le point de dire, mais avec un air aigre, le garçon se borna à garder la bouche fermée. Il ne montrait pas son véritable visage, exactement comme une taupe terrée sous terre.

Au final, Corbeau s'énerva et tira sa langue extrêmement rouge en direction du garçon.

— T'es qu'un idiot, la taupe ! T'essayes de de te faire passer pour meilleur que ce que t'es vraiment ! cria Corbeau comme s'il appréciait le mépriser.

Puis, Corbeau s'en alla soudainement aussi vite qu'il était apparu.

Mole poussa un profond soupir. Corbeau désormais parti, Mole était désormais seul dans le cimetière tandis que le soleil atteignait son zénith.


Bien que chanter l'aider à penser à autre chose, de plus en plus de soupirs s'échappaient de sa bouche.

Il devait admettre qu'il pensait être quelqu'un de raisonnablement fort. Et pour ce qui était des militaires, même si c'était un tas de crétins se reposant uniquement sur leurs muscles, comme dans un foyer pour garçons, il ne pouvait les qualifier de fort que de temps à autre.

Néanmoins, sa confiance en lui-même s'était rapidement étiolée après qu'on l'eut emmené dans ce cimetière. À tel point qu'aujourd'hui, il devait aller jusqu'à dire à Corbeau le puéril de ne pas se méprendre.

  • Il avait peur des ténèbres de la nuit.
  • En apprenant l'existence de ces monstres, sa santé mentale avait commencé à en pâtir.
  • Récemment, il s'inquiétait du fait que la gardienne du cimetière était introuvable...

... et, il craignait que celle-ci ne le détestait et avait peur de lui.

Quoi de plus normal, pensa Mole, en tentant d'interpréter ses propres émotions.

Il était normal de se sentir mal à l'aise. Cette fille est importante... elle est mon unique espoir de m'échapper de cet endroit.

L'autre jour, alors qu'il courait de toutes ses forces, la fois où il lui avait demandé de devenir son amie, il avait eu l'impression d'avoir pu échanger avec succès avec elle. Mais depuis lors, il n'était plus capable de répondre du tout. Soit il finissait dans le décor, soit il se heurtait au rejet de la fille.

Quant à Meria, vu qu'elle lui posait toujours autant de questions que possible, elle n'avait jamais l'occasion de lui parler de ce qu'il avait envie d'entendre, ce que Mole trouvait injuste.

« Pourquoi ne se montre-t-elle que la nuit ? », « À quoi sert un gardien de cimetière exactement ? ». Quand il lui posait ces questions, elle paraissait perturbée et secouait la tête négativement.

Quand il vit l'expression de son visage à ce moment-là, il commença à craindre qu'elle le détestait peut-être. Néanmoins, si c'était le cas, elle éviterait alors tout face à face avec lui nuit après nuit... Alors tôt ou tard, le jour viendra où elle m'en parlera, non ? Est-ce que ce jour viendra vraiment ?

Mais au point où il en était, ce jour ne pouvait être que lointain.

Sérieux, de qui Corbeau parlait quand il disait qu'il était fort ?

Il éclata de rire. C'était tellement ridicule. S'il était ce qu'on appelle fort, alors il ne se serait sûrement pas mis dans un état tel où il ne peut plus garder son calme rien qu'en pensant à une fille.

Quoi qu'il en soit, même s'il n'avait pas reçu de réponse de la bouche de la fille pour ce qui était de leur amitié, il fut en mesure de découvrir son âge. Elle avait quatorze ans. Il avait en plus appris un tas d'autres choses diverses et variées à son compte, comme par exemple qu'elle aimait les pommes mûres et détestait la pluie après que ses vêtements étaient salis par la boue.

Néanmoins, au final, elle n'était toujours pas son amie. Et ils ne s'étaient jamais mis d'accord sur un lieu donné et une heure précise pour se retrouver.

Alors de ce fait, une fois la nuit tombée, Mole parcourait le cimetière à sa recherche.

Peut-être était-ce inefficace, mais aussi étrange soit-il, le temps passé à sa recherche ne lui déplaisait pas. Il trouvait même ça amusant, bien qu'il n'en connaissait pas vraiment la raison. Même le cimetière, qui avait été au début extrêmement terrifiant la nuit, ne lui posait plus le moindre problème désormais. En fait, le simple éclat des étoiles lui était suffisant pour marcher. La capacité d'adaptation des hommes est incroyable.

Mais le cimetière était particulièrement vaste, et même s'il s'était habitué au paysage des pierres tombales et arbres s'étendant à perte de vue, il n'était pas toujours sûr de l'endroit où il se trouvait. Le premier repère qu'il avait utilisé était un arbre géant qui poussait tout au centre du cimetière. Tout en gardant à l'esprit comment revenir jusqu'à cet arbre, il partait à la recherche de Meria, mais cette nuit-là, malgré avoir parcouru le cimetière de long en large, il ne parvint toujours pas à la trouver.

Il ramassa des cailloux et des branches sur son chemin, et quand ses jambes furent fatiguées, il eut soudain une idée. Il appela Dephen qui était en train de le suivre à faible distance.

— T'as un bon flair, pas vrai ? Tu voudrais pas me donner un coup de main ?

Il plaisantait à moitié en lui demandant ça, mais après quelques instants, il pensa voir le chien se tortiller le nez avant de se retourner et de partir précipitamment quelque part dans la pénombre. Sans attendre, le garçon le suivit.

Et cette nuit-là, Meria se trouvait directement sous l'arbre géant tout en serrant contre elle ses jambes.

Il semblerait qu'elle se cachait dans l'ombre des racines, mais elle n'avait visiblement pas remarqué sa présence. L'arbre était si grand qu'il aurait fallu pas moins de cinq hommes se tenant par la main pour l'encercler. Et les racines qui sortaient de terre étaient suffisamment épaisses pour cacher son corps assis.

Il avait l'impression que l'interpeller alors qu'elle était assise là aurait été la première fois qu'il initiait la conversation depuis qu'il la connaissait.

Peut-être que c'est toujours elle qui partait à ma recherche, pensa le garçon, envisageant cette agréable possibilité.

Mole s'approcha de façon volontairement bruyante de la fille qui, comme si elle était choquée, se dépêcha alors de cacher ses mains derrière ses jambes accroupies.

— Salut, qu'est-ce que tu fais ?

Le visage de Meria était inhabituellement troublé. Elle était comme une enfant prise en train de cacher une bêtise qu'elle aurait faite.

Mole jeta un regard vers les jambes de Meria. Mais pas de façon perverse, les genoux de la fille étaient couverts par son manteau et elle cachait quelque chose derrière eux avec ses deux mains.

...

... Silence.

Dans cette situation, le silence extrêmement gênant continua. Il était évident que pour elle, ils s'étaient rencontrés à un moment inopportun. Néanmoins, même si c'était devenu une habitude, la chose que la fille tâchait désespérément de cacher ne faisait qu'attiser sa curiosité. Il se demanda même jusqu'à quel point elle le détesterait s'il tentait de voir ce que c'était de force.

Enfin, je peux pas lui faire ça.

Il ignorait si elle allait finir par s'enfuir avec lui qui restait planté là, mais elle baissa la tête en signe de résignation et sortit le mystérieux objet qu'elle cachait derrière ses genoux.

Remplissant les paumes de ses deux mains, il y avait un morceau de quelque chose d'un profond noir. Mise à part la couleur, il avait la forme ronde imparfaite d'une pêche et près du haut se trouvaient ce qui ressemblait à des petites marques de morsures. Si cela avait été tout, alors il n'aurait ressemblé à rien d'autre qu'à un fruit pourri mais...

Mole saisit sa poitrine d'un coup. Comme si une porte s'était ouverte avec fracas, un souvenir fit surface dans son esprit.

Sous ses yeux, il vit quelqu'un frappé par un explosif, et l'homme inconnu vêtu d'un uniforme de militaire tomba à la renverse.

Sa tête ainsi que sa cage thoracique avaient explosé, mais en dessous, Mole pouvait voir le cœur de l'homme battant obstinément.

Quant à l'objet dans les mains de la fille, les pulsations de la partie noire charnue sous les morsures ressemblaient à ceux de ce cœur. Pareil... C'est exactement pareil.

... Était-ce une partie de quelque chose ?

— Qu'est-ce que... c'est ? demanda Mole, tout en gigotant.

Cependant, Meria, la tête toujours penchée, dit d'une petite voix :

— Je ne peux pas...

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Il comprenait. Même si c'était la seule chose qu'elle trouvait à dire, il comprenait ce qu'elle voulait dire. En gros, après une semaine à l'entendre utiliser cette phrase en réponse à diverses questions, il avait compris que c'était sa façon de dire, « Ne me demande pas ça ».

L'intention derrière son refus d'en parler se tenait en travers de son chemin tel un profond gouffre juste à ses pieds. Et de l'autre côté de ce gouffre se trouvait la fille. Mais alors qu'il essayait de la rejoindre de l'autre côté, il avait réalisé qu'il aurait beau remplir le gouffre de terre, ce dernier ne se remplirait jamais.

Meria porta le fruit noir à ses lèvres de façon extrêmement lente comme si le garçon n'était même pas là. Puis, elle commença à le manger.

Tout en regardant la bouche de la fille, Mole demanda :

— C'est bon ?

Il ne s'attendait pas à ce qu'elle réponde, mais alors, avec le fruit toujours en bouche, elle secoua lentement la tête.

Même si elle était déjà étrange, elle se comportait de façon particulièrement bizarre cette nuit-là. Bien qu'il ne viendrait à personne l'idée de la complimenter sur ses bonnes manières, c'était la première fois que Mole sentit qu'elle l'évitait ouvertement.

« Est-ce que je te dérange ? », avait-il envisagé de demander, mais alors qu'il ouvrit la bouche, la seule chose qui en sortit fut :

— Enfin, laisse-moi te dire une chose.

Oui. Elle le considérait comme une nuisance. Il le comprenait bien.

... Mais malgré ça, le fait d'en avoir la confirmation fut difficile à encaisser pour son faible esprit.

Adossé contre le tronc d'arbre, le garçon était perdu.

Et avec le fruit toujours à ses lèvres, la fille secoua tristement sa tête de gauche à droite.



2[edit]

Il y avait des moustiques volant au bord de l'eau.

C'était quelque chose qu'il n'avait pas remarqué jusque-là. Plus précisément, il avait l'impression que c'était la première fois qu'il voyait des insectes depuis qu'il était arrivé au cimetière, ce qui était un peu surprenant. Surtout que juste un peu avant son transfert dans ce même cimetière, il n'y avait pas un jour sans qu'il ne voit de moustique.

« Là où il y a beaucoup de gens, les moustiques et les marchands rappliqueront systématiquement. » Il ne se souvenait plus qui avait dit ça, mais une grande famille en pleines vacances devait sûrement être cernée par des moustiques de toutes parts.

Quant à l'armée, les excréments humains et de chevaux, la grande quantité de nourriture jetée, et les cadavres formaient un environnement propice aux insectes en tout genre. À ce sujet, à part les tranchées, creuser des trous pour mettre toutes ces choses était une autre des responsabilités des taupes.

Et refusant de se laisser abattre par le bourdonnement incessant et bruyant des moustiques, les camps militaires recevaient également la visite de marchands qui avaient acheté des permis auprès des hauts gradés.

L'homme envoyé par la guilde des marchands avait un chariot rempli de petits plaisirs, tels que du tabac, de l'alcool, des barres de chocolat, des journaux, des paquets de cartes à jouer, des charmes pour se protéger des balles, des lunettes de soleil et des sous-vêtements de rechange, ce que les soldats distribuaient à gauche à droite dès qu'ils installaient un campement.

Les journées particulièrement chargées étaient celles juste après les jours de paie ou ceux où les marchands venaient avec de sulfureuses photos d'actrices célèbres. Cela provoquait des attroupements de brutes sans nom qui avaient tendance à se terminer en bagarre générale, c'était pour ça que la police militaire était déployée pour forcer les gens à se mettre en rang.

Cependant, une chose intéressante à noter au sujet de la marchandise : malgré le fait que l'intégralité de la clientèle était masculine, les chariots contenaient également d'autres produits tels que du parfum ou du rouge à lèvre, qui étaient clairement des produits féminins quoi qu'on en dise. En fonction des marchands, il y avait même des accessoires de mode.

Naturellement, pendant longtemps, Mole s'était demandé quel genre de soldat achetait et utilisait ces produits. Mais un jour, le mystère fut résolu quand il tomba sur un de ses supérieurs après que ce dernier avait récupéré l'argent de sa paie. Le sourire aux lèvres, son supérieur avait acheté des boucles d'oreille. Puis, il avait marché du chariot jusqu'aux tentes installées au fond du camp.

Effectivement, les permis pour faire du commerce pendant une opération militaire ne concernaient pas que la guilde des marchands. Il y avait également une autre tente appelée la « guilde des héroïnes »[1], manifestement constituée d'un tissu à motif de fleurs différent de celui utilisé pour les militaires.

Il ne connaissait pas les intentions de son supérieur, mais Mole supposa qu'il avait acheté cet objet dans le but de faire la cour à une belle fille ou quelque chose dans ce genre.

Quoi qu'il en soit, le chariot de ce marchand ne venait pas jusqu'à ce cimetière et même si ça avait été le cas, Mole n'avait de toute façon pas d'argent. En plus, il avait du mal à imaginer Meria se réjouir de recevoir du rouge à lèvre ou du parfum en cadeau.

Bah, c'est peut-être juste un problème de manque d'imagination.

La fille était différente des autres filles. Même pour Mole, qui n'était habitué qu'à utiliser son salaire de soldat pour acheter des enveloppes ou un peu d'alcool, c'était le cas.

Et après avoir écouté ses problèmes, Corbeau ajouta :

— Le cœur d'un squelette.

Juste avant la remarque de ce dernier, il était en train de s'inquiéter un peu trop au sujet de son incapacité à pouvoir se rapprocher de Meria, et Corbeau, n'ayant visiblement rien de mieux à faire, se mit à discuter du sujet avec lui de façon distraite.

Plus il y réfléchissait après coup, plus il pensait que ça avait été une erreur. Le sujet du moment était un motif idéal de taquineries pour quelqu'un comme Corbeau, qui était du genre à sauter sur tout ce qui pouvait lui paraître un tant soit peu amusant.

— Alors c'était donc ça... Ce dont tu refusais de me parler l'autre jour, fredonna Corbeau sans même tenter de cacher son sourire cruel. Allons bon, j'aurais aimé que tu viennes m'en parler plus tôt. Alors comme ça, cette taupe s'intéresse au sexe opposé maintenant !

Eh bien, Corbeau semble de bonne humeur.

La méprise de Corbeau ne valait pas la peine d'être éclaircie. Il tentait de s'approcher de Meria parce qu'il avait besoin d'un moyen pour s'échapper, rien de plus, rien de moins. Néanmoins, s'il essayait de dissiper le malentendu avec Corbeau, il y avait fort à parier qu'il allait être la cible d'encore plus de moqueries de sa part. Même s'il était réticent, il n'y avait rien qu'il puisse faire à part laisser les choses suivre leur cours.

— Enfin, si ce n'est les cadeaux, il est également important de la complimenter sur ses qualités. Par exemple, si on vantait la beauté de mes cheveux, ça me ferait plaisir.

On t'a pas sonné, toi.

Résistant à l'envie de lui rétorquer ça, Mole se lança plutôt dans une simulation mentale. Meria apparut dans son esprit et se mit à parler. Fort heureusement, il avait tout un tas de choses qu'il pouvait complimenter chez elle. Et bien entendu, comme ce n'était que son imagination, il ne s'emmêlait pas les pinceaux. « Salut Meria, tes cheveux sont toujours aussi beaux. » « Merci, Mole. De ta part, ça me touche vraiment. »

— ... Non, aucune chance que ça lui fasse plaisir.

Corbeau adressa un regard plein de compassion au garçon qui fronçait les sourcils.

— Ouais, ouais, Meria-chan, c'est ça ? Je peux venir ici que la journée donc je l'ai jamais rencontrée, mais j'ai comme l'impression que c'est quelqu'un d'assez compliqué.

... C'était peu de le dire. Cependant, il ne pouvait pas dire, « Arrête, tu vas trop loin là. » Peut-être que c'était en fait quelqu'un de bien, pensa Mole, par ignorance.

... C'est comme si j'abandonnais vraiment, on dirait.

Alors, au lieu de le réconforter, Corbeau dit quelque chose d'étrange.

— Hmm, c'est logique. Ce que je veux dire, c'est peut-être que cette fille a le cœur d'un squelette.

— Le cœur d'un squelette ? répéta Mole sans réfléchir.

Les yeux de Corbeau se plissèrent soudainement, tel un hypnotiseur, il parla d'une façon tout à fait fascinante.

— Écoute, essaye d'imaginer le torse d'un squelette. Chair et organes s'entremêlent. Et derrière les côtes blanches...

Corbeau colla abruptement ses deux mains ensemble, comme au moment d'applaudir.

— C'est vide, continua Corbeau.

Mole souffla, comme si on lui avait menti.

— Qu'est-ce que tu racontes ?

— Tu m'as très bien entendu, alors voilà de quoi illustrer mes propos.

Corbeau posa une main sur sa poitrine et parla d'un ton mystérieusement sérieux.

— Je pense que t'as déjà connu ça, non ? Sentir que son cœur est sur le point de sortir en entendant quelque chose de merveilleux ou de choquant. Ouais, si tu veux mon avis, ces mots importants vont bien plus loin qu'on ne veut bien le croire, jusque dans le subconscient. ... Mais la fille à qui tu penses, elle ne semble pas avoir ce genre de sentiments. Quoi que tu lui dises, je pense que tes mots n'atteignent jamais son cœur, exactement comme si elle n'en avait pas.

En entendant ça, Mole se mordit inconsciemment la lèvre.

— Allons, pas la peine de te morfondre comme ça. C'est rien d'autre qu'une supputation de ma part. Peut-être qu'elle est juste pas très sociale, non ?

— ... Ça serait bien, crois-moi. Mais franchement, j'ai l'impression que c'est sans espoir, quoi que je fasse.

Après avoir ri de la timidité du garçon, Corbeau dit :

— Bah, on va bien voir si cette fille a un cœur ou pas.

— Hein ?

Elle était humaine, alors physiquement, elle avait forcément un cœur. L'expression « cœur de squelette » ne devait être qu'une analogie. Et pourtant, Corbeau avait dit qu'ils allaient vérifier si c'était avéré... une affirmation qui avait laissé Mole perplexe.

— Oui, alors ferme les yeux, dit Corbeau et Mole s'exécuta sans le vouloir.

Puis Corbeau, comme s'il lançait une sorte de sort magique, dit :

— Bon, essaye d'imaginer la poitrine gauche de la fille. Sous ses vêtements, ses sous-vêtements, sa peau, sa chair, ses os, sous tout ça. Y a-t-il vraiment un cœur ? On devrait essayer de s'en assurer, non ? Tu te demandes comment ? Ma foi, c'est simple. Pose directement la paume de ta main dessus, et si tu sens un battement, alors on est bon. Par contre, si tu vas jusqu'à défaire ses vêtements et à mettre à nu ses seins, tu risques d'aimer ça...

— ...

Corbeau se mit à ricaner et pointa du doigt la tête de Mole.

— Oh, la taupe. Tu saignes du nez. Peut-être que t'imaginais quelque chose de pervers.

— Va... Va... Va te faire voir ! Je pense pas du tout à ça ! Je vais t'enterrer vivant, tu vas voir ! cria Mole tout en recouvrant son nez avec sa main, ce qui fit éclater de rire Corbeau.

— Haha, trop marrant. C'est la première fois que je te vois dans cet état, la taupe !

... Ce fut une grosse erreur de discuter de ça avec Corbeau.

... Enfin, il n'avait personne d'autre à qui parler de Meria de toute façon.

Au final, Mole savait qu'il ne pouvait pas utiliser de cadeau, et il ne pensait pas qu'elle comprendrait ses compliments. Dans ce cas, il devait au moins tâcher de ne pas faire quelque chose qu'elle déteste. C'était une façon particulièrement timide de penser, mais pour le moment, Mole ne voyait pas d'autre solution.


Près de l'étable délabrée où il dormait, il y avait un réservoir qui, à la base, avait vraisemblablement servi à donner de l'eau aux chevaux.

S'étant réveillé plus tôt qu'à son habitude, Mole s'y rendit, remplit un vieux seau fissuré et se le vida sur la tête. Au milieu du réservoir d'eau hors service, flottaient des larves de moustique. Il ne les avait même pas remarquées pendant qu'il remplissait à nouveau le seau avant de se le verser encore une fois sur la tête.

L'eau était tiède, et elle avait une faible odeur de moisi, mais ce n'était pas un problème pour réveiller son esprit engourdi.

— Écoute, la taupe, même dans les meilleurs moments, t'es régulièrement couvert de boue, avait dit Corbeau la veille tout en lui tendant un rasoir pour qu'il se rase avec. Donc, quand tu creuses pas de trou, tu devrais au moins essayer de garder une bonne hygiène. T'auras beau avoir le meilleur comportement du monde, aucune fille ne t'aimera si t'es sale.

Cela ne regardait pas du tout Corbeau. Une fois encore, qu'est-ce que ça pouvait faire si une taupe était couverte de terre ? Sans parler des filles...

Tout en rouspétant après les insinuations de Corbeau, Mole se rasa tout de même la barbe et se lava minutieusement le corps.

Au loin à l'est, le ciel commençait à s'éclaircir, mais le soleil n'avait pas encore pointé le bout de son nez. De l'autre côté du ciel, la lune était à peine visible.

Même si c'était une bonne idée de mettre ses vêtements à sécher, il se sentait un peu perdu à l'idée de n'avoir rien à faire.

Il avait encore du temps avant le début du travail. Néanmoins, après tous les efforts passés à se laver, il ne pouvait pas se résoudre à retourner se coucher. Alors, il poussa ses jambes à l'emmener dans le cimetière.

« Comment va Meria ? » Cette question traversa soudainement son esprit. Il allait toujours se coucher avant elle alors il ne savait même pas à quelle heure elle quittait le cimetière. Était-elle toujours en train de faire sa ronde ? Mole marchait avec ces pensées en tête. Mais même s'ils venaient à se croiser, il n'avait pas la moindre idée de quoi parler avec elle...

Tandis qu'il se dirigeait vers le cimetière depuis l'étable, il ne pouvait pas manquer le manoir sur le côté. Comme d'habitude, il passa devant la clôture noire en fer, mais cette fois-ci, il put entendre de l'eau couler quelque part dans le petit jardin.

Habituellement, il aurait pensé que c'était quelqu'un en train d'arroser les plantes, mais il se souvint que le jardin du manoir était monotone et dépourvu de végétation.

Il était persuadé que le bruit de l'eau provenait de l'arrière du manoir. Alors il fit tranquillement le tour pour s'y rendre.

Meria était là.

Elle était accroupie au milieu du jardin dans un coin recouvert de béton. À côté, il y avait un fin tube de métal avec un robinet accroché au bout. Un tuyau bleu était connecté au robinet, et son bras blanc tenait l'autre bout du tuyau et le tenait au-dessus de sa tête. Du tuyau coulait de l'eau qui ruisselait sur tout son corps. Et de derrière... elle semblait être nue comme un ver.

Juste avant l'aube, dans un monde toujours plongé dans les ténèbres, la fille se lavait.

... C'est bizarre, non ? Le garçon était abasourdi.

Ses cheveux qui étaient toujours habituellement recouverts par sa capuche lui arrivaient jusqu'aux hanches. Et cette chevelure brun clair trempée collait à sa peau blanche.

Peau qui était complètement exposée, de la tête aux pieds.

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... Bizarre, quelque chose cloche... Pourquoi malgré sa silhouette svelte... pourquoi avec cette peau qui a l'air douce...?

— Mole...?

Il ne savait pas si elle avait senti son regard, mais à ce moment-là, Meria tourna sa tête dans sa direction par-dessus son épaule. La ligne de mire de la fille dans son plus simple appareil et le regard du garçon figé sur place se croisèrent au niveau de la clôture en fer.

La fille lâcha alors le tuyau et recouvrit avec ses mains sa petite poitrine. La fille baissa la tête, et de l'eau s'égoutta le long de son fin menton, de ses cheveux, des bouts de ses coudes, et d'ailleurs.

— Je... je suis dés-...

L'instant d'après, un terrible grognement s'éleva du fourré et le chien en surgit. Il avait bondi avec suffisamment de force pour le réduire en lambeaux. Alors sans demander son reste, le garçon prit ses jambes à son cou.

Je n'aurais jamais cru voir Meria se laver là, pensa Mole tout en bougeant désespérément ses jambes.

Peut-être que c'est juste un rêve, comme tous les soirs...?

Il n'en était pas sûr, mais il y avait une chose qui lui paraissait clair comme l'eau de roche. Même si ça avait été un accident, elle le détestait sûrement bien plus encore.


  1. Un bordel.


3[edit]

Le galérien du cimetière creusait des trous.

Tel était son travail, son devoir.

La taille des trous était indiquée par quatre marques sur le sol. Mais pour une raison ou une autre, il ne pouvait en trouver qu'une ce jour-là.

Peut-être une erreur, pensa-t-il pendant qu'il contemplait le sol à ses pieds. Pourtant, il ne parvenait toujours pas à trouver d'autres marques.

Dans ce coin de la fosse commune, les pierres tombales autour de lui n'étaient pas densément disposées. C'était bien différent de l'uniformité d'un lotissement. Ici, les tombes étaient placées de façon sporadique.

Qu'est-ce que ça veut dire ?

Tout en tapotant son épaule avec la pelle, le garçon jeta un œil instigateur sur l'unique ridicule marqueur. Était-ce un oubli de Daribedor ? Il posa son pied sur le rivet vide de sens et leva les yeux au ciel...

— ...

À ce moment-là, il finit par remarquer le deuxième rivet enfoncé dans le sol, mais il était extrêmement loin de là où il se trouvait. Perplexe, il se rapprocha pour vérifier. Bizarrement, il était placé à une distance où était d'habitude le troisième ou le quatrième rivet. Et si ce n'était pas une erreur, alors ce trou était deux fois plus grand que le trou qu'il avait creusé pour le géant monstre en forme de tête.

Mole se sentit découragé. Combien de temps et d'efforts il va me falloir pour finir celui-là ?

Puis, il fut pris de terreur. ... Il est gros comment celui-là pour avoir besoin d'un trou aussi grand ?

Non seulement il avait réalisé le temps et l'effort que cela allait lui demander, mais également la réponse à sa deuxième question. Quoi de plus normal, après tout. Même si le monstre devait être un peu plus petit que le trou qu'il allait creuser, ce dernier était toujours suffisamment grand pour contenir trois tanks empilés les uns sur les autres, voire plus.

« Les monstres ont d'innombrables formes différentes, mais en gros, plus ils sont gros, plus ils sont forts. » Il se souvint des propos de Corbeau lors de leur première rencontre alors qu'il se préparait à se mettre au travail. Corbeau et ses compères avaient l'intention de combattre la chose qui était censée être enterrée dans le trou qu'il allait creuser ? Dans ce cas, ils allaient devoir prier que Dieu les garde vu que selon les propres dires de Corbeau, ces monstres étaient immortels.

Tout en soupirant, Mole enfonça sa pelle dans le sol et souleva sa première motte de terre. Il répéta son geste encore, encore, et encore...

... Et malgré le nombre de fois qu'il avait répété ce même geste, au moment où la nuit commençait à tomber, le trou n'était même pas à moitié terminé.

Même s'il s'était habitué à cette activité, comme tout un chacun pourrait s'y attendre, il était exténué. Après toute la peine qu'il s'était donné pour nettoyer son corps le matin, il se retrouvait à nouveau aussi sale qu'il l'était avant sa toilette. Il avait beau être un galérien, il avait maintenant l'impression que c'était une forme de punition. Mais si tel était le cas, de quoi était-il puni au juste ?

Il y a erreur sur la personne. J'ai rien fait de mal. Il posa sa main sur sa poitrine et se remémora la scène dont il avait été témoin ce matin-là.

Dans le même temps, il sentit une partie de lui durcir sans qu'il le veuille.

Bien que c'était un accident, reluquer Meria pendant qu'elle se lavait était très certainement un crime.

Pendant toute la journée, il s'était demandé quelle était la meilleure façon de lui adresser la parole s'ils venaient à se rencontrer. Sans aucun doute, la première chose qui devrait sortir de sa bouche était des excuses. Ce qu'il avait fait était indigne, il n'y avait pas d'autres mots pour le décrire.

Avec cette détermination, il alla jusqu'au réservoir et se lava. Hélas, il semblait que la terre s'était déjà entièrement infiltrée dans ses rotules et sur le bout de ses doigts, alors peu importe la quantité d'eau utilisée, il n'arrivait pas à s'en débarrasser. Mais pour se rafraîchir les idées, il se déversa de l'eau sur la tête à maintes reprises et avec beaucoup d'ardeur, telle une sorte de rite religieux ascétique.

Peu après, il se dirigea vers le cimetière, et au loin, il aperçut une lampe orange familière flotter dans les ténèbres de la nuit. Elle s'approchait de lui à la même vitesse indolente que d'habitude.

Bien, peut-être qu'elle ne m'en veut pas.

Si ça avait été le cas, elle n'aurait pas essayé de venir vers lui. Ce simple raisonnement le rassurait.

— Meri...

Mais alors qu'il avait essayé de parler, elle s'arrêta, à toujours bonne distance de lui. Se sentant toujours coupable, Mole ne fit aucun mouvement pour s'approcher d'elle.

— ...

— ...

Un silence pesant s'abattit sur eux. Ça craint si j'arrive pas à m'excuser en bonne et due forme. Mole tenta d'ouvrir la bouche, mais avant qu'il ne puisse dire quoi que ce soit, Meria se mit à parler.

