La princesse et le pilote : Chapitre 6

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Chapitre 6


De l'autre côté du pare-brise, au-delà du nez de l'appareil, les blancs cumulonimbus se détachaient en un net contraste sur le ciel bleu. On aurait dit une carte postale, mais Charles, agrippé au manche, avait l'air mécontent.

Il jeta un coup d'oeil à l'altimètre. Ils étaient actuellement à 4.500 mètres. La hauteur du cumulonimbus qui leur faisait obstacle était au moins de 10.000 mètres. Heureusement, il n'y en avait qu'un, si bien qu'il décida de le contourner.

Pour la première fois depuis qu'ils avaient décollé ce matin-là, Charles décrocha le tube acoustique.

Il n'avait pas du tout parlé à Fana depuis ce réveil des plus choquants. Il ressentait le besoin de le faire, même s'il devait se forcer. Il ferma les yeux, tentant de se calmer, puis il ouvrit la bouche, s'ordonnant à lui-même de parler normalement.

« Ma… Mademoiselle…. »

Mais ses mots trébuchaient malgré lui. Il se mordit la lèvre. Il faisait un effort pour parler de façon naturelle, quand la voix de Fana lui parvint à travers le métal.

« Que… Que se passe-t-il ? »

La voix de Fana tremblait elle aussi. Il n'était pas surprenant qu'elle ressente la même chose. Charles tenta de faire comme si rien ne s'était passé.

« Euh… Un cumulonimbus nous barre la route. Je vais donc changer légèrement de cap.

- Vraiment ?

- Oui. On dirait un nuage d'orage, je ne veux pas plonger à l'intérieur.

- Oh. Effrayant. »

Fana parlait de façon embarrassée, en choisissant ses mots, mais il savait qu'elle faisait de son mieux pour que sa voix paraisse normale.

«  Une fois que nous aurons dépassé ce nuage, je m'attends à voir des avions ennemis. Comme la dernière fois, je vous confie nos arrières, Mademoiselle. »

- Entendu. »

Ce fut la fin de cette conversation pleine de gêne.

Charles raccrocha le tube acoustique et soupira. Le fardeau qui pesait sur ses épaules depuis le matin s'était un peu allégé grâce à cet échange – peut-être. Il n'était pas vraiment nécessaire qu'il dise à Fana ce qu'il venait de lui dire, mais il voulait un retour à la normale pour le reste du voyage.

Chaque fois qu'il laissait tomber sa garde, la vision du matin lui revenait à l'esprit.


Ce matin-là, le ciel à l'est se colorait d'hyacinthe.

Charles était dans le demi-sommeil qui précède le réveil.

Une brume épaisse s'était levée de l'océan avant l'aube, c'était l'heure la plus froide de la journée. Il frissonnait, et tira sa couverture jusqu'au menton. Sentant sur son épaule une douce chaleur, il s'inclina dans cette direction d'un mouvement automatique.

Ça sentait bon, un parfum très pur. Il reprenait peu à peu conscience, mais il ne voulait pas sortir de la couverture. Il enfouit son visage dans cette chaleur. Ses neurones portèrent ce parfum jusqu'à son cerveau, qui réagit de façon très naturelle, en envoyant à son sexe l'ordre de se dresser. Charles ouvrit lentement ses yeux ensommeillés.

Et il s'aperçut que la douce chaleur émanait des seins de Fana, qui dormait contre son bras gauche.

N'en croyant pas ses yeux, il s'écarta brutalement et regarda une seconde fois le spectacle qui s'offrait à lui. Dans son maillot de bain blanc, Fana dormait encore, paisiblement. Sa couverture avait glissé à côté d'elle, et tous les deux avaient fini par partager la même.

Et il ne portait qu'un sous-vêtement de coton !

Il avait dormi peau contre peau avec la fiancée du prince impérial, et avait partagé la même couverture…

« Que... » bredouilla-t-il.

Et en réponse Fana ouvrit les yeux.

Tous les deux, à demi nus, se regardèrent.

