Biblia Koshodô no Jiken Techô ~ Français : Volume 1

From Baka-Tsuki
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Illustrations[edit]

Voici les illustrations inclues dans le volume 1 de Biblia Koshodô no Jiken Techô.


Prologue[edit]

Ce jour-là, il y a six ans de cela, je descendais les collines de Kita-Kamakura, me promenant le long de l'étroite ruelle qui longeait les rails.

Imbibée de sueur, ma chemise aux manches retroussées à moitié collait à mon dos. Le chant agaçant des cigales résonnait inlassablement dans mes tympans, et on pouvait voir des hortensias partout. Hélas, l'été avait pris la place de la saison des pluies avant qu'ils n'aient fané.

À l'exception des surfeurs, ce n'était pas une saison que les locaux appréciaient particulièrement. Malgré que les plages de Yuigahama et d'Enoshima étaient déjà ouvertes au public, les collégiens et lycéens ici n'avaient pas spécialement envie d'aller jouer sur les plages du coin — du fait de l'affluence importante de touristes et de l'étrange couleur de rouille qui se trouvait dans l'eau quand la marée montait.

J'étais un élève de première scolarisé dans le lycée préfectoral situé sur le flanc de la montagne. On était dimanche, mais je devais aller à l'école pour récupérer un cahier que j'avais oublié, et me trouvais sur le chemin du retour. J'avais manqué le bus qui passait toutes les heures, et dû donc marcher jusqu'à la gare JR[1] malgré le fait d'avoir l'habitude de l'emprunter pour me rendre au lycée depuis chez moi. Ou vice-versa. Kamakura était entouré par les montagnes, et les routes ici étaient très étroites, ce qui rendait certaines zones particulièrement difficiles d'accès.

Je pouvais voir le quai de la station de Kita-Kamakura à ma droite. Il était vraiment long, et vu que l'entrée se trouvait uniquement de l'autre côté, je dus faire tout le tour pour pouvoir pénétrer dans la gare.

Il y avait des rangées de vielles maisons à ma gauche, et les arbres plantés dans leur jardin étaient immenses, source d'une quantité débordante de couleur verte.

Peu de gens était au courant, ou peut-être qu'ils s'en fichaient, mais il y avait une librairie de livres d'occasion dans cette ruelle.

Cette bâtisse en bois se trouvait là depuis tant d'années, mais la boutique n'avait jamais été baptisée. Il y avait à l'entrée de celle-ci un vieil écriteau dansant avec la brise où les mots « Achat de vieux livres, évaluation en toute honnêteté » inscrits dans une écriture flamboyante. Il ne pouvait pas beaucoup tourner par contre, sûrement du fait de la rouille.

J'étais sur le point de passer devant cette librairie dont j'ignorais le nom.

Cependant, quelque chose d'inattendu arriva alors. La porte coulissante en bois s'ouvrit en craquant, et une jeune femme en sortit.

Elle était vêtue de simples vêtements dont une blouse blanche sans manche ainsi qu'une chemise bleu marine. Ses longs cheveux étaient tressés derrière sa nuque, sa tendre peau blanche faisait honneur à ses larges et éblouissants yeux noirs, et il y avait une paire de fines lèvres sous son nez.

Elle était probablement plus vieille que moi, avec une apparence très différente de celle des gens que je connaissais, et était vraiment une très belle femme qui pouvait très bien attirer le regard des passants sur son passage. Elle paraissait cependant réservée, avec ses lèvres plissées comme le bec d'un petit oiseau tandis qu'elle produisait un son étrange et sourd.

— Fu- Fufu- Fu-

Il me fallut du temps avant de me rendre compte qu'elle était en train d'essayer de siffler. Peut-être qu'elle était un peu nunuche sur les bords.

Elle sortit un petit chariot de la vieille maison en bois sans étage, semblant apparemment être une employée de cette librairie de livres d'occasion qui se préparait pour son ouverture.

Elle ne s'arrêta pas pour me jeter un regard, moi qui me tenais juste à côté d'elle, pendant qu'elle était occupée à pousser le chariot jusqu'à sa destination. Une planche en bois avec une écriture peu soignée qui disait « Cent yens pièce » était posée sur le chariot, qui était sûrement utilisé pour y mettre les livres à prix cassés.

Elle était sur le point de rentrer dans la boutique, quand elle s'arrêta subitement devant l'écriteau. Elle lâcha un doux son — « Hein ? » — et donna un petit coup à la plaque métallique ce qui la fit tourner en grinçant. Cette dernière s'arrêta quand le verso de l'écriteau « Achat de vieux livres, évaluation en toute honnêteté » fit face à la rue.

Librairie antiquaire Biblia.

Je réfléchis pendant un moment et me rendis compte que c'était selon toute vraisemblance le nom de la boutique. Elle avait donc vraiment un nom. Elle rentra dans la boutique en sautillant légèrement à chacun de ses pas<--!with a bounce in each of her steps-->, et jusqu'au bout, elle ne me remarqua pas.

Qui est-elle ?

Je me souvins que cette boutique était tenue par un homme d'âge mûr au cheveux gris. Avait-il embauché une étudiante ?

Je me dirigeai en hésitant vers la librairie antiquaire Biblia, et jetai un regard furtif dans la boutique faiblement éclairée à travers la vitre de la porte coulissante. Il y avait un comptoir avec une caisse enregistreuse en face d'étagères, où étaient entassés tout un tas de livres. Je pouvais la voir derrière ces derniers à travers les interstices. La fille était apparemment immergée dans les livres alors qu'elle avait le nez plongé dans un très gros d'entre eux. De là où je me trouvais, je pouvais voir que ses yeux derrière ses lunettes étaient grand ouverts, brillants de mille feux. Il y avait des moments où elle gloussa, d'autres où elle acquiesça fermement, bref, elle ne restait pas passive.

Elle adorait vraiment lire.

Je suppose que c'est ce qu'on appelle se perdre complètement. Ses actions pouvaient paraître un peu excentriques, mais c'était la première fois que je voyais quelqu'un être aussi absorbé par la lecture d'un livre. On pouvait dire que j'étais particulièrement envieux. Que pouvait-elle bien lire ? Qu'y avait-il de si intéressant ?

Je posai ma main sur la porte coulissante, mais perdis toute volonté avant de pouvoir l'ouvrir. À quoi bon lui poser ces questions ? Je n'aimais pas du tout lire... La faute à cette « nature » en moi. Déprimé, je quittai l'entrée de la librairie et traînai péniblement mes pas jusqu'à la gare.

Sa silhouette, que j'avais aperçue dans l'étroite librairie, s'était imprimée dans mes rétines telle une peinture. Il y eut plusieurs tentatives de rebrousser chemin et de retourner à la boutique sur mon chemin jusqu'au quai de la gare, dans l'idée de pouvoir discuter avec elle. Ce n'arriva cependant pas.

Je pris la ligne Yokosuka pour rentrer chez moi.

Je n'avais pas l'impression que j'avais fait quoi que ce soit qui pourrait la faire rire. Ceux qui étaient capables de saisir la chance d'une rencontre étaient doués, et une personne ordinaire la laisserait passer dans la plupart des cas. Je n'avais simplement fait que ce qui était normal, telle une personne ordinaire.

Mais même à cette époque, il y avait des moments où je me répétais à moi-même — Qu'est-ce qui se serait passé si j'étais entré et que j'avais fait connaissance avec elle ? Peut-être que ce tournant aurait transformé ma vie.

Enfin, ce genre de suppositions sont vaines. Elles auraient été sans fin si j'avais continué m'y attarder.

Permettez-moi de mettre fin à ce prologue.

Ceci est une histoire impliquant de vieux livres. Elle concerne les vieux livres en eux-mêmes, ainsi que les histoires des personnes impliquées.

Les livres légués ne contiennent pas seulement des histoires originales, mais également leur propre histoire. Même si l'un d'entre eux est vendu, cette phrase s'appliquerait toujours. Qui plus est, si je le pouvais, j'ajouterais que toutes les « histoires » ne sont pas heureuses. Certaines peuvent être tellement abominables que personne ne veut y faire face, mais elles sont comme tout ce qui a existé dans ce monde.

Je m'appelle Daisuke Gôra. J'ai 23 ans cette année. Les vieux livres en rapport avec moi ne sont autres que ceux de l'Intégrale de Sôseki.

Bien, permettez-moi de vous raconter mon histoire.

  1. Japan Rail, équivalent de la SNCF au Japon.


Chapitre 1 — Natsume Sôseki « Intégrale de Sôseki, Nouvelle Édition » (Iwanami Shoten)[edit]

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J'ai toujours eu du mal à lire depuis que je suis petit.

Bien entendu, les livres dactylographiés étaient encore pire pour moi. Après un long moment passé à tourner les pages et à lire chaque mot, je me sens extrêmement frustré sans que je sache pourquoi. Mon cœur se met à hurler de toutes ses forces, mes paumes deviennent moites, et au final, mon humeur en prend un coup. On peut dire que je suis bibliophobe...

De ce fait, j'ai beaucoup souffert à l'école. Peu importe la matière, il y avait toujours des manuels avec des mots imprimés dessus. Ça allait tant que je devais prendre des notes pendant le cours, mais mes notes en anglais et en littérature moderne étaient catastrophiques vu que je devais apprendre par cœur. Je pouvais sentir mes poils se hérisser à chaque fois que j'entendais « Compréhension de lecture ».

J'en avais parlé à ma mère et à mes professeurs, mais tout ce que j'en héritai fut quelques encouragements tout en me disant qu'il n'y avait rien à faire si je n'aimais pas les livres. Il était naturel pour chacun d'avoir ses propres forces et faiblesses, alors je n'avais pas trop à m'en soucier.

Leur sollicitude me touchait vraiment, mais ils se méprenaient complètement sur mon problème. Je ne détestais pas lire, c'était juste que je ne pouvais pas le faire, même si je le voulais. À chaque fois que je lisais, mon corps se crispait.

Si ce malentendu ne s'était jamais dissipé, c'était en partie parce que je n'étais pas doué pour expliquer les choses, et pire, parce que je n'avais pas du tout la tête d'un lecteur assidu. Où que j'allais, ma silhouette large et imposante et mon corps musclé étaient trop frappant. Quiconque me voyait pensait que j'étais tout sauf un intellectuel. J'étais toujours choisi dès qu'il était question de festivals du sport ou de rencontres sportives, et j'étais souvent invité pour rejoindre les clubs de sport.

Hélas, je ne m'intéressais pas spécialement au sport. Je voulais lire. J'avais souvent postulé au rôle du libraire de la bibliothèque de l'école, et je ne prenais pas du tout ça pour une corvée de ranger les livres comme tout un chacun le pensait. À cette époque, j'adorais regarder les tranches des livres d'un bout à l'autre d'une étagère. Il n'y avait aucun problème tant que je me contentais de m'imaginer parcourir leurs pages.

À ce propos, cette « phobie » n'était pas arrivée de manière naturelle. Il y avait une raison derrière. C'est l'histoire de l'intégrale de Sôseki, et le prélude à mon histoire.

C'était arrivé avant que j'entre en primaire. Un jour pluvieux de printemps, j'étais en train de lire tout seul dans la chambre d'ami au premier étage.

Je suppose que je devrais d'abord décrire ma maison.

Ma maison était située à Ôfuna, une ville juste entre Yokohama et Kamakura, et c'était un endroit touristique très prisé pour ceux qui empruntaient la ligne Est de la Japan Railway en provenance de Tokyo.

Il y avait une immense statue de Guanyin[1] sur la colline près de la gare d'Ôfuna. Elle avait vraiment l'air impressionnante éclairée par la lumière, mais le visage blanc qui apparaissait entre les arbres était plutôt effrayant. Cependant, mise à part cette Guanyin qui veillait sur cette terre vingt-quatre heures sur vingt-quatre, c'était une ville on ne peut plus banale.

Jadis, il y avait une autre attraction touristique. C'était le studio cinématographique, un des rares au Japon. Il avait été abandonné quand je suis entré au collège, mais j'avais souvent entendu ma grand-mère en parler. Il avait à une époque soutenu l'Âge d'Or de l'industrie cinématographique japonaise, je n'y connaissais rien vu que je ne regardais pas beaucoup de films.

Le « Restaurant Gôra » situé juste à côté du studio cinématographique était ma maison, et la spécialité de ma famille était très ordinaire : un katsudon avec des petits pois et des cornichons.

Mon arrière-grand-père était celui qui avait ouvert ce restaurant, puis ma grand-mère avait repris le flambeau plus tard. Les employés du studio venaient manger là par le passé, et notre restaurant tournait à plein régime. Hélas, une fois que je suis devenu adulte, il n'y avait plus autant de clients.

Ce n'était pas parce que notre restaurant était mal noté, mais parce que le nombre de travailleurs avait diminué à mesure que le nombre de films produits par le studio avait baissé. Un jour, grand-mère licencia tout le monde et commença à s'occuper seule du restaurant.

Nous vivions au premier étage de ce restaurant, ma grand-mère, ma mère et moi. Mon père était mort avant ma naissance, et ma mère m'avait mis au monde en rentrant dans sa ville natale. Soit dit en passant, c'était ma grand-mère qui m'avait prénommé « Daisuke ».

Pendant que ma mère travaillait dans une société spécialisée dans l'alimentaire à Yokohama, ma grand-mère était chargée de mon éducation. J'avais droit à dix sermons pour chaque erreur que je faisais, allant des tâches ménagères quotidiennes à l'angle d'inclinaison parfait. En tant qu'unique petit-fils, je n'avais pas souvenir d'avoir été choyé.

Ma grand-mère avait beaucoup de menton, et semblait plutôt gentille, mais son regard était aussi exceptionnellement perçant que celui de Guanyin sur la colline.

Quoi qu'il en soit, revenons-en à mon histoire. Ce jour-là, j'étais dans le salon au premier étage pour chercher un livre d'images. Je me souviens que ce livre était « Guri et Gura », et à cette époque, j'étais encore un enfant obéissant qui adorait lire. Pas seulement les livres d'images, mais également quelques livres pour enfants avec des furiganas dans leur titre, et je me souviens que je tannais les adultes pour qu'ils m'achètent de nouveaux livres à chaque fois qu'on allait à la librairie.

J'avais fini par en avoir marre de lire des livres à la maison, et je m'ennuyais. La pause déjeuner se terminait, et on pouvait entendre des clients discuter et la télévision au rez-de-chaussée. Je voulais sortir, mais je ne pouvais pas vu qu'il pleuvait dehors.

Je sortis du salon et me dirigea vers la chambre de ma grand-mère au bout du couloir. C'était une pièce typiquement japonaise orientée nord, très étroite, et le plafond était incroyablement bas. Notre maison avait subi un bon nombre de travaux d'extension, alors la disposition des pièces était assez étrange.

Ma grand-mère m'avait dit de ne pas entrer dans sa chambre sans raison particulière, mais j'avais une idée en tête — chercher des livres.

Il y avait une immense étagère adossée au mur de cette pièce typiquement japonaise, et naturellement, les livres de grand-mère y étaient rangés. Il semblerait que ma grand-mère aux allures de Guanyin Bodhisattva avait été jadis une mordue de littérature, et j'avais entendu dire qu'à l'époque, elle dépensait la grande majorité de son argent de poche gagné en travaillant au restaurant dans les livres.

Les livres que grand-mère collectionnait étaient pour la plupart des vieux textes de littérature japonaise datant de l'ère Meiji et Taisho, et le moi de cette époque ne pouvait comprendre le contenu de ces livres. Mais avec une telle quantité de livres, je pensais qu'il y avait peut-être des livres pour enfants. Et donc, me voilà, les yeux pleins d'attente.

