Stereopticon Rotation Tokyo thaumatrope ~ Redémarrage ~
Une balle roulait sur le bord de la route.
Le bus était monté sur le trottoir, et avait tordu une bonne partie de la barrière de sécurité. Un enfant criait et pleurait. Sa mère le serrait fort, assise au sol et le visage pâle.
Et.
- Yozora !?
Cria Takumu en courant aux côtés de la jeune fille.
C’était un accident de la route, mais ce n'était pas pour autant que des vies humaines étaient perdues à chacun d’entre eux. L'angle, la vitesse, l'endroit où le coup a été reçu. Si plusieurs facteurs s'alignaient les uns aux autres, il arrivait parfois de rester miraculeusement indemne. Cette donnée laissait un peu espérer Takumu.
Mais la réalité lui arracha complètement des mains ce petit espoir.
La partie droite de son thorax, celle qui a reçu le coup violent, était écrasée. Son corps entier était tordu dans une direction anormale. Ses os étaient brisés, ses poumons et son cœur rompus, et une quantité de sang si énorme que l'on croirait à une blague coulait à flots. Ses pupilles étaient ouvertes et vides de lumière, et ses lèvres tremblaient légèrement, comme gelée.
Elle était encore en vie.
Mais dans quelques secondes, il était certain qu'elle allait mourir.
- Yozora !! Tu m'entends !?
Il ne se soucia pas de se salir avec le sang. Il ne le remarquait même pas. Il la prit dans ses bras et l'appela, tout en sachant qu'elle ne répondrait pas.
De nombreuses lumières rose pâle, telle la couleur d'un petit pétale de fleur, flottèrent autour de lui.
Un bandage blanc sorti d'on ne sait où recouvrit le corps de la jeune fille. Ce bandage redonna une forme humaine normale à son corps tordu, et stoppa le sang qui coulait. Yozora ferma les yeux, et ses lèvres arrêtèrent de trembler. Son visage afficha une expression de tranquillité.
- ...Désolée.
Merinoe se tenait juste à côté. Elle avait rattrapé Takumu.
- Tout ce que je peux faire, c’est de rendre sa mort un peu plus belle.
Pourquoi elle s’excuse, pensa Takumu la tête à moitié vide.
Je n'ai rien pu faire. Ma main n’a rien attrapé.
Je ne pas le droit de blâmer qui que ce soit.
À l'origine, au moment d'entrer dans cette ville fermée, Takumu Azekura s’était préparé. Yozora Jakuin avait disparu il y a longtemps. Elle était morte. Il était censé être venu ici pour accepter ce fait.
Alors en un sens, tout se passait selon ce qu'il avait prévu.
- Yozora !!
Ses cris étaient simplement vains.
La jeune fille dans ses bras était juste lourde, et de plus en plus froide.
Clic. Le bruit d'un interrupteur que l'on allume retentit.
- ...Hein ?
Un énorme bruit mécanique résonna jusqu’à dans l’estomac du médiateur. D'innombrables engrenages, arbres à cames et manivelles en train de changer simultanément leur organisation et de démarrer une fonctionnalité différente. C'était ce genre de bruit.
Takumu ne comprit pas tout de suite ce que cela signifiait.
- Takumu !
Cependant, il entendit la voix, pour une fois, tendue de Merinoe, et leva la tête.
- Désolée, mais on dirait que c'est pas le moment de se lamenter. Je commence enfin à voir de quoi est composée cette cabine, et la vraie identité des fluctuations.
Takumu regarda d'abord la balle. Puis l'enfant. Et enfin, la mère.
Les choses présentes tout à l'heure étaient toujours les mêmes. Rien n'avait augmenté ni diminué. Et pourtant, il y avait quelque chose d'étrange.
Takumu remarqua qu'ils ne bougeaient pas.
La balle qui aurait dû être en train de rouler, l'enfant qui s'apprêtait à éclater en larmes, le visage paralysé de peur de sa mère. Ils ne bougeaient pas du tout, comme figés dans la glace.