Les yeux de Fana s'élargirent, et elle baissa le regard vers son sexe qui, continuant d'obéir à l'ordre du cerveau qu'il avait reçu plus tôt, s'offrit avec une évidence criante à sa vue pure et virginale.

Charles l'entendit très clairement s'étrangler.

Et les yeux couleur d'argent revinrent à son visage.

Et il vit devant lui s'ouvrir toute grande la bouche de Fana.

Peut-être devrais-je mettre des bouchons d'oreille, pensa-t-il distraitement.

« AAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAA !!! »

Charles affronta stoïquement ce hurlement déchargé à bout portant, sans que pour autant son sexe se relâche.

Lorsqu'elle se fut calmée, il lui expliqua ce qui s'était passé, que c'était une réaction naturelle chez les hommes, et qu'il ne pouvait vraiment pas l'empêcher. Il insista avec fermeté sur le fait que cela n'avait rien à voir avec sa volonté. Fana à son tour lui présenta ses excuses pour son insouciance de la nuit précédente, et dans le silence gêné qui suivit, ils enfilèrent tous les deux leur combinaison de vol. Sans autre parole ils décollèrent pour la troisième étape de leur voyage.


Ils dépassèrent le cumulonimbus et se retrouvèrent devant un stratocumulus, qui couvrait de son extrême largeur la plus grande partie de la perspective et empêchait de voir l'océan. En outre, le ciel au-dessus était dégagé, si bien qu'ils seraient très probablement aperçus par l'ennemi s'ils volaient plus haut.

Après réflexion, Charles décida de descendre sous l'épais nuage. Le pare-brise se couvrit de blanc, et peu de temps après la surface sombre de l'océan apparut devant eux..

A 1.000 mètres d'altitude, il corrigea le cap pour prendre la direction du nord-ouest. Après quelques heures, ils devraient voir la Grande Chute et feraient le point à ce moment-là.

Sous le nuage il pleuvait. L'eau ruisselait sur le pare-brise, mais du fait de la rapidité de l'appareil, les gouttelettes coulaient vers l'arrière. La visibilité était mauvaise. Charles scrutait sans relâche le ciel devant lui.

Ils entraient dans des parages dangereux.

Au nord se trouvait Awashima, au sud Iyojima, ces deux îles étant de gigantesques bases aériennes d'Amatsukami. Leurs avions pouvaient décoller en un rien de temps pour maintenir le blocus, et si le Santa Cruz était découvert, il serait pourchassé par d'innombrables Shinden en provenance de ces deux bases. Et pour couronner le tout, les flottes envoyées en patrouille à la recherche de Fana seraient aussi alertées, les mettant en danger d'être pris comme dans une toile.

La première priorité était donc de ne pas se faire apercevoir.

Ils devaient oublier les événements du matin et se concentrer sur la tâche qui les attendait.

Il y avait des trouées dans le stratocumulus qui les surplombait, à travers lesquelles on pouvait apercevoir de temps en temps le ciel bleu au dessus, tout à fait normal jusque là.

Plus ils avançaient, plus le brouillard s'épaississait.

La visibilité à l'avant comme à l'arrière devint encore plus mauvaise. Charles ne voulait pas descendre plus bas, parce qu'il ne pouvait pas voir la surface de l'océan, et restait donc juste en dessous du nuage.

Chez les pilotes, le talent, l'expérience et l'instinct sont tous les trois nécessaires à la survie.

Rares sont les pilotes qui ont de façon innée un sens primitif inexplicable, la capacité de sentir les adversaires cachés et indétectables. De sentir la tension des aviateurs ennemis quand ils s'efforcent de rester dissimulés, et l'intention meurtrière qui émane d'eux. Etre capable de les repérer, d'agir le premier et de frapper plus vite était la marque des anciens as de l'aviation.

Charles sentait une intention meurtrière.

Sa peau fourmillait sous l'effet de cette sensation anormale.

Sa main se crispa sur le manche, couverte de sueur. Il parcourut les environs du regard, mais ne vit rien. Il saisit le tube acoustique.

« Mademoiselle, pourriez-vous jeter un nouveau coup d'oeil ? Quelque chose s'approche.