Je me mis à sortir les livres un à un tout en vérifiant leur contenu. À cette époque, je ne comprenais pas les kanjis, et j'avais laissé les livres à même le sol sans prendre la peine de les ranger avant de prendre le suivant sur l'étagère. Au final, j'ignore si j'étais en train de chercher un livre ou de mettre le bazar.

À mesure que l'ouverture laissée par les livres que j'avais retirés s'agrandit, je remarquai une boite tout en bas remplie de livres de poche. Comme ils étaient petits, je pensai que c'était peut-être des livres pour enfants, et m'approchai pour lire. Le nom était imprimé sur le verso, mais malheureusement, c'était en kanjis pour la plupart, et il n'y avait qu'un livre avec des hiraganas. Je commençai à lire lentement cette ligne :

— Et... puis.

Quel genre de livres était-ce ? Au moment où j'étais sur le point de sortir la boite de l'étagère :

— Qu'est-ce que tu fiches ?

Une profonde voix brailla juste au-dessus de ma tête, me prenant totalement de court. Je jetai un œil derrière moi et vis ma grand-mère, vêtue de ses vêtements de cuisine tandis qu'elle baissa la tête dans ma direction. Quand est-ce qu'elle était montée à l'étage ? Ses longs yeux minces qui me rappelaient Guanyin Bodhisattva[2] me fichaient vraiment la trouille.

Je m'assis sur le tatami recouvert par les livres.

Je me souvins immédiatement de la deuxième partie de la phrase quand ma grand-mère me disait de ne pas entrer dans sa chambre, « Même si tu venais à entrer, tu ne dois surtout pas toucher aux livres sur l'étagère. Ce sont des choses qui me sont très précieuses. »

À ce moment-là, je savais ce que j'avais à faire. Ma grand-mère était sévère, mais elle m'aurait pardonné si je m'excusais avec sincérité. En tout cas, ça avait été le cas quand je m'étais amusé à aligner les chaises du restaurant pour en faire un tunnel. Je m'assis comme il faut en seiza et courbai la tête, pour m'excuser-

Mais la réaction de ma grand-mère dépassa de loin toutes mes attentes. Elle m'attrapa par les épaules violemment et me gifla deux fois alors que j'étais complètement sous le choc. Elle n'y alla pas de main morte vu qu'elle ne retint pas ses coups. Mes épaules et cuisses s'écrasèrent contre la pile de livres, et elle me souleva avant que je ne pusse pleurer. Ces yeux énervés de Guanyin Bodhisattva m'horrifiaient tellement que je n'étais pas loin de me pisser dessus. Ce fut la première et la dernière fois que je fus battu par ma grand-mère.

— ... Je t'interdis de lire ces livres, dit grand-mère d'une voix rauque, avant d'ajouter, La prochaine fois, tu ne fais plus partie de la famille.

J'acquiesçai lentement sans dire mot.

Pour être honnête, de là à en conclure que cet incident fut la cause de ma « phobie », il y a un pas que je ne franchirais pas, étant donné que je ne suis pas psychologue. Ce ne fut qu'une fois devenu adulte que j'y vis une raison plausible.

Cependant, une chose est sûre : je ne fus plus en mesure de lire de texte imprimé depuis que j'avais dû faire face à la colère noire de ma grand-mère. Naturellement, je n'étais plus jamais entré dans sa chambre depuis l'incident.

J'ignorais quand ma grand-mère avait remarqué ce changement en moi. Mais nous n'avions jamais discuté de cet évènement après toutes ces années. Peut-être que c'était un souvenir douloureux pour elle aussi.

Il aura fallu attendre quinze ans après l'incident en question pour que le sujet revienne sur la table. Alors que je lui rendais visite à l'hôpital où elle venait d'être admise :

— Tu sais, ce jour où je t'ai frappé, commença-t-elle soudainement, j'avais vraiment été choquée de te voir dans ma chambre. Tu ne l'avais jamais fait avant, n'est-ce pas ?

Le ton de sa voix sonnait comme si c'était arrivé la semaine d'avant, et il me fallut un long moment avant de digérer ses mots et comprendre de quoi elle parlait.

À ce moment-là, nous n'étions plus ce que nous étions avant ; que ce soit ma grand-mère, qui parlait, et moi, qui écoutais. J'étais plus grand que la moyenne et j'avais atteint ma majorité, tandis que ma grand-mère déjà pas très grande à la base était devenue bien plus fine et fragile, et au fur et à mesure que son état de santé se dégradait, le restaurant ferma de plus en plus souvent.

À cette époque, c'était bientôt la saison des pluies, et il pleuvait des cordes dehors. À chaque fois qu'on passait d'une saison à une autre, les migraines de ma grand-mère se réveillaient. Hélas, comme elle ne montrait aucun signe d'amélioration, elle fut admise à l'hôpital pour faire un bilan de santé. J'étais très occupé, notamment à la recherche d'un travail, et après un entretien chez une entreprise, je m'étais rendu à l'hôpital pour lui rendre visite. Je trouvais d'un coup inexplicable le fait que je discutais de ce qui s'était passé quand j'avais cinq ans tout en étant vêtu d'un costume.

— Je n'ai jamais voulu te frapper. C'était de ma faute, je suppose.

Je fixai du regard la clarté qui pouvait se dessiner dans les yeux de ma grand-mère, et sentis que l'ambiance était assez pesante.

— Non, je n'aurais jamais dû entrer dans ta chambre à la base. T'en fais pas pour ça.

Je ne lui en voulais pas pour ce qu'elle avait fait. C'était la seule et unique fois qu'elle m'avait frappé, mais elle avait toujours cette expression triste tout en parlant.

— J'ai souvent pensé que si tu pouvais lire des livres maintenant, ça bouleverserait complètement ta vie.

Je frottai légèrement mes sourcils avec mes doigts. Peut-être bien. À l'université, j'avais abandonné mon acharnement à vouloir lire des livres et accepté l'invitation du club de judo. Au bout de quatre ans, j'avais atteint un honorable Dan[3] et m'étais classé parmi les meilleurs du tournoi du quartier. J'étais devenu plus fort, les muscles autour de mon cou et de mes épaules étaient plus robustes, et j'avais accru ma force physique.

— ... Peu importe si je ne peux pas lire de livres maintenant.

Certes, ce fut ce que j'avais dit, mais ce n'était qu'à moitié vrai. Ma vie universitaire avait été bien plus enrichissante que le reste de mon parcours scolaire — mais si j'avais pu lire des livres, elle aurait été complètement différente.

— Vraiment ?

Grand-mère soupira en fermant les yeux. Je pensais qu'elle était sur le point de s'endormir, et après un moment, elle se mit à parler :

— ... Avec quel genre de personne vas-tu te marier ?

— Hein ?

Le brusque changement de sujet de conversation me prit par surprise. C'était exactement comme quand elle me parlait et se mettait à utiliser des mots bizarres que je ne pouvais pas comprendre. Je sentais que quelque chose n'allait pas.

— Il est trop tôt pour parler de mariage, dis-je en regardant l'entrebâillement de la porte.

S'il y avait eu une infirmière qui passait par là, je lui aurais demandé d'entrer.

— Peut-être que ça serait une bonne chose pour toi d'épouser une femme qui aime les livres. Tu ne peux pas les lire, mais elle pourra toujours te raconter toutes sortes d'anecdotes intéressantes à leur sujet... Enfin, c'est assez compliqué, étant donné que les rats de bibliothèque préfèrent les gens qui partagent la même passion, dit grand-mère d'un ton taquin.

J'ignorais si elle plaisantait, ou si sa conscience était en train de s'échapper vers un endroit bizarre. Puis elle sembla se remémorer de quelque chose avant d'ajouter :

— ... Quand je ne serai plus de ce monde, je te lèguerai tous mes livres.

C'était comme si on m'avait lancé de l'eau froide au visage, et je n'étais pas du genre à pouvoir faire semblant de garder mon calme et à m'adapter à la situation.

— Que-Qu'est-ce que tu racontes... Il est trop tôt pour ça, non ? murmurai-je doucement.

Mon grand-père et mon père étaient mort avant ma naissance, alors c'était la première fois que j'entendais un proche tenir ce genre de discours. Grand-mère ferma les yeux tout en esquissant un sourire narquois. Il semblerait qu'elle pouvait déceler l'anxiété en moi comme à livre ouvert.

Elle avait une tumeur maligne au cerveau, et il n'était plus qu'une question de temps avant qu'elle n'en succombe. Je ne lui avais pas donné les résultats des examens détaillés, mais elle s'en était sûrement rendu compte à l'attitude de ma mère et à la mienne. Nous n'étions pas de taille à tromper Guanyin Bodhisattva.

Je finis par comprendre ce que ma grand-mère essayait de me dire.

C'était les paroles qu'elle voulait transmettre à son petit-fils avant le moment fatidique — ses dernières volontés.

Le temps que je me rappelle des livres de ma grand-mère, plus d'un an s'était écoulé depuis ses funérailles, c'est-à-dire en plein milieu du mois d'août 2010. Après être sorti diplômé de l'université, je continuai à vivre chez moi à Ōfuna, et alors que j'avais enfin fini par m'extirper du lit vers midi, j'entendis ma mère me crier de l'extérieur de la maison :

— Descends, Paressuke.

J'étais intrigué par le fait que ma mère, qui travaillait normalement à cette heure-ci, était à la maison. Je me rappelai alors qu'on était dimanche. Franchement, j'étais incapable de savoir quel jour on était depuis que la fin des cours.

Je baillai tout en sortant de ma chambre, et me rendis compte que la porte au bout du couloir était ouverte. Il semblerait que maman était dans la chambre typiquement japonaise de grand-mère.

— Aïe.

Je me cognai durement le front contre l'encadrement de la porte alors que j'étais sur le point d'entrer. Un craquement se fit alors entendre.

— Qu'est-ce que tu fiches, Paressuke ? Arrête de détruire la maison.

Maman grommela tout en se tenant debout au centre de la pièce. Sa tête touchait presque l'abat-jour de la lampe fluorescente, et malgré notre différence de taille, elle était tout de même assez grande.

— La porte n'est pas très haute ici.

Je me frottai la tête en râlant. J'ai déjà mentionné avant le fait que du fait de multiples agrandissements de la maison, l'agencement des pièces était devenu un peu bizarre. Même si on dirait qu'elle est plus basse que de quelques centimètres, cette différence se voit malgré tout.

— Tu n'es pas encore réveillé, voilà tout. Personne ne s'est jamais cogné ici avant toi.

Je ne pensais pas. Il y avait un bout de scotch noir collé sur l'encadrement de la porte, et il était déjà là aussi loin que je m'en souvenais. Quelqu'un s'était clairement cogné là avant moi, et il aurait été déprimant si j'avais été le seul à avoir été imprudent.

— Je suis en train de ranger les affaires de ta grand-mère...

Elle parla avant de s'arrêter en milieu de phrase, avant de marquer une pause, pour visiblement pousser un soupir.

— ... Ah, franchement, c'est embêtant d'être deux personnes de grande taille dans cette pièce. Viens t'assoir.

Je m'assis en tailleur devant ma mère, assise en seiza, elle. Elle avait un menton large, de longs yeux minces, et était capable de dire des choses cruelles en gardant un visage de marbre. Mis à part la taille, elle était le portrait crachée de grand-mère. Maman avait deux grandes sœurs — mes tantes — et c'était elle qui ressemblait le plus à grand-mère.

Hélas, cela ne lui plaisait pas vraiment d'avoir tant hérité de sa mère, et pire, cette grande ressemblance devait même l'agacer. Je n'avais jamais vu maman parler calmement avec grand-mère plus de cinq minutes, et elle avait même sûrement choisi de travailler ailleurs plutôt que de reprendre le restaurant Gôra justement parce qu'elle voulait éviter de la voir.

— Ça fait plus d'un an que ta grand-mère est décédée. Je me demande si on ne pourrait pas faire un peu de ménage dans toutes ses affaires, dit-elle.

C'était exactement comme elle l'avait dit. Nous avions tout un tas de cartons pliés en dessous de nous. Les vêtements et bijoux de grand-mère avaient déjà été répartis entre les trois sœurs, et les seules choses qui restaient dans cette maison n'avaient pas été touchées. Ce bazar me remémora cet incident quand j'avais cinq ans. Je décidai de jeter un œil dans la chambre pour me changer les idées, mais soudain, je remarquai une différence notable.

— Où sont les livres de grand-mère ?

L'étagère accolée au mur était complètement vide, pas un seul livre ne s'y trouvait.

— Ils sont là-dedans. J'ai dit que j'allais les ranger, non ? Tu ne m'écoutais pas ?

Maman grommela tout en toquant les cartons à côté d'elle.

— Tu vois la maison de retraite près du carrefour Sekiya ? Je connais quelqu'un qui y travaille, il y construit une salle de lecture et il s'est récemment mis à collecter des livres. Il était si heureux quand je lui ai proposé les livres de ta grand-mère, il m'a alors dit qu'il en voulait autant que possible. Je lui ai dit que j'allais envoyer notre Paressuke.

— Comment tu peux m'appeler comme ça quand tu parles à des inconnus ?

Bien entendu, ce Paressuke en question faisait référence à moi. Le « suke » de mon prénom, Daisuke, avait été ajouté au mot « paresse », et elle m'appelait vraiment par ce surnom devant tout le monde.

— C'est le cas après tout. Tu bayes vraiment aux corneilles à la maison de toute façon.

— ... C'est pas comme si je le voulais non plus.

Je n'avais toujours pas trouvé de travail. Un jour, j'avais reçu une offre d'une société de construction à Yokohama, mais cette dernière avait mis la clé sous la porte en février dernier. En ce moment, je me rendais toujours dans des salons pour l'emploi, mais je n'arrivais toujours pas jusqu'à la case entretien. Je ne sortais pas d'une université prestigieuse, et je n'avais pas de points forts particuliers, si ce n'est ma force physique. Et la crise économique n'arrangeait pas vraiment les choses.

— T'es trop difficile. Tu devrais essayer de passer les concours pour entrer dans l'armée ou dans la police dans ce cas. T'as hérité de mon super physique, alors ça ne serait pas si mal de pouvoir en profiter.

Je ne répondis pas. Ce n'était pas la première fois qu'on me conseillait d'entrer dans l'armée ou la police. Mon dan de judo était clairement un avantage, mais après quatre années passées dans le club de judo, j'avais parfaitement compris que je n'avais pas vraiment l'esprit de compétition. Ce n'était pas que les travails physiques étaient trop fatiguant, mais c'était plus que je préférais un travail plus simple où je n'allais pas devoir endosser la responsabilité de la sécurité et de la paix du pays.

— Au fait, au sujet des livres.

Je changeai de sujet et rangeai temporairement cette conversation au plus profond de mon cerveau.

— Grand-mère prenait vraiment grand soin de ces livres. On n'est pas obligés de les donner...

— C'est pas grave, répondit maman. Elle a bien dit qu'elle te les léguait à sa mort, non ? Tu l'as oublié ?

— Non, mais j'ai pas l'impression que c'est ce qu'elle attendait de nous.

Je pensais que grand-mère voulait que, tout en étant libre de les partager, nous les chérissions. Cependant, maman se contenta de hocher négativement la tête.

— Tu ne comprends toujours pas ? Son slogan, c'était en gros « on ne peut rien emporter dans l'au-delà ». Ça a été le même refrain à la mort de ton grand-père, elle n'a pas hésité à se débarrasser de son héritage. Elle avait ce genre de mentalité.

À ce sujet, je n'avais pas souvenir du moindre objet laissé par grand-père à grand-mère. Grand-père était mort il y a longtemps, et on m'avait dit que ça datait de quand ma mère venait d'entrer en primaire. Il avait eu un accident de voiture en une chaude journée d'été exactement comme celle d'aujourd'hui, alors qu'il rentrait du Kawasaki Daishi[4].