— Pendant quelques temps, ne sors pas la nuit.

D'un coup, son nez se déboucha douloureusement et Mole fut pris d'envie de se cogner la tête contre un arbre de s'être naïvement senti soulagé.

— Je suis désolé. J'imagine que tu m'en veux finalement, dit-il en baissant la tête de honte.

Meria, dont le visage était caché par sa capuche, secoua la tête.

— Je ne t'en veux pas.

Le comportement de la fille sous-entendait « Pas la peine de t'excuser ».

— Je suis sincèrement désolé, c'était un accident ! Il m'arrive de me lever plus tôt pour me promener. J'ai entendu un bruit d'eau qui m'a intrigué, alors... Non, vraiment, j'avais pas l'intention de t'espionner, et pourtant, je t'ai vue là et...

Le visage de Mole vira au rouge vif. À la moitié de son explication, il avait commencé à perdre le fil de ce qu'il racontait et de ce qu'il essayait de dire. C'était le même comportement que celui d'un enfant de primaire.

— ... Alors, je t'en prie... dit Mole, mais son imploration ne sembla pas atteindre la fille.

— Je ne t'en veux pas ou quoi que ce soit. Alors s'il te plaît, pendant quelques temps, reste dans l'étable la nuit. Ne sors sous aucun prétexte. Je t'en supplie...

Elle avait agrippé si fort son manteau que ses doigts étaient blancs. Et ce faisant, elle ne fit que l'implorer inlassablement de rester à l'intérieur.

N'ayant pas le choix, pendant plusieurs jours, Mole se remit à creuser l'immense trou pendant la journée, avant de passer sa nuit dans l'étable, en se torturant sans cesse l'esprit alors qu'il fixait du regard le mur effrité pour passer le temps.

Il n'avait pas la moindre idée de ce que la fille entendait par « pendant quelques temps », mais elle lui avait simplement dit de ne surtout pas sortir, ce qui signifiait qu'elle n'avait pas coupé les ponts avec lui.

Si ce qu'il pensait était avéré, alors tout comme les mots « pendant quelques temps » l'impliquaient, le suspense et l'anticipation allaient disparaître.

... Mais pendant les deux ou trois jours suivants, il ne pouvait empêcher son corps de trépigner d'impatience. N'y avait-il vraiment rien à faire ? C'était un accident... Cette excuse s'était à nouveau mise à faire surface dans son esprit. Et il n'y avait qu'un seul moyen de calmer ses inquiétudes, à savoir de l'entendre directement de la bouche de Meria. En effet, même s'il ne se sentait pas capable d'exprimer clairement ce qu'il voulait lui dire, il n'y avait rien d'autre qu'il puisse faire.

Puis, une nuit, il fut surpris d'entendre le grognement du chien provenir du cimetière.

Du coup dans l'incapacité de garder son calme, Mole tenta de quitter l'étable.

Le ciel étoilé complètement dépourvu de nuages paraissait comme à son habitude. Comme s'il ne s'était rien passé ces derniers jours où il était resté dans l'étable.

Mais alors... pourquoi ? Pourquoi est-ce que j'ai la chair de poule ?

Le garçon tenta de se frotter doucement les bras. Il s'était habitué au cimetière la nuit, alors ce n'était pas dû à ses hallucinations qui lui donnaient froid dans le dos. ... Sûrement mon imagination.

Mais il ne pouvait pas se fier à ses émotions dans son état psychologique actuel où le malentendu troublait son jugement.

Puis quelque chose arriva. Sur le coup, Mole pensa que c'était un micro séisme vu que le sol avait légèrement tremblé. Pour décrire cette sensation, c'était comme s'il était en train d'observer un tsunami géant se rapprocher à l'horizon. Une nuée d'innombrables soldats potentiellement ennemis s'abattait maintenant farouchement vers lui, parés à en découdre.

Peut-être que c'était une prémonition ou quelque chose. Non. Quoi que ce sentiment augurait, cela allait arriver bientôt.

Sur ces sentiments, il retourna dans l'étable, mais il doutait être capable de pouvoir rester tranquille jusqu'au petit matin...

Peut-être que je devrais me préparer à m'enfuir.

Sur cette pensée, Mole courut hors de l'étable et se rua jusqu'à l'entrée du manoir. Au premier abord, il pensa que le cimetière était comme d'habitude. Sur la large pente, le sol était parsemé non pas d'hommes, mais de tombes. Le vent faisait hurler les arbres de la forêt, et toute la zone était plongée dans l'obscurité.

Mole courut vers le grand arbre qui poussait tout au centre du cimetière. Il n'était pas très doué pour grimper aux arbres, mais s'il parvenait à aller en haut, alors peut-être qu'il serait en mesure d'avoir une vue d'ensemble du cimetière.

Mais quand, à bout de souffle, il arriva enfin au pied de l'arbre... il le vit.

C'était la deuxième fois que son cerveau n'était pas capable de comprendre ce qu'il voyait.

Mole ne pouvait pas vraiment se remémorer son précédent souvenir tandis qu'il se tenait devant une créature qu'on ne voyait pas tous les jours. La première fois avait été très récente. C'était quand cet immense monstre en forme de tête avait été enterré, pieds et poings liés.

Maintenant.

Sous ses yeux se trouvait désormais un gigantesque tas de chair.

S'il se forçait à lever les yeux, il verrait que cette masse distordue, sphérique et molle de chair repliée sur elle-même ressemblait à la tête d'un poulpe... Mais les poulpes ne pouvaient pas aller si loin dans les terres, avaient des yeux, et n'étaient sûrement pas plus grands qu'un bâtiment de deux étages.

C'était un monstre.

Ou comme l'avait décrit Corbeau, un démon. Ou pour reprendre les mots de la gardienne du cimetière, l'Obscurité. Et celui-ci était même encore plus gros que son compagnon, celui à la forme de tête qu'il avait enterré.

Mais c'était différent maintenant. Cette fois-ci, il n'était pas attaché ni rien de la sorte. Celui-ci bougeait. La tête du gigantesque poulpe de chair n'était pas soutenue par six tentacules munis de ventouses... Non, ses pattes étaient solides, comme celles d'un scarabée, et elles ne faisaient que renforcer la grosseur du monstre.

Le bout de chaque jambe était anormalement aiguisé et, selon les points de vue, pouvait ressembler à une griffe. Bien entendu, cela ne paraissait pas naturel que cette chose ait quelque chose comme une griffe dure et acérée où que ce soit sur son corps. Au final, c'était d'innombrables pattes de longueurs différentes qui s'étendaient en dessous du tas de chair, gigotant toutes frénétiquement à la manière de celles d'un mille-pattes.

Tout cela était extrêmement bizarre et glauque et Mole sentait pertinemment que ce n'était pas une créature du monde courant.

Cette créature regardait droit devant elle, où se trouvait... Meria.

Mole en oublia de respirer.

Elle ne tentait pas de fuir. En fait, elle et le monstre se tenaient l'un face à l'autre.

Même avec la pèlerine à capuche qu'elle portait, elle paraissait toujours aussi svelte, une impression qui était renforcée par la taille gigantesque du monstre en face d'elle. Et même de là où il était, Mole pensait pouvoir voir le même visage calme qu'elle arborait toujours.

Le monstre brandit une de ses pattes telle une faucille.

Fuis, avait-il tenté de crier, mais sa voix ne voulait pas sortir.

Mais qu'il y fusse arrivé ou pas, cela ne changeait rien. Il était déjà trop tard.

La patte s'agita de gauche à droite comme la langue d'un reptile, le bout de celle-ci étant pourvu d'une griffe acérée.

Puis... la main gauche de la fille tournoya sans discontinuer dans les airs telle la pointe d'une épée brisée, avant d'heurter le sol et de rouler par terre.

S'en suivit un faible et minuscule cri.

Et malgré le peu d'intensité de ce dernier, et il ne pouvait pas être fort à ce point, le son de sa voix transperça tout de même les tympans de Mole.

Au même moment, quatre des pattes tentaculaires de la créature se tendirent et transpercèrent le corps de Meria. Ses cris s'évanouirent rapidement. Une griffe avait perforé son corps, juste en dessous de sa gorge d'où le cri provenait. Les autres griffes en forme de faucille perforèrent son bras droit, sa cuisse gauche, et son nombril... Quatre pointes de griffes émergèrent de son corps.

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Puis, le monstre utilisa ces quatre pattes pour la soulever dans les airs. Du sang gicla de la bouche de la fille, et l'instant d'après, comme si son corps ne pouvait plus le contenir, une grande quantité de liquide rouge s'écoula de la partie basse de son corps.

Le monstre secoua la fille sans défense en l'air et jeta violemment son corps contre le sol. À ce moment-là, la griffe qui transperçait son nombril sectionna en deux le corps de la fille, ce qui fit dégouliner ses entrailles telle une longue queue. Puis, elle heurta le sol, son sang aspergeant les alentours comme si le monstre venait juste d'écraser un fruit bien juteux. Ses intestins dessinaient un arc sur le sol.

Meria...

Elle était encore en vie.

Elle pleurait.

Aussi fort pouvait être un homme, il se mettrait à coup sûr à pleurer après avoir subi pareilles blessures. Bien entendu, il était également possible qu'il meure avant que ça n'arrive, vu que comme leur nom l'indique, c'était des blessures fatales.

... Mais malgré tout ça, la fille se releva.

Au début, elle n'arrivait pas à se tenir droite et s'appuyait de ses mains sur ses genoux. Puis, elle se redressa fermement sur ses jambes.

Le garçon vit alors quelque chose d'encore plus incroyable que le monstre.

Les intestins qui avaient dégouliné de son abdomen déchiqueté se mirent à gigoter comme des vers de terre et rampèrent jusque dans son corps. Puis, après que tout ce qui était sorti de son corps avait retrouvé sa place originelle, la sérieuse blessure qui avait séparé la partie haute de son corps du bas se referma automatiquement, mettant fin à l'hémorragie.

Ce n'était pas tout. Sa main gauche qui avait été sectionnée au début de l'attaque roula jusqu'à son corps comme si elle était aimantée à celui-ci. Elle escalada ensuite sa jambe, son estomac, sa poitrine pour finalement retrouver sa place au bout de son poignet. Elle avait ainsi récupéré ses deux bras complets. C'était comme si elle était une poupée et que sa main et son corps avaient été recousus par un tailleur invisible.

Témoin de ce spectacle invraisemblable, Mole se souvint des propos que Corbeau avait tenus une fois. « Ces choses n'ont pas ce qu'on appelle la vie. Comme leur nom l'indique, ce sont des morts-vivants. Même si on les coupe en petits morceaux ou les brûle en cendres, telle une mauvaise blague ils reviendront à la vie... »

Meria fut transpercée à plusieurs reprises, et son corps découpé en plusieurs morceaux. Et à chaque fois, elle marmonnait un cri comme pour signaler son abandon... mais alors ses membres sectionnés, ses organes dégoulinant, son torse déchiqueté, et son crâne brisé retrouvaient ensuite leur état normal. Peu importe les blessures qu'on lui infligeait, rien ne pouvait la tuer. Cependant, comme un psychopathe ayant pris goût aux meurtres macabres, ce gigantesque monstre brandissait ses tentacules pointus et continuait son massacre sur Meria pendant ce qui sembla être une éternité.

Sous l'éclat de la lune et des étoiles, sur une terre qui semblait s'étendre à perte de vue, le monstre surnaturel poursuivit son ravage sur le corps de Meria. On aurait dit que sa cruauté était sans fin, mais à mesure que le temps passait, le monstre parut petit à petit lever le pied...

La raison était simple.

Ses pattes bougeaient de moins en moins.

Sous la masse de chair, il y avait toujours d'innombrables pattes aiguisées, mais désormais, plus de la moitié était inactive. Une par une, les pattes qui gesticulaient jusqu'ici frénétiquement, s'arrêtèrent subitement de bouger.

Mais ce n'était pas un phénomène aléatoire. En fait, à y regarder de près, c'était toujours les pattes qui avaient attaqué Meria qui cessaient de gigoter.

Il n'en connaissait pas la raison, mais les faits étaient les suivants : la fille s'approchait et à chaque fois que les pattes du monstre blessaient, découpaient ou transperçaient son corps, elles finissaient par se figer et par pendre lâchement comme si les nerfs à l'intérieur avaient été sectionnés. Petit à petit, le nombre de pattes immobilisées atteignit un tel niveau que les restantes ne pouvaient plus supporter le poids de la masse de chair. Un gigantesque tremblement de terre s'ensuivit au moment où celle-ci s'écroula au sol.

Si cela avait été ce que l'on pourrait normalement qualifier de combat, quoi de plus naturel qu'il y ait une écrasante différence de force entre le monstre et la fille. Si c'était Mole qui était en face du monstre, même s'il avait pu recommencer un million de fois, il serait sûrement mort à chaque tentative. Et en toute honnêteté, il y avait une différence de force énorme entre la fille et le monstre.

Malgré tout, le monstre diabolique et hideux était incapable de tuer la fille qui, face à lui, était aussi fine qu'une tige de plante. En fait, son corps faiblissait petit à petit. C'était comme une pierre qui aurait été usée pendant de longs mois sous des trombes de pluie incessante.

Évidemment, comme c'était un géant, la vitesse à laquelle il faiblissait était terriblement lente.

Jusqu'à ce qu'enfin, la dernière patte cessa de bouger.

Le gros tas de chair repliée, plus gros que n'importe quelle statue, ne ferait désormais même plus de mal à une mouche. Alors que la créature extrêmement violente s'arrêtait de bouger, bien que c'était une chose étrange à dire, c'était comme si elle semblait résignée et découragée, comme un commerçant à un festival qui viendrait juste de se terminer.

Recouverte de sang malgré l'absence de blessure sur son corps, Meria s'avança avec la même lenteur qu'à son habitude vers le monstre et toucha la chair avec sa main droite.

L'atmosphère vibra silencieusement. Ce n'était pas quelque chose qu'il pouvait voir avec ses yeux, mais elle s'était calmée. À tel point que c'était comme si le monde s'était arrêté de tourner.

Quant à elle, la créature ne bougea pas d'un iota. Meria s'accroupit à côté d'elle, visiblement fatiguée. Elle prit de profondes et irrégulières inspirations à plusieurs reprises. Et même si elle était toujours en vie après avoir été poignardée, transpercée et découpée en morceau, son visage pâle ressemblait désormais à celui d'un cadavre.

— ... Mo... le ? dit la fille en levant la tête, les yeux en larmes.

Le garçon n'essaya pas de masquer le bruit de ses pas.

En le voyant, Meria s'arrêta de pleurer. Non, il était plus vraisemblable qu'elle se retenait.

Il ne savait pas pourquoi elle avait fait ça. Surtout parce qu'il aurait été bien plus simple de la comprendre si elle avait pleuré comme une enfant.

Est-ce que je devrais m'approcher ou m'en aller ?

... La seule pensée qui animait son esprit était de s'approcher d'elle.

Mais plus tôt, son instinct de survie l'avait empêché de crier.

S'il avait hurlé « fuis », le monstre se serait sûrement tourné vers lui et l'aurait tué après en avoir fait de même avec la fille. C'est pour cette raison qu'il ne pouvait pas crier — et qu'il ne l'avait donc pas fait. Et il n'y avait rien de faux de cette hypothèse. À l'exception qu'elle n'envisageait à aucun moment la possibilité que Meria allait survivre.

Il regretta amèrement son comportement, et il lui était difficile de se pardonner d'avoir privilégié sa propre survie. Mais contrairement à ce qu'on pourrait penser, il n'avait vraiment pas l'intention de s'enfuir.

Et...

— Meria.

Il n'y avait aucune énergie dans sa voix.

Le visage de la fille pendant qu'elle retenait ses larmes était plus dur que n'importe quel masque, et Mole n'était pas sûr qu'elle pouvait le retirer.

« Ça va ? »

« Rien de cassé ? »

« Dis-moi, t'es quoi au juste ? »

Ces questions le titillaient, mais s'il les avait posées, il ne pensait pas que Meria aurait pu les comprendre.

Après avoir vaincu ce monstre, avoir tremblé de douleur, avoir été effrayée, avoir été blessée, elle était maintenant recouverte de sang et baissait la tête de honte. Que pouvait-il donc bien lui dire dans ces conditions...? Il voulait que quelqu'un, n'importe qui, lui souffle quoi dire.

— ... Tu veux être mon amie ?

— ... Quoi ?

Le garçon saisit vigoureusement la main droite de Meria.

Celle-là même qui avait achevé le monstre.

— Je vais ignorer le fait que tu m'as repoussé l'autre jour, dit Mole en feignant être plongé dans ses pensées avec un sourire gêné.

Exactement comme cette fois-là, Meria cligna des yeux comme s'il avait dit quelque chose de bizarre.

— C'est pas très sympa de refuser après avoir déjà dit non la première fois.

Tel un magicien qui fascine le cœur des enfants en sortant un drapeau de sa paume, Mole parlait de façon aussi fluide et loquace qu'il en avait l'habitude avant. Mais surtout, Mole était d'un calme olympien, et s'il continuait avec ce ton et ce regard, même sa gentillesse allait transpirer de son comportement.

— ... Pas vrai ?

Il n'y eut aucun changement dans l'expression de Meria. Elle ne dit rien, et ne secoua pas la tête négativement non plus. Elle se contentait de fixer le sol des yeux.

La regarder était comme observer un liquide sur le point de déborder d'un verre rempli à ras bord. Et alors, de ses yeux humides, une simple larme coula le long de sa joue.

— Tu veux de l'aide pour te relever ?

La fille acquiesça, la larme tombant alors de son visage.

Mole tourna la tête sur le côté et détourna le regard du corps de Meria autant que possible. Il lâcha alors sa main et glissa ses bras musclés sous ses jambes. Il plaça le bras droit sous ses genoux et le gauche sous son dos tandis qu'il la souleva.

— ... Que-Qu'est-ce que tu fais ? s'écria la fille, confuse.

— Tu as sûrement besoin de te laver. Et après ça, de changer de vêtements, répondit simplement Mole d'un ton neutre et direct.

Même Mole savait comment cette scène pouvait être interprétée, mais il pensait que ce n'était pas le moment de s'en inquiéter.

Enfin... elle n'était sûrement pas une princesse ou quelque chose du genre.

Après qu'il ait mentionné ses vêtements, Meria rougit, comme si elle avait enfin remarqué son apparence.

Malgré qu'il n'y avait aucune blessure sur son corps, ses vêtements étaient en lambeaux. La pèlerine sombre qu'elle portait toujours était déchirée en morceaux et seuls quelques bouts étaient encore raccrochés à son corps, tels les fragments d'un œuf sur un poussin qui viendrait de naître. Un état que l'on pourrait qualifier de « presque nue ».

L'état de ses vêtements avait enfin résolu le mystère de ce qui se trouvait sous son épaisse pèlerine de couleur foncée. Elle ne portait visiblement qu'une fine robe en guise de sous-vêtements. Néanmoins, il ne restait à la fille dans ses bras que très peu de tissus pour couvrir les parties intimes et ce qui restait était fermement étiré, exposant ses jambes relativement longues jusqu'à la moitié de ses cuisses. Avec tout ça, Mole ne savait plus vraiment où poser les yeux.

Si seulement il n'y avait pas les tâches de sang sur sa peau...

Le fait que ce genre de pensées lui traversait l'esprit prouvait sûrement qu'il avait fini par retrouver son calme.

Quelques minutes après s'être mis en marche, Meria lui demanda d'une voix timide :

— Je ne suis pas trop lourde ?

Bien que sa voix paraissait hésitante, elle n'était pas faible. Sa vie ne semblait pas être en danger, mais elle n'était sûrement pas en parfaite santé. Ses joues montraient un afflux important de sang vers la tête du fait de la fièvre, elle avait du mal à respirer, et il pouvait sentir son cœur battre à tout rompre à travers ses mains posées sur son dos.

... La fille était tout sauf ordinaire. Cependant, il ne voulait pas la déranger ni être indiscret à son encontre. Alors du mieux qu'il put, il tenta de la mettre à l'aise.

— Même si t'étais trois fois plus lourde, ça serait pas un problème pour moi.

Son corps était étrangement svelte, sans parler de son très faible poids. Ou peut-être qu'à cause de ma nervosité, j'ai plus de forces dans les bras.

— ...

Meria détourna le regard et poussa un léger soupir.

Même si elle était couverte de sang, son visage était toujours aussi beau. Son expression était douce, mais il pouvait sentir qu'elle réfléchissait désespérément à propos de quelque chose.

Tandis qu'il marchait, toute sa concentration était portée sur Meria, comme si elle occupait tout son champ de vision. Il regarda ses longs cils, ses paupières, ses joues blanches et écarlates à la fois, et ses lèvres roses. Et s'il venait à se pencher juste un petit peu, il aurait été suffisamment proche pour les toucher.

Au lieu de ça, il tendit les oreilles.

Ces lèvres murmuraient quelque chose d'incohérent et d'à peine audible.

Et alors qu'une profonde émotion se propagea sur son visage...

— Maria.

La fille avait prononcé le nom de quelqu'un.

Ces mots n'étaient pas à l'attention du garçon, il n'avait aucun doute à ce sujet. Et non seulement Mole n'avait pas la moindre idée de qui était cette personne, mais en plus, l'esprit de Meria semblait être ailleurs.

Le nom sonnait féminin. Un détail sur lequel il cogita pendant un certain temps...

Mais ensuite, elle se tut.

Les forces avaient totalement quitté le corps de la fille, comme si elle s'était assoupie. Pendant un moment, il crut sentir à travers ses bras comme un changement dans le corps de la fille, mais cette pensée fut rapidement chassée à l'horizon.

Comme elle ne lui demandait pas trop d'efforts pour la porter, il réalisa qu'il devrait marcher prudemment afin de ne pas trop la secouer.

Du coup, le chemin jusqu'au portail du manoir prit quelques minutes de plus.

Mais quant à Mole, il avait eu l'impression que le temps passé à porter la fille sur toute cette distance n'avait duré qu'un instant.

Puis il posa Meria sur le sol en position assise, son corps toujours paralysé par la fatigue. La première fois qu'il était venu ici était quand la police militaire avait décroché l'interphone, comme si c'était un exploit en soit. Il avait voulu regarder, mais n'avait pu le faire, alors maintenant, il ne se souvenait pas comment s'en servir.

Deux ou trois fois, il avait entendu des grésillements semblables à ceux d'une radio provenir du combiné. Il ne fonctionnait peut-être que si c'était l'autre côté qui appelait... Néanmoins, il n'y avait personne pour décrocher.

— Ça ira ici ?

Meria sortit une clé et pointa du doigt vers l'entrée sur le côté.

— Mais... dit Mole, perplexe.

— M. le galérien, vous l'avez trouvée, dit une voix derrière lui.

Daribedor regardait le garçon sans tenter de masquer son air étrange et déplaisant.

— Étant donné qu'il y a en ce moment-même un démon dans ce cimetière qui attend d'être enterré, je vous saurais gré de bien vouloir retourner vaquer à vos besognes, dit le vieil homme.

— Mais elle est blessée...

— Blessée ? l'interrompit l'homme, avant, tel un diablotin, de se pencher en arrière et d'exploser de rire. Mais où donc ?

Meria, assise le visage baissé, ne semblait pas avoir la moindre blessure sur son corps après tout.

— Elle...

— Ce n'est pas grave si vous l'ignorez.

Le vieil homme sans nez saisit la fille par le bras et malgré l'absence de différence de taille entre eux, il la tira de l'autre côté de la porte en fer. Mole tenta de les suivre, mais le chien noir surgit et s'interposa devant lui.

Au final, il ne put même pas voir Meria alors qu'elle était tirée jusqu'à la maison.

Puis, il se souvint de la « besogne » qu'avait mentionnée le vieil homme.

Enterrer ce monstre. Qu'il le veuille ou non, tel était le travail du galérien.



4[edit]

Mole était plongé dans les ténèbres.

Il imaginait être en train de regarder le mur en bois sur lequel tombaient les gouttes la pluie. Autour de lui, il pouvait distinctement entendre le bruit de l'eau ruisseler comme s'il y avait un trou au plafond. Couché tout en tenant un de ses genoux, Mole errait dans les méandres de ses pensées.

... Depuis quand il n'y a plus de bétail ici ?

À en juger par l'état des murs qui avaient été exposés au vent et à la pluie, et l'intérieur délabré, cela devait faire un moment que ce bâtiment n'avait pas été maintenu.

À l'inverse de l'étable, le manoir était vraisemblablement récent. Même s'il avait cru comprendre que le cimetière était ancien, le manoir était quant à lui soit flambant neuf soit il avait été détruit puis reconstruit.

Par contre, dans l'étable, le plafond et les poutres pourrissaient et tombaient en ruine, au point où le tout menaçait de s'effondrer. Pourtant, à en juger par la surface toujours utilisable, il pensait que la grange pouvait sûrement héberger une dizaine de chevaux.

Elle était certes vide maintenant, mais cela ne signifiait pas que l'étable avait été construite sans but précis. Mole ignorait quand exactement, mais à un moment donné, il y avait manifestement eu des chevaux ici.

Depuis les temps anciens, hommes et chevaux cohabitaient.

C'était comme si les dieux avaient créé ces magnifiques herbivores uniquement dans le but de servir de monture aux hommes. Par le passé, ils étaient le mode de transport par excellence, ils aidaient à labourer les champs, et pendant les guerres, ils portaient leurs cavaliers sur les champs de bataille. L'unité de mesure des moteurs, les « chevaux », était un héritage de cette époque et elle était toujours couramment utilisée et universellement reconnue.

Hélas, de nos jours, la valeur des chevaux était en constant déclin.

Du fait des progrès de la science et de l'invention inhérente de nouvelles technologies, les cheveux furent petit à petit remplacés par les véhicules et les chemins de fer dans tous les domaines où ils étaient jadis considérés comme utiles. Dans leur constante quête d'un meilleur rendement, les hommes avaient fini par délaisser les chevaux, qui étaient pourtant leurs compagnons depuis la nuit des temps.

Il y avait même une voiture dans la cour de ce manoir. Mole avait plus d'une fois aperçu le sombre véhicule visiblement haut de gamme.

Il était probable que le retrait du bétail et cheptel de l'étable avait été suivi par l'arrivée de cette voiture. Et maintenant, cette étable faisait office de résidence pour le fossoyeur.

Depuis le premier jour où il avait dormi ici, Mole avait remarqué des traces de ses prédécesseurs. Il y avait une longue mèche de cheveux noirs dont il n'arrivait pas à déterminer le sexe du propriétaire, d'autres mèches de cheveux bruns frisés, comme une empreinte dans la paille où il dormait, et diverses loques de vêtements. Tout ça était discrètement éparpillé dans l'étable, et sur le moment, Mole ne les avait pas remarqués.

Il s'assit sans bruit dans la sombre étable dépourvue de la moindre source de lumière. Et vu qu'il ne pouvait pas voir, il finit par avoir une perception précise des alentours du bâtiment. S'il tentait de marcher dans le cimetière, il aurait pu le faire les yeux bandés comme à son arrivée.

Au milieu de cette obscurité, il tendit sa main devant sa tête. Bien qu'il ne pouvait pas voir, en touchant quelque chose avec ses doigts, il pouvait convenablement imaginer ce qui se trouvait devant lui.

... Deux jours s'étaient déjà écoulés et Mole pouvait toujours distinctement se souvenir de la sensation de toucher ce monstre.


#


La vieille femme lui ayant « gracieusement » prêté une lanterne électrique, Mole prit sa pelle et retourna dans le cimetière.

Dans la lanterne, qui ressemblait à une cage à insecte, se trouvait une batterie et des composants lumineux à base d'alliage métallique de cuivre et de zinc. Et de l'avant scellé de la boîte, la lanterne gratifiait d'une lumière blanche artificielle d'une simple pression du bouton. Elle n'avait pas besoin de charbon ou de pétrole pour éclairer les alentours, ce qui en faisait un outil précieux et pratique.

En d'autres circonstances, Mole aurait été heureux de pouvoir utiliser un tel appareil.

Mais maintenant...

Il était dans le cimetière au milieu de la nuit. À ses pieds se trouvait le chemin que lui et Meria avaient emprunté pour revenir au manoir quelques jours plus tôt. Cette fois-ci, il marchait seul, transportant son habituelle pelle ainsi que la lanterne. Il était entouré par le bruissement des arbres autour de lui alors qu'il s'approcha des rangées de tombes, le tout sous la lumière d'une demi-lune qui était enveloppée par des nuages épars.

Le vent soufflant contre sa peau était juste tiède, mais il avait encore la chair de poule aux bras. De la sueur ruisselait le long de son dos, et il avait du mal à respirer.

Plus tôt, il avait saisi la main couverte de sang de Meria et ils avaient un peu discuté... Juste un petit peu. Mais déjà, il s'était heurté à quelque chose qu'elle tentait de cacher. Quand elle était dans ses bras, ce fut la première fois que Mole la vit nerveuse.

Mais maintenant...

Son humeur changeante l'avait à nouveau paralysé sur place.

Ce que j'aimerais que ce soit un mauvais rêve... pensait-il, en tentant de se réconforter... mais malheureusement, cette éventualité n'était plus du domaine du possible.

Comme ce monstre était terriblement imposant, il était déjà entré dans son champ de vision. Instinctivement, il voulait détourner le regard.

Pourtant, cela n'aurait fait aucune différence. Qu'il le veuille ou non, cette chose était toujours là.

Une petite, mais massive ombre planait sur le sol légèrement en pente du cimetière. Et elle ne bougeait pas d'un iota. Le monstre à qui appartenait l'ombre était similaire aux illustrations dans les livres à images, tel un géant monstre marin... Bien que maintenant, c'était comme le baisser de rideau pour la créature.