C’était très calme. Takumu n’entendait rien. Et pas juste les bruits venant des personnes et des voitures, même le bruit du vent qui soufflait sur les feuilles d'arbres avait disparu.
Le sentiment que quelque chose n'allait pas grandissait doucement en lui, et lui fit regagner son sang-froid.
- Utilise ça.
Il mit sans hésiter les lunettes aux bords noirs que Merinoe lui donna.
À l'origine, les lunettes étaient des instruments permettant de rendre les choses difficiles à voir d'ordinaire plus visible en faisant un focus optique. Les équipements que donnait Merinoe ne dépassaient jamais leur fonction d'origine. Cependant, leurs capacités étaient quant à elles un peu excessives. Exagérées.
Takumu le vit.
- C'est...
Le monde autour de lui qu'il apercevait au travers des lentilles avait perdu toutes ses couleurs.
Il n’y avait qu’un spectacle ressemblant à celui d’une photo monochrome, où tout est peint juste d’un jeu de lumière et d'ombre avec le gris.
Il regarda une nouvelle fois dans ses bras. Le corps sans vie de la jeune fille avait également perdu toutes ses couleurs. Même le rouge vivide de son sang ressemblait désormais à quelque chose de tout noir.
- Je vois, c'est donc ça. Pour l'objectif, je ne sais pas, mais en ce qui concerne la méthode, j'ai compris.
Le ton de Merinoe était amer.
- Peut être que je vais pouvoir m'entendre avec le propriétaire d’ici, mais nos gouts ont l'air totalement différent.
- Qu'est-ce que tu dis... ?
- Je t'en parlerais après. Prépare-toi, il arrive.
Même pas besoin de demander ce qui arrivait. Si Merinoe disait ça, alors c'était que quelque chose de dangereux allait arriver si vite qu’elle n'avait même pas le temps d'expliquer plus précisément.
Takumu se leva et tendit la main. Il n'avait plus rien dans les bras, et seul un bandage noir tomba au sol. Merinoe lui serra fermement cette main.
Dans tout le paysage qui s'étendait dans la zone, des lignes en forme de bande étaient visibles.
Ces bandes devenaient de plus en plus fines et petites.
Un gris uniforme tomba sur le paysage. Tel un écran LCD brisé, ce gris retira les teintes de couleur d'origine, et repeignit avec la sienne par-dessus. Le gris augmentait. S'étendait. Repeignait tout.
- Alors ça...
Takumu était surpris. Le quartier résidentiel avait quasiment disparu.
- La restructuration du monde va commencer. Ne me lâche pas la main.
Et tout se recouvrit de gris.
J’ai l’impression de tomber dans un trou, pensa Takumu.
L’impression artificielle de flotter qui se produisait lorsque l'on ne sentait plus la gravité nous tenir.
Au même instant, sa notion du temps s’évapora.
(... C'est...)
Takumu eut l'impression de voir un torrent de lumière aux couleurs de l'arc-en-ciel lui recouvrir la vue — mais bien évidemment, l'endroit n’était pas rempli de lumières, il n’y avait rien. Il s’agissait là d’un phénomène perçu uniquement par le cerveau de Takumu.
C'était une étrange sensation, celle d'avoir à la fois le corps entier compressé, et à la fois étiré à l'infini.
Il ne sentait pas de douleur, mais une sensation désagréable y ressemblant lui traversait tout le corps.
(Cette sensation, c'est...)
Un déjà vu ? Non.
Je revis un évènement ? Non.
Ses cinq sens récupérèrent leurs capacités. Une nouvelle impression de flottement l’attaqua, mais cette fois-ci, avec ses sens revenus.
- Ugh.
Il tomba d'un peu plus d'un mètre de haut sur du sol qui ressemblait à de l'asphalte, sur les épaules. Il roula pour diminuer l'impact. Ses lunettes tombèrent au sol. Cric. Il entendit un bruit ressemblant à celui d'une sculpture de glace que l’on brise.
- ...
Toujours allongé au sol, il ouvrit doucement les yeux.