- Entendu… Humm.

- Oui ?

- Je ne sais pas si cela vaut la peine de le signaler…

- Signalez tout et n'importe quoi. C'est moi qui verrai…

- Humm, la trouée dans les nuages était noire.

- Quoi ?

- J'ai vu que le ciel était bleu à travers le nuage, mais la trouée que nous venons de dépasser était noire. »

Charles cessa de transpirer. Un frisson lui parcourut la colonne vertébrale.

« Mademoiselle, c'est l'ennemi.

- Quoi ?

- Un dirigeable ennemi vole au dessus du nuage ; c'est la raison pour laquelle la trouée était noire !! »

Charles raccrocha brutalement le tube acoustique et regarda le nuage derrière lui.

Il le vit se fendre de haut en bas, comme si un harpon avait été jeté depuis les hauteurs célestes.

A travers cette brèche, un torrent de soleil coula sur l'océan.

Mais ce n'était pas seulement derrière.

Tout autour du Santa Cruz, en un cercle d'un rayon d'environ 4 km, le nuage se déchirait de place en place, la lumière dorée se déversant dans les flots à travers les ouvertures.

On aurait dit un sublime tableau de maître, mais ce n'était pas une légion d'anges qui descendait sur les rayons du soleil. C'étaient des êtres plus malveillants, plus humains.

«  Bordel… ! »

Charles avait finalement compris ce qui se passait. Sans utiliser le tube acoustique, il cria à Fana : « Un vaisseau ennemi descend sur nous ! Il coupe à travers le nuage. Mademoiselle, baissez la tête ! Qu'ils ne voient pas votre visage ! »

Ils avaient été découverts depuis un bon moment. Ils avaient sans doute été repérés par le radar du navire ennemi.


Leur espace aérien se trouvait en plein milieu de la formation ennemie !

A l'évidence, le message codé avait été déchiffré. L'ennemi stationnait pour attendre le Santa Cruz. Tout autour de l'appareil, des dirigeables qui arboraient l'emblème des Amatsukami descendaient en éventrant le nuage. Les aéronefs, semblables à de gigantesques doryphores, réverbéraient la lumière du soleil, et leurs ventres gris clair renvoyaient des lueurs de cuivre.

L'aspect menaçant de leur coque d'acier, le bruit sourd produit par le lourd métal fendant les airs donnaient l'impression qu'ils étaient d'essence divine. C'étaient les tout derniers croiseurs Amatsukami, les San'un.

En tout, il y en avait huit qui qui encerclaient le Santa Cruz, volant à peu près à la même vitesse que lui.

Charles plissa les yeux. Chaque croiseur ouvrit sous son ventre trois sabords pleins de malveillance.

Ses cheveux châtain se dressèrent sur sa tête.

« Des kuurai ! »

Les huit vaisseaux en tirèrent simultanément vingt-quatre.

Les missiles à percussion, profilés en ogives, fendirent la pluie en direction du Santa Cruz. Ils étaient propulsés chacun par une hélice fonctionnant avec une batterie à hydrogène.

Dans le nez de chaque kuurai se trouvait un capteur qui détectait la chaleur émanant des batteries à hydrogène. Ce capteur permettait au missile de pourchasser sa cible jusqu'au contact, ou jusqu'à l'épuisement de sa propre batterie.

Il n'existait qu'un seul moyen de leur échapper.

Charles poussa le manche aussi loin qu'il le pouvait, et plongea vers l'océan.

Il ne voyait rien à cause du brouillard, mais ce n'était pas le moment de se plaindre.

Son estomac accusait la vitesse de la descente, il gardait les yeux fixés sur l'altimètre et l'indicateur de vitesse, tentant de deviner le moment où il devrait redresser juste à temps pour éviter l'océan.

La soudaineté de la chute faisait hurler le pare-brise avec stridence. L'appareil craquait et gémissait.

Il entendit Fana crier derrière lui : « Les missiles nous prennent en chasse ! »

« Gardez la tête baissée! Je n'ai plus besoin de vous au poste d'observation ! » hurla-t-il en réponse, concentrant toute son attention sur ce qu'il voyait devant lui.