Les jambes de Mole s'arrêtèrent à une cinquantaine de pas du monstre.

Qu'est-ce que je fiche ? Je devrais pas m'en approcher. Je devrais m'enfuir loin d'ici.

« L'ennemi naturel de l'humanité. » Cette phrase prit encore plus de sens à ses yeux.

Depuis la nuit des temps, il y a plusieurs milliers d'années, l'humanité vivait sous la terreur de ces choses. Certes, depuis un peu plus d'un siècle, elle avait prospéré un peu et n'avait plus sciemment connaissance de ces monstres, mais au plus profond de ses gênes, le souvenir de cette peur y était gravé.

Mole et le policier militaire à la tête de cheval, celui qui l'avait escorté jusqu'ici, l'avaient tous deux ressenti en arrivant. Sans rien dire, ils avaient perçu l'air sinistre qui régnait dans le cimetière. À ce moment-là, Mole avait pensé que c'était la conséquence de l'image sombre que lui inspirait le mot « cimetière ».

Mais la réalité était toute autre.

Au moment d'arriver dans ce cimetière, son corps avait sûrement compris la vérité. En fait, quelle que soit cette sensation, il était capable de saisir la réalité bien mieux que ses cinq autres sens.

Et maintenant, il savait que ces monstres qui pouvaient le tuer en deux temps trois mouvements dormaient sous le sol où il se tenait à l'instant même.

Merde, c'est pas une blague.

Le garçon finit par se rendre compte de l'impossibilité de la tâche qui l'attendait.

À partir de maintenant, je...

Maintenant, il devait enterrer cette chose.

Mais tout d'abord, il devait la transporter jusqu'au trou qui lui avait demandé une éternité à creuser. Et pour cela, il lui fallait s'approcher d'elle et la toucher.

Son corps et son cœur étaient paralysés par cette seule pensée.

Jamais je pourrais faire ça... Hein, c'est quoi cette odeur ?

Soudain, il put sentir comme la puanteur du poisson pourri. Mole, qui avait focalisé toute son attention sur le monstre, détourna le regard, comme s'il s'enfuyait, à la recherche de la source.

Qu'est-ce que... Comment ça se fait que je l’avais pas remarquée avant ?

Il regarda à ses pieds illuminés par la lumière de la lanterne.

Le sol tout autour... était tâché et imprégné d'un liquide rouge.

Son esprit ne pouvait envisager d'autres possibilités, ce devait être le sang issu du corps de Meria.

Il mit ses mains devant sa bouche, ferma les yeux, puis força ses jambes à l'emmener jusqu'au monstre.

Mole ne savait pas s'il était « L'Obscurité » ou un simple démon.

Maintenant que ce gigantesque monstre était mort... non, il ignorait s'il était encore en vie ou non. Mais qu'importe la véracité de l'expression « monstres immortels », pour l'instant, la grosse masse de chair était parfaitement immobile.

S'il peut vraiment pas bouger, alors il aura beau être « l'ennemi naturel de l'humanité », il pourra pas me faire de mal, non ?

Tout en se reposant sur ce fait, Mole surmonta la douleur dans sa poitrine et continua à s'approcher.

Il s'avançait avec une démarche tremblante, comme s'il traversait un pont suspendu en piteux état.

Ses paupières fermées avaient plongé sa vision dans le noir le plus total, mais malgré ça, il s'avançait petit à petit.

Quelque chose de petit heurta sa joue.

Surpris, Mole ouvrit les yeux de façon particulièrement comique.

Ce faisant, il comprit qu'il se tenait désormais face au monstre.

— ... Beurk.

Sans tourner le dos à cette CHOSE, il s'essuya la joue avec le revers de sa main droite.

Non seulement de la sueur s'était infiltrée dans son gant recouvert de boue, mais également une goutte de fraîcheur.

Avant qu'il ne s'en rende compte, il semblerait que les nuages s'étaient invités et avaient assombri le ciel. Ce qui signifiait que ce qui se trouvait sur sa joue était vraisemblablement une goutte de pluie.

Même pendant qu'il penchait la tête en arrière pour regarder le ciel nocturne, le corps du monstre ne quitta jamais son champ de vision. Le tas de chair molle et flasque faisait bien plus du double de la taille de Mole. Et son tronc était bien plus large que lui avec ses innombrables pattes aiguisées. Mais malgré la présence de ces dernières, il était dépourvu d'yeux et bouche contrairement aux monstres habituels. Le garçon ne savait pas vraiment ce qui pouvait se trouver à l'intérieur du tas de chair, dont la laideur lui faisait penser aux mollusques.

Il était suffisamment proche pour pouvoir toucher le monstre. Et le simple fait de le regarder chassait un peu plus ses doutes sur l'existence de telles créatures. La désagréable sensation qu'il ressentait semblait sans fin, et comme si elle en avait été le déclencheur, un vaisseau sanguin sur son front se mit à palpiter, provoquant une douleur aigüe dans sa tête.

À ses pieds, les pattes du monstre étaient étalées comme une toile d'araignée. Chacune de ces innombrables pattes était plus longue et plus épaisse qu'un serpent géant qui pourrait étrangler un ours. Par-dessus tout ça, se trouvait au bout une griffe telle la faux de la Faucheuse, chacune semblant plus tranchante que n'importe quelle épée qu'il ait jamais vue.

Et il pouvait voir le sang de Meria s'accrocher visqueusement à ces faux.

Il était trop tard pour l'empêcher d'y penser maintenant. Peu auparavant, un nombre infini de griffes transperçait son corps, plus qu'il n'en fallait pour la tuer. Et chacun de ces coups qui avait mutilé le corps de Meria était gravé dans la rétine de Mole.

Mais là, il devait toucher et déplacer cette monstrueuse créature.

Même maintenant qu'il était juste à côté, cela restait une idée saugrenue.

En fait, cette idée lui faisait même perdre la tête.

Le sang sur ses griffes était le même que celui sur la main de Meria quand il l'avait saisie.

Il ignorait quel secret pouvait bien cacher la fille.

Et pourtant, même s'il lui posait la question, elle ne lui répondrait vraisemblablement pas. Et même dans le cas contraire, il y avait de grandes chances pour qu'il ne puisse pas la comprendre.

Mais une chose était certaine. Meria, une simple fille, avait vaincu ce monstre.

Avec ces minces bras, et ce petit corps...

Mole ne savait pas vraiment comment appeler cette force qui contraignait son corps à bouger. La volonté ? La colonne vertébrale ? Quoi qu'il en soit, il posa ses mains sur le monstre et le poussa de toutes ses forces.

À travers ses gants, il ne sentait ni chaleur ni froideur, ni mollesse ni dureté. À la place, c'était une sensation extrêmement étrange, comme s'il enfonçait sa main dans les entrailles d'un cadavre.

Violemment poussé, le tas de chair se pencha.

Sur le coup, Mole crut que le monstre s'était réveillé.

Tout en regardant ses mains, il avait l'impression de pouvoir voir les fins gants être rongés jusqu'à sa chair.

Mais il n'en était rien, tout était psychologique.

Tiens bon, pensa-t-il. Tiens bon, tiens bon, tiens bon, tiens bon...

Il était surpris par cette sensation brûlante dans ses yeux. Sa vision était floue et quelque chose de chaud coulait le long de sa joue.

Mole n'était pas sûr quand ça avait commencé, mais des larmes coulaient de ses yeux.

— Aaaaah !! cria le garçon, agacé.

Cependant, au lieu d'abandonner, il utilisa l'énergie du désespoir pour se remettre à pousser le gigantesque monstre.

Tandis que Mole rassemblait autant de forces qu'il pouvait, le drôle de corps se mit à avancer, dans un boucan aussi fort qu'un glissement de terrain. Mole mettait tout ce qu'il avait dans ses bras, allant même jusqu'à enfoncer ses orteils dans le sol pour prendre appui, mais au final, il ne put qu'un peu pousser le monstre.

Tout en abaissant les épaules et en se laissant tomber vers l'avant, le garçon continua de pousser...

Tout ça pendant que le bruit lourd de glissement de terrain se poursuivait.

Tout ça pendant qu'il endurait les sensations désagréables qui s'échappaient de son corps.

Tout ça pendant que ses cris, semblables à ceux de quelqu'un en train de vomir, résonnaient à travers le cimetière.

Mais Mole était le seul à pouvoir entendre ces cris. Et alors qu'il continuait à pousser le monstre, la pluie sur son dos se mit petit à petit à gagner en intensité.


#


Tout en écoutant le bruit de la pluie filtrer dans l'étable... non, pendant qu'il était assis sous le toit le protégeant toujours de la pluie, Mole observa les ténèbres.

Il pleuvait sans discontinuer depuis deux jours.

Quand c'était une simple averse, cela ne gênait pas son travail. Comme c'était l'été, la pluie faisant diminuer la température, c'était en fait plus agréable pour passer le temps. Mais il ne pouvait pas marcher dans le cimetière la nuit. Avec les nuages qui cachaient la lune et les étoiles, il ne pouvait même pas voir le bout de son nez.

Néanmoins, quand il ne sortait pas, son visage arborait une expression différente, douce. Il se rendit compte qu'il y avait plein de choses à laquelle penser... et qu'il lui fallait du temps pour faire le tri dans ses pensées.

Avec le changement d'époques, les chevaux avaient disparu de l'étable. Pourtant, même après leur départ, il restait des traces d'eux. Et donc, en considérant les possibles précédents fossoyeurs qui avaient vécu dans l'étable avant lui, Mole se demanda où ils avaient bien pu passer.

Un jour, Corbeau lui avait dit : « Peu importe le nombre de gens employés pour creuser des trous, une fois qu'ils ne sont plus en mesure de supporter la présence des démons, ils sont bons pour la casse. » À ce moment-là, il n'avait pas fait attention à ce qu'il disait, mais maintenant, Mole sentait qu'il avait des preuves concrètes que Corbeau disait vrai.

Soudain, quelqu'un toqua à la porte de l'étable.

C'était un bruit faible, mais il n'avait à coup sûr rien de naturel. En fait, il était tellement habitué au son apaisant de la pluie qui tombait que le petit bruit avait suffi pour le faire sursauter.

— Mole.

Mais après deux jours, son choc fut transformé en soulagement en entendant cette voix.

Il n'y avait qu'une seule personne dans tout ce cimetière qui l'appelait par ce nom.

La porte s'ouvrit doucement et Meria entra, une lampe à la main. La faible lumière de l'objet teintait la pièce d'orange. Elle était restée silencieuse pendant tout son trajet jusqu'à la porte, et il en était de même quand elle finit par s'assoir.

Vu que le plafond était pourri et criblé de trous, pour éviter d'être trempés par les gouttes de pluie, les deux s'assirent si proches que leurs genoux se touchaient.

Son visage était presque entièrement caché par sa capuche, mais elle n'essaya même pas de le regarder dans les yeux. Elle était sûrement venue sans parapluie, pensa Mole pendant qu'il regardait ses mèches trempées et sa pèlerine légèrement humide.

Comme d'habitude, Mole était trop nerveux pour vraiment parler. Il y avait tant de questions qu'il voulait poser : Est-ce qu'elle allait bien ? Lui avait-elle pardonné de l'avoir involontairement reluquée ? Qui était cette « Maria » et qu'était un gardien de cimetière au juste ? Hélas, il était incapable de les formuler. En fait, il faut dire qu'il n'aurait jamais cru que Meria lui rendrait visite dans l'étable. Il n'y avait aucune raison de penser qu'elle avait oublié ce qui s'était passé, mais alors qu'il jetait un autre regard vers elle d'un peu plus près...

— Un problème, Meria ? demanda le garçon, ses pensées vagabondant avec frénésie.

Meria sortit la main gauche qu'elle gardait sous sa pèlerine. Elle tenait une très grosse pomme.

Bouche bée, Mole resta figé tandis que la fille semblait serrer le fruit avant de finir par le lui tendre.

— C'est pour moi ? demanda-t-il soudainement, juste comme la fois où il lui avait emprunté sa trousse de premier secours l'autre jour.

Mais cette fois-ci, Meria n'acquiesça pas ni rien d'autre. La seule chose qu'elle fit fut de continuer à baisser la tête et cacher son visage.

Pensant qu'il n'avait pas trop le choix, Mole jeta un œil vers le fruit dans ses mains. Il était gros et parfaitement mûr, et son poids sous-entendait qu'il était bien juteux. Il aimait tous les fruits à l'exception des ananas, alors techniquement, cette pomme était le premier cadeau qu'il avait reçu depuis qu'il était arrivé dans le cimetière. En toute honnêteté, cela faisait même des lustres qu'il n'avait pas mangé de pommes qui n'avaient pas été rongées par des vers.

— Ah...

La fille avait enfin ouvert la bouche et Mole leva les yeux.

— J'accepte d'être ton amie, dit-elle, tout en fermant les yeux pendant que son visage devint encore plus rouge que la pomme qu'il tenait dans les mains.

Mole détourna une fois de plus le regard comme s'il venait de recevoir une gifle.

D'une certaine façon, la regarder directement l'embarrassait plus encore que de la regarder se laver.

Bien qu'il n'était pas question de cela, les sentiments derrière ses mots étaient semblables à ceux d'une déclaration d'amour.

... Était-ce vraiment similaire ?

Incapable de supporter cette gêne plus longtemps, Mole demanda :

— Hum, Meria ?

Les mots sonnaient comme une contestation alors la fille se redressa instantanément.

Il faut que je parle de la façon la plus gentille possible.

Bien que la situation et son étonnant premier pas le troublaient, il continua.

— J'ignore pourquoi je trouve ça si gênant. Mais être amis, c'est pas grand-chose, alors t'aurais pu te contenter de dire « ouais » ou « d'accord ». Ça devrait suffire, tu crois pas ?

Meria ouvrit lentement les yeux aussi lentement que la lune s'élevant dans le ciel. Il observa en silence ses longs cils battre.

Les yeux bleus de la fille regardèrent lentement les siens.

Mole ressentait de plus en plus le besoin de détourner le regard d'elle. Il avait une fois de plus l'envie irrépressible de toucher sa main... et il pensait désespérément qu'il devait chasser cette envie.

Toujours en regardant Mole, Meria finit par acquiescer.

— D'accord.

Mole leva la tête.

Puis, comme si elle était soudain sur la défensive, elle se mit rapidement à bégayer.

— Dé... Désolée. Je suis passée sans prévenir.

— C'est pas grave, je dormais pas, dit-il, mais elle ne semblait pas vraiment écouter.

— Mais c'était tout. Je tenais absolument à te dire ça.

Au moment où elle s'arrêta de parler, Meria bondit sur ses pieds avec une étonnante agilité et son visage vira au rouge une fois de plus.

Tout en regardant son dos pendant qu'elle traversait l'étable, Mole dit :

— Merci... pour la pomme.

Meria acquiesça une fois.

— Je t'en prie.

Sa main désormais sur la poignée de la porte, Mole lui posa une autre question pendant qu'elle lui tournait le dos :

— Tu m'avais dit de ne pas sortir pendant quelques temps, mais est-ce que c'est bon maintenant ?

Meria acquiesça une fois et le garçon esquissa un sourire forcé.

Puis elle s'en alla.

À nouveau seul, Mole croqua dans la pomme dans la pénombre. Le fruit était juteux, sucré et sentait bon.



5[edit]

Mole pouvait assurément sentir que c'était l'été pendant qu'il regardait le cimetière inondé par la lumière aveuglante du soleil à midi.

Le sol s'était assombri comme s'il avait oublié toute la pluie qui était tombée jusqu'à la veille. Et comme le soleil brûlait la végétation en pleine croissance et la mousse, une étouffante odeur de verdure flottait dans l'air.

Mole posa sa pelle et se rendit dans le cimetière les mains vides.

Il ne délaissait pas son travail. Il suivait les instructions qui lui avaient été données, et en fait, il ne s'était arrêté de creuser que quelques instants auparavant. Il n'avait pas non plus essayé d'en faire plus que demandé, vu que ne pas prendre de pause avec cette chaleur lui faisait courir le risque d'attraper une insolation. En règle générale, si c'était l'un de ses compagnons taupes, avec ce temps, il se serait évanoui sans espoir qu'on le trouve. Et dans le pire des scénarios, il était même possible qu'il meure de déshydratation.

Enfin, y'a peut-être un chien ici, mais en gros, je suis le seul humain dans le coin.

Malgré tout, s'il faisait une pause, il ne savait pas s'il était préférable de retourner à l'étable quelques temps ou simplement se coucher à l'ombre d'un arbre, le regard perdu dans le vide. Néanmoins, pendant un moment, ses pieds le menèrent jusqu'à l'endroit où il avait enterré ce monstre plusieurs jours auparavant.

Évidemment, c'était à contrecœur. Suite à l'erreur judiciaire dont il avait été victime, il s'était retrouvé contraint d'effectuer cette corvée, mais malgré tout, il se sentait dans l'obligation de vérifier l'état de son travail.

Vu comment j'ai tassé la terre, ça devrait aller même malgré cette pluie.

Quand il arriva à la tombe, Mole aperçut quelque chose qui n'avait pas été là quand il avait creusé le sol plusieurs jours auparavant.

C'était une pierre tombale...

Quelqu'un devait l'avoir installée là quand la pluie s'était calmée.

... C'est vrai. Vu qu'ils ne se contentaient pas de balancer un simple cadavre dans un trou, une pierre tombale était nécessaire. Mais par contre, pendant tout le temps où il avait désespérément utilisé toutes ses forces pour enterrer ce monstre gargantuesque, cette idée ne lui avait même pas traversé l'esprit un instant.

Peut-être que Daribedor s'est arrangé pour que quelqu'un la mette en place.

Il s'approcha et examina la pierre. Le bloc de forme rectangulaire arrondi lui arrivait jusqu'aux hanches. Il semblait également composé d'un matériau de faible qualité similaire à de l'andésite grise. Sur le devant se trouvait l'épitaphe, mais il n'y avait pas de nom gravé sur la pierre, juste une suite de nombres.

Elle n'a pas été faite par un grand tailleur de pierre, pensa Mole tout en laissant trainer son doigt sur le sceau gravé dessus. Mon père est bien meilleur que ça.

Cependant, tout comme il pouvait à peine se souvenir de la voix de son père, cela faisait des lustres qu'il n'avait pas vu une de ses œuvres. S'il devait être honnête avec lui-même, il avait l'impression que ce souvenir s'effritait tellement qu'il ne pouvait pas comparer équitablement avec la pierre en face de lui.

En plus de l'année courante, il y avait également un nombre mesurant quelque chose sur la face avant de la pierre. Il indiquait visiblement la taille du monstre enterré là.

Par précaution, si jamais quelque chose tournait mal et que le monstre venait à être déterré, il n'y aurait vraiment pas de quoi rire.

Mole jeta à nouveau un œil à l'épitaphe. La phrase longue et étriquée en dessous semblait décrire le monstre en détail.

— Hein ? Tu sais lire, la taupe ?

— ... Bon, d'où tu sors au juste ? dit Mole, le visage blasé tout en se tournant vers Corbeau, qui avait une fois encore réussi à se faufiler derrière lui.

Il était vêtu de son habituel accoutrement avec sa même coupe carrée noire, son manteau jaune, sa cravate à carreau et son short assorti, avec pour conclure ses solides bottes de soldat. À vive allure, Corbeau passa devant Mole et bondit dans les airs avant d'atterrir sur la tombe du dernier monstre.

— C'est simple. Je descends des cieux. Je suis un oiseau après tout.

Le garçon poussa un soupir. Corbeau n'avait même pas d'ailes dans son dos.

Puis, Mole secoua légèrement la tête et, chose rare avec lui, s'assit en tailleur sur le sol.

— Hum, ça va pas ? Il faut bien s'hydrater, tu sais, sinon tu vas choper une insolation.

— Non, je suis juste fatigué mentalement... Je me sers de certaines fonctions de mon cerveau que je suis pas habitué à utiliser après tout.

Il avait peu fréquenté l'école et il ne savait pas lire sans bafouiller comme un bébé ; il en était de même pour l'écriture. Néanmoins, connaître quelques mots en particulier, comprendre les nombres, et être capable d'écrire son nom sur le reçu de sa paie ou sur la feuille de présence étaient amplement suffisants pour un soldat assigné à des travaux manuels. Lire des livres ou des cartes et mettre au point des stratégies n'étaient pas de son ressort.

— Ouais, bravo, vraiment... dit Corbeau en applaudissant, même si cela manquait d'énergie.

Sentant qu'il se payait sa tête, Mole fusilla du regard Corbeau. Mais alors, Corbeau leva les yeux au ciel et dit :

— Moi, je sais ni lire ni écrire.

Mole ne savait pas quoi répondre. Il fut un peu surpris par les propos de Corbeau.

Il avait entendu dire il y a longtemps que le papier était quelque chose d'extrêmement précieux. À moins d'être un érudit, un noble, un ecclésiastique ou quelque chose dans ce genre, les choses comme les livres reliés n'étaient pas destinées à être utilisées par un être lambda.

Et même aujourd'hui, il y avait sûrement des enfants qui n'en avaient jamais vus étant donné que leur région ne disposait pas d'une école. Dans les pauvres villages agricoles, les enfants étaient une main d'œuvre précieuse et donc, on préférait les utiliser pour des tâches plus pratiques que la lecture ou l'écriture.

... Cependant.

Il avait du mal à croire que Corbeau ne sache pas lire après ses explications tortueuses qu'il lui avait gratifiées sur l'existence des monstres affectant la civilisation tout entière.

— Haha...

— Ah, tu te moques déjà de moi ! répondit Corbeau, comme s'il souffrait d'indigestion.

Il paraissait en colère, avec ses joues gonflées.

— Mais bon, c'est pas grave. Les oiseaux ont beaucoup d'amis, tu sais. Et certains d'entre eux sont vraiment intelligents. Quand j'ai besoin d'aide, il me suffit de leur demander de lire pour moi.

Tel était le caractère de Corbeau, qui était persuadé de connaître beaucoup de gens.

— Boude pas... ça te ressemble pas trop, dit Mole.

— Bah... à ton tour. Je veux dire, tu trouves pas ça bizarre que tu saches mieux lire que moi ? Je trouve pas ça juste. Alors comment ça se fait ?

— Ma foi... C'est une bonne question. Ma famille était vraiment pauvre alors j'ai pas vraiment pu aller à l'école. Et même si je leur ai jamais demandé, j'ai l'impression que mes frères voulaient m'apprendre. Quand j'y repense, je crois que le plus grand savait plus ou moins lire et écrire.

— Eh ben, ça a l'air cool d'avoir un grand frère sympa... Il va bien ? demanda gaiement Corbeau.

— Je sais pas trop. Je pense qu'il est toujours en vie mais ça va déjà faire plus de quatre ans qu'on s'est pas vus, dit Mole en haussant des épaules.

L'aîné devait être chez son père, s'efforçant de suivre ses traces. Même avec le changement d'époque et le nombre décroissant de tailleurs de pierre avec l'influence déclinante de l'Église, il travaillait sûrement d'une façon ou d'une autre.

Le second frère était entré dans l'armée avant lui. Vu qu'ils faisaient partie du même bataillon, Mole pensait qu'il croiserait peut-être sa route, mais son frère avait visiblement été placé en garnison loin de là et donc ils ne s'étaient jamais vus.

Et maintenant, voilà où je me trouve... Je ne les reverrai sûrement jamais de ma vie.

— C'est... triste, hein ? demanda Corbeau avec une grande compassion.

— Peut-être bien. Mais on est tous des adultes maintenant. Et peu importe la qualité de nos relations, mes frères ne se retrouveraient jamais dans un pétrin comme celui dans lequel je me trouve.

— Mais... c'est dommage que ta famille soit séparée comme ça.

Bien que Mole s'était déjà fait une raison à ce sujet, les propos de Corbeau le dérangeaient toujours.

— Si c'est ce que tu penses, t'as plus qu'à rester un enfant toute ta vie. Ne pas pouvoir voir sa famille même quand on en a envie, ça serait sûrement trop dur pour toi, hein ?

— À ce sujet, eh bien... Au final, tout le monde finit par partir un jour. Mais, tu pourrais les revoir si tu mourrais, non ?

— Bah, peut-être... J'imagine.

Même si Mole comprenait, ses sentiments ne semblaient pas être du même avis.

Tout en regardant le visage sombre de Corbeau pendant qu'il était assis en faisant balancer ses jambes et les yeux rivés sur le sol, Mole pouvait distinctement voir les pensées irrationnelles de Corbeau remonter à la surface.

Il avait une sensation peu familière quand il regardait Corbeau. Pour Mole, il était encore plus mystérieux que Meria, ce qui signifiait qu'il ne pouvait pas lui faire confiance. Et même si Corbeau lui parlait de façon amicale, c'était sûrement parce qu'il avait une idée derrière la tête. C'était ce qu'il ressentait même maintenant.

— Au fait, t'as dit que t'avais beaucoup d'amis hors d'ici, demanda soudainement Mole, ce qui fit lever la tête de Corbeau, qui était dépourvue de la moindre trace de sueur.

Même avec cette satanée chaleur, il transpire même pas. Je l'envie.

— Hum, eh bien, oui...

Corbeau était un mystère. Tout ce qu'il disait était si suspicieux que Mole ne savait pas s'il pouvait y croire.

Cependant, quand Corbeau avait dit, « c'est dommage que ta famille soit séparée comme ça », Mole eut la forte impression que c'était ses véritables sentiments. Et c'était sans compter qu'il n'avait pas tort. Néanmoins, juste parce que Corbeau avait dit la vérité ne signifiait pas que Mole pouvait croire tout ce qu'il lui disait.

Mais Mole pensait une chose : si quelque chose était disponible, alors il fallait l'utiliser.

Alors tout en regardant Corbeau, il dit :

— Si ça te dérange pas, j'aurais une faveur à te demander...


#


Cette nuit-là, une fois que la pluie s'arrêta, ce fut la première nuit claire depuis un long moment où l'on pouvait voir les étoiles recouvrir le ciel tout entier.

Mole, qui avait fait une courte sieste tôt dans la soirée, s'étira dans son lit de paille. Il faisait face aux trous dans le plafond de l'étable délabrée, à travers lesquels il observait le ciel nocturne.

C'est une belle nuit, pensa-t-il.

L'air s'était même bien rafraichi. En plus, avec autant de luminosité, il était certain qu'il n'aurait aucun mal à voir une fois dehors.

Et sûrement que cette nuit encore, Meria était seule dans le cimetière.

Mole ne pouvait pas vraiment se souvenir de la raison pour laquelle il n'était pas allé la voir avant. Elle lui avait même dit qu'il pouvait le faire.

... mais quelque chose l'empêchait d'entrer en action.

Il était toujours nerveux. La fille était une pièce maîtresse dans son plan d'évasion, et pourtant, comme il ignorait la meilleure façon de lui parler, il craignait qu'elle ne finisse par le détester. Mais malgré le fait qu'il n'était pas très doué pour parler aux gens, l'échec ne lui était pas permis. Et c'était pour ça qu'il était nerveux. Il était toujours nerveux.

Il sentait également comme un énorme crochet coincé dans sa poitrine, empêchant ses jambes de bouger.

— Qu'est-ce que tu veux faire, Mole, et quel est le meilleur moyen d'y parvenir ?

À chaque fois qu'il sentait qu'il atteignait ses limites, Mole simplifiait toujours la situation en utilisant ces deux questions pour se recentrer sur l'essentiel. Le summum de la stupidité était de ne se focaliser que sur des détails au point de passer à côté du plus important.

Hélas, à l'heure actuelle, il avait l'impression qu'il ignorait son propre avertissement. Il commençait également à remettre en question son propre comportement... et ce doute avait pris la forme d'un crochet coincé dans sa poitrine.

Il faut que je m'en assure.

Il n'était pas censé se concentrer à essayer de devenir plus proche encore de Meria. Cela était certes un moyen de s'échapper, mais ce n'était sûrement pas son but final.

Mole se tapota les joues avec ses deux mains.

Ça ne me débarrassera sûrement pas de cette douleur, mais tant qu'il n'y a pas de malentendu, ça devrait aller.

— Ok, c'est parti, dit-il volontairement à voix haute en se levant, avant d'ouvrir la porte avec un craquement et de sortir.

Dans un coin de son champ de vision, il put apercevoir le corps du chien se lever mollement, puis le suivre sans faire de bruit.

Une fois que Mole eut pris la décision d'y aller, ses jambes et son cœur lui parurent plus légers, comme si ses inquiétudes d'un peu plus tôt s'étaient envolées. Il esquissa un sourire forcé.

Franchement, c'est vraiment bizarre.

Il n'avait parcouru tant de chemin que ça quand il entendit un bruissement provenir des sombres buissons près de l'étable. Mais il n'y avait pas de vent.

Mole bondit de surprise, comme s'il était tombé dans une embuscade ennemie.

Puis quelque chose se mit à sortir des buissons.

Prudent et près à s'enfuir sans demander son reste, Mole fixa ses yeux en direction du bruit. Une silhouette vêtue de noir le regardait depuis l'ombre d'un arbre, tel un fantôme.

— Meria ?

— Oh.

Tandis que la silhouette émit ce qui ressemblait à une petite exclamation, elle se cacha soudainement derrière le tronc d'arbre.

La forme de sa silhouette couplée au son de sa voix ne laissait planer aucun doute sur le fait qu'il s'agissait de Meria. Mais il ne comprenait pas pourquoi elle se cachait.

Un étrange silence s'abattit.

— Hum...

Incapable de déterminer quelle était la meilleure action à entreprendre dans cette situation, Mole ne bougea pas. Il avait eu l'intention de se rendre dans le cimetière, mais il n'avait pas besoin de guide. Certes, le fait qu'elle était là allait lui épargner la peine de la trouver, mais son petit doigt lui disait qu'elle était là pour une autre raison.