— Les choses seraient différentes si tu pouvais vraiment lire, non ?

Non, je n'allais pas les lire, ou pour être plus précis, j'en étais incapable. Ils auraient juste servi de décoration chez moi de toute façon. Peut-être que ce n'était pas une mauvaise idée de les donner à quelqu'un qui pouvait les lire.

— Très bien, et si j'allais livrer ces livres maintenant ?

Je jetai un rapide regard dans la pièce. Les livres des étagères n'étaient pas dans les cartons, mais éparpillés sur le tatami. Il fallait d'abord que je les range dans des cartons.

— Ainsi soit-il. Mais avant que tu n'y ailles, il faut que je discute de quelque chose avec toi.

Maman souleva une pile de livres à côté d'elle et la posa devant moi. Il y avait une trentaine de livres au total, et ils étaient petits et fins comparés aux autres, de la taille d'un simple manga shônen. Je sentis comme une douleur aiguë alors que les mauvais souvenirs refirent surface en moi. C'était les livres que j'avais voulu prendre avec moi à l'époque, mais ce fut la première fois que je remarquai que c'était l'intégrale des œuvres de Sōseki. Cette collection incluait le livre « Et puis ».

— Je m'étais dit qu'elle avait peut-être oublié qu'elle avait caché de l'argent dans ces livres, alors je les ai feuilletés un à un.

C'était donc ce qu'elle faisait. Maman ignora ma surprise, se saisit d'un livre où étaient imprimés les mots « VIIIè volume : Et puis », et me montra la couverture intérieure.

— Regarde ce que j'ai trouvé.

Il y avait une petite ligne écrite au pinceau sur le côté droit de l'espace blanc. L'écriture n'était pas très belle, et l'angle et l'espacement des lettres étaient subtilement étranges :

« Sōseki Natsume,

pour M. Yoshio Tanaka. »

Telles étaient les deux lignes écrites. « Sōseki Natsume » était écrit tout au milieu, tandis que « pour M. Yoshio Tanaka » était presque au bord.

— C'est la signature de Sōseki Natsume, pas vrai ? Ça serait vraiment formidable si elle était authentique !

Les yeux de maman étaient illuminés, mais je ne pouvais pas ressentir le même enthousiasme. Ça aurait été incroyable si elle était authentique, mais rien du tout si c'était une fausse.

Je pris les livres, les feuilletai, et l'odeur du vieux papier envahit mes narines. Je sentis que la zone autour de mon cœur se mit à se refroidir au moment où j'aperçus les mots imprimés alignés de bout en bout des pages. Je tournai les pages frénétiquement jusqu'à atteindre la dernière page, et trouvai la date d'impression tout en haut de celle-ci. Le livre avait été imprimé le 27 juillet de la 31e année de l'ère Showa, et l'éditeur était « Iwanami Shoten ».

— ... C'est l'année juste avant que grand-mère se marie.

J'étais perplexe. Est-ce que Sōseki Natsume était encore vivant à cette époque ? Je pensais que c'était quelqu'un qui avait vécu il y a très longtemps.

— C'est qui ce Tanaka ?

Ma grand-mère s'appelait Kinuko Gôra, un nom complètement différent. Si Sōseki Natsume avait réellement signé un autographe à cette personne, alors comment ma grand-mère s'était retrouvée avec ?

— Aucune idée. Peut-être que c'est le nom du précédent propriétaire de ces livres. Ils semblent avoir été achetés dans une librairie de vieux livres.

Maman tendit sa main et tourna les pages. Il y avait un marque-page de la taille d'une carte de visite à l'intérieur du livre, et le prix de la collection entière semblait y être inscrit. L'écriture était un peu effacée, mais les mots étaient : « 34 tomes, première édition, 3500 yens ». Je ne connaissais pas vraiment les prix de l'époque, mais si c'était une collection complète, le prix n'était-il pas trop bas ? À moins que ce ne fusse une farce-

Je retins ma respiration.

En y regardant bien, je me rendis compte qu'il y avait écrit « Librairie antique Biblia » dans un coin de la facture. L'image de ce beau profil en train de lire dans cette boutique à l'éclairage tamisé me vint immédiatement à l'esprit. C'était la librairie près du lycée que je fréquentais plus jeune.

— J'aimerais savoir combien vaut toute cette collection. Si c'est un souvenir, ça serait du gâchis de le donner comme ça, mieux vaut alors le garder à la maison. Je ne connais personne qui s'y connaisse, et toi ?

Je descendis de mon scooter près de la station Kita-Kamakura, et rangeai mon casque sous le siège.

Je me saisis du sac contenant l'intégrale de Sōseki qui était sur le panier à l'avant du scooter. Après tant d'années, je me tenais à nouveau devant la librairie antique Biblia. Les alentours n'avaient pas changé depuis la dernière fois, contrairement à moi. Il y avait une ruelle étroite que les véhicules ne pouvaient emprunter, une vieille maison en bois, une balançoire rouillée, et très peu de piétons.

Cette boutique était sûrement là du temps de la jeunesse de ma grand-mère. Il devait être impossible pour une fille de restaurateurs d'avoir assez d'argent pour se payer des livres neufs. Elle avait réussi à rassembler autant de livres parce qu'elle les achetait dans ce genre de boutiques. Telle était la conclusion à laquelle j'étais arrivée pendant que je réfléchissais à la situation.

J'étais venu ici pour que le propriétaire me donne une estimation de l'intégrale de Sōseki, et lui demander si ma grand-mère était vraiment venue dans cette boutique. Et puis, je me réjouissais à l'idée de pouvoir revoir cette beauté que j'avais croisée quand j'étais en première.

Il y a six ans, je regardais à l'intérieur de la boutique à chaque fois que je passais devant, mais je ne rencontrais à chaque fois que le regard noir du commerçant aux cheveux blancs alors qu'il continuait de marcher. À cette époque, je me sentais un peu mal à l'aise à l'idée d'entrer et de lui parler sans une bonne raison. Comme j'en avais une aujourd'hui, ça devrait aller.

Sur la porte coulissante était accroché un panneau « Ouvert ». Je jetai un regard à l'intérieur, et m'aperçus qu'il n'avait pas changé depuis toutes ces années. Il y avait plusieurs grandes étagères, et un comptoir en face.

Quelqu'un était assis derrière ce dernier.

Ce n'était pas le froid propriétaire, mais une fille visiblement jeune et de petite taille. Elle avait la tête baissée, alors je ne pouvais pas voir son visage. Je sentis mon corps se mettre à chauffer, à l'idée que c'était peut-être elle que j'avais aperçue ce jour-là. Avant que je ne m'en rende compte, j'avais ouvert la porte coulissante, provoquant un bruit sec.

La caissière leva la tête, et la température montante de mon corps se mit à décroitre un peu. De grands yeux se dessinaient sous une petite frange, et sa peau était aussi bronzée que celle d'un élève de primaire après les vacances d'été. Elle était vêtue d'une chemise blanche similaire à celle des uniformes de lycéens, et n'était pas la fille que j'avais rencontrée il y a six ans. C'était quelqu'un d'autre.

Une lycéenne à son petit boulot — non, peut-être que c'était la fille du propriétaire, vu que leur visage partageait une certaine ressemblance. Elle jeta un regard vers le sac en papier dans mes mains.

— Ah, vous êtes venu acheter de vieux livres ?

Elle m'accueillit avec une voix pleine d'entrain. Je n'étais là ni pour acheter ni pour vendre, mais juste pour faire estimer une collection intégrale dédicacée. Peut-être que j'étais ferme à ce sujet.

Mais à ce moment-là, il aurait été délicat de faire marche-arrière. Je décidai de d'abord lui poser la question.

Il y avait tout un tas de livres dans les allées entre les étagères, et il m'était difficile de me frayer un chemin du fait de ma corpulence. Il était presque impossible de prendre les livres tout en dessous. Comment un client était-il censé acheter ces livres ?

La fille se leva derrière le comptoir. Il semblerait qu'elle était élève dans mon ancien lycée, à en juger par sa veste et sa jupe. Vu qu'elle était vêtue de son uniforme en beau milieu des vacances d'été, elle devait avoir eu ses activités de club dans la matinée.

— ... Je ne suis pas venu acheter ni vendre, mais pour vous demander de vérifier quelque chose pour moi. Est-ce possible ? C'est au sujet de livres que ma grand-mère a achetés dans cette boutique.

Je jetai un œil en direction de la fille pour voir sa réaction, mais elle se contenta d'attendre calmement que je continue. Je posai le sac en papier contenant l'intégrale de Sōseki sur le comptoir, et sortis le livre « VIIIè volume : Et puis ». J'enlevai la jaquette du livre et montrai la doublure à la fille. Elle plissa les yeux tout en approchant son visage.

— C'est cette signature.

— Waouh ! C'est écrit Sōseki Natsume ! C'est un vrai ?

Pendant un instant, je restai pantois, ne sachant pas quoi répondre. Je ne m'attendais pas à ce qu'elle me pose la question.

— Je n'en ai pas la moindre idée. C'est la raison de ma venue ici.

— Je vois... Hum, que faire ?

Elle croisa les bras tout en me regardant. Pourquoi est-ce que c'était elle qui me posait des questions maintenant ?

— ... Vous ne pouvez pas dire si c'est un vrai ou non ?

— Ah, c'est impossible pour le moment. Le chef n'est pas là, et personnellement, je ne m'y connais pas trop, dit-elle sans une once d'hésitation.

— Quand est-ce qu'il reviendra ?

Au moment où je posai cette question, la fille me dévisagea en fronçant les sourcils à tel point qu'ils se touchèrent.

— ... Il a été hospitalisé.

Elle baissa un peu la voix. À ce sujet, la boutique avait fermé il y quelques temps. Peut-être que le propriétaire se sentait déjà mal.

— Il est malade ?

— Non... Enfin, il s'est blessé à la jambe... Si vous y tenez, je vais apporter ces livres à l'hôpital pour qu'il les examine. Ah, franchement, quelle plaie !

Son explication se transforma instantanément en lamentation, mais je fus un peu choqué d'apprendre que le propriétaire travaillait toujours malgré son hospitalisation. Est-ce que la librairie tournait toujours correctement dans ces conditions ?

— Mais il est à l'hôpital général d'Ōfuna, alors ce n'est pas trop loin. C'est à quinze minutes à vélo d'ici.

— ... Ah, cet hôpital, ne pus-je m'empêcher de murmurer.

Il se trouvait près de chez moi, et à chaque fois que j'entendais le mot hôpital, je pensais immédiatement à celui-là. C'était là que ma mère m'avait mis au monde, et là que ma grand-mère avait rendu l'âme.

— Quoi qu'il en soit, laissez-les ici pour l'instant. J'ai encore quelques séances de club prévues cet été, et je ne sais pas si je pourrais aller à l'hôpital maintenant. Est-ce que ça vous dérange si ça prend un peu de temps ?

J'y réfléchis pendant quelques instants. C'était un peu gênant de lui demander ouvertement d'apporter les livres à l'hôpital. Je ne comptais pas les vendre si c'était des vrais, et le cas échéant, il aurait été embêtant pour elle de devoir les rapporter ici. Au moment où j'étais sur le point de dire ça, elle prit la parole en premier :

— Euh, est-ce que vous vous rendez souvent à l'hôpital général d'Ōfuna ?

— ... C'est juste à côté de chez moi.

Son visage s'éclaira immédiatement.

— Dans ce cas, pourriez-vous les apporter vous-même à l'hôpital ? Je vais prévenir le chef, et comme ça, il pourra les examiner pour vous sur le champ.

— Hein ?

Je n'avais jamais entendu parler de quelqu'un qui se rendrait à l'hôpital pour faire examiner des vieux livres, et pire, la boutique n'allait pas toucher un centime à cause de ça. Cet effrayant propriétaire risquait même d'en avoir une attaque.

— Non... ça serait trop gênant...

Ne m'ayant visiblement pas entendu, elle avait déjà ouvert son téléphone et était en train de pianoter rapidement sur le clavier. En un instant, elle avait envoyé un message, et quand elle referma son téléphone, elle me sourit à belles dents.

— C'est bon, message envoyé ! Maintenant, vous pouvez y aller quand bon vous semble.

À ce moment-là, je ne pouvais plus faire marche arrière. Je me contentai donc d'acquiescer en silence.

Environ quinze minutes plus tard, j'atteignis le parking de l'hôpital général d'Ōfuna.

Le bâtiment blanc de six étages était aveuglant sous les rayons de soleil d'été. Cet hôpital était devenu le plus grand du coin depuis qu'il avait été rénové il y a dix ans de cela. Il y avait une grande cour devant l'entrée, mais il n'y avait aucun patient en vue que ce soit sur les chemins ou sur les bancs, uniquement l'écho du chant des criquets.

Je portai le sac en papier contenant l'intégrale de Sōseki dans les mains. Je traversai les portes automatiques et pénétrai dans le bâtiment. Le hall climatisé était rempli de personnes en attente d'une consultation.

Alors que je me demandais encore ce que je faisais là, je montai les marches menant à l'unité chirurgicale. C'était la première fois depuis que j'étais venu récupérer le corps de grand-mère.

Grand-mère avait rendu l'âme un mois après notre conversation au sujet des livres. Après qu'elle eut vent de sa mort prochaine, elle avait dit qu'elle voulait aller aux sources chaudes de Kusatsu en guise de dernier souvenir. Son état était encore assez stable, et vu que c'était sa dernière volonté, le médecin en charge lui donna la permission.

En compagnie de ma mère et de moi, elle semblait vraiment pleine d'énergie et apprécia à sa juste valeur son voyage aux sources chaudes. Il semblait que même ses petits différends avec ma mère n'étaient plus qu'un lointain souvenir, et elle ne ressemblait en rien à une personne mourante. Cependant, une semaine après être rentrée à Ōfuna, elle s'évanouit et mourra sans reprendre conscience. Sa vie s'était éteinte comme la flamme d'une bougie, comme si elle l'avait prévu, et ses proches furent sous le choc avant même de se faire du souci pour elle.

J'écris mon nom sur le cahier que me tendit l'infirmière, et me rendis jusqu'à la chambre qu'elle m'avait indiqué. Avant que je ne sois prêt mentalement, je me retrouvai devant la pièce en question. Je poussai un bref soupir, me préparai mentalement, et toquai.

— Bonjour.

Il n'y eut aucune réponse. Je toquai à nouveau à la porte, mais toujours pas de réponse. Je jetai un œil à travers l'entrebâillement de la porte.

Je fus immédiatement stupéfait par la vision qui s'offrait à moi.

C'était une chambre élégante et bien éclairée. Il y avait un lit d'hôpital ajustable juste à côté de la fenêtre. Le matelas s'enfonçait légèrement au milieu, et une femme aux longs cheveux vêtue d'un pyjama blanc crème s'y trouvait, les yeux fermés.

Elle devait s'être assoupie tout en lisant un livre. Le livre ouvert était posé sur ses cuisses, et il y avait une jolie et délicate arête sous ses sourcils, avec une paire de lunettes à monture épaisse posée dessus. Ses lèvres étaient légèrement ouvertes, et son beau visage tendre me disait quelque chose — c'était celui de la personne que j'avais croisée devant la librairie Biblia six ans auparavant. Son visage était un peu plus mince, mais pour le reste, il n'avait pas tant changé que ça. À cet instant, elle semblait même encore plus belle.

Il y avait plusieurs piles de livres alignées sur le lit, formant comme une petite rue. Elle avait apporté tant de livres, mais pas dans le but de tuer le temps. Et les infirmières n'avaient rien trouvé à y redire ?

Tout à coup, elle se réveilla, se frotta les yeux, et regarda dans ma direction.

— ... Aya ?

Elle prononça un nom qui ne m'était pas familier. Sa voix était douce et claire, ce qui me prit de court. C'était la première fois que j'entendais son nom.