A travers la pluie, il distingua la surface argentée de l'océan. Il jeta un rapide coup d'oeil à l'arrière. D'innombrables missiles les poursuivaient.

Dès qu'il eut confirmation de tous ces paramètres, il tira le manche de tout son corps.

L'hélice gémit quand le nez du Santa Cruz se releva, et comme s'il prenait son élan pour se stabiliser, l'avion bleu glissa sur l'eau à toute vitesse.

A travers le pare-brise retentit un grondement de tonnerre. Pas qu'une seule fois. Deux, trois, quatre fois, davantage encore, le bruit sourd d'explosions sous-marines fit vibrer le ciel.

En tout, dix-huit kuurai se précipitèrent dans l'océan, faisant jaillir des geysers d'eau, dans l'incapacité de suivre les mouvements du Santa Cruz.

Mais les six missiles restants le pourchassaient encore.

Charles émit un claquement de langue. Les kuurai étaient plus rapides que son appareil. Il serait rattrapé s'il continuait de la même façon.

Donc… il ne lui restait plus qu'une seule astuce.

Il jeta un coup d'oeil au vaisseau qui volait à environ 500 mètres au-dessus de l'océan, et orienta l'appareil dans sa direction.

Il appuya sur le bouton de la commande des gaz. Le Santa Cruz accéléra. La batterie se déchargerait plus vite, mais cette énergie était nécessaire à leur survie maintenant. Il lui fallait assez de puissance et de rapidité pour arriver au même niveau que le navire.

Quand il put enfin relever le nez de l'avion, il aperçut les nombreuses tourelles qui se dressaient sur le corps incurvé du vaisseau, et les innombrables canons antiaériens qu'elles abritaient. Tous pointaient dans sa direction.

Immédiatement après, des feux d'artifice s'épanouirent autour du Santa Cruz qui s'élevait dans les airs.

Les explosions n'en finissaient pas, et Fana hurla de terreur.

A travers la fumée, les six kuurai bien alignés continuaient à poursuivre le Santa Cruz.

Devant eux, le navire devenait de plus en plus grand.

Les tirs eux aussi se multipliaient. Le pare-brise était presque complètement obscurci par la fumée de la canonnade. Avec difficulté Charles ne cessait de dévier sa course pour déjouer leur visée.

Le navire ennemi savait exactement ce qu'il tentait de faire. C'est pourquoi il ripostait en tirant tout ce qu'il avait. Deux kuurai explosèrent derrière le Santa Cruz. Comme c'étaient des missiles à percussion, ils ne résistaient pas aux balles explosives. L'ennemi tentait désespérément d'abattre les missiles qui poursuivaient Charles, mais…

Charles eut un bref murmure d'excuse :« Je suis désolé. » Il se faufila à côté du vaisseau et releva ensuite le nez de son appareil. Les quatre missiles restants, incapables de le suivre, plongèrent à la place dans la coque arrondie du dirigeable.

Une énorme explosion secoua l'atmosphère.

Les flammes engloutirent toute une région du ciel couleur d'encre, que déchirèrent les stridences de l'acier.

Le dirigeable, se rompant en son milieu, crachait des hommes qui tombaient vers l'océan glacial.

Fana ouvrit tout grands ses yeux d'argent.

Ce n'était pas un opéra ni une tragédie.

Dans ce monde-ci, qui ne se trouvait pas de l'autre côté du mur de verre, des dizaines, des centaines de gens étaient précipités dans les airs, le dos en flammes. Elle distinguait sur leur visage la douleur et la résignation. Plusieurs centaines de vies contenues dans le vaisseau étaient exterminées sans difficulté, avec une incroyable rapidité. Chacun de ces hommes avait eu sûrement une famille, des amis, une amoureuse, et des pensées, mais en un moment ils retournèrent au néant. C'était la première fois que Fana voyait l'horreur de la guerre.

Mais cette vision infernale disparut rapidement dans la blancheur.