Cachée dans l'ombre de l'arbre, la fille continua à l'observer depuis sa cachette, à l'affut de ses moindres mouvements. Mole avait l'impression qu'elle avait vraiment envie de l'appeler, mais que pour une raison ou une autre, elle ne pouvait pas.

Elle se comportait comme un petit animal, hésitant timidement tout en observant quelque chose d'inconnu qui aurait attiré son attention. Mole sentait même que s'il tentait maladroitement de s'approcher d'elle, elle détalerait comme un lapin.

À moins que...

Aucun d'entre eux ne pouvait s'approcher ni s'appeler. Ils n'étaient séparés que d'une dizaine de pas, mais malgré que leur regard était fixé l'un sur l'autre, ils étaient tous deux dans l'incapacité de communiquer leurs véritables intentions... Mole se demanda combien de temps ils allaient rester plantés comme ça.

Puis, peu après, Meria finit par sortir de sa cachette, comme si elle avait perdu à une partie de cache-cache.

— Je ne faisais que passer par là, dit-elle, pas vraiment à Mole, mais plus à ses pieds.

Mole resta silencieux. Il ne voyait pas quoi répondre. Il était tellement évident qu'elle avait tenté de noyer le poisson pour se rattraper. Mais il était si difficile d'imaginer Meria faire ça que Mole ne savait pas s'il devait rire ou s'il devait répondre par une remarque amusante.

Mais pendant que Mole restait debout indécis et silencieux, la fille continua :

— Je suis désolée... J'ai menti.

Sa capuche cachait la majeure partie de son visage et étouffait sa voix.

Tu ne faisais pas que passer par là, hein ?

Cependant, il ne parvenait pas à se convaincre de demander, « Mais alors, qu'est-ce que tu fais là ? » Même sans poser la question, il voyait tout de même deux, trois possibilités.

Il se remémora les fois où ils s'étaient croisés jusqu'ici. Même deux jours auparavant, quand Meria lui avait rendu visite dans l'étable, elle avait une idée précise derrière la tête. Mais au vu de son comportement du jour, elle ne semblait pas avoir de raison particulière.

Alors, en gros...

... Elle est juste venue me voir ?

Ou autrement dit, elle veut juste passer du temps avec moi ?

— Ah, hum, euh, dit Mole, sa voix virant soudain à l'aigu, ce qui fit tressaillir les oreilles du chien.

Lui-même fut étonné par l'intensité de sa voix, ce qui expliquait pourquoi Meria fit un pas en arrière, comme si sa voix la repoussait.

— La pomme, s'empressa-t-il de continuer, tentant de l'empêcher de s'enfuir. Elle était délicieuse.

Tout en détournant le regard de celui de Mole, Meria acquiesça.

— Merci.

#


— Ce type bizarre vient souvent vers midi.

Ils pouvaient s'assoir où ils voulaient dans le vaste et étendu cimetière, mais sûrement du fait de la nature humaine, Mole se retrouva assis à côté d'un arbre.

Sous le ciel étoilé qui semblait s'étendre à l'infini, lui et Meria étaient assis côte-à-côte aux pieds d'un orme.

— Un type étrange ? demanda Meria en penchant dubitativement la tête sur le côté.

— Ah, euh, comment le décrire ? Enfin, je sais même pas si c'est une fille ou un garçon. Oh, au fait, Meria, tu sais quelque chose sur les chasseurs de monstre portant un masque ?

Mis à part les fois où Corbeau discutait avec lui, il s'était retrouvé à plusieurs reprises encerclés par le groupe des personnes masquées pendant un enterrement. Mais elles ne se contentaient que de lui donner de simples instructions, elles ne lui parlaient jamais vraiment. Et qui plus est, l'ambiance n'était pas vraiment propice aux discutions.

Quelqu'un comme Corbeau devait être une exception parmi les exceptions.

— Hum... Meria fronça les sourcils, comme si elle cogitait profondément sur la question.

— Je les connais un peu, mais c'est difficile à dire. On m'a dit qu'ils venaient et allaient dans le cimetière pour baliser L'Obscurité, mais ils n'ont jamais montré leur visage, ni même parlé. Du moins, pas à moi...

S'ils ne te parlent pas et pas à moi non plus, alors...

— Qui t'a dit ça ?

Mole eut droit à un silence en guise de réponse et Meria tourna la tête avec un visage troublé.

C'est toujours la même rengaine, pensa Mole tandis qu'un sentiment d'abattement et de découragement se répandit en lui. Dans les moments comme ceux-là, quoi qu'il tentait, c'était sans espoir. Elle se refermait complètement et il ne pouvait rien retirer d'elle. Et ce serait un terrible gâchis de faire tourner au vinaigre leur relation en insistant sur ce sujet, avec tous les efforts que cela avait demandés pour en arriver jusque-là.

Ça serait comme repartir de zéro...

La nuit était importante parce que c'était le seul moment où il pouvait essayer d'obtenir de précieuses informations de la part de Meria. Elle savait certes très bien écouter, mais elle ne tentait pas vraiment de dire quoi que ce soit d'elle-même. Jusqu'ici, il avait parlé de lui en détails et du monde extérieur pour l'appâter, même s'il ignorait combien de temps il pourrait vraiment entretenir la conversation. Mais après un mois passé à parler de lui, il était tout naturel qu'il avait fini par se trouver à court de munitions. Alors, ce soir-là, il avait essayé de changer un peu de sujet et de parler de Corbeau et de ses acolytes. Pourtant, ça ne changeait rien, le résultat était le même qu'à chaque fois.

Ne sachant pas quoi dire, Meria leva soudainement la tête et dit :

— Pardonne-moi.

— Hein ? demanda Mole, confus par cette soudaine excuse.

— Mole, tu travailles toujours dur pendant la journée. Pourtant, tu viens toujours me voir la nuit alors que tu dois être fatigué...

— ...

— Mais, malgré ça, je ne sais jamais quoi dire...

— Comment ça se fait ? demanda Mole d'un ton un peu mécontent.

La façon de s'exprimer de Meria l'agaçait un peu.

— Pourquoi tu ne peux pas parler ?

Le fait qu'elle s'inquiétait pour sa fatigue et autres était énervant. Après tout, il ne faisait rien de plus que la même tâche monotone auquel il s'était habitué. Avec ce genre de travail, tout ce dont il avait besoin était de force physique. Alors le fait qu'elle s'inquiétait pour lui l'énervait encore plus.

Après avoir entendu les paroles un peu dures de Mole, Meria sembla au bord des larmes.

— Mais, commença-t-elle, j'ai l'impression...

— Hein ?

— J'ai l'impression que tu me détestes.

Elle détourna immédiatement le regard dans l'attente de sa réponse.

L'affirmation avait été si choquante que le fil de la pensée de Mole s'arrêta à moitié. C'était comme s'il avait déjà entendu cette histoire. Certes, les deux histoires ne collaient pas complètement, mais elles prenaient racine au même endroit. Non, ce n'était pas une histoire qu'il avait entendue. C'était quelque chose qu'il craignait lui aussi.

Mais même si Mole avait toujours eu peur qu'elle le déteste, il n'avait jamais envisagé la possibilité que la fille ne puisse penser l'inverse.

— Oh, je suis comme toi.

Les mots semblaient sortir de sa bouche sans qu'il le veuille, sûrement du fait des émotions inconnues qui s'amoncelaient en lui.

— Quoi ?

— Si un d'entre nous devait haïr l'autre, alors ça serait clairement toi qui me déteste. Moi, par contre...

Les yeux bleus de Meria s'écarquillèrent et tout en penchant sa tête étrangement sur le côté, elle demanda :

— Pourquoi ? Qu'est-ce que j'ai bien pu faire pour que tu penses ça ?

— Euh... hésita le garçon.

Il pensait qu'il était préférable de ne rien dire. Néanmoins, dans le même temps, il sentait que cela risquait de rendre la situation encore plus inconfortable.

Afin de fuir le regard de Meria, il détourna les yeux et continua.

— Non, je veux dire... je t'ai vue en train de te laver.

La peau de Meria était la plus blanche qu'il avait jamais vue. Pour autant, en un instant, tout des oreilles à la nuque de la fille vira à l'écarlate.

— Ah... ça...

Et à chaque fois qu'elle tenta de dire quelque chose, elle ne devint que plus rouge encore.

Elle finit par se couvrir le visage et se taire avant de pouvoir dire quoi que ce soit d'intelligible.

Mole se mordit la lèvre fortement.

Il commençait à se haïr. Et pour une raison ou une autre, il se mit à avoir honte de ses actes. Il avait déjà suffisamment creusé de tombes dans la journée et le voilà qu'il creusait la sienne.

Mais...

— Mais, dit-il, pour se forcer à chasser ce sentiment de haine de soi qui montait en lui.

Ce fut peut-être principalement par désespoir, mais comme il se l'était dit en quittant l'étable, la raison principale pour laquelle il parlait à Meria était pour glaner des informations auprès d'elle.

Bien qu'il pensait que cette raison s'était plus ou moins perdue en route, il se sentait toujours un peu en colère. Peut-être était-ce dû au fait que Meria semblait l'accuser à tort. Alors, en s'aidant des braises de sa colère, Mole continua.

— Je sais que c'est juste une excuse, mais en même temps, c'était vraiment un accident. En plus, t'es un peu fautive pour le coup. Il doit sûrement y avoir une douche dans le manoir. Alors, pourquoi tu faisais ça dehors ?

Meria cligna des yeux.

— Mais je n'ai pas le droit d'entrer.

Même si elle venait de dire l'impensable, elle avait gardé un ton monotone.

— Quoi ? demanda Mole. Dans ce cas, où est-ce que tu dors ?

Pendant un moment, Meria était visiblement en train de réfléchir comment répondre, mais alors, elle pointa du doigt le sol.

Après avoir réfléchi pendant un moment, Mole demanda :

— Dans un sous-sol ?

Meria acquiesça.

— C'est euh... hésita le garçon.

Comment était-il censé interpréter ça ? Cela lui semblait étrange. Et même si ce n'était peut-être qu'une impression, il ne trouvait pas ça courant de vivre dans un sous-sol. Généralement, les gens d'un bon statut social ne dormaient pas sous terre.

Personne ne dormait sous terre, à part peut-être les soldats dans leurs tranchées sur le front d'un champ de bataille après qu'une explosion ait retenti.

Cependant, Mole avait des doutes sur ce qu'elle avait dit. En rassemblant tous les bouts d'informations qu'il avait pu glaner sur le manoir, il n'y avait semble-t-il pas de sous-sol directement rattaché au bâtiment. Plus précisément, cela voulait dire qu'elle n'avait pas le droit d'aller et venir à l'intérieur comme bon lui semble. Dans ce cas, cela ne faisait-il pas d'elle une galérienne ?

— Je ne t'en veux pas, dit Meria. Je te l'ai déjà dit l'autre jour. Tu ne m'as rien fait de particulièrement mal ou cruel, Mole.

Chassant ses pensées au sujet du sous-sol, Mole reprit ses esprits et écouta attentivement ses paroles. Pendant qu'elle le regardait en agrippant fermement l'ourlet de sa pèlerine bleu marine, ses joues rougirent une fois encore.

— Mais, mais... ce... c'était embarrassant, mais...

— Je suis désolé.

Il devait s'excuser. Même si ce n'était pas intentionnel, il avait toujours l'impression que cela avait été déplacé.

— É... Écoute, ce qui est fait est fait. On dit que c'est important de savoir pardonner autrui. Si personne ne demande un cessez-le-feu, alors jamais la guerre ne se terminera... Et comme on pense pareil, signons une trêve, d'accord ?

Dès qu'il eut fini, il eut l'impression qu'il venait de commettre une nouvelle erreur. J'aurais jamais dû dire ça.

Non seulement cela suggérait qu'ils devraient en rester là pour aujourd'hui, et que ce n'était pas grave si Meria ne lui parlait plus, mais en substance, cela semblait également sous-entendre qu'elle devrait garder ses distances avec lui.

Mais pour une raison ou une autre, Meria n'acquiesça pas à sa proposition.

Pourquoi ?

Il y avait comme un malentendu entre eux deux. Il avait parfaitement compris qu'elle ne lui en voulait pas d'avoir à nouveau mentionné l'incident de la douche, mais son silence présent ne le mettait pas particulièrement en confiance.

Pourquoi semblait-il que Meria s'inquiétait tant à ce sujet ? Elle hésitait vraisemblablement à propos de quelque chose, malgré le fait que l'autre jour, elle avait pris son courage à deux mains pour lui dire, « J'accepte d'être ton amie. »

Avant qu'elle n'exprime son incompréhension sur ce qu'était un ami. Elle n'était probablement pas encore sûre. Mais d'ailleurs...

— Ah.

Mole se souvint soudain ce qu'il lui avait dit la fois où elle avait anxieusement décliné son offre.

« Un ami, c'est, euh... c'est un peu plus qu'une simple connaissance... C'est, euh... réciproque ? Non, plus que ça... Pour mieux se connaître, deux personnes commencent par s'ouvrir l'un à l'autre... Quelque chose comme ça. » En réalité, Mole ne savait pas vraiment de quoi il parlait. Il lui avait simplement donné une réponse dans le feu de l'action.

Cette nuit-là, j'ai l'impression que c'était y'a des années.

Depuis lors, Meria avait entendu beaucoup de ses histoires ; il divaguait souvent, mais il avait effectivement énormément parlé de lui. En fait, à plus d'un sens, il avait l'impression que Meria connaissait la personne « Mole Reed » bien mieux que n'importe qui.

Mais pour ce qui était d'elle, il lui était difficile de dire qu'il connaissait quoi que ce soit à son sujet.

À ce propos, ne ressent-elle pas la même chose ? Elle veut que je la connaisse mieux, non ?

Il était égocentrique, et peut-être que ce raisonnement sous-entendait un égo surdimensionné. Mais dans le même temps, il n'avait pas l'impression que ces pensées étaient issues de sa fierté personnelle. En fait, c'était comme si les sentiments de Meria lui étaient directement destinés. Et si tel était le cas, cela ne signifiait-il pas que Meria viendrait forcément le voir ?

Avant, il sentait comme un profond fossé entre eux deux. Un trou qu'il ne pouvait franchir quoi qu'il fasse. Et au début, il avait cru que le jour où elle lui parlerait d'elle était encore loin.

Mais au moment de se quitter cette nuit-là et que Mole lui dit :

— Bonne nuit.

Avec un petit geste de la main, Meria lui répondit :

— Oui... Bonne nuit.

Peut-être que ce jour était en fait plus proche qu'il ne le croyait.


#


Néanmoins, peu après, la bonne humeur de Mole eut droit à une douche froide.

Alors qu'il retournait à l'étable, Daribedor le prit par surprise devant le manoir. Le vieil homme avait placé une lanterne électrique à ses pieds. Celle-ci émettait une lumière blanche aveuglante.

Il leva légèrement son bras droit et s'approcha.

— Vous êtes devenu bien proche de la fille, n'est-ce pas ?

Puis, s'ensuivit un déclic. C'était un son que Mole connaissait bien, même si cela faisait longtemps qu'il ne l'avait pas entendu... le chien d'un revolver.

Daribedor pointait un revolver noir en direction de Mole et malgré l'obscurité, il pouvait distinctement apercevoir la forme du petit canon. Les balles avaient beau être petites, c'était amplement suffisant pour tuer un homme.

— Et alors, qu'est-ce que ça peut faire ? demanda Mole prudemment.

Il était tentant de penser que le vieil homme n'avait pas remarqué ses rendez-vous avec Meria. Mais le véritable problème n'était pas le fait qu'il était au courant, mais plutôt comment il jugeait ça.

Son employeur, Daribedor, avait tous les droits sur lui, et sur n'importe quel galérien. Et donc, le travail qu'il faisait faire à Mole, le priver de nourriture, et le renvoyer au camp de détention, tout ça était entièrement de son ressort. Et dans le pire des scénarios, il pouvait également l'abattre sur place.

J'ai pas l'intention d'y passer comme ça.

Son visage se durcit sans qu'il ne s'en rende compte. Il avait connu diverses blessures mais heureusement, ou malheureusement, il ne s'était encore jamais fait tiré dessus. Et donc, bien qu'il ne pouvait pas imaginer la douleur que cela provoquerait, à en juger par la taille du calibre, à moins de manquer complètement son coup, il sentait qu'il en résulterait une mort instantanée.

Dans ce cas...

Tout en pointant son arme sur le garçon, le petit vieil homme esquissa le plus répugnant des sourires.

— Je ne m'en fait pas à ce sujet. Je suis même plutôt impressionné que vous ayez réussi à l'apprivoiser. Vous avez semble-t-il une prodigieuse capacité de duperie, je me trompe ?

Daribedor éclata de rire bruyamment, un son agaçant qui tapait sur les nerfs de Mole.

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... Est-ce qu'il cherche à me mettre en garde parce que je vois Meria ?

Mole en voulait à Daribedor qui déblatérait sa diatribe sans même savoir tout le mal qu'il s'était donné pour en arriver jusque-là avec Meria. Néanmoins, il resta complètement stoïque.

La piteuse tentative de provocation du vieil homme l'énervait. Mais il avait pas mal d'expérience dans le domaine. En fait, sa capacité à garder un visage de marbre et à tolérer les mauvaises blagues de ses frères d'arme le rendaient plus adulte que son apparence le laissait entendre.

Si je savais, il y aurait un problème, non ? Ou... est-ce que Daribedor a un problème avec moi indépendamment de ce que j'ai pu faire ?

— Il semblerait que vous ayez quelque chose à dire, dit Daribedor, son sourire s'effaçant de son visage.

Dans le noir, l'endroit où son nez devait se trouver semblait être plus sombre encore que le canon du revolver.

— Pas vraiment... C'est juste que je ne me souviens pas que vous m'ayez jamais rappelé à l'ordre parce que je m'amusais au beau milieu de la nuit et que cela interfèrerait avec mon travail, répondit Mole.

— Bien entendu, je ne ferais cela que s'il y avait eu des manquements de votre part. Mais, monsieur le galérien, cela fait un moment que vous avez surpassé mes attentes et vous vous en sortez extrêmement bien. Oui, bien au-delà de vos obligations...

Pendant qu'il parlait, son index était posé sur la gâchette.

— En tous les cas, maintenir la sérénité du cœur de cette fille n'est pas dans nos cordes.

Un coup de feu fendit l'air.

Par réflexe, tous les muscles du corps de Mole se raidirent et il ferma involontairement les yeux.

En moins d'une seconde, le garçon comprit qu'il n'avait pas été touché. Il n'y avait pas la moindre blessure sur son corps.

Il ouvrit les yeux et aperçut un petit trou dans le sol à ses pieds. De la fumée s'échappait de ce dernier et se mélangeait à l'odeur de poudre à canon dans l'air.

— Toutefois, j'aimerais que vous gardiez bien ça en tête.

Daribedor sourit à nouveau, arborant un visage littéralement et terriblement tordu.

— Il n'est pas la peine de penser utiliser cette fille pour tenter de vous échapper d'ici. Même si vous veniez à le faire malgré tout, cela n'y changerait de toute façon rien... Non, plutôt, si l'envie m'en prenait, je pourrais obtenir autant de travailleurs que je le souhaite. Et sachez que vous ne serez pas le premier fossoyeur à être enterré dans le trou qu'il a lui-même creusé.

Daribedor tira une autre balle, faisant un autre trou dans le sol, celui-ci bien plus proche des orteils de Mole. Puis, d'un air satisfait, le vieil homme retourna dans le manoir.

Mole ne bougea pas, les yeux rivés sur les deux trous à ses pieds, mais son esprit était ailleurs.

... La sérénité...?

Ce mot que Daribedor avait mentionné résonnait dans ses oreilles bien plus que les coups de feu ou même les menaces qu'il lui avait proférées.

Et pendant un long moment, Mole resta planté sur place, cogitant sur ce qu'avait voulu dire le vieil homme.



6[edit]

Qu'est-ce que je veux faire ?

Et quel est le meilleur moyen d'y parvenir ?

Mole se retrouva à se poser encore et toujours les mêmes questions. Vraisemblablement parce que quand il était question d'atteindre son but, il n'avait pas beaucoup d'options face à lui.

Il faut que je m'évade.

Combien de fois avait-il murmuré ça depuis qu'il était arrivé ici ? Cette phrase devait agir comme un moteur pour le fil de ses pensées, mais maintenant, elle ne faisait qu'accaparer son esprit tout entier comme pour masquer son indécision.

Oui, il faut que je m'échappe d'ici.

Mais à la base, il n'y a pas déjà un problème avec le fait que je me suis retrouvé galérien ?

#


— Dis-moi, Mole, quel genre de crimes tu as commis ? demanda la fille tout en touchant doucement son collier du bout des doigts.

Par réflexe, Mole recula jusqu'à l'arbre, frétillant légèrement après qu'elle l'ait touché. Il voulait qu'elle lui pardonne son malaise, mais dans le même temps, il n'était que trop conscient de la façon dont était attaché le collier et les possibles implications si on tentait de le retirer. Et même s'il faisait confiance à Meria, si par accident son collier venait à être enlevé, il en perdrait la vie.

Et du coup, Mole était particulièrement réticent à ce sujet qu'elle tentait d'aborder. Mais Meria était sérieuse. Non, ce n'était pas tout à fait ça. Bien qu'elle n'avait plaisanté qu'une fois jusqu'ici, ses yeux brillaient désormais plus que jamais. Il sentait que Meria n'était pas simplement curieuse, elle désirait vraiment en savoir plus.

Avec difficulté, comme si ses lèvres pesaient une tonne, Mole dit :

— Meurtre. C'est ça la raison.

Enfin, du moins, c'est ce que tout le monde croit et c'est ce qui a été écrit dans le compte-rendu du procès.

Un matin, son supérieur, le sous-lieutenant Hedger Reeve, fut retrouvé mort dans un coin d'une tranchée. La guerre s'enlisait plus ou moins entre les forces armées du pays voisin qui refusaient de sortir de leur forteresse et les grands pontes de son pays qui ne voulaient pas lancer d'offensives pour transpercer les lignes ennemies. Ainsi, le meurtre du sous-lieutenant de la seizième unité d'infanterie avait fait beaucoup de vagues. Dans ce désordre, la disparition de la pelle favorite d'un fantassin de deuxième classe paraissait insignifiante aux yeux de tous.

Puis, une trentaine d'heures après la découverte du cadavre, les chiens de la police militaire découvrirent la pelle dans une aire de stockage de bois de récupération. Et elle était recouverte du sang du sous-lieutenant. Malheureusement, comme le jeune soldat de repos le jour du crime n'avait pas d'alibi, il ne fallut qu'une semaine à la cour martiale pour rendre son verdict : « Mole Reed » était jugé coupable.

Franchement, le tueur a vraiment eu le nez creux en utilisant ma pelle pour le meurtre.

Le garçon qui était devenu le galérien 5722 éclata de rire.

Il n'y avait pas besoin de mobile particulier. Hedger Reeve était une ordure.

Il portait des bijoux volés sur les cadavres et de l'or sale cliquetant autour du cou. Et on ne comptait plus le nombre de fois où il s'était vanté ouvertement de comment il se les était procurés. C'était un alcoolique notoire et il battait fréquemment ses subordonnées selon son humeur. Il aimait beaucoup jouer et quand il perdait gros, son visage virait au rouge et il renversait la table de jeu. Bien qu'il était l'officier en charge des taupes, on ne l'avait jamais vu une pelle à la main. Dans son attitude hautaine, il se contentait généralement d'observer les creuseurs à l'ombre d'un arbre.

Le sous-lieutenant avait sûrement été tué pendant que Mole s'amusait avec ses frères taupes, entourés par les feux de camp. C'était le seul moment où le cadavre de Hedger Reeve aurait pu être transporté dans un coin du champ de bataille.

Le garçon n'avait eu de cesse de clamer son innocence pendant toute l'enquête et le procès. À part ça, qu'est-ce que j'aurais pu faire d'autre ? Ils l'avaient accusé d'un crime dont il ignorait tout. Et bien entendu, sans alibi ni preuve, personne ne le croyait.

— Ce n'est pas vrai, dit Meria, sa voix calme sembla faire trembler l'air du cimetière pendant que Mole était plongé dans la période la plus sombre de sa vie.

Puis, elle continua en le regardant droit dans les yeux :

— Je suis sûre que tu es innocent.

Sur son visage, Mole pouvait sentir qu'elle n'en doutait pas un instant... Il avait l'impression qu'elle le croyait.

Un bâillement s'échappa de la bouche de Mole. Il le prit comme un début de relâchement de sa détermination.

Dans sa tête, il récita son objectif. Il faut que je m'échappe... Puis une seconde fois... et une troisième.

Puis, en détournant le regard des yeux bleus de la fille, il dit :

— Merci. Si tu avais été le juge, je suis sûr qu'on m'aurait innocenté.

Enfin, il sourit pour chasser le doute qui s'insinuait en lui.

Bien entendu, s'il avait été acquitté, il n'aurait jamais été envoyé dans le cimetière et il n'aurait jamais pu rencontrer Meria.

— Eh bien, vraiment, tu n'es pas quelqu'un qui devrait être là, marmonna Meria, le cœur lourd.

D'une certaine façon, elle aussi semblait ressentir la même chose que lui.

Comme prévu, Mole se demanda comment réagir à ses paroles... comment réagir à l'expression sur son visage.

Soudain, ses lèvres bougèrent d'elles-mêmes :

— Dis... C'est juste une hypothèse, mais... dit-il, sans regarder la fille. En considérant que j'essaye de m'échapper de cet endroit... si tu veux, tu...

Remarquant qu'il était sûrement sur le point de dire quelque chose qu'il ne devrait pas, il s'arrêta net. Pendant qu'il hésitait à continuer, il put sentir le regard de Meria. Puis, afin d'apaiser sa curiosité, il finit par lui révéler ce qu'il avait sur le cœur.

— Ça dépend entièrement de toi, mais... si un jour j'essaye de m'enfuir, est-ce que tu veux venir avec moi ?

Meria se mit à cligner des yeux plusieurs fois avant de regarder le sol.

Inversement, Mole se sentait calme pendant qu'il scrutait silencieusement sa réaction.

Les mots étaient sortis tout seuls de sa bouche, mais au final, il trouvait son invitation pas si mal. Mais bien qu'il n'avait rien pour étayer son interprétation, Mole pensait que Meria ne le raconterait pas à Daribedor même s'il lui révélait son envie de s'enfuir.

Bien qu'il y avait réfléchi à maintes reprises, son idée n'était encore en rien ce qu'on pourrait appeler un plan d'évasion. Néanmoins, peu importe la forme d'assistance qu'il cherchait, ce plan allait forcément impliquer Meria à un moment ou un autre. Dans ce cas, il pensait qu'il pouvait y avoir un intérêt pour elle aussi.

Je n'ai pas de plan précis, mais c'est sûrement une bonne idée de placer Meria au cœur de celui-ci, non ?

Peut-être qu'elle n'était pas entièrement satisfaite de sa situation...

Tout en étant conscient que c'était très optimiste, il ne pouvait ignorer le fait qu'au fond de lui, il espérait que c'était vrai.

Il pouvait aisément imaginer la fille s'être vue infliger le même traitement, quelque chose de similaire voire pire dans la fosse commune.

L'ennemi naturel de l'humanité, les monstres qu'on appelait par des numéros.

Les fossoyeurs avant lui avaient sûrement craqué, devenus incapable de supporter la terreur tapie sous leurs pieds et les horreurs qu'ils avaient à enterrer.

Et cette histoire ne s'arrêtait pas simplement à creuser des trous.

Il se rappela de la silhouette de Meria pendant qu'elle faisait face au monstre constitué d'un tas de chair. De son bras arraché puis volant dans les airs. De son torse transpercé.

Évidemment, Mole savait déjà ce que la gardienne du cimetière avait à endurer.

— ...

Sans changement sur son visage depuis sa question, la fille resta complètement silencieuse et immobile. Des fois, ses petites lèvres frissonnaient.

Cependant, même si la fille n'avait à aucun moment dit « non », Mole sentait déjà qu'à la fin de ce conflit intérieur, un refus l'attendait.

Qu'est-ce que je peux faire d'autre ?

Puis, comme cet autre jour, Mole tenta de saisir sa main...

Mais ses doigts échouèrent dans le vide ; elle avait esquivé son geste.

— Je suis désolé, dit rapidement Mole. Qu'est-ce qui m'a pris ? Oublie ça. J'étais juste...

— Non, l'interrompit Meria. C'est de ma faute.

Puis elle continua en secouant la tête.

— Tu n'y es pour rien... Je... Je ne peux pas quitter ce cimetière.

Mole ne savait pas quoi répondre.

D'une certaine façon, les propos de Meria semblaient purement littéraux. Ce n'était pas un problème psychologique ou quelque chose du genre ; elle voulait vraiment dire que cela lui était physiquement impossible de quitter cet endroit.

Mais pourquoi donc ?

— Mole.

En entendant son nom, Mole leva les yeux.

— Tu peux venir avec moi un instant ?


#


Pendant que la fille tenait la lampe et ouvrait la marche, les deux traversèrent lentement le cimetière.

Sur le chemin, ils n'échangèrent pas un mot.

Le regard de Mole était plus focalisé sur le dos de Meria pendant qu'elle marchait devant lui que sur ses pieds qu'il pouvait à peine voir dans l'obscurité. Sur ses petites épaules, sur les bosses causées par ses omoplates sous ses vêtements et sur l'arrière de sa tête couvert par sa capuche.

Pourquoi est-ce qu'elle porte toujours sa capuche ? La question avait soudain fait irruption dans son esprit pendant qu'il la regardait.