— Est-ce que les livres sont là...?

Elle semblait m'avoir pris pour quelqu'un d'autre, sûrement parce qu'elle ne portait pas correctement ses lunettes. Ce n'était pas une bonne idée de ne rien dire, alors je me raclai la gorge pour m'éclaircir la voix.

— ... Bonjour.

Cette fois-ci, j'avais parlé de façon claire pour qu'elle m'entende. Ses épaules tressautèrent de surprise, et elle ajusta ses lunettes. En faisant ça, elle fit malencontreusement tomber le livre du lit.

Un petit cri résonna dans la pièce.

Je n'avais pas vraiment réfléchi et j'avais agi rapidement. J'avais bondi dans la pièce et avais rattrapé le livre que je pouvais à peine tenir d'une main. Il n'était pas si grand que ça, mais il était particulièrement lourd. Il y avait un titre imprimé sur la couverture blanche, « Adieu, scéance photo. 2 août, à l'hôtel en haut de la montagne ». Il paraissait un peu vieux, et une partie de la couverture était cornée vers l'extérieur et un peu noircie.

Je pensais avoir bien fait, mais en levant la tête, je l'aperçus la couverture tirée jusqu'à sa poitrine. Sa main se tenait au niveau du bouton d'appel d'urgence sur le mur, et ses yeux écarquillés témoignaient d'une timidité manifeste. N'importe qui aurait été choqué en voyant un inconnu musclé faire son irruption dans la pièce comme ça. Je me relevai immédiatement et pris frénétiquement mes distances.

— Pardon, je suis venu vous poser des questions au sujet des livres de ma grand-mère. Je me suis rendu à la librairie à Kita-Kamakura, et la fille là-bas m'a dit de venir ici... Vous n'avez pas reçu son message ?

La main qui était sur le point de presser le bouton s'arrêta net. Elle jeta un œil à l'ordinateur portable posé sur sa table de chevet, en plissant ses yeux pour regarder l'écran — et son visage vira au rouge écarlate après ça.

— ...Nom d'un chien.

« Nom d'un chien » ? Je la dévisageai d'un air ahuri. Elle baissa profondément les yeux, et ses magnifiques cheveux me firent face. C'était la première fois que je voyais quelqu'un me regarder comme ça.

— T-Toutes mes excuses... Euh, ma petite sœur vous a... causé quelques tracas... dit-elle d'une voix à peine audible, jusqu'à trébucher sur un mot tandis que ses oreilles devinrent encore plus rouges. Je m'excuse de vous avoir fait faire tout ce chemin... Je suis la propriétaire de la librairie antique Biblia, je m'appelle Shioriko Shinokawa.

À ce moment-là, je finis par comprendre ce qui se passait. La fille de la librairie était sa petite sœur, et cette dernière avait dit qu'elle allait envoyer un message. Autrement dit, il y avait eu un changement de propriétaires.

— Il y avait un autre propriétaire avant vous, n'est-ce pas ? Un homme aux cheveux blancs.

— ... C'était mon père...

— Votre père ? demandai-je, et elle acquiesça.

— Il est mort l'an dernier... et j'ai repris la boutique...

— Je vois. Toutes mes condoléances.

Je me courbai. L'an dernier, j'avais également perdu un membre de ma famille. Je me sentais un peu plus proche d'elle.

— Merci...

La pièce plongea immédiatement dans le silence. Elle détourna le regard du mien, et regardait simplement la zone près de ma gorge. Elle avait une personnalité introvertie et timide, complètement différente de ce à quoi je m'attendais. Bien entendu, elle demeurait toujours aussi belle, mais j'avais l'impression d'avoir été un peu à côté de la plaque jusqu'ici. Comment quelqu'un avec une telle personnalité était censé s'occuper de clients ? Ce n'était pas mes affaires, mais je ne pus m'empêcher de m'inquiéter à ce sujet.

— Est-ce que par hasard vous auriez donné un coup de main à votre père à la boutique il y a quelques années ? demandai-je, ce qui la laissa bouche bée. Il m'arrivait de passer en face de la librairie de temps à autre quand j'étais au lycée, vu qu'il était juste à côté.

— O-Oh, vraiment... Oui, ça m'est arrivé une fois...

Ses épaules se détendirent quelque peu. Il semblerait qu'elle était un peu moins sur ses gardes maintenant.

— Euh...

Elle tendit timidement sa main. Est-ce qu'elle voulait me serrer la main ? Je posai avec hésitation le sac en papier et essuyai mes mains moites sur mon jean. Puis, elle me dit gentiment :

— ... Le livre, s'il vous plaît...

J'avais complètement fait fausse route. Au moment où elle dit ça, je me rendis compte que je tenais toujours le livre « Adieu, séance photo » dans les mains.

— Il doit vraiment coûter cher.

Je lui tendis le livre, en disant ça comme pour chasser le malaise ambiant. Elle pencha la tête sur un côté d'un air pensif, et je n'arrivais pas à déterminer si je devais prendre ça pour un oui ou pour un non.

— C'est la première édition... mais il n'est pas en très bon état... Il doit valoir dans les 250 000 yens.

— 200-...

Sa réponse calme m'avait pris au dépourvu. Ce livre poussiéreux ? Je jetai un regard sceptique sur la couverture, mais elle ne continua pas son explication. Elle posa négligemment le livre de 250 000 yens sur la table de chevet, et tendis à nouveau sa main dans ma direction. Et c'est pour quoi cette fois-ci ?

— ... Pourrais-je jeter un œil aux livres que vous avez ?

Je regardai là où ses yeux étaient posés, et réalisai que c'était le sac en papier contenant l'intégrale de Sōseki. Je me sentais vraiment mal à l'idée de déranger les gens pour si peu. Je fis passer ma langue sur mes lèvres sèches.

— En fait, je ne suis pas venu pour les vendre. Alors que je faisais le ménage dans les affaires de ma défunte grand-mère, j'ai trouvé une signature sur cette collection de livres... Il semblerait qu'elle ait été achetée dans votre boutique il y a longtemps. Pourriez-vous m'aider à estimer sa valeur ?

Si elle avait montré le moindre signe d'hésitation, j'aurais immédiatement repris les livres.

Cependant, Shioriko Shinokawa continua à me regarder comme une personne complètement différente, et je sentis une forte volonté dans ses yeux.

— Je vous en prie, laissez-moi y jeter un œil, répondit-elle avec une voix claire. Ah, c'est la nouvelle édition d'Iwanami Shoten.

Elle avait regardé dans le sac que je lui avais tendu, et ses yeux s'étaient instantanément illuminés. Elle ressemblait tout simplement à un enfant en train d'ouvrir son cadeau d'anniversaire. Elle sortit les livres un par un, en commençant par le premier volume, et se mit à les feuilleter. Les noms des œuvres étaient imprimés sur les tranches, avec notamment « Je suis un chat »[5] et « Botchan »[6], les seules titres avec lesquels j'étais familier.

Elle continua à feuilleter les livres, le sourire sur ses lèvres grandissant au fur et à mesure qu'elle avançait. Elle acquiesça de temps à autre, plissa les yeux, ou tenta même par moment de siffler sans y parvenir, comme j'avais pu la voir faire six ans auparavant. Il semblerait qu'elle ne se rendait pas compte de ce qu'elle était en train de faire, et c'était vraisemblablement une habitude quand elle était trop absorbée par un livre.

(... Ah, c'est celle-là.)

C'était cette expression qui était gravée dans ma mémoire, ce visage complètement absorbé par la lecture d'un livre et qui trahissait une certaine joie. Elle continua à lire, et je pris une chaise et m'assis en silence.

Elle s'arrêta soudain de siffler. Le « VIIIè volume : Et puis » était sur ses cuisses. Elle baissa la tête avec une mine soucieuse, et regarda la signature sur la couverture en paraffine, mais sans y prêter plus attention que ça. Elle se mit une fois de plus à tourner les pages, et se pencha soudain vers l'étiquette indiquant « 34 volumes, première édition, 3500 yens » pour l'inspecter de plus près. Le prix semblait attirer son attention pour une raison ou une autre.

Shinokawa posa le livre dédicacé sur ses cuisses et continua à feuilleter les autres livres. Enfin, elle se remit à feuilleter le volume huit méticuleusement.

— C'est bien ce que je pensais, murmura-t-elle doucement avant de lever la tête dans ma direction. Pardonnez-moi de vous avoir fait attendre si longtemps. J'ai désormais ma petite idée sur ce qui se passe.

— Alors ?

— Malheureusement, cette signature est une fausse, dit-elle avec une voix désolée.

Mais je ne fus pas particulièrement surpris, je m'en étais déjà plus ou moins douté.

— Vous en êtes sûre ?

— Oui. Les dates ne correspondent pas du tout. Sōseki Natsume est mort en l'an 5 de l'ère Taisho, et cette édition est sortie en l'an 31 de l'ère Showa... c'est-à-dire quarante ans après.

— Quarante ans...

Il n'y avait plus aucun doute sur l'authenticité de cette dédicace. Une personne décédée n'aurait jamais pu signer un livre publié quarante ans après sa propre mort.

— Dans ce cas, ces livres ne valent pas grand-chose ?

— Oui... Cette collection est une édition de poche. Elle a été réimprimée à plusieurs reprises, et il y en a beaucoup dans les librairies de livres anciens. Cependant, la préface est bonne, et l'emballage vraiment complexe. C'est ordinaire, mais c'est un très bon livre. Je l'aime beaucoup.

Elle parlait comme si elle complimentait un vieil ami, et son visage et sa voix étaient complètement dénués de réserve, contrairement à quelques minutes plus tôt. Elle paraissait plus calme, et c'était vraisemblablement sa véritable personnalité.

— Iwanami Shoten fut la première maison d'édition à publier l'intégrale des œuvres de Sōseki. Le fondateur, Shigeo Iwanami, était un proche de Sōseki, et a souvent eu affaire avec les disciples de ce dernier. Ensemble, ils publièrent la première collection complète, et les préfaces de chaque volume de celle-ci ont été écrites par un de ces disciples, Komiya Toyotaka.

Il n'y avait aucune pause dans son explication. Plus je l'écoutais, plus j'étais naturellement absorbé par celle-ci.

— Et donc, il y a plusieurs éditions de l'intégrale de Sōseki ?

— Celle d'Iwanami Shoten n'est pas la seule. Un certain nombre d'éditeurs ont publié la collection sous ce nom. En comptant les éditions incomplètes, il devrait y avoir pas moins de 30 versions différentes.

— ... C'est incroyable, dis-je à voix haute par inadvertance.

— N'est-ce pas ? Je pense qu'il doit être l'auteur le plus apprécié au Japon.

Shioriko Shinokawa semblait être d'accord avec moi vu qu'elle acquiesçait. Cependant, ce n'était pas tant son explication qui m'épatait, mais plutôt sa façon de le faire. Je me sentais coupable mais en même temps soulagé de ne pas avoir pu me faire comprendre. Mon cœur était tout simplement tiraillé.

Je jetai un œil au « VIIIe volume : Et puis » qui avait été laissé à l'abandon.

— Du coup, je suppose que cette signature n'est donc qu'un gribouillis sans signification particulière.

Ce fut la première fois qu'elle marqua une pause alors qu'elle avait été si prompte pour répondre précédemment.

— ... C'est une façon de voir les choses, je pense...

Elle paraissait extrêmement soucieuse, et ses sourcils se touchaient presque. Je ne pouvais m'empêcher de me demander ce qui la dérangeait.

— Est-ce qu'il y a un problème ?

— Ce n'est pas grand-chose je pense, mais il y a un détail qui me chagrine... C'est peut-être un peu déplacé de ma part, mais est-ce que votre grand-mère était du genre à laisser des marques sur ses livres ?

— Hein ? Non, je ne crois pas.

Je secouai la tête négativement. J'avais bien du mal à l'imaginer faire ça.

— Elle chérissait vraiment ces livres... et elle interdisait même sa famille d'y toucher. Elle pouvait se mettre dans une colère noire quand quelqu'un y touchait sans faire exprès.

Toucher les livres de grand-mère était un tabou dans la famille, et à part moi, tous les autres membres de la famille le savaient bien. Même ma mère, qui ne s'entendait pas avec elle, n'avait jamais osé braver cet interdit. Personne d'autre à la maison ne s'intéressait vraiment aux livres, alors personne n'avait jamais vraiment pensé à y toucher de toute façon.

— Je pense que cette explication pourrait être plausible... mais ça aurait été une autre histoire si elle avait écrit son propre nom...

Shinokawa sortit le « VIIIe volume : Et puis » du boitier et ouvrit la couverture. Tout en étant assis sur la chaise, je me penchai en avant et jetai à nouveau un œil à la signature.

« Sōseki Natsume

Pour M. Yoshio Tanaka »

Les traits étaient plutôt fins témoignant de légers coups de pinceau, et en y regardant de plus près, l'écriture semblait féminine. C'était une écriture loin d'être extravagante, et facile à imiter, mais elle ne ressemblait pas du tout à celle de grand-mère.

— Quelqu'un a vendu cette collection complète à Biblia, et ma grand-mère l'a achetée.

En entendant mes mots, elle leva les yeux du livre.

— ... C'est donc ce qui s'est passé...

— Est-ce que c'est le précédent propriétaire de ces livres qui a écrit ça ? Ou est-ce que ça a été écrit par ce « Yoshio Tanaka » ?

— Non, je ne crois pas que ce soit le cas.

Elle sortit la carte avec le prix du livre et me la montra. « 34 Volumes, première édition, 3500 yens ».

— Cette carte a été utilisée quand mon grand-père a ouvert Biblia. C'était il y a 45, 46 ans.

Autrement dit, grand-mère avait acheté l'intégrale de Sōseki à cette époque. En utilisant le calendrier occidental, ça devrait tourner autour de... Je me retrouvai subitement incapable de faire le calcul. Enfin, peu importe.

— Il n'y a pas écrit « Livre contenant des notes manuscrites » sur la carte.

Elle pointa du doigt le prix et continua :

— S'il avait été acheté dans notre librairie, on aurait d'abord vérifié l'état des livres, comme je l'ai fait tout à l'heure. On remarque facilement ce genre de notes à des endroits visibles comme celui-ci, et on le précise alors sur la carte. Sinon, il y aurait un risque que les clients demandent compensation.

— ... Ah.

Je vois. À ce moment-là, je compris parfaitement. Il n'y avait rien d'étrange à ce que la carte de prix indique quand le livre a été « vandalisé ».

— Par conséquent, ce livre n'avait pas la fausse signature au moment où votre grand-mère a acheté ce livre dans notre boutique.

Je croisai les bras. Pour une raison ou une autre, le sujet de conversation avait étrangement dérivé. Si nous avions vu juste, la personne qui a fait cette fausse signature n'existait pas. Comment était-ce possible ?

— Ah...

Une idée me traversa soudain l'esprit.

— ... Peut-être que grand-père l'a écrit.

— Votre grand-père ?

— Il est mort il y a plusieurs dizaines d'années, et je ne l'ai jamais rencontré. Si je me souviens bien, il avait accidentellement touché à l'étagère de grand-mère, et ils s'étaient disputés à cause de ça...

D'après ma mère, grand-père était tout proche de se faire chasser de la maison cette fois-là. S'il avait non seulement touché ses livres, mais en plus griffonné des mots dessus — ça ne m'étonne pas que grand-mère m'avait passé un savon quand j'y avais touché. Peut-être que ça lui avait remémoré de mauvais souvenirs. « La prochaine fois, tu ne fais plus partie de la famille. » Elle s'était vraisemblablement souvenue de ce que grand-père avait fait ce jour-là.

— Je ne vois vraiment pas qui d'autre aurait pu faire une chose pareille. Personne n'osait toucher à cette étagère.