Des murs en béton pas très haut. De vieilles maisons en bois. Des immeubles endommagés. Juste à côté, un immeuble résidentiel à 2 étages qui semblaient avoir été reconstruits il n'y a pas si longtemps. Un parking à abonnement mensuel désert. Un distributeur automatique de boissons. La pancarte d'une grande chaine de pharmacie.
Le duo n'était bien évidemment pas à l'intersection de tout à l'heure. Ils n’en étaient pas très loin, à un endroit un peu plus détaché.
Takumu et Merinoe étaient apparus aux mêmes coordonnées que lorsqu'ils étaient entrés la première fois.
Mais il y avait aussi beaucoup de différences.
Le monde était toujours arraché de ses couleurs. Tout était dominé par le gris. Les mouvements ne semblaient pas non plus être revenus. Dans les airs, les oiseaux étaient toujours immobiles.
- Je vois. Je me suis moquée tout à l'heure, mais on dirait sérieusement qu'on est dans un monde typique de SF.
Il entendit la voix de Meronie depuis son torse. Il pensait la tenir seulement par la main, mais sans s'en rendre compte, il s’était mis dans une position où il la tenait fort dans ses bras.
Il retira ses bras, et la libéra.
Puis il comprit. Ses vêtements étaient également redevenus ceux d'une tenue de camouflage urbain, celle qu'il portait quand il est entré dans la cabine. Il en allait de même pour son visage, couvert par des lunettes de protection et un masque, et non les lunettes qu'il portait il y a quelques instants.
- Typique de SF ?
Merinoe se leva, se détendit le corps avec un peu de gymnastiques, et répondit.
- Au début, tu disais que le flot du temps était perturbé, non ? À ce moment-là tu avais déjà la moitié de la réponse, je te donne 50 points. Par contre je n'ai pas pu prédire les 50 restants.
Dit-elle en secouant la tête, vexée.
- Enfin, c'est du classique, mais je ne pensais pas que quelqu'un le mettrait sérieusement en place. On a joué avec mes idées reçues.
- T'as compris le mécanisme ?
- Globalement. Tu comprends si je te dis Replay de Ken Grimwood ?
Il répondit avec un silence.
- ...Tu me diras, c'était pas vraiment un bon exemple. Un peu trop vieux. Mais si je cherche parmi les œuvres récentes, il y en a tellement que je ne sais pas laquelle choisir.
- Passe avec tes exemples, et dis-moi ce que t'en conclus. Qu'est-ce qu'il se passe avec cette ville...
Et avec Yoroza... Il avala ses mots avant de les sortir.
-... Qu'est-ce qu'il se passe avec ce monde ?
- Il remonte le temps.
Comme l'avait demandé Takumu, la conclusion était courte.
Takumu l'avait aussi quelque peu compris, mais il en perdit quand même les mots.
- Mais dans un sens, artificiellement. Le créateur a probablement enregistré l'état de tout ce qui se trouvait dans la cabine au moment de la disparition de Tokyo. Lorsqu'un certain déclencheur est activé, celui-ci appelle les enregistrements et réécrit toute la cabine. Le coupable ne manipule pas directement le temps, il reproduit physiquement une période spécifique.
Takumu l'écoutait, la bouche ouverte comme un idiot.
- Ce qui vient de nous arriver a surement eu lieu plein de fois auparavant. C'est grâce à ça que cette ville isolée a pu continuer de bien se porter même si beaucoup de temps s'est écoulé depuis sa disparition.
Une nouvelle fois, un énorme bruit mécanique résonna jusqu’à dans son estomac.
Les innombrables engrenages qui composaient ce monde avaient été une nouvelle fois réarrangés, et reprirent leur travail. Ça n'avait pas de sens, mais il le ressentait comme ça.
La couleur, le mouvement et le bruit commençaient à regagner le monde.
L'oiseau dans le ciel siffla légèrement et s'en alla.
- Autrement dit...le typique de SF dont on parle là, c'est...
- La boucle temporelle.
Acquiesça Merinoe.
- Cette ville ne cesse de répéter le 5 juin, et ignore le temps qui passe dans le monde extérieur.