Elle ne lui faisait pas honneur et il trouvait que c'était du gâchis de cacher ses beaux cheveux pour ne montrer que quelques mèches. Il ne l'avait vue que deux fois sans sa capuche. La première était quand elle se lavait et la seconde quand le monstre avait réduit en lambeaux sa pèlerine. La fois où elle était trempée avait été brève, tandis que l'autre où elle était couverte de sang... un peu moins. En y repensant, il pressentait qu'il ne la reverrait plus jamais sans.

Si je la lui retirais, je me demande comment elle réagirait.

Tout en ressassant cette idée, il fut soudain prit par un mélange d'idées impures et d'envies coquines... Mais, en y réfléchissant à deux fois, Mole se tapa les joues.

Je sais que c'était il y a pas si longtemps, mais je me demande si elle a déjà oublié à quel point j'ai été stupide l'autre jour.

Il se remémora ensuite l'instant d'avant où il avait tenté d'attraper sa main blanche, avec le résultat qu'on connait. Et quand il y repensait, il avait vraiment l'impression que s'il arrachait sa capuche sans raison, elle réagirait sûrement comme s'il avait soulevé sa jupe.

Mais un jour, j'ai envie de voir à quoi elle ressemble quand elle est en colère.

Tandis qu'il était pris par ces pensées stupides, la fille qui marchait devant lui s'arrêta.

Un peu devant eux se trouvait le gigantesque arbre au centre du cimetière. L'épais feuillage en haut de l'arbre bloquait le clair de lune et projetait une ombre sur le sol.

Et il y avait devant la fille une pierre tombale. Bien que Meria l'avait intentionnellement amené ici, elle se tenait debout sans rien dire.

Derrière la fille, Mole lut l'épitaphe.

Dessus était inscrit une date deux ans auparavant et...

— Ma... ri... a...?

C'était le nom d'une personne que le garçon ne connaissait pas.

C'était également le nom qui s'était échappé des lèvres de la fille l'autre jour.

— Maria était également une gardienne de cimetière, dit la fille exactement comme ce qu'indiquait la pierre.

— C'était ta mère ? tenta de deviner Mole, étant donné que leurs noms se ressemblaient.

Cependant, la fille secoua lentement la tête.

— Je ne pense pas.

— ... Tu n'en es pas sûre ?

— Maria et moi étions très différentes. Et même si nous étions à peu près du même âge, j'ai toujours vécu ici aussi loin que je puisse m'en souvenir, mais je n'ai jamais rencontré quelqu'un qui se dirait être ma mère.

Ce ton calme était semblable à celui qu'elle employait habituellement, mais pendant qu'elle se tenait devant la tombe, ses mains étaient tristement entrelacées comme si elle se remémorait quelque chose. De là, Mole fut en mesure de comprendre à quel point cette personne nommée Maria manquait à Meria.

— Sûrement... Je pense que « sœur » serait le plus proche... du moins, si Maria me le permet.

Meria se tut à nouveau.

Mole dévisagea la fille. Bien qu'il s'était habitué à son apparence, Mole trouvait son visage magnifique, même maintenant. Et ses sourcils plissés au-dessus de ses paupières fermées semblaient exprimer l'hésitation dans son cœur.

Mole sentit finalement que c'était le moment de lui demander.

— C'est quoi un gardien de cimetière ? demanda-t-il.

— C'est un pilleur de tombe qui vole le pouvoir de l'Obscurité, répondit Meria.

Le garçon se tut.

... Il ne savait pas pourquoi il était anxieux. C'était une bonne chose qu'elle lui ait répondu, mais dans le même temps, il ne savait pas quoi faire. Et incapable de réfléchir, aucun mot ne lui vint à l'esprit.

Tout en regardant par-dessus son épaule, la fille avait les yeux rivés sur les pieds du garçon.

— Mole, tu n'as pas peur de moi ?

Il haussa les épaules. Heureusement, il fut en mesure de répondre en bonne et due forme.

— T'as dit l'autre jour que t'étais pas amie avec ces machins.

— Vraiment ?

La fille pencha la tête sur le côté.

— Tu te souviens pas ? C'était la deuxième fois, je crois. La fois où...

La deuxième fois qu'il avait vu un de ces monstres, la fois où ce dernier se déplaçait activement sur le sol, où il avait plus que perdu son sang-froid. Et donc, se remémorer ces souvenirs était gênant.

Tout en se retournant lentement, la fille dit :

— Connais-tu la puissance de l'Obscurité, Mole ?

— Hum... Juste un peu.

L'Obscurité avait divers noms. Il y avait les démons. Il y avait les morts-vivants. En deux mots, des monstres. Ils n'apparaissaient que la nuit ; ils étaient immortels, et constituaient le plus grand ennemi de l'humanité.

Il avait glané ces bribes d'informations de Corbeau, mais même maintenant, Mole n'était pas sûr jusqu'où il pouvait y croire. Même s'il avait pu vérifier une partie d'entre elles de ses propres yeux.

... Ce qui incluait le corps de la fille.

— J'ignore moi-même ce qu'il est vraiment, dit Meria. Mais un gardien de cimetière désigne quelqu'un qui possède en lui le pouvoir de l'Obscurité.

— En lui ?

— Oui. Comme tu as pu le voir, elle n'est ni vivante ni inanimée... Tu vois, pour L'Obscurité, la forme physique importe peu. Je ne sais pas vraiment comment l'expliquer, mais... Prends une pomme par exemple. Une fois mangée, il ne reste plus que le trognon. Alors, ce n'est plus une pomme, non ?

Pendant ses explications, elle agrémentait souvent ses mots de petits gestes.

— Pour les êtres vivants, c'est exactement la même chose : c'est parce qu'ils gardent leur forme physique qu'ils peuvent continuer à exister. En perdant leur corps physique, ils deviennent quelque chose de différent. Mais, dans le cas de l'Obscurité, imagine de l'argile dotée d'envies de meurtre. Qu'elle ait la forme d'un bloc ou d'une baignoire, ça ne change rien. Elle ne peut pas « mourir ». Alors, quelle que soit la méthode employée, elle retrouvera toujours sa forme initiale...

Puis, Meria se mit à paniquer, comme si elle avait remarqué qu'elle avait dit quelque chose qui pouvait prêter à confusion.

— Mais, hum... Bien entendu, l'argile est juste une métaphore. Ces créatures ne se mélangent pas entre elles. Pas du tout. Au contraire, elles se repoussent les unes les autres. Peut-être qu'on pourrait dire qu'une fois touchées par une Obscurité plus puissante, les plus faibles sont comme asphyxiées. Puis elles entrent dans un état de pseudo mort.

Mole retourna la tentative d'explication de la fille dans tous les sens dans sa tête, luttant pour comprendre.

C'était quelque chose qu'il avait entendue lors d'une leçon de secourisme. Observés à travers un microscope, on se rendait compte que tous les êtres vivants étaient constitués de toutes petites particules appelées « cellules ». Il ignorait comment ils conservaient leur forme, mais quoi qu'il en soit, il avait appris que les animaux avaient des « cellules osseuses » et des « tissus cellulaires » et que ces cellules s'imbriquaient pour former un être vivant.

Mais ces monstres ne semblaient pas suivre les mêmes règles que les autres êtres vivants. Leur corps était constitué de quelque chose qui ne pouvait être tué ni détruit.

— Je possède une part d'Obscurité en moi, dit Meria en posant une main sur sa poitrine.

— Comment ça ? demanda Mole. T'es humaine, non ?

La fille acquiesça profondément, puis, les yeux rivés à ses pieds, elle continua.

— Les Obscurités enfouies dans ce cimetière ne ressuscitent pas. Mais, leur corps gît sous le sol... et...

Meria leva les yeux en direction des denses branches au-dessus d'elle.

— On m'a dit que sous cet arbre est enterré la plus forte des Obscurités, leur roi en quelque sorte. Les racines de l'arbre sortent des germes qui poussent dans son corps, et c'est de là que l'arbre tire ses nutriments. Et donc, à l'intérieur de cet arbre géant coule le pouvoir de l'Obscurité dont il est issu... Et évidemment, il en est de même pour ses fruits.

Au moment où il entendit cela, Mole se rappela de la fois où il l'avait trouvée sous l'arbre en train de manger quelque chose.

L'objet qui était si sombre qu'il semblait aspirer les ténèbres elles-mêmes. Le fruit doté d'un pouls comme s'il était vivant.

Alors, elle veut dire que c'était un mélange de plante et de ces monstres ?

— Ce gigantesque arbre ne porte en lui qu'un fragment de l'Obscurité. Alors le gardien du cimetière, moi, mange ce dernier et vole son pouvoir. Du coup, je me sens comme une pilleuse de tombe. Et avec ce pouvoir, même si les autres Obscurités me touchent ou m'attaquent, elles finiront toutes par être paralysées.

«  Pour répondre à ta question... Oui, je suis humaine, mais dans le même temps, une part de moi est comme l'Obscurité. C'est pour cette raison que je ne peux pas m'éloigner de ce corps enterré sous cet arbre... ou autrement dit, de la fosse commune. Et... que je ne peux pas mourir.

Sérieux ?

Légèrement surpris, le garçon se heurta à une question qui était tapie dans un coin de sa tête depuis un moment.

— Une seconde, tu n'avais pas dit que cette Maria était aussi gardienne du cimetière ?

Si « Maria », que Meria considére comme sa grande sœur, était une gardienne de cimetière, alors ça veut dire qu'elle avait aussi volé le pouvoir de ces monstres. Et dans ce cas, c'est bizarre qu'elle ait une tombe ici, non ? Une épitaphe est une inscription pour honorer la mémoire d'un humain décédé, mais les gardiens de cimetière ne peuvent pas mourir... Je l'ai vu de mes propres yeux.

Ou, y a-t-il d'autres choses qu'elle ne m'a pas encore dit ?

Dans ce cas, Meria...

Peut aussi mourir ?

— Maria...

D'une voix peinée et terrible, qu'on ne pourrait avoir qu'en vomissant du sang, elle parvint à formuler une réponse à sa question.

— Maria... s'est suicidée.

Comme si elle était sur le point de fondre en larmes, les lèvres de Meria tremblaient et elle enchaîna rapidement.

— Quand Maria était là, je n'étais pas une gardienne de cimetière. Du fait des limites de ce procédé, deux humains ne peuvent pas être gardiens en même temps. Malgré tout, sur le moment, j'ignorais les raisons de son geste. Mais après être devenue gardienne, L'Obscurité en forme de tigre à six pattes a dévoré mon bras droit...

La fille glissa sa main sur son bras droit, jusqu'à l'épaule.

De son visage, le garçon pouvait deviner qu'elle était en train de se remémorer le moment où le monstre lui avait arraché le bras. Elle revivait la peur qu'elle avait ressentie... et la douleur.

— La douleur... Je déteste ça, dit-elle.

Sous ses vêtements, Mole sentit la blessure sur sa cuisse droite tressaillir. C'était l'endroit où Dephen l'avait mordu quand il avait tenté de s'échapper. Le gigantesque chien noir s'était sans l'ombre d'un doute retenu de lui arracher la jambe avec sa monstrueuse mâchoire. Et au fil du temps, il en avait même pu oublier qu'il y avait une cicatrice.

Mais immédiatement après la morsure, Mole se souvint qu'il fut prit d'une intense douleur sourde. Même si le chien s'était retenu, la douleur était presque insupportable. Et si cela suffisait à faire autant souffrir...

C'est quoi un corps qui ne peut pas mourir ?

Peu auparavant, il avait été témoin d'une vision horrifique.

Meria avait été tuée à maintes reprises par les innombrables pattes en forme de faux du monstre de chair. Elle avait été transpercée. Elle avait été écrabouillée. Elle avait été ouverte en deux. Elle avait été arrachée. Elle avait été ratatinée... Elle avait été tuée.

C'était des blessures qui auraient dû être fatales. Et que ce soit une chance inouïe ou le contraire, il n'était pas nécessaire de s'inquiéter pour la santé de la victime après de telles blessures. Ne possédant qu'une seule vie, un humain ordinaire ne pouvait souffrir de plus d'une blessure mortelle.

... Mais, l'espace d'une nuit, combien de fois le corps de Meria avait goûté à la douleur de la mort ?

Certes, les blessures qu'elle avait subies avaient disparu, quelle que soit leur gravité. Hélas, les souvenirs, eux, ne pouvaient pas s'effacer. Le souvenir de la douleur, le souvenir de la peur... Il n'était pas possible de les soulager et ils s'accumulaient tels des sédiments.

C'était comme une torture. Et c'était d'un très mauvais goût.

Personne ne pouvait supporter pareil traitement ad vitam æternam. Et à force de subir la douleur équivalente à la mort encore et encore, il n'y avait aucun doute que quelqu'un finirait par penser que mourir était préférable.

« Les gardiens de cimetière ne peuvent pas mourir », avait dit Meria.

Mais c'était un mensonge.

Ils peuvent mourir.

Leur cœur peut mourir.

Et alors ils finissent par se résigner face à la mort.

Il en était de même pour Meria.

— Elle s'est décomposée à la lumière du soleil, dit la fille d'un ton cruel et pragmatique. Alors que le ciel s'éclaircissait, les étoiles avaient disparu. Je voulais l'arrêter, mais je ne savais pas quoi faire. Rien de ce que je pouvais dire ne parvenait à son esprit, alors je n'ai rien pu faire d'autre que regarder. Puis un premier rayon de lumière a frappé Maria. Alors que la lumière du printemps aurait dû être douce, pour Maria, c'était comme si c'était de l'huile bouillonnante. Et quand la lumière l'a entièrement recouverte, tel un ver, elle s'est mise à gigoter sur le sol. C'était comme si le pouvoir de L'Obscurité en elle était en train de déchiqueter son corps...

Mole ne connaissait pas la personne que Meria décrivait. Alors quand il ferma les yeux, la scène qu'il imagina derrière ses paupières était celle d'une fille aux cheveux auburn, prenant flamme sous la lumière du soleil.

Il n'y avait aucun moyen de vérifier le degré d'exactitude de ce qu'il imaginait, mais une chose était sûre, c'était arrivé à cet endroit-même... au niveau de cette tombe... à ses pieds.

— Enveloppée par la lumière, elle semblait souffrir le martyr. Et malgré ça, elle avait également l'air heureuse. Je pouvais comprendre rien qu'en regardant qu'elle était heureuse de pouvoir enfin mourir. Mais Maria s'est mise ensuite à pleurer. Elle pleurait pour moi, la fille qu'elle abandonnait à son sort. Oui, elle savait que j'allais lui succéder après sa mort.

La fille caressa doucement la pierre tombale en parlant.

— Puis, j'ai enterré le corps sans vie ici.

Un silence s'abattit.

Mole n'avait pas de... de... de... mots. Il avait été profondément bouleversé par ce qu'elle lui avait raconté, quelque chose qu'il n'avait jamais vécu de sa vie.

— Je suis désolée, Mole, dit-elle soudainement.

Pourquoi s'excusait-elle ? La confusion de Mole n'en fut que plus grande. C'est moi qui devrais m'excuser... mais... mais... je...

La fille regardait dans sa direction, mais son regard ne croisait pas le sien.

— Tu n'es pas venu ici de ta propre volonté, alors ce ne sont pas des choses que tu devrais entendre... dit-elle, mais elle continua alors d'un ton bien plus joyeux, Depuis que je suis devenue gardienne, j'ai toujours été seule et il ne m'est jamais rien arrivé de bien. Je ne peux plus voir la lumière du soleil... J'ai vécu beaucoup de choses horribles. Je ne peux aller nulle part alors je m'étais dit que garder ce cimetière était suffisant. Mais je n'ai jamais été heureuse.

Tout en tirant sa capuche pour cacher encore plus son visage, Meria posa sa main par-dessus sa bouche.

— Mais c'était jusqu'à ce que tu me laisses devenir ton amie.

Sous sa main, Mole put sentir le visage de Meria s'adoucir légèrement... et pour la première fois, il aperçut également... son sourire.

Les tempes de Mole se mirent à battre.

Je m'échapperai. Une fois encore, il récita ces mots dans sa tête. C'était la seule raison pour laquelle je me suis approché de toi.

Afin d'obtenir la coopération de quelqu'un connaissant le cimetière, il devait dans un premier temps s'approcher de la fille. Tel avait été son plan initial et maintenant, cela portait ses fruits.

Elle lui faisait confiance et comprenait qu'il n'aurait pas dû se retrouver là.

De ce fait, il n'était pas erroné de penser qu'il avait fait un grand pas vers le succès. Cependant...

C'est une grande réussite, alors pourquoi je me sens aussi vide ?

Est-ce que je ne fais que me voiler la face ?

Pour parvenir à ses fins, il n'y avait pas tant d'options disponibles pour un galérien comme lui. Et tout aurait été pour rien s'il échouait maintenant. Alors il se demanda fermement :

Qu'est-ce que je devrais faire ?

Quel est le meilleur moyen de s'échapper d'ici ?

Toutes ses questions auraient dû être les plus importantes à résoudre.

Néanmoins, même s'il en était bien conscient, il ne pouvait s'empêcher de se demander s'il n'y avait rien qu'il puisse faire pour Meria.



7[edit]

À midi, sous le soleil estival, avec un vêtement enroulé autour de sa tête, le galérien Mole était en train de creuser un trou avec la pelle à laquelle il s'était déjà habitué.

Il enfonça cette dernière dans le sol, souleva une motte de terre et la jeta sur le côté. Puis, il répéta la même séquence de gestes encore et encore sans interruption, avec la précision d'une horloge et les mouvements parfaitement ordonnés d'un animal sauvage.

— Saluuuuuut, ma petite taupe.

Avec un sourire dénotant un bonheur provenant apparemment du fond du cœur, Corbeau fit son apparition et interrompit le travail de Mole.

— Ma petite taupe...?

Mole fusilla du regard Corbeau... mais alors, ses yeux se rivèrent sur la tête de ce dernier. Plus précisément, sur l'immense chose au-dessus de sa coupe au carré.

— Tu... C'est... dit Mole en grinçant.

— Mm-mm, c'est le truc que je t'avais promis. Regarde.

— Merci... Désolé, c'est juste que j'aurais jamais cru que tu l'amènerais vraiment.

— Qu'est-ce que tu racontes ? C'est rien, voyons. Mais franchement, je comprends pas pourquoi tu voulais ça... Tu peux le mettre une seconde ?

— Bien entendu, répondit Mole, tout en attachant le fil sous son menton.

La peau de ses joues fut mécaniquement tirée vers le haut et commença à le gratter.

Génial, c'est parfait. Évidemment, il ne pouvait pas faire grand-chose avec. Mais cela lui donnait la pêche, du moins, en apparence.

Il fut pris d'envie de se lancer dans une marche militaire pour brûler cet excès d'énergie. Hélas, mis à part son casque, il n'était pas équipé pour, sans compter qu'il n'avait pas d'itinéraire non plus. Alors il n'avait pas d'autres choix que de se contenter de creuser des trous.

Étonné par l'excitation de Mole, Corbeau poussa un soupir sceptique.

— T'aimes vraiment ça ? À quoi ce truc va bien pouvoir te servir ?

— T'en fais pas pour ça. Quelqu'un qui est fan d'objets de luxe peut sûrement pas comprendre.

— Quoi ? Comment tu sais que j'aime l'argent ? demanda Corbeau, tout en penchant la tête sur le côté.

Puis il éclata de rire.

— L'argent, y'a que ça de vrai ! Et à collectionner, c'est super amusant ! Et bien sûr, ça brille, mais j'adore surtout le fait qu'on se plaît à l'utiliser. En attendant sa prochaine vie, l'argent est la meilleure chose à avoir.

Cette fois-ci, ce fut au tour de Mole d'être surpris.

Il avait l'impression que ce n'était pas une bonne chose pour un enfant de tenir pareils propos avec un sourire d'ange innocent sur les lèvres.

Jusqu'ici, Corbeau s'était comporté comme s'il faisait de grands discours. Mais alors, ce dernier esquissa un sourire déplaisant et demanda :

— Au fait, la taupe, ça se passe bien avec la fille ?

Mole tenta de montrer son hésitation, tout en s'éloignant de la tombe qu'il creusait jusque lors. Puis, il fit signe à Corbeau de s'approcher, comme pour l'inviter à une conversation secrète.

Après qu'il s'était approché, Mole dit d'une petite voix :

— Ah, on peut dire que c'est le cas.

— Vraiment...? Qu'est-ce qui s'est passé ?

— J'ai juste essayé de jouer franc jeu avec elle. C'est tout.

— Ah, ah bon ? Et moi qui trouvais que ton côté inamical était bien plus amusant. Enfin bon, si c'est ce qui lui plaît, tant mieux pour elle.

Mole s'avança pour pousser Corbeau.

— Hop !

Corbeau esquiva sa tentative sans la moindre peine, comme s'il était aussi léger que l'air. Mais alors, comme s'il avait été mordu par un serpent, il tomba dans le vide.

— Hé, une seconde, la taupe. Pourquoi t'as fait ça ? Ça fait mal !

En poussant un soupir, Mole reprit sa pelle. Le trou dans lequel était tombé Corbeau, creusé spécifiquement par la taupe, était étroit et profond. Un corps d'enfant aurait pu y être enterré de la tête aux pieds, et les doigts de Corbeau atteignaient à peine les rebords du trou.

— Je voulais pas en arriver là, mais j'avais pas le choix. Je suis malheureusement à court d'alternatives. Alors, vu que je joue cartes sur table, j'espère que t'en feras de même.

— Comment ça ? demanda Corbeau avec un visage visiblement sur le point de fondre en larmes. Je suis un bon petit corbeau, non ? T'es vraiment méchant.

Sans prêter attention aux pleurnichements sous ses pieds, Mole demanda :

— Il y a des choses que tu me caches, pas vrai ?

Le visage de Corbeau s'assombrit.

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— Commençons par toi déjà. Tu te montres bien trop souvent. Les gens qui vont et viennent souvent de l'extérieur sont des employés de grossistes en nourriture. Et ceux-là mis à part, il reste tes acolytes masqués. Ils viennent presque aussi souvent que les grossistes. Mais malgré tout, pas aussi souvent que toi. En plus, on dirait qu'ils arrivent et repartent tous dans un gros camion. Alors, il est tout à fait normal que je me pose des questions. Maintenant, dis-moi, pourquoi est-ce que t'es le seul à pouvoir te déplacer aussi librement dans le cimetière ?

Du fond du trou, Corbeau se mit à sourire.

— Allons bon, tu comprends vite. Comme c'est dommage qu'on se contente de te faire creuser des trous. Personne ne t'a jamais dit ça ?

Le sourire de Corbeau paraissait inhumain, comme si son visage avait été découpé des coins de ses lèvres à ses joues.

— Très bien, et si on avait une petite discussion maintenant ?

Même Mole souriait. Ce que disait Corbeau était amusant.

Un bon petit corbeau ? Laisse-moi rire.

Depuis la nuit des temps, les corbeaux étaient reconnus pour être des oiseaux de mauvais augure.


#


Puis, la nuit tombait peu à peu.

Le garçon était occupé à reboucher le trou qu'il avait utilisé pour intimider Corbeau. Pour Mole, remplir des trous était bien plus amusant que les creuser. Tout ce qu'il avait à faire était charger sa pelle de terre, l'incliner au-dessus du trou, puis laisser la gravité faire son travail.

Il remplit le trou jusqu'à ce que la terre soit au même niveau que le sol, puis il utilisa ses chaussures pour piétiner doucement les traces du trou.

C'est à ce moment-là qu'il aperçut la petite carrure de Daribedor s'approcher.

— Qu'est-ce donc, monsieur le galérien ? demanda le vieil homme, observant le visage de Mole avec curiosité.

— Je suis tombé dessus. C'est pas un problème, non ? Je pense que c'est un lot de consolation pour la fois où j'ai enterré ce monstre.

— Je suppose que oui.

— Bien. Sinon, je peux vous être d'une quelconque utilité ? Vous avez besoin d'aide pour un autre enterrement ou quelque chose du genre ? demanda Mole tout en posant la pelle sur ses épaules.

Daribedor secoua la tête.

— Je suis venu au sujet du travail de demain.

Puis, après avoir ouvert la marche, ils finirent par atteindre un immense lot de terrain inutilisé au milieu d'un tas de pierres tombales.

Mole avait déjà un mauvais pressentiment au sujet de ce travail.

Daribedor se pencha en avant, sortit quelques marqueurs de sa poche et enfonça le premier dans le sol à ses pieds.

— Le trou partira d'ici...

Il se mit ensuite à marcher avec des pas encore moins amples que ceux de Corbeau, mais il ne semblait pas s'arrêter. Il s'avançait encore et encore. Les deux continuèrent à marcher un certain temps. Pendant tout ce temps, Daribedor ne tenta jamais de poser le second marqueur.

Le temps semblait s'écouler avec une effroyable lenteur.

Allez, arrête-toi. Arrête-toi maintenant, pria Mole dans sa tête tout en fusillant du regard le vieil homme. Il fut pris d'envie de l'attraper par surprise, en se précipitant vers lui et en tirant d'un coup sec sur sa queue de pie taillée sur mesure pour l'arrêter.

— ... jusqu'ici, finit par dire Daribedor, en enfonçant le dernier des quatre marqueurs.

Mole avait à peine réalisé ce qu'il venait de dire. C'était une distance si importante. Le trou qu'on lui avait ordonné de creuser la fois d'avant pour le monstre de chair paraissait insignifiant à côté.

— Très bien. Je sais que c'est beaucoup demandé, mais si possible, veuillez commencer dès demain.

Après cette brève déclaration, Daribedor inclina poliment la tête, se tourna en direction du manoir et passa à côté de Mole. Le garçon n'avait pas vraiment envie de discuter avec le vieil homme, mais alors qu'il le dépassa...

— C'est un zeppelin que j'enterre cette fois-ci ? ne put-il s'empêcher de demander.

Telle une cigale, Daribedor éclata de rire, puis s'en alla.

On dirait que je vais devoir m'y mettre plus tôt que prévu.

Daribedor lui avait dit qu'il pouvait commencer le lendemain, mais le corps de Mole était déjà entré en action. Même s'il prenait un peu d'avance, il savait pertinemment qu'il ne gagnerait pas tant de temps que ça, mais il s'y attela néanmoins. Rapidement, il fut contraint de retourner à l'étable chercher la brouette qu'il utilisait pour transporter la terre.

La taille du trou était vraiment absurde et Mole plaisantait à moitié quand il avait demandé si c'était pour un zeppelin. Bien entendu, il ne parlait pas que de la coque, mais aussi du ballon aérodynamique rempli d'hélium.

Plus ils sont gros, plus ils sont puissants.

Le premier qu'il avait vu, le monstre uniquement constitué d'un visage, était enterré dans un trou qui pouvait rentrer dans l'étable.

Celui qui avait attaqué Meria était deux fois plus gros. Il possédait une puissance terrifiante et était grosso modo immortel, à tel point qu'il y avait peu de chance qu'un régiment de tanks d'élite puissent l'arrêter.

Et maintenant, le trou qu'il creusait était pour quelque chose d'encore plus gros que les deux rassemblés.

Et si c'était le cas, alors quelle pouvait bien être la puissance du monstre qu'ils avaient l'intention d'enterrer là ?

Il ne put s'empêcher de frémir. Est-ce qu'un monstre pareil pouvait vraiment exister ? Il avait l'impression qu'un tel monstre pouvait dévaster un pays tout entier.

Si tel était le cas, un simple gardien de cimetière allait devoir prévenir la destruction d'un pays — ou pire, il était censé empêcher la mort d'hommes avec son propre corps ?

Mole concentra toute son énergie pour creuser le trou et une montagne de terre s'amoncela rapidement sous ses yeux. En fait, quand le soleil avait entièrement disparu, le tas était plus grand que lui.

Mole s'estimait heureux qu'il n'y avait pas un nuage dans le ciel et que la lune brillait fortement. Et peut-être que c'était pour cette raison que Meria ne transportait pas son habituelle lanterne.

— Mole...? demanda Meria avec une voix emplie de doutes alors qu'elle s'approchait de lui.

Cela n'avait rien d'étonnant, sachant que la moitié de son corps, jusqu'à ses hanches, était dans le trou.

Mais, quand Mole leva les yeux, il remarqua qu'elle semblait regarder étrangement au-dessus de sa tête.

Ah, c'est vrai. Bien qu'il venait de le recevoir aujourd'hui, il avait complètement oublié qu'il était là. C'était quelque chose qu'il était habitué à porter. L'objet que Corbeau avait emmené ne portait aucun drapeau national, mais il avait le même design et la même forme que ceux officiellement portés par l'infanterie. Même la taille était parfaite, comme s'il avait été taillé sur mesure pour la tête de Mole.

— Ah, ça ?

Alors que Mole était sur le point de lui dire comment ça s'appelait, elle dit avec difficulté :

— Un... casque ?

Les deux s'assirent ensuite à côté du trou. Assise juste à côté de lui, Meria paraissait extrêmement gênée, mais dans le même temps, elle avait également l'air heureuse pour une certaine raison.

De bonne humeur, Mole lui expliqua à quel point le casque était incroyable. Depuis la nuit des temps, des casques avaient été utilisés afin de protéger la partie la plus importante du corps. À l'arrivée de l'ère moderne, une combinaison d'acier et de plastique les avait rendus à la fois plus légers et plus résistants. Et avec les obus des tanks et les grenades envoyant des éclats à chaque explosion sur le champ de bataille, il était essentiel de protéger le corps. Il était également possible de se protéger en grande partie de tirs d'une arme de poing à mi-distance ou plus.