Mais Shinokawa secoua légèrement la tête.

— Je ne crois pas.

— Hein ?

— Je ne pense pas qu'elle ait pu être faite par d'autres membres de la famille... Je pense plutôt que c'est votre grand-mère qui en est l'auteur, conclua-t-elle.

— Comment pouvez-vous en être si certaine ? demandai-je.

Comment en était-elle arrivée à cette conclusion ? Pourquoi paraissait-elle si sûre d'elle ?

— Si quelqu'un d'autre avait griffonné ça, votre grand-mère n'aurait jamais laissé le livre en l'état. Il ne semble pas que quelqu'un ait tenté d'effacer ces mots... et même si ça s'était avéré impossible, il aurait été facile d'en racheter un nouveau. Comme je l'ai déjà dit, ce livre coûte une bouchée de pain. Il y a eu bon nombre de réimpressions, et ils en vendent même dans les librairies de livres neufs.

— Mais... elle ne semble pas l'avoir écrit. Peut-être que quelqu'un d'autre l'a fait, et qu'elle ne s'en est pas rendue compte...

Je me tus en plein milieu de ma phrase. C'était hautement improbable. La Guanyin Bodhisattva de la famille Gôra n'aurait jamais pu passer à côté de ça. Si quelqu'un avait vraiment touché à ses livres, elle s'en serait rendu compte, pas de doute là-dessus.

(... Grand-mère a vraiment écrit ça ?)

Si c'était le cas, ce n'était pas un simple gribouillis. Grand-mère devait l'avoir fait pour une raison précise. Je fronçai les sourcils tout en croisant les bras.

— Il y a un autre point qui me turlupine. C'est au sujet de cette carte...

J'étais soudain sans voix. Je levai la tête, et Shinokawa regarda ses jambes en état de choc. Ses longs cheveux noirs recouvraient son visage.

— ... Enfin... Je suis vraiment désolée... murmura-t-elle doucement, avant de retrouver l'attitude qu'elle avait avant d'examiner l'intégrale de Sōseki.

Je n'avais pas la moindre idée de ce pourquoi elle s'excusait.

— Hein ? Comment ça ? demandai-je.

— Quoi qu'il en soit... Je suis désolée de vous avoir dérangé...

— Hein ? Pardon, mais pourriez-vous répéter ce que vous venez de dire ?

Sa voix était à peine audible, alors je tendis les oreilles, mais Shinokawa était presque sur le point de battre en retraite vers la fenêtre. Est-ce que j'avais dit quelque chose d'étrange ? Tout en me posant la question, sa gorge blanche se mit à vibrer, et une voix étrange sortit de sa bouche.

— Je... Je voulais juste déterminer si cette signature était authentique... mais je me suis laissée emporter et j'ai dit beaucoup de choses...

Je commençais à me sentir encore plus perdu.

— O-On m'a déjà dit par le passé... qu-que je parle trop quand il est question de livres.

À ce moment-là, je remarquai que mon visage se reflétait sur la fenêtre. Il y avait un homme musclé assis sur une chaise ronde, broyant du noir, les sourcils froncés, ses longs yeux plissés au regard perçant. Il donnait l'impression d'être un psychopathe tout juste sorti de prison. J'avais involontairement arboré le regard de ma grand-mère, que j'avais hérité d'elle, alors que j'étais perdu dans mes pensées.

— J-Je suis vraiment désolée de vous avoir pris tant de votre temps... dit-elle en rangeant le « VIIIè volume : Et puis » dans le sac en papier.

Et au moment même où elle était sur le point de finir sa phrase...

— Vous ne me causez aucun problème !

Je me rendis alors compte que ma voix était trop forte. Ceci la fit trembler de peur alors que le sac en papier et le livre tomba, et elle se mit à gesticuler nerveusement. Elle parvint à le rattraper avant qu'il ne tombe par terre, et poussa un soupir de soulagement, mais en réalisant que je la fixais du regard, elle se couvrit le visage de façon embarrassée.

— ... Je vous en prie, continuez où vous en étiez.

Cette fois-ci, je parlai avec une voix délibérément douce. Elle me regarda avec une mine inquiète de derrière le sac. Elle semblait complètement différente de la personne qui m'avait expliqué tant de choses de manière éloquente quelques instants plus tôt.

— Quand j'étais petit, j'ai eu une mauvaise expérience avec les livres, et du coup, je me suis retrouvé dans l'incapacité d'en lire. Cependant, j'ai toujours voulu lire, alors ça me ferait très plaisir d'entendre vos histoires, dis-je sans réfléchir.

Jusqu'à ce jour, personne n'avait jamais été en mesure de comprendre cette « phobie » qui est la mienne. Elle écarquilla les yeux, sûrement parce qu'elle ne comprenait pas. Au moment où j'étais sur le point de laisser tomber, elle retira le sac qui couvrait son visage, et ses grands yeux noirs avaient repris vie. Il semblerait qu'il y avait eu un déclic en elle, son attitude ayant subitement changé.

— Vous ne pouvez pas lire parce que vous avez été réprimandé par votre grand-mère ?

Sa voix était claire et nette. Cette fois-ci, ce fut moi qui fut sous le choc.

— Comment le savez-vous ?

— Votre grand-mère semblait être le genre de personne qui se mettait en colère quand quelqu'un touchait à sa bibliothèque. Mais ce « personne n'osait y toucher » signifie qu'elle était la seule... Étant donné qu'elle se mettait en colère pour ça, je suppose qu'il n'y a rien d'étonnant à ce que vous ne puissiez pas lire...

J'en perdais mon latin. Elle avait vu juste avec une facilité déconcertante. Il semblerait qu'elle était perspicace tant qu'il était question de livres.

Je posai mes mains sur mes genoux, et me rassis. Je voulais vraiment entendre la suite de son explication.

— J'adore vraiment les vieux livres... C'est comme si ces livres qu'on transmet de génération en génération avaient leur propre histoire... et pas seulement celle qu'ils contiennent.

Elle marqua une pause et me regarda droit dans les yeux comme si c'était la première fois qu'elle remarquait mon existence.

— ... Pourrais-je connaître votre nom ?

— Daisuke Gôra.

— M. Gôra, en fait, il y a un autre point qui m'interpelle.

Au moment où j'entendis mon nom, je fus instantanément surpris. C'était comme si la distance entre nous s'était réduite.

Elle me tendit à nouveau la carte où était écrit « 34 volumes, première édition, 3500 yens ».

— Il y a un « sceau de propriété » sur cette carte.

— Hein...? Ah, en effet.

— Ici.

Elle prit un livre de l'intégrale de Sōseki et retira la jaquette. C'était le « XIIè volume : Le pauvre cœur des hommes ». Elle ouvrit la couverture, il n'y avait aucun signe de signature sur la doublure intérieure en papier. À la place, se trouvait un sceau en forme d'hortensia.

— Ceci est un sceau de propriété, une marque que le ou la propriétaire des livres a apposé sur sa collection. C'était jadis très populaire en Chine et au Japon, et il existe toutes sortes de sceaux, en fonction des goûts de l'utilisateur. Ils fonctionnent de la même façon que les sceaux classiques : ceux composés de mots sont plus courant, mais il en existe aussi avec ce genre de motifs. La personne qui l'a utilisé devait aimer les hortensias.

— Waouh...

J'ignorais tout ça, et elle m'en bouchait vraiment un coin. Cependant, j'eus immédiatement un soupçon.

— Dans ce cas, ça veut dire que ce livre devrait aussi en avoir un ? demandai-je en regardant le « VIIIè volume : Et puis » sur ses cuisses.

S'il y avait un sceau aussi voyant, il devrait être facile à remarquer.

— Non, et c'est ce qui cloche. En fait, ce « Et puis » est le seul de la collection à ne pas avoir de sceau.

— ... C'est bizarre, non ?

— Très.

Je baissai le regard et poussai un soupir. Parmi les 34 livres, tous les livres avaient un sceau, mais pas de signature, sauf un qui portait une signature, mais pas de sceau. J'étais de plus en plus déconcerté.

— ... Comment votre grand-mère s'est-elle retrouvée à acheter cette collection à notre librairie ? Vous ne lui avez jamais demandé ?

— Non... Je sais seulement qu'elle achetait souvent des livres avant de se marier... C'est ce que m'ont dit ma mère et mes tantes, mais peut-être qu'elles n'en savaient pas plus que ça. Personne ne s'intéressait vraiment à ces vieux livres, il faut dire.

— ... Vraiment ? dit-elle en posant sa main refermée contre le bout de ses lèvres, avant de reprendre, Dans ce cas, je ne vois qu'une seule autre possibilité, le volume 8 a...

Shinokawa s'arrêta net, et je me dépêchai de regarder mon reflet dans la vitre. Cette fois-ci, je ne voyais pas de regard noir. Ce n'était sûrement pas à cause de mes yeux.

— Oui ? Le volume 8 a quoi ? demandai-je avec anxiété, alors qu'elle paraissait très hésitante.

Après un certain temps, elle posa subitement son index contre ses lèvres.

— ... Pourrions-nous garder cette conversation entre nous ?

— Hein ?

— Nous sommes en train de nous immiscer dans la vie privée de votre grand-mère.

J'hésitai un bref instant, puis j'acquiesçai :

— ... Je comprends.

Si ma grand-mère était en vie, ça aurait été une autre histoire, mais ça venait de faire tout juste un an depuis sa mort. Étant son petit-fils, on allait sûrement me pardonner d'avoir un peu regardé dans sa vie privée. Je mourrais vraiment d'envie d'en apprendre plus à ce sujet.

— En fait, les réponses étaient déjà là quand vous êtes venu m'apporté ce livre, M. Gôra.

— Comment ça ?

— Sans cette signature ou cette carte, personne n'aurait jamais su que ce livre avait été acheté dans une librairie de vieux livres. Votre grand-mère voulait sûrement que sa famille pense ça, M. Gôra.

— Hein ?

J'écarquillai les yeux. Je n'avais aucune idée d'où elle voulait en venir.

— Quoi qu'il en soit, grand-mère a acheté ce livre à la librairie antique Biblia, et elle a fait cette signature après, si j'ai bien compris.

— C'était ce que je pensais jusqu'ici, mais c'est en fait plus compliqué qu'il n'y paraît.

Elle ouvrit le « VIIIè volume : Et puis », puis toucha la signature sur le revêtement intérieur.

— C'est comme si la dédicace était à l'attention de quelqu'un d'autre. Normalement, dans ce genre de situations...

Elle marqua une pause en réalisant que cette explication ne me convainquait pas.

— Ce genre de dédicace est généralement une note écrite pour quelqu'un en signe d'appréciation ou d'estime. Et dans ce cas, le nom écrit là devrait être le propre nom de l'auteur et le nom de la personne à qui est dédicacé le livre.

Une dédicace. Je vois. Je venais d'apprendre encore quelque chose, et j'acquiesçai pour lui demander de continuer.

— Il n'y a pas de dédicace type. Normalement, on écrit le nom de la personne au milieu, suivi de la signature de celui qui dédicace... autrement dit, celle de l'auteur. Mais sur ce livre, c'est l'inverse.

C'était comme écrire une adresse. Il était vrai que « Sōseki Natsume » était au milieu, tandis que « Pour M. Yoshio Tanaka » était écrit sur le côté gauche.

— Peut-être que c'est simplement parce que grand-mère ne s'y connaissait pas ?

— C'est possible... mais il y a quelque chose d'encore plus étrange. M. Gôra, pourquoi votre grand-mère aurait-elle écrit le nom du destinataire de cette dédicace ? Si elle voulait faire passer ce livre pour un livre dédicacé par un auteur célèbre, elle aurait simplement pu écrire le nom de ce dernier. Il n'était pas nécessaire d'y ajouter un autre nom.

Depuis que j'avais vu cette signature, je m'étais toujours demandé qui pouvait bien être ce Yoshio Tanaka — qui était-il au juste ?

— ... Je pense que c'est l'inverse.

La voix de Shinokawa était monotone, mais ses yeux noirs scintillaient d'excitation. J'étais une nouvelle fois sous le charme de ses paroles, et approchai ma chaise du lit.

— ... L'inverse ?

— Pour quelque chose qui est censé avoir été écrit d'une traite, l'équilibre entre les mots et la signature est un peu étrange. Et si ce n'était pas le nom de Sōseki Natsume qui était écrit sur ce livre, mais celui de Yoshio Tanaka ? Et qu'ensuite, votre grand-mère ait ajouté le nom de Sōseki... Tout devient plus clair de cette façon.

— Hein, mais... ce type appelé Tanaka n'est pas un auteur, pourquoi aurait-il signé ce livre ?

— Je ne crois pas que c'était dans l'idée de se faire passer pour son auteur.

Elle rougit tout en répondant.

— Peut-être est-ce un cadeau ? Il n'est pas rare de voir un expéditeur signer un cadeau avec son nom.

— Ah...

Autrement dit, ce Yoshio Tanaka aurait donné ce livre à grand-mère.

Je me souvins soudain des paroles de grand-mère quand elle était encore en vie — que ceux qui aiment les livres préfèrent les gens comme eux. Grand-père n'était pas quelqu'un qui appréciait la lecture, et il aurait été naturel que grand-mère s'entende bien avec les hommes ayant des goûts similaires à elle.

Je sortis de ma profonde cogitation. Si tel était le cas, ça n'avait aucun sens.

— Mais grand-mère a acheté cette collection complète à Biblia, pas à Tanaka.

— En effet. M. Tanaka ne lui a vraisemblablement donné que ce tome. Peut-être que votre grand-mère était venue chez nous acheter la collection complète après avoir reçu le « VIIIè volume : Et puis » dédicacé. Puis, elle s'est sûrement débarrassée du livre en double. Vu que le volume aujourd'hui entre vos mains n'a pas de sceau, et qu'il n'y a aucune indication de signature sur la carte de prix, cette hypothèse expliquerait tout.

— Mais pourquoi aller aussi loin ?

— Afin que ce livre ne soit pas vu par les membres de la famille... en utilisant une collection complète pour l'y cacher, personne ne remarquerait que c'était un cadeau. Ça aurait été trop voyant s'il n'y avait eu qu'un seul livre de la collection dans sa bibliothèque. C'est pour cette raison qu'elle a acheté la collection complète des 34 volumes chez nous... et elle a délibérément laissé cette carte dans le huitième tome en guise de « preuve » qu'elle l'avait bien acheté dans notre librairie.

— Et pour ce qui est de la signature ?

— À mon avis, elle a été ajoutée juste au cas où. Ce n'était pas dans l'idée de faire croire à sa famille que c'était un vrai, mais plutôt que c'était un « gribouillis laissé par le précédent propriétaire ».

Je songeai à ce que j'avais pensé après avoir vu la signature pour la première fois. Je me doutais que ça pouvait être un faux, mais je n'avais jamais cru que c'était autre chose qu'un gribouillis. J'étais tombé dans le piège laissé par grand-mère.

— ... Était-ce vraiment nécessaire d'aller aussi loin ? murmurai-je.

Qu'est-ce qui pouvait bien effrayer cette grand-mère qu'était la mienne, qui ne semblait avoir peur de rien, pour aller aussi loin ?

— Tout ceci appartient au passé... et je sens qu'il y a une raison derrière tout ça, dit-elle prudemment.

J'avais également réalisé qu'il y avait une « raison ». Mes arrière-grands-parents étaient toujours en bonne santé quand ma grand-mère s'était mariée. Contrairement à aujourd'hui, il y avait bien plus de situations où des gens se voyaient en cachette... Au final, grand-mère avait eu un mariage arrangé avec grand-père. C'était quelque chose que Yoshio Tanaka n'avait jamais pu faire.