Le Santa Cruz s'était rué à l'intérieur du nuage.

Les gouttes d'eau glissaient rapidement hors de vue. Le vent hurlait à travers le pare-brise. Soudain la lumière du soleil se déversa sur leurs sièges, et un bleu infini régna sur le monde au-dessus du nuage.

Et… la flotte mobile avait pris position loin au-dessus du Santa Cruz, à une altitude d'environ 5.000 mètres.

Le Santa Cruz qui avait traversé le nuage à toute vitesse semblait se précipiter tout droit sur elle.

Charles plissa les yeux pour s'assurer de sa composition.

Au milieu, à en juger par sa taille, il y avait un porte-avions. Au sommet se trouvait une piste d'envol en acier, dimensionnée pour 60-70 avions de combats, lance-missiles et bombardiers.

On disait que les Amatsukami possédaient au total sept porte-avions. Un de ces tigres au moins avait été chargé de fouiller le ciel pour retrouver Fana, ce qui en disait long sur la détermination de l'ennemi pour empêcher le succès de la mission.

Deux lourds croiseurs et deux contre-torpilleurs escortaient le porte-avions. Ayant repéré le Santa-Cruz, ils avaient déjà amorcé leur descente, leurs canons inférieurs prêts à tirer. Serrant les lèvres, Charles longea le sommet du nuage. Il appuya une fois de plus sur la commande des gaz et accéléra. Le Santa Cruz taillada le nuage autour de lui en faisant jaillir des geysers de brouillard comme s'il s'agissait d'un océan.

Les lourds croiseurs avaient commencé à tirer. Charles contrôlait sa machine par de petits mouvements, glissant sur le côté ou ralentissant pour déjouer les prévisions des artilleurs, et suivait toujours dans sa fuite le sommet du nuage.

Le tonnerre des canons emplissait le ciel. Des obus explosaient autour du Santa Cruz, criblant de trous le fuselage. Fana avait si peur qu'elle ne faisait pas de bruit. De l'autre côté du pare-brise, c'était un enfer de feu et de fumée. Etendre le bras au-dehors aurait été serrer la main à la mort.

« Je nous sortirai de là. Je vous en prie, faites-moi confiance. »

Au milieu du bruit des canons, Fana entendit la voix de Charles par le tube acoustique, de façon étonnamment claire. Sa voix était calme, mais déterminée. Fana fut incapable de répondre ; elle se contenta de hocher la tête.

Charles regarda derrière lui, en diagonale sur la droite.

A 2.000 mètres de distance environ et à 2.000 mètres d'altitude, le porte-avion ennemi surplombait le Santa Cruz et l'observait en silence, sans tirer.

Non… Il ne se contentait pas de le surveiller.

Comme des graines de pavot, une multitude d'ombres décollaient de la piste d'envol à son sommet.

Ces ombres se répartirent en groupes de sept.

« Le voici. »

Ce que Charles redoutait le plus dans cette mission était arrivé.

Un tremblement le parcourut. Ces ombres avaient taillé en pièces la confiance qu'il avait dans sa survie.

« Pas besoin de combattre. Je dois me contenter de fuir », se dit-il à lui-même en mettant pleins gaz.

« Quatorze appareils nous ont pris en chasse ! »

La voix de Fana tremblait dans le tube acoustique. L'ennemi s'était disposé en deux formations de sept appareils. Charles jeta un coup d'oeil aux cadrans des jauges , puis à l'espace aérien autour de l'avion.

Très loin devant, au nord, un groupe de cumulonimbus formaient comme un paravent.

Leur sommet se trouvait à environ 10.000 mètres d'altitude. Une chaîne de montagnes d'un blanc pur dans le ciel de l'été. Leurs silhouettes immaculées se détachaient avec netteté sur le bleu de l'arrière-plan.

Je vais m'enfuir là-bas, décida Charles en accélérant encore le moteur.

« Mademoiselle, je n'ai plus besoin que vous montiez la garde. Gardez la tête baissée, serrez votre ceinture, et cramponnez-vous à votre siège. 