Les vies d'innombrables soldats avaient été sauvées de la pluie de balles grâce à eux. Et sûrement que même ce chef d'état qui avait reçu une balle en pleine tête alors qu'il était dans une voiture décapotable lors d'une parade aurait pu survivre s'il avait porté un casque. Mais bien entendu, le champ de bataille n'était pas le seul endroit où les casques étaient considérés comme essentiel. Ils étaient également utilisés dans plusieurs sports, comme l'équitation ou les jeux de balles, ou quand on roule à moto, sur les chantiers...

— ... Mais pourquoi tu en portes un maintenant ? demanda Meria.

Bien qu'elle semblait prendre plaisir à écouter parler Mole, ce fut sa première question sur le sujet.

Mole ne savait pas quoi répondre.

Au beau milieu de la nuit, il n'avait pas besoin d'ombre, et il n'y avait évidemment aucun balle volant dans sa direction.

Si j'en porte un, c'est parce que...

— J'aime la sensation, répondit le garçon.

— Vraiment ?

Semblant avoir honnêtement accepté sa réponse, qu'il n'avait dit que sous la pression de son regard, Meria inclina la tête sur le côté, de la jalousie se dessinant sur son visage. C'était comme si elle croyait vraiment que le casque produisait de telles sensations.

Le garçon tenta de reformuler sa réponse, mais il s'arrêta net. À la place, il défit la mentonnière, puis tendit le casque à Meria.

— Tu veux l'essayer ? demanda-t-il.

Les yeux de Meria s'illuminèrent.

— Je peux ?

Mole acquiesça et Meria retira nonchalamment sa capuche.

... En toute franchise, il avait attendu ce moment depuis longtemps, le moment où il pourrait voir Meria sans sa capuche sans que cela soit un accident. En fait, lui tendre le casque avait été son plan depuis le début.

Les cheveux qu'elle cachait sous sa capuche sombre tombèrent sur ses épaules et sur son dos. Si proches l'un de l'autre, il pouvait également sentir le léger parfum de son savon, mais ce n'était pas ce qui le frappait le plus. Illuminée par le clair de lune, la chevelure brun clair de Meria brillait magnifiquement, comme si elle avait été tissée avec du sucre.

Puis, Meria fit timidement face à Mole et tendit les mains pour se saisir du casque. Ses bras étaient légèrement écartés, comme si elle attendait de lui qu'il la serre dans ses bras.

... Mais il devait l'admettre, il en était incapable.

Meria était mignonne.

Il l'appréciait beaucoup.

Sa façon de pencher sa tête sur le côté, sa façon de battre ses cils — il ne pouvait s'empêcher d'aimer chacun de ses faits et gestes.

Il sentait que s'il venait à la serrer dans ses bras maintenant, il finirait par lui voler un baiser.

... Mais il ne pouvait pas faire ça.

Quant à la raison, il n'en était pas certain, et il était difficile de la formuler avec des mots. Mais au moment où il tendit le casque, il jeta un œil vers les mains pales et délicates de la fille, puis vers les siennes, salies par la terre. La raison devint alors claire.

Elle et moi ne faisons pas partie du même monde.

Il aimait vraiment tout chez elle.

Non seulement son apparence physique, ou son corps — ce que je ne nierais pas. Il aimait tout, même son cœur que Corbeau avait qualifié de cœur de squelette. Et le simple fait de voir son reflet dans ses calmes yeux bleus le faisait tressaillir intérieurement.

Si quelqu'un lui demandait pourquoi il se sentait comme ça, la seule réponse qu'il pourrait donner serait que son cœur était gravé dans ses yeux. Il n'avait jamais ressenti ça auparavant. Et dans son esprit, il imaginait à quel point il aimerait qu'elle l'enlace.

Mais elle était une gardienne de cimetière.

Elle avait embrassé le pouvoir de L'Obscurité, ne pouvait pas mourir, ne pouvait plus sortir au soleil et ne pouvait plus quitter le cimetière.

Et lui était le galérien 5722. Mais c'était une erreur judiciaire et il n'avait pas l'intention de passer le restant de ses jours à creuser des tombes... Non, jamais de la vie.

Comme le casque était trop grand pour elle, il cachait presque entièrement ses yeux.

— C'est lourd, marmonna-t-elle.

Mole éclata de rire.

— Meria, tes cheveux sont emmêlés dans le cordon.

— Hein ?

Mole tendit le bras et attrapa la mentonnière pendant sous le menton de Meria et tira doucement dessus.

... Il venait tout juste de mentir.

Mole posa doucement sa main sur le casque alors qu'il glissait de sa tête.

Le casque tombait désormais au niveau de ses lèvres, entravant complètement sa vue.

Pensant qu'elle ne pourrait rien voir, Mole s'approcha silencieusement. Puis il embrassa le casque juste au-dessus du front de la fille.

— Mole ?

— Visiblement, il est beaucoup trop grand pour toi, dit Mole en se reculant et en enlevant le casque de sa tête.

Est-ce qu'elle l'a senti ?

Son cœur battait tellement la chamade qu'il avait l'impression qu'il allait briser ses côtes.

S'il était dans cet état rien qu'au toucher du métal, il se demandait ce qu'il se passerait s'il l'embrassait pour de vrai.

Après avoir défait la mentonnière, il jeta un œil vers Meria, et s'aperçut qu'elle regardait le casque dans ses mains avec des yeux plein de regrets.

Elle ne semblait pas avoir remarqué ce qu'il avait fait.

— Meria... commença Mole, tout en se tournant pour masquer ses joues rougissantes.

— Comme je l'ai dit l'autre jour, je me suis retrouvé ici à cause d'une erreur judiciaire. Et je ne peux pas supporter cette situation.

La fille acquiesça silencieusement et Mole continua.

— Alors, je m'échapperai d'ici. Un jour ou l'autre, je partirai de cet endroit. Et quand j'aurai fini de creuser cette tombe... ça sera adieu.

Le visage que Meria arbora quand elle comprit fut la deuxième pire réaction que Mole avait prévue.

— Oui... C'est mieux... pour toi.

De la surprise se lisait sur son visage... ainsi que de la tristesse.

Mole ressentit une pointe de joie sadique en voyant Meria triste qu'il la quitte. Mais cette réaction le mettait également mal à l'aise.

Bien que cela n'excusait pas le fait qu'il avait une imagination sélective, en réalité, il ne pouvait tout simplement pas imaginer ce qui se serait passé si tout ne s'était pas déroulé aussi bien et qu'elle se serait écartée, mise à pleurer ou autre chose.

Mais malgré sa réaction, son objectif n'avait pas changé.

Le temps était compté.

Qu'il le veuille ou non, il allait devoir le faire.

C'était la dernière fois qu'il allait creuser une tombe en tant que galérien.

Son seul désir était désormais que le plan se déroule comme prévu et qu'il soit capable d'en assumer les conséquences.




8[edit]

— Je suis impressionné que vous ayez réussi à terminer un trou aussi gros en seulement quatre jours.

D'un point de vue réaliste, aucun être ordinaire n'aurait pu penser au premier abord que ce gigantesque trou était une tombe. Le résultat de tout ce travail, dont les efforts demandés avaient fait gonfler les bras de Mole, ressemblait à un site d'excavation de ruines antiques.

Il sentait déjà que la pelle métallique qu'on lui avait donnée à son arrivée était devenue comme un compagnon. Bien entendu, il ne l'avait eu que pendant une brève période, mais ce fut malgré tout un agréable moment passé en sa compagnie. Sa précédente pelle avait beau être constituée de bons matériaux, celle-ci était bien plus légère. S'il utilisait la pelle des milliers de fois par jour, sa légèreté était effectivement un plus pour ses bras. Et peu importe le nombre de fois qu'il l'avait enfoncée dans le sol, la pointe n'avait jamais perdu de son efficacité. Mais surtout, la plaque était large, ce qui signifiait qu'il pouvait récupérer plus de terre qu'avant. Et de l'autre côté, la poignée était ingénieusement conçue de façon à pouvoir facilement soulever la terre.

La pensée de perdre son compagnon après ce trou, s'il venait à échouer sa mission, le rendait triste. Il était persuadé qu'elle l'aiderait à coup sûr à réussir. Mais bien entendu, sa principale force motrice ne pouvait être comparée à son attachement pour une pelle.

— Je vous le dis honnêtement, j'apprécie réellement vos efforts. Vous devez sûrement être fatigué, alors veuillez retourner vous reposer, dit Daribedor avec un sourire, mais ce sourire n'était en rien une récompense pour Mole.

Ce dernier s'en alla, puis se souvint de quelque chose, alors il s'arrêta.

— Ah, je voulais vous demander une chose, dit Mole, en regardant par-dessus son épaule en direction du vieil homme de petite taille. Il est préférable que je ne dorme pas ce soir, non ? Je veux dire, est-ce que je vais avoir du travail ?

Autrement dit : Est-ce qu'un monstre viendra ce soir ?

— Peut-être bien. Dans ce cas, oui, ce serait en effet préférable.

Les rides autour de la bouche de Daribedor semblèrent s'approfondir.

Mole acquiesça légèrement et s'en alla.

Il y a une chose que je vais devoir confier au destin.

Pourtant, dans le même temps, il avait désormais une limite de temps claire et précise.

Mole se lava au réservoir, et il passa ensuite le reste du temps où le soleil illuminait le cimetière sous l'ombre du gigantesque arbre.

Il se rendit à la tombe de Maria près de l'arbre et y déposa une fleur sans nom devant la pierre. C'était plus ou moins un brin d'herbe, quelque chose qu'il avait ramassé sur le chemin, mais il supposa que c'était mieux que rien.

Il enfonça ensuite sa pelle dans la terre et posa la fleur sur le sol.

Quand il eut fini, Mole se reposa contre le tronc de l'arbre et contempla le soleil se coucher, peut-être pour la dernière fois.

Alors que le soleil commençait à s'enfoncer dans la profonde forêt sombre, il se mit à penser que ce dernier était gros, chaleureux et même doux.

À un moment, il s'assoupit et fit un rêve. Dans ce dernier, il se remémorait le solide et fort dos de son père. Il créait une telle sensation de solitude, qu'il espérait pouvoir revoir son père plus souvent. Jusqu'ici, Mole ne s'était pas rendu compte à quel point il lui était important.

Puis la nuit tomba.

La dernière nuit.

Il n'était pas nécessaire de partir à sa recherche ; Meria était venue presque au même moment où le soleil disparut à l'horizon.

Cette nuit-là, quatre jours auparavant, elle avait l'air si triste après qu'il lui avait dit que leurs chemins se séparaient. Même la pèlerine bleu foncé qu'elle portait paraissait encore plus sombre que d'habitude.

Et maintenant, il fut pris d'une profonde envie de la réconforter alors qu'elle se tenait devant lui, même s'il devait pour cela dire un mensonge. Mais il ne pouvait pas. S'il lui disait ce qu'il avait l'intention de faire ensuite, elle s'y opposerait à coup sûr.

Et il était préférable que Meria n'ait pas son mot à dire.

... Il était vraiment cruel. Et même si l'erreur judiciaire venait à être reconnue, il allait toujours devoir accepter la punition qui l'attendait pour l'avoir fait souffrir.

Si je devais me punir moi-même pour ça, je n'aurais rien d'un galérien ordinaire. Je me condamnerais à la peine de mort pour sûr.

— Mole, dit la fille avec une voix dépourvue d'énergie.

Puis elle regarda le sol pendant un moment, les mains agrippées à ses manches comme si elle voulait dire quelque chose. Mole n'osa pas regarder son visage.

Même là, il avait l'impression que c'était lâche.

— C'est là que nos chemins se séparent, finit par dire la fille après un long silence.

— Oui.

— Dans ce cas... j'aurais une faveur à te demander.

Meria leva la tête. Ses yeux étaient larmoyants, mais son regard était considérablement résolu.

— Retourne-toi, dit-elle.

Il ne savait pas ce qu'elle avait l'intention de faire, mais au final, Mole s'exécuta.

J'y crois pas... Quoi que tu fasses, me poignarde pas avec un couteau. Au moment où cette stupide pensée traversa son esprit, il sentit un petit impact, comme si on avait lancé une grosse balle dans son dos.

— Meria ?

Il n'en revenait pas. Elle avait enfoncé son magnifique visage dans son robuste dos.

Alors que son corps se raidissait, il l'entendit prendre une profonde inspiration derrière lui.

— Tu sens comme le soleil, dit-elle, mais il entendit sa voix non seulement à travers l'air, mais également à travers sa peau. Cela fait si longtemps que je voulais faire ça.

Il sentit son sang bouillonner dans son corps, mais pire encore, il pouvait sentir la chaleur provenant du nez et de la bouche de Meria contre lui.

— Je pue juste la sueur, dit-il sans réfléchir, se sentant légèrement gêné.

— Chut, dit-elle, comme pour parler à un enfant qui boude.

La nuit, le cimetière était silencieux. Et comme ils ne bougeaient tous les deux pas, la seule chose qu'il pouvait entendre était les profondes inspirations de la fille.

Tout à coup, Mole réalisa qu'elle avait posé sa main au niveau de son nombril sans qu'il s'en rende compte.

Pas bête, pensa Mole sur le coup. De cette façon, je peux pas t'enlacer à mon tour sans te casser un bras, c'est ça ?

Debout dans cette position, la respiration de Meria ressemblait à celle d'un enfant endormi.

Tentant de ne pas rompre le silence, Mole se retourna et retint désespérément son envie de la prendre dans ses bras. Le sentiment semblait s'effacer aussi lentement que le soleil se couchait, et quand, enfin, il avait complètement disparu, il put sentir le battement de son cœur juste en dessous de là où il sentait le chaud souffle de la fille.

Répète voir ça, sale piaf, pensa le garçon en maudissant Corbeau pour ce qu'il avait dit.

« La fille est vide, comme si elle avait le cœur d'un squelette. »

Il ne savait pas depuis combien de temps Meria pressait son visage contre son dos, mais tout du moins, ce fut suffisamment longtemps pour laisser des traces de pli sur ses joues rouges.

— Merci, marmonna Meria à Mole après qu'il se soit retourné.

Terriblement embarrassés, les deux ne pouvaient se regarder dans les yeux.

... Mais l'embarras n'était pas la raison principale pour laquelle Mole ne pouvait pas le faire.

— Cette fois, c'est à ton tour de te retourner, dit Mole.

Toujours rouge, Meria acquiesça une fois et s'exécuta docilement.

Mole saisit sa capuche sombre et la retira. La vue de sa chevelure provoquait le même émerveillement que si on ouvrait une boîte à bijoux.

Il écarta les cheveux avec ses doigts, dévoilant ainsi sa nuque. Les deux frémirent au moment où ses doigts touchèrent sa peau, et sur le coup, Mole retira sa main. Mais il prit alors une profonde inspiration pour se calmer.

Il murmura alors un simple mot et posa ses bras autour de son svelte cou.

... Et le brisa d'un coup sec.



Fosse 3 : Grave Robber (Pilleur de tombes)[edit]

1[edit]

La taupe avait creusé un trou très profond. Et à l'intérieur, Mole retenait l'étrange Corbeau, qui ressemblait à un enfant. Même si ce dernier lui avait donné le casque, Mole l'avait tout de même fait tomber dans son piège. Il réalisait que cela allait à l'encontre de ses principes, mais il n'avait pas d'autres choix.

Le temps était compté.

Combien de temps restait-il à Meria ?

Et quelle quantité de souffrance son cœur pouvait encore supporter ?

Il n'existait pas le moindre outil au monde qui puisse mesurer ça, et même s'il y en avait un, il eut probablement été préférable de ne pas l'utiliser.

Et ainsi, ce fut la deuxième fois qu'il allait parler de la souffrance que Meria subissait injustement.

— D'accord, et si on parlait ? demanda Corbeau.

Tout en regardant le corbeau captif, Mole ouvrit les hostilités.

— Ok, tout d'abord... J'aimerais que tu me dises ce que t'es vraiment. Le masque que tu m'as montré l'autre jour, c'est un faux ?

— Non, il est authentique, dit Corbeau, tout en regardant Mole avec un visage innocent et en sortant une nouvelle fois le masque de quelque part sous son manteau.

— C'est un vrai. Mes amis « chasseurs » me l'ont donné.

— Quoi ? Alors t'es pas l'un d'entre eux ?

— Ton intuition est plus perçante que n'importe quelle griffe, la taupe.

Corbeau avait déposé le masque et se moquait de Mole de la même façon que d'habitude. Puis, il haussa les épaules.

— Je m'excuse de t'avoir menti. Je pensais que ça faciliterait les choses... mais il est un peu difficile d'expliquer ma position.

— C'est pas un problème. Crache le morceau, ou je t'enterre vivant. Je suis sérieux ! Mole amassa une motte de terre avec la pelle et tendit cette dernière au-dessus du trou.

C'était certes une menace, mais si les réponses de Corbeau ne le satisfaisaient toujours pas, il était prêt à l'enterrer à moitié.

Boudant, comme pour dire « fiche-moi la paix », Corbeau parla avec réticence.

— Bon, ok... On peut dire que je suis un « représentant de l'association des victimes ».

Mole secoua la pelle et des bouts de terre tombèrent au centre du trou.

— Hé ho, arrête ça ! Je te dis la vérité cette fois-ci.

— Bah, j'avais plutôt l'impression que tu te foutais de ma gueule. Mais si c'est pas le cas, dis-moi, de quel type de victimes tu parles ?

— De celles des démons, pardi. De quoi je pourrais parler d'autre ?

— Si t'es vraiment un représentant, il doit bien y en avoir d'autres, dit Mole, considérant les propos de Corbeau comme une autre de ses plaisanteries.

Cependant...

— Oui, il y en a d'autres. Dix pour être précis, répondit rapidement Corbeau avec un léger sourire. Pourquoi tu me demandes ça au juste ? Tu les as déjà rencontrés.

— Tu veux parler de Meria ? demanda de suite Mole.

Il ne pouvait penser à personne d'autre.

— Elle fait aussi partie de cette soi-disant association de victimes ?

— Elle pourrait, répondit Corbeau. Mais elle est différente... Elle n'en est pas encore membre.

— Comment ça se fait ? Meria...

Personne d'autre n'avait autant souffert des mains de ces monstres... et même s'il y en avait d'autres, ils se seraient donné la mort depuis bien longtemps.

— Malheureusement, nous ne pouvons agir que la journée. Comme la fille ne peut sortir que la nuit, nous ne l'avons jamais rencontrée. Mais il est vrai que je sais des choses sur elle...

Corbeau devint vague et parlait de façon détournée.

Mole voulait approfondir un peu plus loin ce sujet, mais avant qu'il ne puisse poser d'autres questions :

— Mais je connaissais bien Maria. Bien plus que n'importe qui aujourd'hui, dit Corbeau.

... La personne qu'il ne connaissait pas, la gardienne de cimetière que Meria considérait comme sa grande sœur.

Pourquoi ce nom sort de la bouche de Corbeau ? Je veux dire, il semble bien connaître ce cimetière, alors il n'y a rien d'étrange à cela, mais n'empêche...

Tentant de masquer sa nervosité, Mole détourna le regard de la personne à la coupe carrée et s'assit.

Puis, alors qu'il s'assit sur le sol en tailleur, il entendit Corbeau dire :

— D'après toi, pourquoi Maria est morte ?

Il se retourna rapidement. L'instant d'avant, Corbeau était encore dans le trou. Mais maintenant, il se tenait debout à ses côtés, et sa voix était même si proche qu'il avait l'impression qu'il pouvait poser son menton sur son épaule.

Comment t'as fait ça ?

— Les gardiens de cimetière ne peuvent pas mourir. Alors comment ça se fait ?

— Sûrement qu'elle a pris feu au soleil.

— Quoi ? Elle t'a dit ça ? dit Corbeau visiblement surpris, clignant des yeux en entendant la réponse sortie de la bouche de Mole. Ouais, c'est comme tu l'as dit. Enfin, c'est pas comme un œuf sur le plat ou quelque chose du genre. C'est un point que je me dois d'éclaircir.

« Il n'existe aucun moyen de tuer l'Obscurité. En fait, depuis le début, le concept de mort n'a pas de sens pour elle. Certes, elle déteste la lumière, mais elle ne fait qu'entraver ses mouvements. Elles ne meurent pas. Et quand la nuit tombe, elle se remet simplement à bouger... et retourne à son massacre d'humains. »

« Mais, malgré le fait que la lumière du soleil est indispensable aux hommes, les gardiens de cimetière qui ont volé le pouvoir de l'Obscurité meurent au contact de celle-ci. Tu trouves pas ça bizarre ? Comment ça se fait d'après toi ? »

— Je m'en fiche pas mal. Ce que je veux savoir, c'est... commença sèchement Mole, mais il se perdit alors en route, incapable d'exprimer ce qu'il voulait dire...

Il était complètement confus, se demandant comment continuer, ou quoi demander.

Corbeau poussa un soupir.

— Les hommes qui ingurgitent une partie de l'Obscurité deviennent des gardiens de cimetière. Alors, même si Meria est toujours humaine, une partie d'elle est dans le même temps « l'Obscurité ». Ces deux facettes d'elle s'entrelacent et ne peuvent être dissociées. Et elles ont tous deux un effet équivalent sur elle. Donc si la lumière la touche, alors son corps de gardien de cimetière s'arrête. Ce qui signifie la mort pour un être humain.

Mole inclina la tête sur le côté.

— S'arrêter signifie la mort ?

Corbeau donna un petit coup d'index sur le torse de Mole.

— Tu peux arrêter ton cœur ?

Mole éclata de rire.

— Idiot, si je fais ça...

J'en mourrais... Ouais, c'est ce que voulait dire Corbeau.

— Exact. Maintenant, ce n'est pas juste ton cœur, mais également ta respiration, ton cerveau, ton système nerveux, et tout le reste... Tu vois, le corps humain est en quelque sorte en perpétuel mouvement à partir du moment où il sort du ventre de sa mère jusqu'à ses derniers instants. Même quand on dort, qu'on s'évanouit ou qu'on est inconscient, notre corps ne s'arrête jamais de fonctionner. Autrement dit, le concept même d'arrêt est précisément la façon dont les humains perçoivent la mort.

Mole saisit sa poitrine.

— Hum, alors si la partie du monstre cesse de fonctionner, alors il en va de même pour le cœur, les poumons et autres du gardien de cimetière. En gros, toutes les fonctions humaines cessent en même temps de fonctionner. Et en conséquence, il meurt... c'est ce que tu veux dire ?

— Exactement, acquiesça Corbeau.

Mole se mordit la lèvre.

Des pensées s'amoncelaient dans son esprit. Mais dans l'ensemble, il se demandait principalement jusqu'où il pouvait croire Corbeau.

Toutes ces belles paroles n'étaient rien de plus que des conjectures. Mais une fois encore, qui n'aurait pas du mal à s'élancer sur un pont en suspension délabré.

... Malgré tout, Corbeau avait une idée derrière la tête ; et c'était sûrement la raison pour laquelle il avait approché Mole.

Oui... il n'y a pas d'autres alternatives... Il faut que je le fasse... pour elle... de mes propres mains...

— La taupe, je veux savoir jusqu'où tu es prêt à aller.

Corbeau regardait Mole droit dans les yeux.

— Tu ne me croiras peut-être pas, mais je t'apprécie beaucoup, Mole. Et j'ai une idée de ce que tu pourrais faire pour Meria, un moyen de l'aider. Alors, dis-moi... Jusqu'où tu es prêt à aller pour elle ?

Mole n'eut absolument aucun mal à répondre.



2[edit]

L'air nocturne était affreusement froid. Du coup, Mole se frotta les mains sur ses avant-bras.

Une brise humide soufflait et au-dessus de sa tête, les feuilles mugissaient. De fins nuages volaient haut dans le ciel nocturne, et encore plus haut, se trouvait la lune parfaitement circulaire enveloppée dans la brume.

L'épais feuillage bloquait le clair de lune, empêchant celui-ci d'atteindre les racines du gigantesque arbre. Debout sous cette ombre vacillante, le garçon avait l'impression d'être sur le point de quitter le monde humain pour le domaine des ténèbres.

Il retira ses chaussures en loques, enfonça ses doigts dans un creux du tronc d'arbre et, se fiant uniquement à sa force physique, se mit à escalader l'arbre. Ses membres n'étaient pas vraiment mis à contribution, et il s'accrochait à l'arbre telle une grenouille, montant lentement jusqu'au sommet. Il avait l'impression que cela aurait été plus facile s'il pouvait enrouler ses bras autour du tronc, mais l'arbre abritant le « plus fort des monstres » était tout bonnement gigantesque. À tel point que même s'il écartait les bras pour essayer de le faire, il ne pouvait même pas plier les coudes.

Mole réalisa qu'il n'était pas doué pour grimper aux arbres, mais de tout ce qu'il avait à faire, c'était clairement la partie la plus facile.

En trouver un...

Il finit par atteindre une des branches de l'arbre. Par contre, celle-ci était plus épaisse que le tronc d'un arbre classique. Elle était si grosse que quand le corps de grande stature de Mole monta dessus, elle ne broncha pas du tout. Puis, il enfonça sa tête dans le feuillage sombre et touffu.

Cerné par les épaisses feuilles qui semblaient absorber le clair de lune, il pouvait à peine apercevoir quoi que ce soit. En fait, il avait l'impression que chercher quelque chose dans ce feuillage était aussi difficile que de retrouver un anneau tombé dans un marécage boueux.

Il avait beau forcer sur ses yeux, il ne voyait rien.

N'ayant pas d'autre choix, Mole se mit à chercher avec ses mains et son instinct. Il ne pouvait pas se précipiter. De bout en bout, la masse totale des branches de l'arbre géant pouvait remplir la surface du manoir entier. Qui plus est, il lui fallait chercher de là où il était sans pouvoir beaucoup bouger.

Déterminé, Mole se fraya aveuglément un chemin à travers les feuilles et les branches. C'était comme s'il avait plongé dans un océan sombre et qu'il errait à l'aveugle dans l'eau. Les branches pointues écorchèrent ses joues et lobes. Et ces détestables feuilles l'empêchaient de respirer, sans parler du fait qu'elles entravaient sa vision.

Soudain, ses pieds nus glissèrent.

— Tss.

De suite, il attrapa une petite branche et son corps fit un mouvement brusque en basculant tout son poids sur sa main gauche. Un frisson parcourut son dos. Le sol était à plus de deux mètres en dessous et s'il s'était cassé une jambe ou autre à un moment aussi crucial, il aurait vraiment eu l'air fin.

Il remit ses deux pieds sur la branche et retrouva l'équilibre.

Mole tendit ensuite sa main droite dans les ténèbres... et cueillit un fruit.

Il ne pouvait pas le voir, mais même dans le noir, il savait que c'était le fruit qu'il cherchait. Au moment où il le saisit, celui-ci se tortilla dans sa main, comme un poisson qu'on viendrait de pêcher.

Lentement, Mole changea de position et se pendit à la branche avec un bras. Puis il sauta. Quand il atteint le sol, une douleur engourdissante traversa ses jambes.

Avec cette première tâche, il n'avait pas l'impression d'avoir accompli grand-chose.

Mais la suivante par contre...

Mole tendit timidement les bras vers le clair de lune. Dans ses mains se trouvait la chose qui pouvait changer sa vie.

Une partie des monstres.

Le fruit de L'Obscurité.

... Le butin du pilleur de tombes.

Niveau forme et taille, le fruit se situait entre une pomme et une pêche. Mais à y regarder de plus près, il ressemblait également à un cœur avec de larges artères ou quelque chose du genre. Quant à sa couleur, il semblait être peint d'un noir profond, semblable à de l'encre de calamar. Et même si c'était une partie des monstres, aucune griffe ou autre ne sortit du fruit pour l'attaquer alors qu'il le tenait dans ses mains.

Cette chose peut vraiment rendre un homme immortel, en contrepartie de ne plus pouvoir sortir sous la lumière du soleil ?

Cependant, Mole avait déjà eu en main quelque chose de très similaire à ce fruit. Ce dernier donnait la même sensation que le tas de chair du monstre qu'il avait poussé quelques jours auparavant. Il n'était ni chaud, ni froid, ni mou, ni dur, c'était exactement comme un organe dans un cadavre.

Vu qu'il n'avait pas pu voir le fruit, il s'était senti instinctivement mal à l'aise au moment où il s'en était saisi. Et le fait de pouvoir le voir à la lumière ne faisait que renforcer ce sentiment. Cette désagréable sensation qui montait en lui était semblable à ce qu'on ressentait quand on avait envie de vomir.

Il avait envie de balancer le fruit n'importe où. Mais au lieu de ça, il poussa un hurlement en direction de la lune et ouvrit grand sa bouche, tel un animal féroce et carnivore.

Puis il mordit dans le fruit.

Il imaginait qu'il aurait eu un goût de mauvais café, mais il n'avait en fait aucun goût du tout. Il n'y avait aucun jus ni odeur contrairement à un fruit normal, et il pouvait à peine sentir la texture dans sa bouche. Au moment où le morceau pénétra dans sa bouche, que ce soit sur sa langue ou dans sa gorge, tout ce qu'il pouvait sentir était une texture flasque et collante. C'était comme si sa bouche était remplie de colle sans saveur.

Puis il eut un sursaut de terreur qui lui donna la chair de poule.

Le contenu de sa bouche gigotait tel un ver de terre.

Mole fut pris d'assaut par un profond sentiment de vertige et son instinct prit automatiquement le relais. Dans un effort pour forcer le corps de cet idiot à recracher cette substance extrêmement étrange, la gorge de Mole fut prise de convulsion sous l'impulsion de son système immunitaire.

Il tenta désespérément de se couvrir la bouche avec la main pour empêcher la régurgitation. Ce fut long, mais pendant qu'il tentait d'endurer cette horrible sensation, petit à petit... le contenu de sa bouche commença à disparaître. Pourtant, les choses ne descendaient pas vraiment dans sa gorge : elles gigotaient lentement contre les parois de sa bouche jusqu'à s'insinuer dans les cellules de son corps.