Je me souvins alors de ce que m'avait dit ma grand-mère dans ce même hôpital, quand elle s'était soudainement mise à parler de potentielle épouse pour moi juste après avoir exprimé ses remords de m'avoir giflé. Était-ce à cause de « Et puis » qui lui avait remémoré son propre mariage ? Dans ce cas, c'est pour cette raison qu'elle avait dit « Quand je ne serai plus de ce monde, je te lèguerai tous mes livres ». Elle se disait vraisemblablement que ce n'était pas grave si nous voyions cette signature.

Pour grand-mère, tout cela était sûrement lié.

— Mais pourquoi l'avoir rangé dans l'étagère ? Elle aurait pu le cacher ailleurs.

C'était la seule chose que je ne pouvais pas comprendre. Si elle l'avait caché au fin fond d'un tiroir ou quelque chose du genre, elle n'aurait pas eu à avoir recours à toutes ces astuces.

— Peut-être qu'elle s'était dit qu'il était plus prudent de le ranger au milieu d'autres livres plutôt que de le cacher tout seul ailleurs. Et...

Shinokawa caressa délicatement la couverture du « VIIIè volume : Et puis ». Pour une raison ou une autre, cela me rappela la main de grand-mère qui m'avait frappé.

— ... Elle voulait que son trésor le plus précieux soit à portée de main. Peut-être que c'était ce genre de sentiments.

Elle baissa la tête et se mit à regarder par-delà le livre posé sur ses cuisses, le regard perdu au loin. Cette personne était donc également une « amoureuse des livres ». Ce genre de personnes s'attirent naturellement entre elles. Je devins sérieux au moment où je songeai inconsciemment à lui poser la question.

— ... Je me demande bien jusqu'où cette théorie est vraie.

Elle leva soudain son visage et dit :

— Ce sont des évènements qui se sont déroulés longtemps avant notre naissance, et il n'est plus possible de le faire confirmer par votre grand-mère... C'est tout ce que nous pouvons déduire de ce livre.

Ses lèvres arboraient un sourire, et j'avais l'impression que je venais juste me réveiller d'un rêve. Il était vrai que nous étions dans l'incapacité de déterminer ce qui était vrai et ce qui était faux, étant donné que grand-mère était morte.

Shinokawa jeta soudainement un œil à sa montre. Elle semblait vérifier l'heure, et peut-être qu'elle avait des examens à passer.

— Que comptez-vous faire de cette collection ? Je peux vous l'acheter si vous y tenez...

— Non, je préfère les garder. Merci beaucoup.

Je me levai. Même si ce n'était pas d'une grande valeur, cette collection était emplie par le passé de grand-mère. Je ne pouvais me résoudre à m'en séparer si facilement.

— ... Ce que vous avez dit m'a intéressé, beaucoup intéressé.

Je regardais Shinokawa droit dans les yeux tandis qu'elle était dans son lit. Il aurait été trop gênant de repartir comme ça. Tout en me demandant comment lui faire comprendre que je voulais écouter la suite de ses explications, elle me tendit le sac en papier contenant l'intégrale de Sōseki.

— ... Merci.

Alors que je m'étais saisi du sac, ses lèvres s'étaient mises à bouger.

— ... M. Daisuke Gôra.

— Oui ?

Ça me faisait un peu bizarre d'avoir été appelé par mon nom complet.

— Est-ce que par hasard c'est votre grand-mère qui vous a donné ce nom ?

— Hein ? ... C'est exact, mais comment le saviez-vous ?

Seule ma famille était au courant, et personne d'autre ne s'était jamais posé la question.

Après ma réponse, son visage arbora de la mélancolie.

— ... Quand est-ce que votre grand-mère s'est-elle mariée ?

Qu'est-ce qui se passe maintenant ? L'histoire n'est pas encore terminée ? Soucieux, je me mis à fouiller ma mémoire. Je n'en étais pas sûr, mais je pensais que quelqu'un en avait parlé récemment. Puis, je jetai subitement un œil au sac en papier.

— Ah, c'est vrai. On m'a dit que ce livre est sorti un an avant son mariage.

J'ouvris le sac et lui montrai le « VIIIè volume : Et puis ».

À ce moment-là, son visage se figea. Peut-être que c'était juste mon imagination.

— Je suis vraiment désolée de vous avoir raconté tant de choses étranges.

Elle baissa la tête en direction du lit.

Je rentrai chez moi pour faire part de mes découvertes, et le visage de ma mère changea du tout au tout.

Bien entendu, je ne mentionnai pas le passé de grand-mère. Je lui racontai seulement que la signature était une fausse, mais elle se fâcha à cause d'autre chose.

— Quand est-ce que je t'ai dit de les emmener dans cette librairie ? Et tu es allé jusqu'à l'hôpital pour les faire examiner. Tu imagines les problèmes que tu as causés ?! C'est encore pire que ceux qui partent sans payer !!

Comme on pouvait l'attendre d'une fille d'une famille de restaurateur, elle avait été jusqu'à dire que c'était pire que si j'étais parti sans payer. C'était dur à encaisser pour moi, étant petit-fils de restaurateur. Je décidai d'obéir à ma mère et de lui apporter de quoi me faire pardonner le lendemain. C'était le cas, j'avais effectivement causé des problèmes à Shinokawa, mais j'avais maintenant une bonne excuse pour la revoir.

Le lendemain était un lundi.

Comme la veille, je m'étais réveillé à midi. Maman était déjà partie travailler. Je descendis prendre le courrier, et trouvai une lettre de la société pour laquelle j'avais postulée. Je l'ouvris, et découvris mon CV ainsi qu'une impitoyable lettre de refus disant que mon profil n'avait pas été retenu. Dépité, je poussai un soupir, jetai la lettre à la poubelle, tirai les volets du restaurant et sortis.

C'était une fois encore une chaude journée ensoleillée qui me brûlait le front. Le vent chaud et humide venant de la mer soufflait, et l'odeur de cette dernière y était vaguement mêlé. C'était l'été à Kamakura auquel j'avais été confronté depuis mon enfance, mais je m'y étais toujours pas fait.

Je me remplis l'estomac au McDonalds en face de la gare, et tournai en rond dans la gare en quête de « bonne nourriture ». Hélas, je n'arrivais pas à me décider. Je ne connaissais pas ses goûts, et peinais à me concentrer sur ma recherche. La conversation avant qu'on ne se quitte me trottait toujours en tête.

Grand-mère m'avait-elle donné ce prénom ? Quand s'était-elle mariée ? Ces deux questions paraissaient anodines, et pourtant, elle avait été particulièrement chamboulée par ma réponse.

La veille, j'avais posé la question à ma mère au sujet de mon prénom.

— C'est cette bonne femme qui a insisté pour qu'on t'appelle comme ça à ta naissance.

Elle s'était lancé dans une longue tirade après avoir dit ça. Elle semblait toujours lui en vouloir vingt ans après, mais ça faisait vraiment bizarre qu'elle appelle grand-mère « cette bonne femme » de façon si spontanée.

— Elle disait que c'était un nom auquel elle pensait depuis longtemps. J'ai catégoriquement refusé... « Daisuke », on dirait le nom d'un voyou.

Non, je n'étais pas un ex-voyou, et je n'étais pas vraiment d'accord avec elle sur ce point. Comment je pouvais savoir que ce genre de noms était courant chez les délinquants ?

— Apparemment, c'était le nom d'un personnage de son roman préféré. Le kanji est un peu différent, mais il se prononce pareil. Mais je ne me rappelle pas de quel roman il s'agissait.

Moi, par contre, j'avais ma petite idée. Après être rentré à la maison la veille, j'avais feuilleté le « VIIIè volume : Et puis », et découvris que le personnage principal se prénommait Daisuke[7]. Il n'y avait pas de doute, c'était de là que venait mon prénom, et Shinokawa avait dû s'en douter.

D'ailleurs j'avais senti mon corps se figer au moment où j'ouvris le livre, et me mis à suer à grosses gouttes. Malgré cela, j'avais tenu bon et avais lu une partie du prologue. Cette dernière commençait par le monologue paresseux d'un étudiant pendant son petit boulot. C'était là que je découvris que Daisuke était sans emploi, et je m'étais soudain senti proche de lui. Ce n'était pas quelqu'un de particulièrement motivé, je me demandais ce qu'il allait advenir de lui à la fin. Sans ma « phobie », j'aurais pu lire jusqu'au bout.

Mais la raison pour laquelle ma grand-mère m'avait appelé comme ça m'intriguait vraiment. Elle n'espérait tout de même pas que je finisse chômeur.

Voilà ce à quoi je pensais pendant que je descendais la rue commerçante, avant de finalement m'arrêter devant une pâtisserie occidentale. Les spécialités de cette boutique étaient des biscuits sandwich fourrés aux raisins et à la crème au beurre. Ils pourraient faire l'affaire en guise de goûter, et je risquais de faire une insolation à force de tourner en rond ici.

Au moment j'étais sur le point de pénétrer dans la pâtisserie, j'aperçus une femme de petite taille dont le visage m'était familier. Sa peau était légèrement bronzée, et elle était un peu grassouillette. Elle avait de grands yeux, et elle me faisait toujours penser à un petit ourson à chaque fois que je la voyais. Elle était plus vieille que ma mère, et semblait avoir fini ses emplettes de pâtisseries, vu qu'elle transportait un sac en plastique contenant une boîte de pâtisserie.

— Oh, mais c'est toi, Daisuke. Tu es aussi venu acheter des pâtisseries ici ?

C'était tata Maiko qui habitait à Fujisawa.

Tata Maiko était l'aînée de la famille Gôra, et on pouvait dire que c'était celle qui avait le plus réussi dans la vie dans la famille.

Depuis toute jeune, elle avait des notes excellentes, et après être sortie d'une fameuse école missionnaire à Yokohama[8], elle s'était tout de suite marié avec un homme travaillant dans une compagnie d'électricité, et donna naissance sans problème à deux filles. Ils avaient fait construire une grande maison à Kugenuma dans la ville de Fujisawa, tout près d'Ōfuna, et tous les quatre menaient une vie confortable. C'était quelqu'un qui aimait s'occuper d'autrui, mais il lui arrivait de se crisper quand elle parlait.

En apparence, elle ne ressemblait ni à grand-mère ni à maman, et était la digne fille de son père à en juger la photo de grand-père sur son autel.

— Mina a démissionné l'année dernière, a passé quelques temps à voyager et à faire du shopping et du tourisme avec des amis. Elle vient de retrouver du travail il y a quelques jours, près du centre de Kawasaki. Une fille si jeune qui travaille à Kawasaki... On n'a pas arrêté de lui dire de démissionner, mais elle n'en fait qu'à sa tête.

Elle m'avait emmené dans une de ces chaînes de café dans le bâtiment de la gare, et j'étais le seul client masculin dans ce lieu rempli de femmes d'un certain âge. Je me sentais mal à l'aise.

— ... Kawasaki n'a pas l'air si dangereux que ça.

Nous parlions de ma cousine, un an après la mort de ma grand-mère.

— Mais Kawasaki a toujours été un lieu de débauche. Elle fait beaucoup d'heures sup' aussi, alors ça m'inquiète.

Elle semblait avoir conclu que Kawasaki était une rue pour fêtards. C'était peut-être le cas par le passé, mais maintenant, il y avait des quartiers commerçants ordinaires tout autour de la gare. Juste au moment où j'allais dire ça, ma tante changea de sujet.

— En parlant de ça, comment va Eri ? Toujours aussi prise par son boulot ?

Ma mère s'appelait Eri. Elle rentrait souvent tard de son travail ces derniers temps, et n'avait pas beaucoup de temps à elle.

— ... Plus ou moins.

— Et toi ? Tu t'es trouvé du travail ?

— ... Pas encore.

— Quel genre de travail tu voudrais ? Tu as participé aux campagnes de recrutement ?

Avant que je m'en aperçoive, elle s'était mise à me faire la morale. J'avais fini par m'en rendre compte une fois devenu adulte : à chaque fois que ma tante se mettait à parler famille, ça indiquait qu'elle voulait tout savoir de la personne à qui elle parlait. Je bredouillai tout en lui répondant que je m'étais rendu à plusieurs entretiens, et que j'allais me rendre au Pôle Emploi.

— En période de crise économique, ce n'est pas évident de trouver un travail qui te convient. Tu devrais tirer parti de ta force physique. Pourquoi ne pas tenter l'armée ou la police ?

Elle choisissait ses mots avec précaution, mais son intention était la même que celle de maman. Je me demandais inconsciemment si c'était parce qu'elles étaient sœurs qu'elles pensaient de la même façon.

— Mon mari s'inquiète pour toi, lui aussi. Si tu n'arrives toujours pas à trouver de travail, viens nous en parler.

J'étais un peu ému. Mon oncle était le benjamin d'une richissime famille de Kugenuma, et avait beaucoup de relations à Fujisawa. Il avait pris sa retraite l'année précédente, mais j'avais appris qu'il avait été choisi comme candidat au conseil municipal. Peut-être qu'il pourrait me recommander pour un travail.

— Ah, oui.

— Si tu restes sans emploi comme ça, ta grand-mère va se faire du mouron pour toi dans l'autre monde. Elle te considère comme la prunelle de ses yeux.

J'en recrachai presque le café glacé que je buvais.

— Non. Tu dois te tromper.

Il n'y avait pas de place dans ces yeux étriqués pour permettre à quoi que ce soit d'entrer. Elle n'était pas du genre à pardonner facilement et aimer un enfant après qu'il ait commis une erreur.

— Telle mère, tel fils, hein ? Aucun de vous deux ne vous en êtes jamais rendus compte.

Tata soupira avec inquiétude.

— Je l'ai connue plus longtemps que quiconque, alors tu peux me faire confiance. Ta grand-mère vous aimait plus que tout au monde, toi et Eri... À chaque fois qu'elle passait à la maison, elle n'arrêtait pas de parler de vous. Elle a même fait son dernier voyage avec vous, non ? Mon mari et moi lui avions proposé en premier de l'accompagner, mais elle avait décliné.

C'était la première fois que j'entendais parler de ça. Il était vrai que mon oncle à la retraite et ma tante mère au foyer avaient bien plus de temps libre que ma mère qui était prise par son travail, et moi, qui étais occupé à chercher un emploi.

Maintenant qu'elle en parlait, je ne me souvenais pas une seule fois avoir vu ma grand-mère se disputer avec tata Maiko. Je pensais que c'était parce qu'elles s'entendaient bien, contrairement à ma mère, mais on pouvait dire que c'était en fait la preuve qu'elles n'étaient pas si proches que ça.

— Mais alors, pourquoi...

En termes d'apparence physique, ma mère et moi n'étions en rien un régal pour les yeux. Je n'avais jamais pensé à rien qui puisse rendre grand-mère fière de nous.

— ... Peut-être parce que vous êtes grands ?

— Hein ?

Je ne pus m'empêcher de montrer mon étonnement, mais le visage de tata était sérieux.

— Ce n'est pas une plaisanterie. Ton grand-père était pareil, lui aussi. L'ensemble de la famille est de petite taille si ce n'est toi et Eri. J'ai l'impression qu'elle préférait les gens grands... Tu sais, la chambre de ta grand-mère avait quelque chose comme ça, non ?

Tata mima un rectangle avec ses doigts, et après réflexion, je compris de quoi elle parlait. C'était la planche en caoutchouc sur l'encadrement de la porte.

— Elle avait accroché ça quand j'étais petite. Personne dans la maison n'était aussi grand, et pourtant, elle avait dit « et si jamais le prochain enfant était grand et se cognait la tête dessus »... C'est ce qu'elle avait dit juste avant la naissance d'Eri. C'était il y a 45-46 ans.

Je fus momentanément abasourdi. Toutes sortes de nombres se mirent à tourner dans ma tête, et je me remémorai sans raison particulière ce que m'a grand-mère m'avait dit — « La prochaine fois, tu ne fais plus partie de la famille. ».