- En… Entendu. 

- Ça va secouer. Ne parlez pas, sous peine de vous mordre la langue. Il va y avoir des changements de direction et des descentes brusques, donc mettez aussi des bouchons d'oreille. »

Après avoir reçu un signe d'assentiment de la part de Fana, il accéléra encore.

L'aiguille de l'indicateur de vitesse dépassa les 600 kmh. Comme ils approchaient de la vitesse maximum de l'avion, l'appareil était violemment secoué de tremblements incontrôlables.

Cependant, en même temps qu'un bruit menaçant d'hélices, une ombre tomba sur le manche.

Des ombres cruciformes apparurent sur le nuage au-dessous d'eux.

Cinq, six, sept – Charles avait beau faire tous ses efforts, les ombres le poursuivaient sans aucune difficulté, et leur nombre augmentait sans cesse.

Il regarda vers l'arrière.

Quatorze avions verrouillaient l'espace aérien derrière le Santa-Cruz, avec calme et nonchalance, comme s'ils se moquaient de ses tentatives pour leur échapper.

Charles eut un murmure indistinct : « Le shinden ». C'était le nom du roi des airs.

A quatorze contre un.

Leur nombre mis à part, chacun pris individuellement lui était supérieur.

En outre, il ne disposait que d'une seule mitrailleuse à l'arrière, mais même cette arme ne pouvait être maniée par Fana.

Le désespoir envahit son coeur.

Mais il l'avait prévu, dès le départ. Il prit conscience de ses pensées et rejeta au loin sa couardise.

Reprenant le manche et respirant profondément, il s'ordonna de se calmer. Paniquer signifiait mourir.

La seule arme qu'il possédait pour se sortir de cette situation, c'étaient ses talents de pilote. Et il le savait depuis le début.

Malgré l'infériorité de son appareil, il était sûr d'être meilleur. Qu'il pouvait s'échapper.

Sur ces mots prononcés pour lui-même, à voix inaudible, il se tut.

Son instinct lui murmurait que s'il se contentait de voler comme il le faisait, il serait tué. La minute suivante, son pied droit avait appuyé sur la pédale.

L'avion, qui volait à grande vitesse, dérapa soudain sur le côté. Les balles explosives 20 mm tirées des ailes du Shinden transpercèrent le nuage en visant le Santa Cruz, soulevant des embruns de brouillard.

Charles ne pouvait se reposer au prétexte qu'il avait évité les premiers tirs. Les appareils alignés de part et d'autre du premier chasseur allaient entrer dans la danse, pour lancer une deuxième puis une troisième salve sur leur proie quand elle aurait fini de glisser sur le côté. Charles le savait, si bien que lorsque le Santa Cruz eut fini son dérapage, il appuya sur la pédale de gauche pour serpenter à travers le nuage.

Il avait réussi à survivre à la formation en triangle des Shinden. Mais ensuite venaient les quatre appareils de la formation en losange. Cette partie de l'escadrille était entraînée pour anéantir l'ennemi : ils intervenaient l'un après l'autre, en commençant par le leader, pour l'arroser d'un flot de balles ininterrompu.

Le Santa Cruz ne pouvait voler droit même un seul instant. Remuant la queue et glissant à droite puis à gauche, il évitait les balles comme un serpent de mer nageant dans l'air.

Même si l'ennemi était plus rapide, cette vitesse ne lui était pas d'une grande utilité : en combat rapproché, les tirs ne peuvent atteindre leur but si les avions ne sont pas strictement alignés. Charles déplaçait son appareil chaque fois qu'ils l'étaient. Pour ses adversaires, c'était comme s'il avait des yeux derrière le tête.

Charles était totalement concentré sur ses arrières.

L'instinct et l'expérience qu'il avait accumulée le guidaient pour se synchroniser au feu de l'ennemi.

Bien sûr, s'il se trompait ne serait-ce qu'une seule fois, le Santa-Cruz serait englouti dans les flammes, pour devenir le tombeau de la future impératrice. L'échec était inenvisageable.