... Peu après, le premier changement se fit sentir, il ne vint cependant pas de son estomac, mais de ses pieds.

Ils semblaient différents.

Et avant qu'il ne s'en rende compte, ses jambes lui parurent extrêmement lourdes.

S'il se tenait simplement droit, rien n'entravait ses jambes. Mais dès qu'il essayait d'avancer, c'était comme si ses chevilles étaient retenues par une chaîne en fer, ou comme si quelqu'un le tenait par les jambes et le tirait vers le sol.

En y repensant, Meria avait dû ressentir la même chose. Il ne se souvenait pas l'avoir jamais vue fuir.

Est-ce que c'est ce qu'on ressent quand on a l'Obscurité en nous ?

Il baissa les yeux en direction de ses pieds.

L'ombre qui s'étendait à partir d'eux semblait étrangement grandir... et s'épaissir. Et de ce qui aurait dû être son ombre sur le sol — ou plutôt, du conduit qu'elle était devenue — il ressentait une gigantesque présence provenir d'un endroit très profond.

... C'est ça.

C'était la même terreur qu'il avait ressentie la première fois qu'il avait mis les pieds dans ce cimetière. Cette terreur ressentie quand il enjambait les cadavres, et la chose bien plus grande qui se trouvait en dessous.

Et maintenant, une partie de son corps était devenue un fragment de cette chose. Ni marcher ni soulever ses jambes n'aurait pu briser ce lien qu'il ressentait. Et pire encore, il avait même été victime d'une hallucination où son corps et son cœur étaient aspirés par le sol dans les ténèbres... Exactement comme quand les bras et jambes de Meria avaient été arrachés et avaient ensuite rampé jusqu'à son corps pour s'y rattacher, Mole avait l'impression que son corps voulait retourner dans le corps du monstre sous le sol.

Il était en pleine hésitation. Plus que jamais, il regrettait de ne plus pouvoir faire marche arrière.

... Mais pour Mole, il n'y avait pas grand-chose de déroutant.

Peu importe le nombre de panneaux, d'indicateurs et autres, s'ils se mettaient en travers de son chemin, il allait trouver le moyen de s'en débarrasser. Et s'ils n'étaient pas des obstacles, ce n'était pas le moment d'avoir peur.

Il se résigna et jeta un œil à son corps.

Jusqu'ici, il ne semblait pas y avoir d'autres changements, mais... il se devait d'en avoir le cœur net.

Il sortit un bout de verre de sa poche. Il l'avait récupéré dans les poubelles du manoir des petits morceaux provenant de bouteilles en verre. Celui-ci était un bout du goulot d'une bouteille et était pointu et aiguisé.

De manière résolue, il se coupa avec ce dernier le dos de la main gauche.

La douleur était plus ou moins ce qu'il avait imaginé.

Comme s'il avait tranché une veine, un sang sombre terriblement épais jaillit et coula le long de ses doigts. C'était comme si un second cœur avait poussé et il pouvait ressentir une douleur sourde à chacun de ses battements.

Mole contempla sa blessure avec un regard embrouillé. Il commençait à se dire qu'il venait de faire quelque chose de complètement stupide...

Puis au bout de quelques instants, la plaie se referma et disparut.

L'entaille au dos de sa main s'était cicatrisée de l'intérieur, comme une paire de lèvres se refermant. Ce ne fut ni rapide ni choquant, sa peau s'était simplement refermée d'elle-même. Et mis à part le sang collant sur sa main, et la douleur aiguë, il n'y avait absolument aucune trace de la blessure.

Évidemment, il se sentait mal à l'aise, mais malgré les restes de la douleur, son malaise était plus dû à cette plaie qui devrait encore être là.

Un sourire retors se dessina sur ses lèvres.

Mais bien sûr, il était absurde de croire qu'une simple éraflure sur le dos de sa main était suffisante pour prouver son immortalité.

Et il n'avait pas le droit à l'erreur pour la suite de son plan.

Il lui fallait donc procéder à un test un peu plus poussé.

Toujours hésitant, il tendit un doigt, mais il se rétracta.

C'était tout naturel d'éprouver plus de réticence face à ce qu'il allait faire que quand il avait ingurgité un morceau du monstre. Et même s'il se disait que c'était juste pour vérifier, ce geste était équivalent à un suicide. Ses doigts tremblaient. Toute sa main tremblait. Il ne pouvait tout simplement pas s'arrêter de trembler.

Sentant que sa détermination commençait à faiblir, Mole se mordit la lèvre et se remémora la sensation du cou de Meria dans ses bras.

Puis il agrippa l'intérieur de son collier en cuir, et arracha ce dernier de toutes ses forces.

L'artère droite où était rattaché « le fil de sorcière » éclata et un torrent de sang jaillit de son cou déchiré.

Contre toute attente, il n'y eut presque aucune douleur.

Néanmoins, peu importe le nombre de fois qu'il tenta de baisser la tête pour regarder son cou, le liquide d'un rouge vif s'écoulait sans fin d'un endroit qu'il ne pouvait voir. C'était sans conteste une scène à faire s'évanouir les gens.

Le flanc droit de son corps fut coloré de rouge avant qu'il ne s'en rende compte, et sans réfléchir, Mole pressa sa main contre la blessure. Soudain, sa vision devint trouble... Il était en manque de sang.

Quoi de plus normal, car son corps, au lieu d'utiliser de la peinture, se servait de sang oxygéné, qui aurait dû couler vers son cerveau, pour teinter son flanc droit de rouge.

... Ça craint, pensa-t-il du plus profond de sa conscience.

C'était différent de toutes les blessures qu'il avait pu connaître jusqu'à ce jour. Il avait l'impression de tomber. Il ne pouvait lutter, ni résister. En fait, les endroits d'où il aurait dû puiser son énergie étaient en train de disparaître. Il se sentait désespérément impuissant.

Que ce soit le cas ou non, il avait l'impression de se noyer. Et au final, même sa conscience se mit à vaciller. Il perdit l'équilibre et tomba sur un genou.

C'est sans espoir, pensa-t-il dans un étourdissement.

Lentement, ses épaules se relâchèrent et d'un mouvement de bascule, il s'écroula sur le côté, la langue sortant de sa bouche.

... Puis il se rendit compte... que sa vision était devenue limpide d'un coup.

Son anémie n'était plus.

La fontaine de sang s'était arrêtée.

Et sa plaie s'était refermée.

Il se leva, se sentant aussi fort qu'à son habitude. Il fronça simplement les sourcils en voyant ses vêtements imbibés de sang collant à sa peau.

Mais alors qu'il se tenait là, le corps trempé de sang, un véritable sourire émergea lentement de ses lèvres.



3[edit]

Mole aurait dû être conscient à quel point il n'était pas doué pour ce genre de choses.

En tous les cas, il n'était qu'une taupe, plus doué pour faire travailler sa pelle que ses méninges. Il n'était ni procureur ni détective, alors cela ne donnait évidemment que des résultats limités même s'il s'en donnait la peine.

Mais depuis qu'on l'avait emmené dans le cimetière, il avait eu beaucoup de temps pour réfléchir pendant qu'il creusait des trous. Qui plus est, il avait entendu des histoires qui avaient illuminé la mésaventure qu'il vivait.

Alors maintenant, il avait de nouvelles questions sur sa situation, avec des hypothèses différentes lui venant à l'esprit en ce qui concerne les potentielles réponses.

Tout d'abord, j'aimerais insister sur le fait que je n'ai pas tué le sous-lieutenant Hedger Reeve.

Et je jure que mon fidèle compagnon, la pelle étiquetée « Procès 50357 : Potentielle arme du crime A », l'objet se trouvant dans la salle de stockage des preuves de la cour martiale, qui ressemblait sûrement plus à une décharge qu'autre chose d'ailleurs, n'était pas ce que tout le monde voulait bien croire.

Quelqu'un d'autre l'avait tué.

Le véritable meurtrier de Hedger Reeve.

La personne qui avait volé la pelle de Mole dans le dortoir, qui avait frappé Hedger à la tête avec, qui avait jeté le compagnon ensanglanté de Mole dans un tas de détritus et qui lui avait fait porter le chapeau courait toujours.

Pendant son procès, personne n'avait daigné considérer son potentiel mobile pour le meurtre. Néanmoins, si la police militaire s'était donné la peine d'interroger ses frères d'arme, ils auraient sûrement récupéré suffisamment de preuves pour soutenir leur version. Avec sûrement des déclarations telles que « Mole se rebellait souvent, alors il était fréquemment physiquement puni par le sous-lieutenant » ou « Le sous-lieutenant renversait la gamelle de Mole », ou encore « Le sous-lieutenant avait forcé Mole à nettoyer la bouse de cheval tout seul ».

Mais je n'étais pas le seul à être traité comme un bon à rien par Hedger. En fait, la liste de gens qui le détestaient était vraisemblablement interminable.

Et donc, même le mobile du véritable coupable découlait d'une rancœur envers Hedger. Mole n'avait aucun doute à ce sujet.

Au début, Mole croyait que l'envie de le tuer ne lui avait traversé l'esprit qu'une ou deux fois. Cependant, en y réfléchissant bien, était-ce vraiment le cas ?

Est-ce que le véritable meurtrier de Hedger Reeve l'avait vraiment tué par rancune ?

... En l'état, sa théorie n'était rien de plus qu'une hypothèse. Et bien que cela restait une supposition, et si l'objectif du vrai coupable était d'utiliser le système judiciaire pour faire porter le chapeau à la jeune taupe et l'envoyer ici ?

Mole lui-même était conscient de l'absurdité de cette idée.

Mais ce cimetière était sans conteste un endroit anormal. Et le bon sens du monde extérieur ne s'appliquait pas ici. Alors il ne pouvait se faire une idée qu'en se basant sur ce qu'il avait vu de ses yeux et entendu de ses oreilles.

Ce qui le mena à quelque chose qu'avait dit Corbeau : « Ce vieux croulant est vraiment horrible. Peu importe le nombre de gens employés pour creuser des trous, une fois qu'ils ne sont plus en mesure de supporter la présence des démons, ils sont bons pour la casse. »

Même creuser un bête trou n'avait rien de si simple ici. Et s'il y avait eu plusieurs cas de fossoyeurs laissés pour compte, alors il semblait vraisemblable que Daribedor était à la recherche de candidats qui, mis à part la force physique, seraient capable de garder le secret et qui ne poseraient pas de problèmes dans des situations extrêmes. Cela signifiait que Daribedor n'avait sûrement éprouvé aucun mal à employer une ex-taupe affublée d'un collier de galérien.

Et...

Un jour, la faucheuse allait venir chercher le fossoyeur qui avait volé le pouvoir de l'Obscurité.

Et s'il n'était pas possible d'avoir plusieurs fossoyeurs en même temps, alors la préparation était plus que primordiale... Peut-être que de la même façon, Meria était la remplaçante de Maria.

Donc si possible, il cherchait quelqu'un en mesure de supporter l'existence de ces monstres. Et si, par chance, cette personne était également capable de tolérer une grande quantité de travail physique, alors c'était sûrement comme d'une pierre deux coups. En plus, il n'était pas la peine de s'en faire si celle-ci tentait de s'évader, vu que son corps se serait partiellement transformé en l'Obscurité, et qu'elle ne pouvait donc plus quitter le cimetière.

Autrement dit, la raison pour laquelle je suis venu ici...

Au final, cette raison était pratiquement sans rapport avec son hypothèse de départ.

Daribedor l'avait fait creuser des tombes, en avance.

C'était là qu'une autre phrase de Corbeau entrait en jeu : « Il est intéressant de noter que les démons semblent avoir compris leur point faible. Maintenant, non seulement ils se retiennent de chasser ou d'appâter des hommes, mais ils n'apparaissent tout simplement plus du tout. »

Ce ne fut qu'après qu'il eut précisément terminé la tombe que le monstre de chair était apparu dans le cimetière. Il ignorait complètement comment ils avaient fait ça, mais Daribedor ou les hommes masqués avaient sûrement un moyen de les faire sortir.

Bien entendu, ce simple fait n'était pas suffisant pour les tuer. Alors en substance, appeler le monstre revenait à sciemment mettre sa main dans la gueule du loup.

Mais dans ce cimetière... il y avait une gardienne.

Malgré tout, Mole ignorait pourquoi ou sous quel prétexte ils attiraient les monstres, ni si ce geste mettait le cimetière ou la gardienne en danger. Était-ce pour le bien de l'humanité ou n'était-ce qu'un vœu pieux ?

Quand il avait posé la question à Corbeau, ce dernier avait répondu : « Moi-même, j'aimerais bien le savoir. Mais ce que je sais, c'est que ceux qui terrassent les démons sont récompensés. Et plus ils sont gros, plus la récompense est élevée. Ces hommes masqués gagnent leur vie de cette façon. »

D'après Corbeau, contrairement à ce qu'on pourrait penser, la récompense ne provenait pas d'un pays ou d'une organisation religieuse, mais de la poche d'un unique homme. La véritable identité de cette personne était un mystère, et ce, même pour les chasseurs masqués. Mais les raisons possibles qui pouvaient pousser un simple individu à donner de telles récompenses étaient qu'il n'y avait aucune sorte d'obligation et il ne récompenserait « grassement » que la personne qui aurait vaincu le monstre.

L'orpheline Meria et ses prédécesseurs n'avaient pas de livret de famille. Ils n'existaient pas aux yeux de la loi. Alors il avait dû être simple pour Daribedor de les convaincre en leur promettant une compensation.

Mole esquissa un sourire de compassion. C'était une histoire extrêmement simple à comprendre. Bien qu'il n'avait été qu'une seule fois dans le manoir, il pouvait encore se rappeler des meubles et décorations terriblement extravagants.

En partant du principe qu'une gardienne comme Meria était là, attirer les monstres dans ce cimetière devait générer une somme d'argent très importante à son propriétaire.

Alors que ce flot de pensées traversait son esprit, Mole s'inquiétait des envies meurtrières qu'il avait un jour ressenties envers Hedger qui lui brûlait désormais la poitrine pour une autre raison. Et du fait de ces sentiments, il avait maintenant l'impression que son nouveau compagnon dans sa main était en train de le conjurer de l'utiliser à des fins bien plus productives que de creuser des trous.

Hélas, s'il venait à commettre l'irréparable cette fois-ci, il allait réellement être condamné à mort. Et bien entendu, dans ce cas, il n'y aurait plus aucun moyen de laver son honneur. Et il n'allait alors plus être en mesure de révéler les preuves qu'il détenait sur ses précédentes théories. Il n'avait pas d'argent pour un pot-de-vin. Tout ce qu'il avait était son propre corps et ses sentiments pour Meria.



4[edit]

Soudain, Mole sentit un changement dans l'atmosphère. Il força sur ses yeux et sonda l'obscur cimetière, mais il ne put voir la moindre différence. Puis, il regarda en direction de la mer de pierres tombales, avant de déplacer son regard vers les arbres de la sombre forêt, mais une fois encore, il n'aperçut aucun monstre bizarre en forme de tête, ni même un monstre de chair sur pattes, ni quoi que ce soit du même acabit.

C'est mon imagination ou c'est juste que je suis trop tendu ?

Mole baissa les yeux vers le trou qu'il avait creusé. Il était si immense qu'une personne normale ne se dirait jamais que c'est une tombe. Elle ressemblait plus à un site d'excavation de ruines ou à une tranchée à grande échelle. Et Mole avait l'impression que si un monstre suffisamment grand pour remplir ce trou approchait, n'importe qui serait en mesure de le reconnaître, quelle que soit la distance qui les séparait.

Mais est-ce qu'un truc pareil pourrait vraiment exister ?

À ce moment-là, Mole ne put penser à la moindre blague.

— Monsieur le galérien, dit une voix rauque.

Le visage du vieil homme sans nez était si pâle qu'on aurait dit qu'il avait perdu tout son sang. Il tenait un pistolet noir dans sa main droite tremblante, un doigt rachitique posé sur la gâchette.

— Répondez-moi ! Où avez-vous caché la gardienne ?

Bien que le canon était pointé vers lui, Mole regarda à peine en direction du vieil homme.

— Vous ne l'avez pas trouvée ? C'est bête, ça.

Le garçon esquissa un petit sourire défiant.

— Je veux dire, où est-ce qu'elle pourrait bien se cacher ici ?

— Ce n'est pas le moment de jouer au plus fin. Cette chose s'approche déjà d'ici ! Elle va-

— Ah bon ? Tant mieux alors, le coupa Mole en tournant son visage vers Daribedor. Enfin, dans ce cas, pourquoi ne pas aller vous cacher ? Je pense pas que le monstre fasse la différence entre un gardien, un galérien ou un vieillard obstiné.

— Vo... Votre collier, s'écria Daribedor, en remarquant que celui-ci avait disparu.

Bien que les jambes de Mole étaient extrêmement lourdes, il fit une longue enjambée en direction du vieil homme. Et un coup de feu sec retentit.

Daribedor tira deux balles, la première se logea à droite du nombril de Mole et la deuxième en plein milieu de son estomac.

À ce moment-là, Mole sentit une crampe, comme si de puissantes pinces lui tordaient les entrailles. Grognant du fait de la douleur, il agrippa le cou de Daribedor, et comme il était parvenu à le faire avec Corbeau plusieurs jours auparavant, il fit tomber l'homme de petite taille dans le profond trou.

Daribedor poussa un hurlement. Peut-être était-ce dû à sa haine envers l'individu, mais pour Mole, ce cri lui avait paru hideux. Il était possible que du fait de la chute, il s'était cassé une jambe ou quelque chose d'autre.

Mole se mit sur ses genoux, en posant sa main sur son estomac transpercé avec un sourire aux lèvres.

— Je suis désolé... vous n'êtes pas blessé j'espère ?

De la bave ensanglantée remonta dans la gorge de Mole et jaillit dans sa bouche. La douleur semblait provenir d'hémorragies dans son corps. Peut-être qu'à l'intérieur, de son estomac transpercé s'écoulait de l'acide gastrique qui brûlait ses organes.

Mole pouvait entendre l'homme proférer des obscénités du fond du trou et il aurait voulu avoir de quoi le faire taire. Mais vu qu'il avait conçu le trou avec l'idée d'un puits en tête, le vieil homme ne pourrait jamais s'en sortir sans équipement ou assistance, quoi qu'il fasse.

— Arg.

Mole s'allongea sur le sol tout en grognant de douleur.

C'était sûrement la première fois qu'il connaissait une telle douleur de toute sa vie.

En temps normal, une balle aurait été suffisante pour le tuer. Mais peu de temps après, il fut en mesure de se lever, et dès que ses jambes furent suffisamment fortes pour soutenir son poids, il s'en alla.

Une fois encore, le vent semblait s'être renforcé. Et Mole sentait un frisson tandis qu'il soufflait sur ses vêtements imbibés de sang. Les nuages s'avançaient très rapidement. Le vent balayait les arbres, agitant les branches et faisant hurler leurs feuilles de concert.

Bien que le temps était compté, Mole ne pouvait rien faire d'autre qu'attendre.

J'ai rien oublié, je crois, pensa Mole spontanément.

Quelque part au loin, Mole entendit le hurlement de Dephen. Corbeau avait emmené ce satané chien quelque part durant la journée. Il ignorait ce qu'il lui avait fait, mais au moment où ses mains d'enfant caressèrent l'animal, ce dernier devint aussi docile que s'il avait été castré. D'une certaine façon, ces pupilles noires paraissaient même plus claires que d'habitude.

Surpris, Mole avait demandé à Corbeau comment il avait dompté le chien, mais celui-ci se contenta d'éclater de rire et sauta sur le dos du chien. Si Mole avait tenté de faire la même chose, Dephen lui aurait sûrement mordu l'entrejambe.

Je me demande ce que fiche Corbeau maintenant...

Au final, il avait l'impression que Corbeau avait totalement esquivé sa question sur sa véritable identité. En y repensant de façon rationnelle, quelque chose d'aussi absurde que « l'association des victimes » était sûrement un autre mensonge improvisé.

Mais afin de voler le pouvoir de Meria — et pour qu'elle ne soit pas en mesure de résister — il était nécessaire d'empêcher Dephen d'interférer.

Tout ça pour qu'il puisse faire ça... à Meria.

Le vent devint petit à petit de plus en plus fort.

Mole tourna la tête et regarda autour de lui. Soudain, la terre trembla comme s'il venait d'y avoir un séisme.

Même si sur le coup il avait cru que c'était juste son imagination, la sensation monta subitement tel un volcan sur le point d'entrer en éruption. C'était une sensation accablante, comme cette nuit où il eut la chair de poule après avoir aperçu le monstre aux innombrables pattes pour la première fois. Mais qu'importe où, quand et comment le vent l'attaquait, il se tint prêt.

Puis, un hurlement métallique résonna rapidement dans ses oreilles. Il était manifestement trouble et semblait se répéter à l'infini comme le grincement d'une roue ou d'un engrenage tordu. Mais c'était sans conteste un son particulièrement désagréable.

Le vent violent torturait Mole. Et alors que ses pieds trébuchaient, son ombre sembla se troubler l'espace d'un instant. Puis, Mole leva les yeux et aperçu une ombre masquer la lune telle une éclipse.

... Par-delà le ciel étoilé, une fine faille dans les nuages se dessina vers le bas. À l'intérieur de celle-ci, quelque chose tortilla son corps horriblement long de part en part pendant qu'il volait sans ailes dans les airs.

Le vent était si fort maintenant que Mole avait l'impression qu'il allait s'envoler, mais déterminé, il agrippa ses genoux et observa la créature qu'il allait devoir combattre.

Celle-ci était un serpent géant constitué de milliers d'épées.

Peut-être du fait de la grande distance qui les séparait, du point de vue de Mole, contempler la créature nager dans les airs paraissait plus élégant que terrifiant. Son corps étrange alors qu'il serpentait depuis les cieux était si imposant qu'il semblait recouvrir la lune. Mais alors, sa descente changea et elle approcha à la vitesse d'une flèche. Et à mesure que la distance entre eux diminuait, l'ombre de la créature semblait grossir à l'infini sur le sol.

Son corps était tel un aimant qu'on aurait jeté au beau milieu d'innombrables aiguilles de couture — non, ce n'était pas exact — c'était plus comme s'il était composé d'épées sans manche à double tranchant d'un noir brillant. Bien qu'au premier abord, elles ressemblaient certes à des aiguilles au loin, alors qu'elles s'approchaient, il s'aperçut qu'en réalité chacune des lames était si grande que Mole ne pouvait les tenir, même avec ses deux mains.

Qui plus est, elles vibraient à la même vitesse qu'une tronçonneuse, donnant l'impression qu'elles étaient comme des poils recouvrant un gigantesque, long et étroit corps. Tandis que le corps du monstre ondulait d'avant en arrière dans les airs, les épées s'entrechoquaient par moment ce qui émettait un bruit strident. Dans le même temps, de violents éclairs bleutés, tel de l'électricité, jaillissaient et suivaient le serpent géant alors qu'il s'élançait dans les airs et fendait la nuit.

Cette scène était semblable à la descente du jugement dernier depuis les cieux.

Et Mole se tenait juste en dessous.

Il était telle une taupe prise dans une tornade ou quelque chose du genre. Et au moment du contact, il eut l'impression que son corps tout entier se désagrégeait, comme si on l'avait jeté dans un mixer géant, éparpillant sa conscience. Mais avant qu'il ne perde conscience d'où il se trouvait, il pouvait quand même sentir qu'il était en train de sourire.

... Ce fut une douleur à rendre fou à lier.

Mais vu que c'était la même douleur que Meria avait ressentie auparavant, Mole ne put s'empêcher de sourire.

Il aimait Meria.

Et si les deux vivaient dans des mondes différents, alors il allait se rendre dans le sien, même si cela signifiait dire adieu au monde de la lumière, celui-là même dans lequel il avait vécu depuis sa naissance. Plus rien n'avait d'importance à ses yeux... à part elle.

Malgré tous les subterfuges qu'il avait utilisés, lui et la fille étaient désormais liés l'un à l'autre et rien ne pouvait changer cet état de fait. Mais il était certain d'une chose : après ça, il n'y aurait plus de tours de passe-passe ou de supercheries.

Il souriait vraiment, même s'il semblait que toutes ses méthodes, ses objectifs, en gros la liste des priorités de sa vie tout entière avait été complètement chamboulée. Il s'était approché d'elle au début uniquement dans le but de s'enfuir d'ici. Et maintenant, il venait de choisir de faire en sorte de pouvoir rester à ses côtés.

Les bouts de son corps qui avaient volé et étaient éparpillés ici et là se rattachèrent petit à petit. Sans même pouvoir détourner le regard de l'attaque, il contempla le gigantesque serpent sans visage se servir de son corps constitué d'innombrables lames pour transformer le sien en charpie.

Les vibrantes épées à double tranchant étaient affreusement aiguisées et pouvaient sans le moindre mal trancher ses muscles, mais également ses os, comme si c'était du beurre. Et en l'espace d'à peine dix secondes, Mole avait été découpé en milliers de morceaux de viande. Puis, alors que son corps retrouvait lentement son état initial, il se retrouvait instantanément réduit en bouillie. Et la scène se répéta encore et encore.

Mole vit ses entrailles gicler sur le sol. Il vit la couleur de ses organes et celle de son sang au loin. Il vit l'intérieur de ses os et son liquide cérébral ainsi que ses méninges qui protégeaient son cerveau. Il était content d'avoir retiré son casque avant cette épreuve.

Quand son cerveau fut fendu, sur l'instant, il se sentit comme piégé dans une obscurité d'un rouge pur et profond tandis que le temps semblait s'écouler lentement. Mais peu après, la douleur atroce le ramena sur terre. C'était comme si toutes ses dents de sagesse quittaient son crâne dans un acte de rébellion.

Néanmoins, cette expérience n'était pas vaine.

Mole souriait tout en hurlant. La plupart des gens qui avaient goûté à ce genre de douleur n'y avaient pas survécu, mais Meria avait sûrement connu la même chose, elle aussi. Et donc, peut-être que c'était une façon de se rapprocher d'elle. Mole sourit alors que ces étranges pensées lui traversaient l'esprit.

Puis, il se mit à crier sous le choc d'avoir son corps réduit en mille morceaux et éparpillé ici et là. S'il avait les poumons ou la bouche pour hurler, alors il le faisait, et s'il avait encore ses bras, il s'agrippait au sol comme un beau diable. Et s'il avait toujours sa conscience, alors il pensait à Meria. Il pensait à la couleur de ses cheveux, à ses francs yeux bleus, au goût de son baiser sur le casque qu'elle portait sur la tête, à la chaleur de sa joue pressée contre lui, et au son des battements de son cœur contre son dos. Toutes ces pensées l'aidaient à maintenir sa santé mentale à travers les innombrables blessures qu'il subissait.

Au moment où son visage fut coupé en deux telle une pomme, il se rendit compte que certaines lames du corps du serpent s'étaient arrêtées de bouger, comme si elles étaient mortes. C'était un signe que peut-être que cet enfer n'allait pas durer éternellement. À mesure que sa conscience revenait, Mole se rattachait à cet espoir. Il tendit son bras droit encore attaché et tenta d'arrêter une des lames qui l'attaquait. Quand il agrippa la lame vibrante, ses doigts explosèrent comme du popcorn, et une douleur traversa son corps diagonalement de son épaule droite à son torse.

Il faut que ça aille un peu plus vite... pensa Mole alors qu'il vomissait du sang mousseux et qu'il tombait à la renverse sur le sol. Les innombrables épées du serpent géant étaient toujours là.

Il faut que ça se termine avant l'aube. Sa conscience s'évanouit du fait du manque de sang. C'était comme s'il s'endormait. Je crois que ça ira maintenant, pensa Mole. Jusqu'à ce que ses jambes ne reviennent, il ne pouvait pas bouger de toute façon.

Mole ouvrit les yeux et les leva au ciel. Les nuages s'étaient dispersés avant qu'il ne s'en rende compte.

Et le ciel étoilé était somptueux.



5[edit]

— Alors dis-moi... Jusqu'où tu es prêt à aller pour elle ?

Mole répondit immédiatement :

— Je suis prêt à tout.

Corbeau ricana.

— Bien. Ça, c'était une bonne réponse... merci.

Le ton de sa voix était étrangement chaleureux, et contrairement à son habituelle attitude provocante, il avait l'air... s'il osait dire, mignon. Bien entendu, « mignon » pour Corbeau avait une signification différente de quand il pensait à Meria.

Inconsciemment, la bouche de Mole s'ouvrit pour parler.

— C'est la première fois que tu me remercies.

— Bah, pas la peine de bouder pour ça. C'est ta passion qui me met mal à l'aise.

— Arg, espèce de... grommela Mole, en balançant ses bras en direction de Corbeau en réponse à sa remarque, mais pour une raison ou une autre, il manqua complètement son coup.

Il avait cru qu'utiliser toute sa force lui aurait au moins permis de le toucher. Corbeau ricana à nouveau pendant que Mole poussait un soupir de frustration, avant de bondir sur une pierre tombale.

Mais son sourire s'évanouit rapidement.

— Si t'es prêt à donner ta vie telle que tu la connais, dit-il en chantonnant, dans ce cas, il te faut voler la moitié des pouvoirs de la fille — la moitié de sa malédiction.

— Pas de problème, dit-il.

Il n'y avait pas la moindre trace d'hésitation en Mole. Il avait déjà pris sa décision au moment où Corbeau avait prononcé ces mots. Et peut-être était-ce grâce à cette conviction qu'il sentait également une lueur d'espoir.

La gardienne du cimetière et la taupe. Bien qu'un gouffre infranchissable les séparait, si le monde entier pensait qu'ils n'étaient pas censés être ensemble, alors il fallait que quelque chose change. Il était sur le point d'être celui qui allait forcer ce changement, et cette méthode allait lui offrir ce qu'il désirait.