— Vraiment ? murmurai-je au plus profond de mon cœur, avant d'engloutir mon café glacé pour masquer mon anxiété.

Ma gorge était sèche, mais mes mains étaient moites.

— ... Tu t'es cogné dessus, Daisuke ? Sur ce truc ?

J'acquiesçai silencieusement.

— Alors ça a vraiment servi à quelque chose finalement. Je suis sûre que ta grand-mère doit être très heureuse.

La voix de ma tante paraissait distante, et je finis par comprendre pourquoi Shinokawa était si bouleversée — non, je n'avais pas encore vérifié si c'était vrai. Je levai la tête.

— À ce propos...

Je tentai au mieux de garder mon calme. C'était une question qui venait tout juste de me traverser l'esprit.

— Quel genre de personne était grand-père ?

Sa main tendue pour attraper sa tasse s'arrêta net, et ma tante se tut. Tout à coup, je pus entendre très clairement les voix des autres clients autour. Il y avait deux femmes du même âge que ma tante assises à la table à côté de la nôtre en train de bavarder bruyamment. Elles semblaient débattre sur les vertus avérées pour la santé du vinaigre noir.

— Est-ce que ta grand-mère t'a déjà parlé de ton grand-père ?

Maintenant qu'elle le demandait, je réalisai que je ne l'avais jamais entendu parler de grand-père.

— ... Non.

— Alors tu n'as jamais appris comment il était mort.

— Maman m'en a brièvement touché deux mots... Elle avait dit qu'il était mort dans un accident de voiture alors qu'il revenait de Kawasaki Daishi un été.

Soudain, tata Maiko pouffa de rire et esquissa un sourire amer. Son visage froid me choqua vraiment, comme ce n'était pas le genre d'expression qu'elle arborait généralement.

— Eri était vraiment jeune à l'époque, et elle y a vraiment cru, murmura-t-elle à elle-même. D'après toi, pourquoi a-t-il choisi d'aller prier à Kawasaki alors qu'il y a déjà plein de temples à Kamakura ? Et au beau milieu de l'été qui plus est ? ... C'était juste une bonne excuse pour ton grand-père.

— ... Pardon ?

— Les courses de chevaux et de voitures. C'est le genre de choses qui viennent à l'esprit quand on parle de Kawasaki, non ? En plus, c'était un alcoolique, et il avait beaucoup bu le jour de son accident.

Je fus complètement abasourdi par ces révélations. Je n'aurais jamais cru que mon grand-père était ce genre de personnes.

— Ton grand-père a été adopté, et j'ai entendu dire qu'il travaillait dur avant son mariage. Mais après ma naissance, tes arrière-grands-parents sont morts, et il a commencé à se comporter bizarrement. Il lui arrivait de se rendre à « Kawasaki Daishi » pendant plusieurs jours sans donner signe de vie.

J'avais enfin fini par comprendre pourquoi ma tante détestait Kawasaki. Comment pouvait-elle l'apprécier alors que c'était un endroit où son père se rendait souvent pour flamber ? Elle ne voulait sûrement pas s'en approcher non plus.

— Il est vraiment étonnant que ta grand-mère n'ait jamais demandé le divorce... et elle a continué à prendre sur elle malgré tout. Bien entendu, ça a été une toute autre histoire le jour où il a touché à sa bibliothèque. Elle avait été vraiment effrayante ce jour-là.

Je ravalai les mots que je voulais dire. Malgré tout, j'avais du mal à garder mon calme.

— Daisuke, tu ne dois jamais devenir comme ton grand-père. Il faut que tu travailles dur.

Elle me refaisait à nouveau la morale, et m'avait sûrement raconté quelque chose que maman elle-même ignorait afin de me mettre en garde. C'était comme un avertissement. Elle fit reculer sa chaise, et était sur le point de se lever. Il semblerait qu'elle allait de rentrer chez elle.

— ... Tata, tu as lu « Et puis » de Sōseki ?

Elle me regarda avec surprise alors qu'elle portait le sac en plastique avec le logo de la pâtisserie occidentale, et se mit à cligner des yeux pendant quelques instants.

— Pourquoi cette question ?

— Il semblerait que grand-mère adorait ce livre. J'ai commencé à le lire récemment, dis-je tout en observant discrètement la réaction de ma tante.

Elle arborait un certain scepticisme, et apparemment, elle n'était pas au courant du secret renfermé par ce livre. Si la fille aînée Maiko l'ignorait, il s'avérait que j'étais le seul dans la famille à savoir.

— Je n'ai jamais lu le livre, mais j'ai vu le film, celui avec Yūsaku Matsuda dans le rôle principal.

J'ignorais totalement qu'il avait été adapté en film.

— Qu'est-ce qui se passe à la fin ? Je sais seulement que le héros n'a pas de travail au début.

— Hum, eh bien...

Tata baissa sa tête d'un air pensif. Elle ne semblait pas bien s'en rappeler.

— Je crois que le héros finit avec la femme d'un autre.

Le soleil était sur le point de se coucher quand j'arrivai à l'hôpital.

Comme la veille, Shinokawa était en train de lire dans son lit. À en juger par la position de ses lèvres, elle semblait être en train d'essayer de siffler. Mais, au moment où elle m'aperçut, elle se mit à rougir comme une tomate et pencha sa tête en arrière.

— Bon... Bonjour...

Elle me salua doucement, et son attitude n'avait rien à voir avec celle qu'elle avait pendant son explication sur l'intégrale de Sōseki la veille. Elle semblait retrouver sa nature introvertie dès qu'elle ne parlait pas de livres.

— Bonjour. Est-ce que vous avez du temps à m'accorder ?

— Ah, oui... Entrez donc...

Elle ne tenait pas en place et finit par m'inviter à m'assoir. Au moment où je pénétrai dans la pièce, je remarquai un livre posé sur ses cuisses. Elle lisait un roman, je lui demandai alors le nom de ce dernier, et elle me montra timidement la couverture. C'était « Julia et son bazooka » d'Anna Kavan. C'était vraiment un nom étrange, j'étais incapable d'imaginer de quoi il pouvait bien parler[9].

Je m'excusais une nouvelle fois pour ce qui s'était passé la veille, et lui tendis les biscuits sandwich. Elle se dépêcha de secouer la tête négativement.

— Non... Ce n'est pas la peine... C'est moi qui suis à blâmer... J'ai dit beaucoup de choses que je n'aurais pas dues...

L'expression « que je n'aurais pas dû » semblait cacher quelque chose. Elle refusa de les prendre, mais je lui forçai presque à prendre la boite. Elle baissa ensuite la tête de façon embarrassée.

Je me demandai alors si je n'étais pas allé trop loin.

— ... Je... je songeais justement à prendre un goûter, dit-elle d'une voix douce. S-Si possible... pouvons-nous partager ?

Bien entendu, je ne refusai pas. Elle ouvrit la boîte et me tendis un biscuit. Nous ouvrîmes nos paquets en même temps.

C'était meilleur que je pensais. Le parfum du beurre et l'acidité des raisins se mariaient parfaitement, et le côté croustillant du biscuit était très agréable sous la dent.

— J'en achète souvent... mais je n'aime pas le goût quand je les laisse pour le lendemain, dit Shinokawa en souriant.

Je n'en étais pas trop sûr, mais il semblerait que j'avais fait le bon choix.

Je terminai mon biscuit en deux bouchées, alors qu'elle continuait à grignoter le sien. Elle m'avait invité à manger avec elle, mais elle ne parlait pas du tout. Bien sûr, nous ne parlions pas non plus de l'intégrale de Sōseki.

Elle avait percé le secret que ma grand-mère avait gardé pendant des dizaines d'années à partir de ce que je lui avais raconté et des indices laissés par le livre. Elle avait également tenté au mieux de m'empêcher de le découvrir, et c'était pour ça qu'elle avait dit « des choses que je n'aurais pas dû dire ».

Bien entendu, il était déjà trop tard.

Le « VIIIè volume : Et puis » mentionné plus tôt avait été publié le 27 juillet de la 31è année de l'ère Showa. C'est-à-dire en 1956 — il y a 54 ans. Ma grand-mère s'était mariée l'année suivante, et j'étais persuadé que Yoshio Tanaka était celui qui lui avait donné le livre.

Mais à bien y réfléchir, il lui avait peut-être envoyé ce livre avant sa publication, et il n'était pas impossible qu'il ait donné à ma grand-mère son trésor le plus inestimable.

Ma grand-mère avait acheté les autres livres il y a 45, 46 ans, environ 10 ans après son mariage. Si Yoshio Tanaka avait donné ce livre à cette époque, cela signifiait que leur relation avait eu lieu après son mariage. « Et puis » de Sōseki racontait apparemment l'histoire d'un homme qui vole la femme d'un autre. Le mariage de mes grands-parents n'avait rien d'heureux.

Ma grand-mère m'avait donné mon nom, « Daisuke », en hommage au héros de cette histoire, et c'était une idée qui lui était venue il y a très longtemps — autrement dit, ce n'était pas parce que c'était moi, mais parce qu'il était probable que ma mère naisse garçon. Grand-mère avait acheté l'intégrale de Sōseki à l'époque où ma mère était née.

Tata Maiko avait dit que grand-mère aimait les gens grands, ce qui expliquait qu'elle préférait ma mère et moi. Mais c'était sûrement à moitié vrai. Nous étions les seuls à être grands dans la famille. Je ne ressemblais pas du tout à grand-père.

Est-ce que grand-mère voyait le visage de son amant en maman et moi ?

Elle avait accroché une planche en caoutchouc sur l'encadrement de la porte de la chambre typiquement japonaise au premier étage. C'était une idée qui n'aurait jamais traversé l'esprit de gens petits — cela signifiait que quelqu'un avait dû se cogner à cet endroit.

Peut-être qu'elle ne l'avait pas accroché uniquement pour ses enfants après qu'ils soient grands. Si elle ne voulait pas que quelqu'un se cogne la tête, ce devait être une certaine personne que ma famille ne connaissait pas, quelqu'un d'aussi grand que moi.

Mon véritable grand-père était l'homme nommé Yoshio Tanaka — tel était peut-être le secret que ma grand-mère tenait à cacher à tout prix. « Tu ne fais plus partie de la famille », était-ce dans le sens littéral ?

Mais ce n'était que des suppositions de ma part. Vu que grand-mère était morte, je ne pouvais rien vérifier. Sauf qu'il restait une possibilité.

— ... Est-ce que Yoshio Tanaka est toujours en vie ?

En entendant ma question, Shinokawa, qui était en train de manger son dernier morceau, s'arrêta net.

— Peut-être... Et peut-être que...

Elle baissa la tête. Je savais ce qu'elle voulait dire. Vu que Yoshio Tanaka pouvait voir ma grand-mère au restaurant, cela signifiait qu'il habitait peut-être non loin d'ici.

Sous le soleil couchant, la chambre d'hôpital demeura silencieuse. Le fait que nous ne pouvions pas le dire tout haut était la seule chose qui nous paraissait évidente. Nous ignorions tout l'un de l'autre, mais par la force des choses, nous étions liés par un secret.

— Au fait... M. Gôra ?

La voix de Shinokawa résonna soudainement de façon claire dans mes oreilles.

— Quel genre d'emploi occupez-vous en ce moment ?

Je fus soudain ramené sur terre. Comme elle m'avait posé la question si franchement, je me devais de ne pas y aller par quatre chemins.

— ... Je suis toujours en recherche.

— Pas de petits boulots ?

— ... Non, aucun pour le moment.

J'ignorais quand on me convoquerait pour des entretiens, alors il m'était compliqué de faire des petits boulots pendant de longues périodes. Je me sentis encore plus mal à l'aise après avoir dit ça — mais pour une certaine raison, son visage semblait se réjouir. Qu'est-ce qui se passait ? Elle était heureuse de savoir que j'étais sans emploi ?

— J'ai... une fracture, et je vais encore rester hospitalisée un certain temps... La boutique manque de bras, ce qui est à l'origine de tout ce qui s'est passé.

— ... Oh.

Elle était très vague, alors je ne voyais pas du tout où elle voulait en venir.

— Dans ce cas, si cela ne vous dérange pas, pourriez-vous venir travailler dans ma librairie ?

J'écarquillai les yeux, et elle baissa les yeux très bas.

— Je vous en supplie. Ma petite sœur vous aidera, mais on ne peut pas vraiment compter sur elle.

— Une... une seconde. Je n'y connais rien en livres.

Et je lui avais déjà parlé de ma « phobie ». C'eut été une première que quelqu'un qui ne peut pas lire de livres travaille dans une librairie.

— ... Avez-vous le permis ?

— Oui.

— Parfait. Il n'y a aucun souci dans ce cas.

Elle acquiesça fermement.

Elle hocha la tête fermement.

— ... Il est plus important d'avoir quelqu'un qui sait conduire plutôt que lire ?

— Ce dont a besoin de connaître une personne travaillant dans une librairie de livres anciens, ce n'est pas le contenu des livres, mais leur prix sur le marché. Il est évidemment préférable d'avoir lu beaucoup de livres, mais on peut apprendre même si on n'en a jamais lu avant. En fait, il y a un assez grand nombre d'employés de librairie qui ne lisent pas en-dehors des périodes de travail. Peut-être que c'est moi qui suis étrange à lire à longueur de journée...

J'étais bouche bée. Ma vision de la librairie s'était complètement écroulée, et je sentis que je venais d'entendre quelque chose que je n'aurais pas dû.

— Quoi qu'il en soit, il est nécessaire de transporter de grandes quantités de livres, alors un permis est nécessaire. Je m'occuperai de l'acquisition et de l'évaluation des livres, alors si vous pouviez suivre mes instructions, M. Gôra...

De façon inattendue, les choses en étaient arrivées là. Je me repris immédiatement.

— M-Mais... n'y aurait-il pas quelqu'un qui conviendrait plus au poste ?

— N'avez-vous pas dit que cela vous faisait plaisir d'entendre parler de livres.

— Hein ? Ah, oui.

— Je deviens très bavarde dès qu'il est question de livres... Tous les jeunes qui ont travaillé dans ma boutique ont tous démissionné parce qu'ils ne pouvaient plus me supporter. Je n'ai vraiment pas pu trouver quelqu'un pour travailler avec moi.

Alors elle voulait m'engager et me forcer à l'écouter ? Alors que j'étais toujours abasourdi, elle leva les yeux, avec un regard implorant visiblement à l'aide. Ma tête chauffait tandis que je croisais ses yeux humides. Ce genre de regard devrait être interdit.

— En tous les cas, notre librairie familiale demande beaucoup de travail physique, et il y a beaucoup de choses à mémoriser. Notre modeste boutique offre un salaire honnête en plus de ça...

Je sentis inconsciemment que je ne pourrais jamais refuser, mais je ne répondis pas. Elle était penchée dans ma direction tout en étant encerclée par une montagne de livres, et en tomba presque du lit.

— ... Ce genre de travail ne vous intéresse pas ?

Je me souvins soudain de ce que ma grand-mère m'avait dit dans ce même hôpital.

(Si tu pouvais lire des livres maintenant, ça bouleverserait complètement ta vie.)

Cette personne en face de moi était un vrai rat de bibliothèque. Je n'étais pas vraiment mécontent de mon sort jusqu'ici, mais je sentis au plus profond de mon cœur que je voulais vivre au milieu de cette pile de livres.

Et aussi — j'avais songé à Yoshio Tanaka. Il était vraisemblablement un lecteur invétéré tout comme ma grand-mère et Shinokawa. S'il était resté dans le coin, peut-être qu'il allait un jour passer la porte de la librairie antique Biblia.

— Je comprends.

Mentalement préparé, je me levai et acquiesçai.

— Mais j'ai une condition.

Elle se crispa immédiatement.

— ... Quoi donc ?