Ayant pris la mesure de l'habileté de Charles, les trois avions de la formation en losange prirent position et firent feu en se déplaçant de gauche à droite, puis de droite à gauche. Au lieu de concentrer leur tir sur l'hydravion, ils se contentaient de tirer droit devant eux, pour l'enserrer dans un réseau de balles.

Le bruit violent des balles 7 mm qui frappaient le fuselage résonna dans le cockpit. Il y avait de quoi paniquer. Fana gardait la tête baissée, tremblant d'une peur incoercible.

Charles jeta un coup d'oeil vers l'arrière, sur les perforations qui marquaient les flancs du Santa-Cruz. Puis il vérifia sur le tableau de bord que le réservoir à hydrogène n'avait pas été atteint.

L'ennemi savait ce qu'il allait faire. Charles ne pouvait plus combattre à la surface du nuage. Il lança un regard déterminé vers la chaîne des cumulonimbus qui se dressaient au nord comme des montagnes, appuya légèrement sur les pédales, et poussa le manche à fond.

Le Santa Cruz s'inclina en avant et plongea dans le stratocumulus.

C'était un nuage épais, et Charles ignorait s'il s'étendait jusqu'à la surface de l'eau . Se fiant totalement à l'altimètre, il gardait le manche poussé à fond, et déboucha de l'autre côté du nuage à une altitude approximative de 500 mètres.

Ramenant le manche vers lui, il mit cap au nord en gardant une altitude de 200 mètres, en restant parallèle à la surface de l'océan.

En-dessous de lui, il voyait les flots sombres battus de pluie. Derrière, il aperçut sept contre-torpilleurs qui se dirigeaient droit vers lui, mais sans ouvrir le feu. Ils ne voulaient pas toucher leurs propres avions, et attendaient probablement, de toutes façons, que les Shinden règlent la situation.

Avec un temps de retard, quatre Shinden percèrent le nuage et après une légère mise au point, pointèrent leurs mitrailleuses sur le Santa Cruz.

En fait seul le chasseur de tête s'était avancé plus près. L'armée interdit le vol rapproché dans le brouillard, à cause du risque de collision. Les autres appareils de l'escadrille se trouvaient sans doute au-dessus du nuage ; Charles ne les voyait nulle part.

Il porta son regard vers l'avant. Il était difficile d'apercevoir le cumulonimbus à cause de la pluie. Charles orienta l'avion dans la direction où il volait avant de plonger dans le nuage.

Des balles zébrèrent de lignes rouges le ciel devant lui. Les quatre Shinden qui le poursuivaient avaient commencé à tirer.

Mais désormais Charles avait jaugé l'habileté des pilotes ennemis.

Ils n'étaient pas très bons.

Il entrevoyait une lueur d'espoir. Même si son appareil était inférieur aux leurs, il était , lui, beaucoup plus habile. Il était possible de leur échapper.

Le seul avantage que le Santa Cruz possédait et que n'avaient pas les Shinden était de pouvoir se ravitailler en carburant à la surface de l'eau.

Les Shinden, monoplaces d'interception, liaient la vie du pilote à la réserve d'énergie de leur appareil. S'ils poursuivaient un ennemi trop loin et sortaient de la zone radio du porte-avion, ils pouvaient périr, dans l'incapacité de retourner en lieu sûr. Les Shinden étaient obligés de toujours rester à portée de vue de leur vaisseau mère.

Charles, qui pilotait le Santa Cruz, se sentait ainsi beaucoup plus calme en envisageant ce simple point. Même si le combat durait longtemps, il lui suffisait de se poser et de faire le plein.

C'est pourquoi il ne poursuivrait qu'un seul objectif : échapper au feu des mitrailleuses et s'éloigner le plus possible du porte-avions, pour sortir de sa zone radio, de telle sorte que les pilotes des Shinden craignent de tomber en panne. Si l'ennemi commençait à se préoccuper de ses réserves d'énergie, repliait ses ailes et faisait demi-tour, Charles gagnerait. En fait, c'était son seul moyen de gagner.

Il lança un coup d'oeil derrière lui.

(A suivre)