— Mais comment est-ce que je dois m'y prendre ? demanda Mole.

— Fondamentalement, il ne peut y avoir qu'un seul gardien en même temps. Si deux personnes le sont en même temps, alors le pouvoir sera divisé par deux, répondit Corbeau tout en croisant ses sveltes jambes. Mais pour cela, il te faudra la tuer une fois.

Mole ne put en croire ses oreilles.

— Euh...

... Mais qu'est-ce qu'il baragouine, cet ahuri ? Pendant un instant, Mole fut sans voix, mais il chassa rapidement cette hésitation et dit :

— Tu veux que je l'attire au soleil ou quelque chose du genre ? ... Je peux pas faire ça.

Corbeau éclata de rire.

— Bah, peu m'importe si elle meurt pas.

— Alors, comme je le pensais...

— T'es pas si bête que ça, alors tâche d'utiliser ta tête. Il y a un autre moyen de bloquer le pouvoir de l'Obscurité. Il est certes plus faible que de l'exposer à la lumière, mais il n'empêche qu'il fonctionne même la nuit. C'est une méthode qui ne peut fonctionner qu'ici même, où les âmes des hommes reposent. Alors... réfléchis-y bien. Tu devrais déjà connaître la réponse.

Tandis que Mole dévisageait Corbeau, il se mordit la lèvre et se mit à réfléchir.

Il se remémora toutes ses conversations avec Corbeau.

Il réfléchit au cimetière qui s'étendait sous ses pieds.

Puis il jeta un œil vers la pelle qu'il tenait dans ses mains.

Et enfin, vers la pierre tombale où était assis Corbeau.

La fosse commune... Un cimetière partagé par les hommes et les monstres.

— T'as compris maintenant, pas vrai ? demanda Corbeau, en voyant le changement d'expression de Mole.

Mole acquiesça.

— Bien, maintenant, cette partie est essentielle, alors tâche de t'en souvenir. Si tu fais ça et que tu inhibes son pouvoir, à la fin...

Sans masquer son grand sourire, Corbeau expliqua le reste de son plan.

Après l'avoir entendu, Mole devint complètement rouge et bafouilla :

— C'est possible ?

— Ça devrait marcher. Et je pense que tu seras heureux quand ça arrivera.

Mole se mordit la lèvre une fois de plus. C'était si frustrant qu'il ne pouvait pas dire non à l'idée de Corbeau. Alors, son malaise se mêlant à ses mots, il demanda :

— Est-ce que c'est vraiment raisonnable ?

— Mais oui, bien sûr... Enfin, Meria ne sera sûrement pas d'accord pour te mêler à tout ça, alors il te faudra certainement avoir recours à la force, mais...

Corbeau s'arrêta, son visage se déformant comme s'il essayait de supporter une douleur.

— Maria tenait énormément à Meria. Elle avait souhaité son bonheur. Cela ne fait aucun doute — en fait, sur ce point, et uniquement celui-là, je te raconte la pure vérité.

« ... Cependant, Maria n'était pas du genre patiente. Non, c'est plutôt qu'elle n'avait pas une volonté extraordinaire. Le pouvoir du démon en elle, le dégoût, la douleur de ne pouvoir mourir... ils se sont avérés être trop lourds à porter pour elle. Et c'est pour cette raison qu'elle s'est donnée la mort. »

« Évidemment, c'est facile de se dire que c'était inévitable, mais... au final, la seule chose qu'elle regretta était de laisser sa petite sœur connaître le même sort. Peut-être que c'était simplement de la lâcheté, mais Maria était extrêmement inquiète au sujet de Meria, malgré le fait qu'elles n'étaient pas liées par le sang. »

« Et c'est précisément pour cette raison que son âme ne peut pas reposer en paix... alors, quel qu'en soit le prix, je veux exaucer le souhait de Maria. Je veux que Meria soit heureuse. »

Je ressens la même chose...

Bien qu'il était allé jusqu'à tendre un piège à Corbeau pour lui soutirer des informations, telle était son unique intention. Les règles du monde d'où il venait étaient complètement différentes de celles régissant les monstres et le gardien de cimetière. Et c'était des choses contre lesquelles des gens comme lui ne pouvaient rien faire. Même s'il avait bien tenté de trouver un moyen d'aller à l'encontre de ces règles, ses choix demeuraient extrêmement limités. Et donc, même maintenant, il paraissait peu vraisemblable qu'il parvienne à sauver Meria.

Malgré tout... aider Meria à trouver le bonheur allait sûrement lui apporter le sien dans le même temps.

Quelle tête elle fera si je réussis à la débarrasser de la source de tous ses maux et souffrances ?

Si possible... Même s'il comprenait que c'était particulièrement égoïste, il souhaitait toujours qu'un tel avenir se produise. Et si quelqu'un pouvait le voir maintenant, il penserait sûrement qu'un tel vœu pouvait le rendre heureux. Loin de lui permettre de s'échapper, tel un contrat avec le diable, il ne serait même plus jamais capable de quitter un jour le cimetière.

Est-ce que je serais vraiment heureux ?

Sans grand changement d'expression, Mole sourit. Il était amusant de constater qu'il ne tentait même pas de réfléchir à toutes ces choses qu'il avait envisagées jusqu'ici. Depuis qu'il était arrivé au cimetière, il n'avait pensé qu'à s'enfuir, et avant ça, il avait l'impression qu'il passait ses journées à ne penser qu'à trouver le moyen de survivre plus longtemps. Mais à cette époque, son seul travail consistait à creuser des trous, peu importe les sentiments qui l'animaient.

— Je suis désolé, Mole, dit Corbeau. Peut-être qu'après ça... Toi et ton corps allez sûrement énormément souffrir.

Corbeau baissa la tête de compassion.

— Hum.

Mole ria faiblement, se sentant un peu gêné par ce qu'il était sur le point de dire.

— Ta sollicitude me touche, mais... pour moi, être ici sans rien pouvoir faire est bien plus dur à supporter.



6[edit]

Les dernières étoiles disparurent.

Mole ne pouvait même plus voir la lune.

Dans le ciel pâle, l'étoile la plus proche, le soleil, semblait s'approcher. Il pouvait sentir cette gigantesque sphère céleste se lever à l'est. Et évidemment, le premier rayon du matin allait enfin arriver, sonnant sa mort très prochaine.

Son corps sentait déjà le funeste destin qui l'attendait. C'était une sensation complètement différente de quand le monstre avait déchiré son corps en morceaux. En fait, c'était comme si quelqu'un enfonçait sa main dans son dos, agrippait les nerfs centraux au niveau de la colonne vertébrale et du tronc cérébral et les serrait très fort.

Le serpent constitué d'innombrables lames était titanesque. Et puissant. Chacune de ses lames à double tranchant avait découpé le corps de Mole, infligé des blessures fatales, avant de s'immobiliser, formant ainsi un cycle de mort et de renaissance se répétant tout le long de la nuit.

Mais malgré la douleur ressentie lorsque la dernière épée transperça sa poitrine, quand Mole réalisa que la quantité de sang que sa bouche déversait diminuait petit à petit, il ressentit un soulagement.

J'ai survécu.

Le long et massif corps du monstre était désormais dans le gigantesque trou qu'il avait creusé. Et chacune des lames de la créature, qui étaient densément tassées ensemble telles les poils piquants d'un hérisson, était teintée de rouge par le sang de Mole. La zone où le monstre s'était déchaîné était non seulement jonchée de trous, comme si on avait utilisé un râtelier pour labourer la terre, mais en plus de ça, un grand nombre de tombes avaient été renversées.

Néanmoins, ce n'était pas le moment de l'enterrer. N'importe qui pouvait le faire, et qui plus est, quand le soleil allait être là, ni lui ni le monstre n'allait pouvoir bouger sous sa lumière.

Plus vite...

Sa pelle en argent dans une main, Mole se mit à courir.

Il courut jusqu'à l'endroit où était enterrée Meria, au pied de l'arbre où le roi de monstres dormait.

Enfin... il tentait de courir.

L'ombre de l'Obscurité en lui lui paraissait extrêmement lourde, comme s'il traînait derrière lui une gigantesque boule en acier. En fait, il avait beau rassembler toute son énergie dans ses pieds, il ne parvenait pas à avancer plus vite qu'en titubant. Et toute tentative d'accélérer ne semblait qu'épuiser toute son énergie. Son corps pataud lui fit claquer sa langue de frustration.

Les alentours étaient déjà si clairs qu'il n'avait plus besoin d'une lampe à huile ou d'une lanterne électrique.

Combien de temps avant le lever du soleil ?

Son esprit était possédé par une impatience éperdue comme s'il avait perdu la tête, mais son corps ne suivait pas la cadence.

Du mieux qu'il put, Mole se pressa encore et encore, puis finit par atteindre sa destination. Au premier abord, il semblait ne rien y avoir ici. Tout ce qui bougeait était les feuilles agitées par le vent sur l'arbre géant à côté de l'endroit où reposait Meria.

Mais sous ses pieds, il y avait des traces distinctes que la terre avait été retournée.

Mole glissa prudemment le bout de sa pelle dans le sol.

Puis il se mit à creuser.

... Pourtant, au bout de son cinquième coup de pelle, comme s'il n'en pouvait plus d'attendre, il jeta sa pelle sur le côté et se laissa tomber sur les genoux. Puis, telle une véritable taupe, il se mit à utiliser ses deux mains pour creuser le sol.

Il se souvint de leur première rencontre.

N'oublie pas. N'oublie pas ta première rencontre avec Meria.

Il s'était évanoui au beau milieu de la nuit dans le cimetière et s'était réveillé au fond du trou qu'il avait creusé avec Meria en train de l'y enterrer.

Les rôles s'étaient inversés cette fois-ci.

Les doigts de Mole rencontrèrent une mèche de cheveux bruns clairs, salie par toute la terre. Les cheveux sont très précieux pour une fille, alors il ne put s'empêcher de se sentir coupable alors qu'il étreignait la mèche sale... mais, comparé à tout ce qu'il avait fait, salir ses cheveux était sûrement le crime le moins grave dans la liste des raisons pour lesquelles elle pourrait le détester.

Malgré tout, elle allait sûrement considérer que toutes les choses qu'il avait faites avant étaient préférables à ce qu'il était sur le point de faire.

Sous la faible lumière de l'aube naissante, Mole déterra la fille qu'il avait enterrée de ses propres mains.

Cela était purement égoïste.

Tout cela n'avait été que pour satisfaire ses désirs égoïstes.

Il avait besoin du pouvoir de la gardienne de cimetière et comme une seule personne ne pouvait le posséder en même temps, il avait dû le lui voler, elle qui était l'actuelle gardienne. Elle était humaine, mais dans le même temps, une partie d'elle était l'Obscurité. Enterrer son corps scellait son pouvoir et l'affaiblissait, ou autrement dit, la plaçait dans un état de mort artificielle. Mais, bien entendu, il ne pouvait pas la laisser comme ça.

Une fois qu'il eut déterré tout son corps, il posa son dos sur sa cuisse.

— Et maintenant, le clou du spectacle. L'étape finale...

Il put pratiquement entendre la voix riante de Corbeau.

Il y avait tant de traces de larmes sur la joue de sa bien-aimée. Sans réfléchir, il les essuya, mais il avait beau recommencer, cela ne faisait que la salir encore plus. C'était comme une métaphore de sa situation actuelle, répétant péniblement encore et encore la même chose, mais en vain.

Il enveloppa sa main gauche sous son menton et tira son corps inconscient vers le sien.

Puis, tel un pilleur de tombe, Mole lui vola un baiser.

Bien qu'il avait fermé les yeux, au moment où ses lèvres touchèrent les siennes, il ressentit comme une aveuglante lumière blanche rayonner sous ses paupières. Il sentait le goût de la terre ainsi que celui ferreux du sang. Mais il y avait également une autre saveur, douce et acide, comme celle d'une pomme.

En partie du fait de son anxiété, mais aussi du fait qu'il la désirait, il resta inconsciemment dans cette position pendant quelques temps. Puis, en utilisant sa main droite pour tenir sa mâchoire, Mole ouvrit doucement la bouche de la fille.

Ainsi, l'obscurité se déversa abondamment dans son corps.

...

...

...

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Lentement, il sentit que ses paupières fermées s'étaient mises à cligner.

Enterrer Meria dans ce sol qui scellait le pouvoir des monstres était la première mesure nécessaire avant de la réanimer de son état de simili-mort. Et ensuite, il ne lui restait qu'à rendre la moitié de la substance qui s'était dissoute en lui au corps qui lui était déjà familier.Il avait compris ces étapes, et désormais, il pouvait confirmer que Corbeau n'avait pas menti. Mais la façon avec laquelle il devait rendre l'Obscurité...

— Salut, Meria.

Meria comprit immédiatement sa situation et se redressa. Les mottes de terre toujours coincées dans l'ourlet de sa pèlerine tombèrent sur le sol. À en juger par son expression, il semblait qu'elle avait réalisé qu'il lui avait fait quelque chose.

— Mole...

Elle dévisageait Mole avec un regard tendu, comme si cela lui demandait toutes ses forces de prononcer son nom.

Puis elle rouvrit à nouveau sa bouche, mais sembla hésiter, comme si elle ne savait pas quoi dire. Peu après, son visage vira au rouge, mais Mole ne savait pas trop si cela était dû à un afflux de sang à cause de la colère ou de l'embarras.

Néanmoins, malgré le fait d'être couvert de sang et de terre, il esquissa un sourire. Il l'avait vue pleurer, sourire, être inquiète puis gênée, mais peut-être était-ce la première fois qu'il la voyait en colère.

Qu'est-ce qui m'a fait penser qu'elle serait également mignonne quand elle est en colère ?

— J'ai mal à la nuque, dit Meria d'une voix tassée.

— Je suis désolé.

Au moment où il s'excusa, Meria baissa les yeux au sol et prit la main droite du garçon.

C'était vraiment comme s'ils avaient échangé leur place.

La première nuit où il avait aperçu le secret de Meria, où il lui avait demandé si elle voulait bien être son amie, il avait également saisi sa main de la même façon, à la différence que c'était elle qui était couverte de sang.

— Tout ça parce que tu t'en faisais pour moi...

Alors que Meria regardait sa main, qui était tachée d'un rouge vif sans avoir la moindre trace de plaie, elle parut tout comprendre. La colère avait quitté son visage et un regard empli de tristesse lui emboîta le pas.

J'ai vraiment pas envie de voir ça.

Malgré tout, un immense ouf de soulagement se propagea dans sa poitrine.

— Je n'ai jamais voulu que tu connaisses ce genre de souffrances, Mole.

— C'était pas pour toi, dit Mole avec un sourire. C'était pour l'argent.

Le commanditaire allait lui payer la récompense pour s'être occupé du monstre. Par le passé, ce satané vieillard s'était accaparé tout l'argent qui aurait dû revenir à « Meria de la Fosse Commune ». Mais peu importe le nombre de personnes employées par Daribedor, le galérien 5722 refusait de subir le même sort. Et si la récompense était vraiment à hauteur de ce que lui avait dit Corbeau, alors il pourrait acheter sa liberté... ou peut-être se faire construire un château.

Tout en ignorant le grand sourire de Mole, Meria lui jeta un regard noir et pinça le dos de sa main, comme pour dire, « Ne me mens pas ! »

Ce n'était pas vraiment un mensonge, mais environ 10% de toute la vérité.

Exactement, ce n'était pas tant un mensonge que ça. Mais le fait que la chaleureuse main qui empoignait maintenant la sienne n'était pas couverte de sang représentait une raison plus que suffisante à ses yeux pour justifier ses actes. Bien entendu, avec ses yeux bleus le dévisageant, il ne pourrait jamais dire ça.

— T'es vraiment pas une taupe honnête.

Meria et Mole levèrent les yeux en même temps et aperçurent Corbeau assis sur une pierre tombale tout proche.

— Waouh, est-ce que je devrais dire ça fait un bail, ou enchanté de te rencontrer ?

Au moment où Meria reconnut le visage de Corbeau, ses yeux s'écarquillèrent.

— ... T... Tu... Quoi...?

Meria parut étrangement nerveuse, et son visage devint aussi livide que si elle avait vu un fantôme.

— Non, ce n'est pas la première fois... Ta façon de parler et la couleur de tes yeux sont différents... Mais pourquoi... Pourquoi est-ce que tu ressembles autant à Maria ?

Meria tenta soudain de se lever, mais du fait qu'elle avait été enterrée pendant si longtemps, ses jambes semblaient paralysées et elle tomba rapidement sur le sol. Corbeau descendit ensuite de la pierre tombale le sourire aux lèvres tandis qu'il se baissa en direction de Meria et lui tendit une main.

Avec un visage confus, Meria tenta de saisir la petite main de Corbeau. Mais alors, ce dernier sauta en arrière sur la pierre tombale sans même prendre d'élan... La main de Meria n'agrippant alors rien d'autre que l'air. Les mouvements de Corbeau étaient si gracieux et fluides qu'il donnait l'impression de ne rien peser. Pour autant, cette fois-ci, ni Meria, ni Mole qui se tenait derrière ne purent prétendre être surpris.

— Pardon, bien que je sois Maria, ce n'est également pas le cas — je suis Corbeau. Les dix gardiens de cimetière qui se sont donné la mort sous le soleil... Je suis un esprit né des fragments de leurs âmes. Alors encore une fois, je suis Maria sans l'être.

«  Par contre, non seulement il semblerait que son apparence physique se soit mélangée à la mienne, mais j'aurais également hérité de son cœur... Ce qui signifie évidemment que je tiens beaucoup à toi, Meria, tout comme c'était son cas.

Pendant un moment, le visage de Meria parut attristé quand elle réalisa que la personne en face d'elle n'était pas sa grande sœur.

Mais, rapidement, Meria acquiesça lentement en direction de Corbeau et dit :

— ... Oui. Tu as aussi essayé de m'aider.

Puis un sourire émergea lentement sur le visage de Meria, comme si les sentiments qui animaient son cœur transpiraient de sa poitrine et s'amoncelaient dans son visage.

— C'est ça. C'est ce genre de visage que je voulais voir, dit un Corbeau satisfait avec un joyeux sourire.

S'étant enfin calmé, Mole dit en grommelant :

— Oh, allez quoi, va pas me dire que cette « association des victimes » était une explication plausible. Et au fait, normalement, les « soi-disant » fantômes ne sortent que la nuit, non ?

Il réalisait que ses plaintes étaient un peu maladroites et un peu hors sujet, mais il était toujours confus et ne pouvait penser à rien d'autre.

— Ouais, je le pense aussi, dit Corbeau en pointant du doigt sa poitrine. Je proviens des fragments d'âme qui se sont mélangées avec les démons. Et ces âmes sont toutes mortes sous le soleil. Peut-être que c'est pour cette raison... Nos âmes ont été paralysées par le soleil et maintenant, nous ne pouvons plus sortir sauf le jour. Et par conséquent, malgré le fait que Maria était revenue dans ce monde en tant que fantôme, elle ne pouvait pas voir sa chère petite sœur.

— Je suis sûre que c'est parce que la Maria en toi était maudite, dit Meria à un Corbeau souriant, comme s'il avait réalisé qu'il n'avait eu que ce qu'il méritait.

Corbeau se tourna ensuite vers Mole.

— Bah, les corbeaux ne voient rien la nuit.

— Allons bon, tu t'y crois vraiment...

Il était sur le point de jurer, mais soudain, une intense douleur se fit sentir dans son dos, ce qui fit sursauter son corps légèrement. La douleur était différente de quand le monstre jouait avec ses membres. Cette fois-ci, il pouvait sentir la douleur au plus profond de son cœur.

Mole tourna alors la tête et s'aperçut que les rayons matinaux touchaient son dos.

Même si c'était clairement la même lumière qu'il voyait tous les matins depuis seize ans, maintenant, il avait l'impression qu'elle reflétait la lame d'une guillotine.

— Regarder le soleil détruit les yeux d'une taupe aussi, non ?

Bien entendu, il avait oublié ça. En conséquence d'avoir absorbé le pouvoir de l'Obscurité, un gardien de cimetière mourrait s'il se tenait sous la lumière. Mais...

Meria poussa un léger gémissement.

Elle était également à la lumière du jour. Elle regardait étrangement son propre bras droit qui sortait de l'ourlet de sa pèlerine. Mole, quant à lui, avait du mal à rester debout, alors il s'assit lentement sur le sol.

Une douleur étrange et affreuse traversait son corps.

En fait, il se sentait aussi impuissant qu'au moment où il avait retiré son collier et qu'un torrent de sang avait coulé de son cou.

Mais, cette fois-ci...

Meria cligna des yeux à plusieurs reprises tout en regardant son corps.

— Est-ce qu'il s'est affaibli ?

— Bon, eh bien, la Maria en moi a atteint son but. Alors je vais vous laisser maintenant. Il va bientôt me falloir régler mes comptes avec ce fichu vieillard.

Corbeau regarda en direction des deux jeunes personnes qui souffraient au sol et se leva.

— Pardon, Mole. Je crois bien que je me suis servi de toi.

Corbeau fit un geste d'au-revoir de la main et son petit corps disparut dans les airs pour de bon. Son départ avait été aussi soudain que son arrivée.

T'avais pas vraiment besoin de t'excuser... on s'est utilisés mutuellement.

Corbeau : une personne étrange qui ne pouvait sortir que la journée ; un fantôme né à partir des fragments des âmes des fossoyeurs morts. L'ironique existence de Corbeau était une grosse erreur de calcul pour Daribedor. Malgré tout, Mole pensait qu'il aurait dû être en mesure de tout faire sans l'aide de Corbeau... Néanmoins, il n'était pas dit que les choses se fussent déroulées aussi bien.

Ce corps est un peu lourd... Mole serra lentement sa main droite, puis l'ouvrit.

L'ombre sur le sol changea avec ce mouvement. Et naturellement, il se sentait lié à la véritable forme du monstre, qui reposait au plus profond de cette ombre. Elle détestait la lumière et tentait d'empêcher le corps de Mole de bouger. Qui plus est, le monstre était la cause de changements anormaux dans son corps qui l'empêchait de se tenir debout normalement.

... Mais...

Au sein de la présence en lui, de ce monstre qui semblait inspirer la peur, il y avait quelque chose d'autre, quelque chose de différent.

J'ai compris... C'est Meria.

La raison pour laquelle les deux étaient toujours en vie était parce qu'ils avaient partagé le fruit de l'Obscurité. Conséquence de cette division du pouvoir, leur part humaine tentait de compenser et de résister à l'Obscurité qui ripostait également... Tout du moins, c'est l'impression que j'en ai.

— Meria... commença Mole, mais s'arrêta soudain.

Meria regardait au loin et pendant un moment, se contenta de bouger sa main de gauche à droite. Puis, tel un pendule qui aurait perdu son inertie, sa main s'arrêta lentement avec la paume tendue vers le soleil.

Elle souriait comme si elle était chatouillée par l'étrangeté des rayons du soleil qu'elle n'avait pas vu depuis des années. Ce n'était pas le plus beau des sourires, en fait, il était un peu pataud, comme si elle n'était pas habituée à cette sensation. Malgré tout, la voir si heureuse lui réchauffa le cœur.

— Ça me fait mal... mais ça ne me dérange pas.

Sous le regard vigilant de Mole, les rayons de l'aube l'illuminaient magnifiquement. Elle était bien, bien plus resplendissante que quand il la voyait sous le clair de lune. Pour lui, c'était comme si son corps tout entier, de ses cheveux salis par la terre à ses joues, en passant par ses paumes, brillait de mille feux.

Je veux voir son sourire jusqu'à la fin de mes jours, pria Mole.

... Mais à cet instant précis, Meria sauta dans ses bras et le serra fort contre elle, dissipant en grande partie son vœu.

Je me demande si quelqu'un peut voir son visage maintenant...

Pendant qu'il sentait la douce douleur provoquée par le soleil, il fit glisser sa main le long de ses cheveux et la posa sur son dos.



Postface[edit]

Enchanté, je m'appelle Enji Arai.

Merci d'avoir lu « Sugar Dark ».

Un certain auteur estimé m'a dit un jour, « Les postfaces sont parfaitement superflues et inutiles ». Mais je ne vais pas suivre les paroles de cet illustre écrivain, je pense qu'après tout ce temps et ces efforts consacrés, comme tant d'autres, il me paraît intéressant d'utiliser cette section pour expliquer de manière superflue pourquoi j'ai écrit une histoire au sujet d'un cimetière.

Pour ceux qui ont apprécié l'histoire, je pense que cela ne devrait pas trop gâcher leur plaisir, alors si cela ne vous dérange pas, joignez-vous à ce petit extra.

Je ne sais plus très bien quand l'idée m'est venue.

Alors que j'étais toujours à l'école, je me trouvais un jour dans une librairie à Takadanobaba[1], debout devant le stand des magazines en train d'en lire un spécialisé sur les jeux vidéo. Je ne me rappelle pas vraiment du titre, ni de son contenu, mais il y avait un article sur un jeu qui était déjà rétro à cette époque. Dans cet article, une des pages montrait le personnage incarné par le joueur en pixel art. Il représentait une sorte de classe humaine qui ressemblait à une momie, appelée « gardien de cimetière ».

Gardien de cimetière.

Exactement, un gardien de cimetière était le même genre de classe qu'un « guerrier » ou un « mage ».

... Ou du moins, c'est ce que j'ai cru sur le moment.

À cette époque, je me consacrais déjà à l'écriture d'un roman, mais (exactement comme aujourd'hui) je souffrais d'un manque d'inspiration. Alors j'ai noté l'idée d'un gardien de cimetière avec la mention important et je l'ai rangée dans un coin de ma tête. En utilisant la phrase comme base, mon cerveau fut submergé d'idées folles.

Bien entendu, les gardiens de cimetière apparaissent dans les cimetières, ou dans les endroits où l'on enterre les cadavres.

En creusant un peu plus cette idée, par exemple, dans un jeu, quand un monstre est vaincu, son cadavre disparaît instantanément. Mais si c'était de vrais monstres qui s'attaquent aux hommes dans notre monde, je ne pense pas que leurs corps s'évaporeraient dans l'air, même si on venait à les tuer. Alors dans ce cas, il faudrait les enterrer dans un endroit spécifique, non ? Et le gardien de cet endroit aurait également besoin d'une sorte de superpouvoir pour accomplir son devoir, n'est-ce pas ?

... Et donc, tout ça me mena avec réussite à écrire une histoire sur les fosses communes du temps présent au Japon, malgré le fait que je sentais que mes capacités d'écriture sur ce sujet étaient très insuffisantes. Alors, tout naturellement, ma première contribution mémorable qu'on pourrait qualifier de première tentative fut rejetée.

Après ça, comme si je n'avais pas appris de mes erreurs, mes écrits furent sans cesse rejetés, encore et encore, jusqu'à finir par ne plus faire de mon premier échec qu'un lointain souvenir.

Ce ne fut qu'il y a un an que ma chance vint finalement.

J'avais deux mois avant la deadline pour le Prix Sneaker et j'étais inquiet par mon manque d'idées. Jusque-là, mon principe avait été de ne jamais regarder derrière moi. Non, pour tout vous dire, sans essayer de me vanter, même quand il me fallait corriger un manuscrit raté, je ressentais que tout ce temps passé à le corriger était bien moins excitant que d'en commencer un nouveau.

Malgré tout, l'idée d'un gardien de cimetière de ma première tentative trottait toujours au fond de ma tête. Et comme je manquais de temps, je me suis dit, « Je n'ai pas pu être publié, parce qu'à l'époque, je manquais d'expérience. Mais maintenant, tant d'années ont passé que je pourrais sûrement écrire quelque chose de plus ou moins meilleur. »

Bien entendu, l'histoire n'aurait jamais été acceptée si j'avais gardé le même contenu. Après tout, il y avait une raison à mon précédent échec. Alors, avec toutes ces raisons en tête, je changeai l'histoire, le background, l'époque, le cimetière, les monstres, peut-être tout. En gros, j'essayais de réécrire l'histoire en ne gardant comme socle que l'idée d'un mystérieux cimetière et son gardien.

... Il n'empêche que je n'aurais jamais cru remporter le grand prix.

Pour le jury du comité qui m'a donné la chance de partager cette histoire avec le monde. Aux personnes qui m'ont aidé à compiler ce texte en un livre. À tous mes amis qui m'ont toujours aidé. Et par-dessus tout, à tous ceux qui ont lu ce livre, merci du fond du cœur. Cela me touche vraiment.

Pour ce qui est de mon style, j'ai quelques habitudes tenaces et vous avez sûrement remarqué que je suis quelqu'un d'extrêmement gentil. Je pense qu'avec tous mes points faibles, je reste toujours un débutant. À tel point que je ne sais même pas comment exprimer ma gratitude. Mais quand j'aurais assez de talent, j'ai la ferme intention de vous rendre la pareille.

Bon, eh bien, nous avons atteint la fin, mais on dirait qu'on m'a donné l'opportunité d'écrire une autre histoire. Cette idée seule suffit à me rendre extrêmement heureux. À tous ceux qui ont lu ce livre, je ne saurais exprimer la joie immense que j'aurais si vous lisiez également ma prochaine œuvre.

« Le plus grand des chefs d'œuvre est toujours le tout dernier livre. » Alors si cela ne vous dérange pas, pour suivre cette maxime, je vais faire tout mon possible pour qu'on se retrouve dans le volume 2 de « Sugar Dark ».

Enji Arai,

Novembre 2009

P.S. :

Je prépare en ce moment mon site internet. Il n'y a toujours pas grand-chose dessus, mais si vous êtes intéressé, n'hésitez pas à y jeter un coup d'œil.

http://www.araiengine.com


  1. Un quartier voisin de Shinjuku.