— Pourriez-vous me raconter l'histoire de « Et puis » de Sōseki Natsume ? Quel genre d'histoire est-ce ? J'aimerais en apprendre le maximum possible.

Les livres qui se transmettent de génération en génération ont leur propre histoire, et pas uniquement celles qu'ils contiennent.

J'avais appris l'histoire de comment ma grand-mère avait chéri ce « VIIIè volume : Et puis ». J'étais très intéressé par le contenu de ce livre — hélas, j'étais incapable de le lire jusqu'au bout.

— Très bien, répondit-elle avec un sourire après avoir hoché fermement de la tête.

J'étais incapable de détourner le regard de son visage souriant. Elle semblait s'être remémoré quelque chose alors qu'elle avait levé les yeux au ciel. Après un certain temps, ses belles lèvres délicates laissèrent s'échapper une douce voix.

— » Et puis » est un roman publié dans une édition de la 42è année de l'ère Meiji du journal Morning. Avec « Sanshirō » et « La porte », il constitue une trilogie...

Elle allait commencer depuis le commencement ? Il semblerait que ça allait être une longue conversation. J'écoutai chaque mot silencieusement tout en tirant doucement la chaise ronde vers le lit.


  1. En fait, c'est plutôt un temple bouddhiste. Construit en 1929, ce temple est haut de 25 mètres. Voir la note suivante pour plus d'informations sur Guanyin.
  2. Au Japon, on l'appelle Guanyin Byakuekannon (白衣観音), qui signifie littéralement Guanyin vêtue de blanc. Dans le bouddhisme, cette figure religieuse est le Bodhisattva, ou être vivant qui aspire à la compassion, et qui est également vénéré par les Taoistes. Le nom signifie « Essence de Sapience Qui Considère les Bruits du Monde ». Un dieu célèbre dans les régions Sud-Est de l'Asie. Communément considéré comme une femme de nos jours, mais était parfois considéré comme un homme par le passé.
  3. Grade utilisé dans les arts martiaux.
  4. Célèbre temple bouddhiste. Nom non-officiel de Heiken-ji (平間寺).
  5. Roman publié en 1905 qui est une satyre sur les réformes de la société japonaise de l'époque, notamment sur sa propension à copier les modèles occidentaux.
  6. « Le jeune homme ». Roman ayant pour thème la morale très populaire au Japon sorti en 1906. Il est lu par tous les japonais au cours de leur scolarité.
  7. Le prénom de Gôra est 大輔, tandis que celui du protagoniste de « Et puis » est 代助.
  8. Il s'agit de l'Académie Chrétienne Internationale de Yokohama.
  9. Le roman raconte l'histoire d'une droguée, du monde qui tourne autour d'elle, et se plonge dans les aspects psychologiques de l'addiction.



Chapitre 2 — Kiyoshi Koyama « Découverte de monuments et Saint Andersen » (Édition de poche Shincho)[edit]

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Avant que je m'en rende compte, l'aiguille des heures indiquait onze heures. Il était temps d'ouvrir la boutique.

Alors que je faisais tranquillement la poussière des étagères, je me dépêchai d'emmener le chariot chargé de livres à cent yens pièce en moyenne devant la boutique, et fit tourner l'écriteau.

Mais bien que j'avais hâtivement ouvert la porte, il n'y avait pas le moindre client. Je ne voyais personne sur l'étroite rue près de la gare. Il faisait une chaleur de plomb peu propice aux sorties. D'immenses cumulonimbus s'amoncelaient dans le ciel au-dessus du toit de la gare, alors il y allait vraisemblablement y avoir un orage dans l'après-midi.

La brise qui soufflait était humide et fulgurante, d'une odeur sentant le moisi. L'écriteau « Biblia » tourna sur lui-même, et les mots « Librairie Antique » se dévoilèrent.

En tous les cas, un nouveau jour avait commencé.

Je m'étirai le dos vigoureusement, et rentrai dans la boutique qui ressemblait à une cave dont les murs étaient faits de livres. L'intérieur au plafond bas était légèrement humide, mais il y faisait plus frais que dehors.

C'était le troisième jour que moi, Daisuke Gôra, travaillait à la Librairie antique Biblia. Je l'ignorais avant cela, mais la boutique était semble-t-il plutôt connue dans le coin étant donné qu'on y avait fait évaluer des livres chers. Après quelques recherches sur Internet, je découvris qu'elle avait même loué ces livres à une exposition.

Malgré ma phobie qui m'empêchait de lire des livres, j'avais rencontré quelques jours auparavant la propriétaire de la librairie, Shioriko Shinokawa, alors que je lui avais apporté l'intégrale de Sōseki de ma grand-mère. Et du coup, j'avais commencé à travailler ici.

Shinokawa s'intéressait aux histoires propres aux livres et pas uniquement à leur contenu. Elle avait ainsi parfaitement mis à jour l'histoire « cachée » de la collection de ma grand-mère. Cette « histoire » avait un lien avec ma naissance. Shinokawa avait une connaissance phénoménale en ce qui concerne les vieux livres, et pouvait faire preuve d'une étrange perspicacité. Hélas, c'était quelqu'un d'extrêmement introverti, et n'osait pas regarder les gens dans les yeux dès qu'il n'était pas question de livres.

Ainsi, trois jours s'étaient écoulés.

Celle qui s'occupait de la boutique avant moi, la petite sœur de Shinokawa — Ayaka Shinokawa — ne m'avait pas expliqué grand-chose si ce n'est comment utiliser la caisse enregistreuse et où était rangé le matériel pour faire le ménage. Apparemment, elle ignorait également ce qu'impliquait le travail de libraire, et se contentait de me regarder faire d'un air sceptique. Cela paraissait sûrement inconcevable qu'un client comme moi était devenu en l'espace d'une nuit l'apprenti caissier de cette boutique.

— À l'exception des livres, ma sœur ne connait rien à la vie, tu sais ?

Elle avait répété tellement de fois cette phrase que ça en devenait agaçant.

— Un voleur est venu dans cette boutique il y a quelques jours, tu sais ? On nous a rien volé, mais c'est pas très rassurant.

Sa façon de jacasser semblait impliquer que j'étais le voleur. Je te rappelle que c'est toi qui m'as envoyé voir Shinokawa à l'hôpital, avais-je vraiment envie de dire, mais je parvins à m'en empêcher, et continuai à travailler sans dire mot. J'avais grandi dans un restaurant, alors je connaissais les base du service clientèle si j'y mettais du mien.

Ayaka était à l'intérieur depuis la matinée, et n'en était pas sortie depuis. Peut-être qu'elle se méfiait un peu moins de moi, ou peut-être que c'était trop pénible pour elle de me surveiller à longueur de journée.

La boutique était sinistrement calme, et j'allumai l'ordinateur derrière le comptoir. Je vérifiai ma boite mail, et tombai sur un long mail que m'avait envoyé Shinokawa. « Bonjour, c'est Shinokawa. » Il commençait comme ça, et s'ensuivit une longue liste d'instructions. Elle conclut celui-ci par un « Je compte sur vous. Si vous avez la moindre question, envoyez-la-moi par mail. »

Toutes les instructions depuis le premier jour me parvenaient par mail. Shinokawa se trouvait à l'Hôpital Général d'Ōfuna, où l'usage de téléphone portable était formellement interdit dans son enceinte. Elle pouvait appeler de l'accueil, mais elle n'était vraisemblablement pas en état de quitter son lit.

Bien entendu, je pouvais me rendre à l'hôpital si besoin est. Hélas, le souci principal était le manque de clients. Je n'avais aucune opportunité de parler avec elle.

Mon travail matinal consistait à préparer les livraisons en fonction des factures des clients. La librairie antique Biblia était bien référencée comme telle, et la plupart des livres pouvait y être commandés sur Internet. Visiblement, les bénéfices de la boutique provenaient majoritairement de ce biais. Je supposais que c'était la raison pour laquelle elle tenait toujours malgré l'absence de clients physiques.

Je traversai la boutique où les livres étaient empilés dans les allées, à la recherche des livres commandés.

À ce moment-là, j'avais fini par comprendre dans quels genres de livres cette librairie était spécialisée. Il y avait principalement des livres spécialisés sur des thèmes comme la littérature, l'histoire, la philosophie et l'art. Il y avait quelques mangas et livres de poche, mais c'était des vieilles éditions dont je n'avais jamais entendues parler.

Je pris les livres recherchés et retournai au comptoir. Je relis avec attention le mail que Shinokawa m'avait envoyé tout en préparant le colis.

Cela allait de soi, mais elle ne parlait que de travail dans ses emails. Pour une raison ou une autre, j'avais l'impression de voir un sens caché derrière sa phrase « envoyez-la-moi par mail ». Elle semblait dire, « ne me contactez qu'en cas d'extrême nécessité, et ne venez pas à l'hôpital. »

Je ne pensais pas qu'elle prendrait plaisir à parler de banalités avec moi. L'image d'elle murmurant, « ... vraiment ? », avant de se murer à nouveau dans le silence me vint distinctement à l'esprit. Bien entendu, cela aurait été complètement différent s'il était question de livres. Elle se lancerait alors à coup sûr dans une longue explication les yeux brillant de mille feux, comme l'autre jour, et c'était ce que je recherchais.

La porte s'ouvrit en craquant. Je levai la tête et aperçus une vieille dame aux cheveux blancs entrant dans la boutique. Une ombrelle pendant à son bras, elle était vêtue d'une simple robe soignée, et paraissait extrêmement raffinée.

C'était un visage que je voyais pour la première fois, mais je supposais qu'elle vivait dans le voisinage. Elle semblait tout juste de faire des courses, étant donné qu'elle transportait un sac plastique avec un logo de supermarché. Elle sourit et m'adressa un hochement de tête, je fis de même en retour. Les clients matinaux étaient tous des personnes âgées comme elle.

La vieille dame fit le tour de la boutique, s'arrêtant dans plusieurs coins, feuilletant les livres, et les parcourant avec excitation. Finalement, elle hocha à nouveau la tête dans ma direction et ouvrit la porte vitrée, n'ayant vraisemblablement pas trouvé ce qu'elle cherchait.

À ce moment-là, un autre client arriva, alors elle s'écarta.

Je m'arrêtai de faire ce que je faisais, car le nouveau client était très étrangement vêtu. Il était chauve, et ses yeux étaient grands et larges. Il était de petite taille, et je pouvais deviner aux rides sur son visage qu'il devait avoir plus de la cinquantaine. Il portait un T-shirt bien trop grand pour lui, avec un drapeau britannique comme motif, et un jean en loques sur les côtés. Il avait un torchon rose autour du cou.

J'ignorais ce qu'il faisait comme boulot, mais ce n'était manifestement pas un employé de bureau en congé. Il transportait également un gros sac avec des motifs colorés.

La femme semblait aussi choquée que moi. Elle essaya de se faufiler devant l'homme chauve, en s'enfuyant ouvertement — et elle sembla le heurter avec son épaule. À ce moment-là, l'homme chauve l'attrapa soudainement par l'épaule.

— ... Hé toi là, attends une petite minute.

La voix de baryton était menaçante, et le visage de la vieille dame devint immédiatement livide. Je me dépêchai de me lever. Ce n'était pas une rue malfamée la nuit, mais une librairie antique en plein jour. Je n'aurais jamais cru voir une agression ici.

— Qu'est-ce que vous faites ?!

J'étais sur le point de les séparer quand il serra soudain les dents et beugla :

— Espèce d'idiot, pourquoi tu m'attrapes moi ?! Regarde !

Il enfonça sa main dans le sac de la vieille dame et en ressortit un objet. Sur le moment, je ne pus que m'exclamer. Il tenait un gros livre qui était emballé : c'était celui écrit par Jirō Konwa et Kenkichi Yoshida, « Modernologie », celui que je venais tout juste de posé sur le comptoir. Le nom était un peu spécial, alors il m'avait bien marqué. Je retournai au comptoir, et m'aperçus qu'il manquait un livre — autrement dit, c'était une voleuse.

— Ah...

Elle grommela de surprise. J'étais plus surpris que choqué d'apprendre qu'elle s'approchait des étagères en faisant semblant de s'y appuyer pour voler des livres. Je pensais que les voleurs étaient des collégiens ou des lycéens, mais je n'aurais jamais cru qu'une vieille dame puisse faire ça.

— ... J'espère que vous pourrez pardonner mon geste.

Elle m'adressa soudain un regard implorant, qui contrastait énormément avec son attitude de bourgeoise d'un peu plus tôt. Peut-être que telle était sa véritable nature.

— Je ne fais pas ça pour le plaisir. De nos jours, il y a des moments où je suis contrainte d'y avoir recours, alors pourriez-vous laisser passer cette fois-ci ? Je vous en supplie.

Elle arbora soudain des yeux de chiens battus, et je me sentais vraiment mal à l'aise. Dans ce genre de situations, j'aurais dû la remettre à la police en bonne et due forme, selon les règles en vigueur dans l'industrie du service, mais j'étais quelque peu hésitant. Peut-être était-ce dû à l'éducation de ma grand-mère qui faisait que j'avais du mal avec les personnes âgées.

— T'en dis des insanités pour quelqu'un de ton âge !

L'homme chauve se mit à beugler.

— Y'a pas de place dans ce monde pour les vieillards sans scrupule comme toi. T'as qu'à vendre des poules au lieu de voler des livres !

Il était bien plus furieux que moi, l'employé, et il agrippa à nouveau la vieille dame. Je me devais de l'arrêter, et alors que nous nous confrontions dans un passage étroit, elle baissa légèrement la tête.

— Pardonnez-moi pour le dérangement.

Elle se retourna soudainement, se mit à courir, et disparut rapidement de mon champ de vision. Je me précipitai à sa poursuite, mais trop tard. Elle s'était échappée vraiment rapidement pour quelqu'un de son âge.

— Elle a tout d'une récidiviste, me dit l'homme chauve alors que je revenais à la boutique. Fais un peu plus gaffe aux voleurs, tu veux ? À quoi tu sers sinon ?

— ... Je suis désolé.

Je baissais le regard. Je lui étais reconnaissant d'avoir empêché un vol, mais je ne comprenais pas bien pourquoi il me faisait la morale. Qui était-il ? Dès qu'il eut remarqué mon regard inquisiteur et choqué, l'homme bomba soudainement le torse et dit :

— Je m'appelle Shida. Je suis un habitué de cette librairie.

L'homme qui s'appelait Shida s'approcha du comptoir, et posa un tas de livres de poche dessus. Il y en avait sept-huit au total.

— ... Qu'est-ce que c'est ?

— Ça se voit pas ? Je viens vendre ces livres.

Mon cœur fit un léger bond dans ma poitrine. Avec ça, j'allais avoir une bonne raison d'aller voir Shinokawa, et retournai gaiement derrière le comptoir.

— La personne en charge des estimations n'est pas là, alors merci de les laisser ici et de revenir demain...

— Je sais, dit Shida impatiemment. Elle est hospitalisée là. T'es nouveau ? Tu dois vraiment aimer ce boulot. Tu trouves pas que la proprio est bizarre ? C'est rare de voir quelqu'un d'aussi introverti à la tête d'une boutique.

Par ces propos, il avait prouvé qu'il était un habitué de cette librairie. Il tendit nonchalamment la main vers le comptoir, et tira une feuille de la chemise. C'était un bordereau de facture client pour consigner les transactions. Il savait mieux que moi où étaient rangés les objets.

Il écrivit dessus de façon passionnée. Je remarquai par inadvertance que sa main était dans un piteux état. L'encre noire coula le long de ses longs et étroits doigts, et c'était la main de quelqu'un qui avait la vie dure.

— Voilà, ça devrait être bon, dit-il en me tendant le reçu.

L'adresse indiquée était « Sous le pont de la plage Kugenuma à Fujisawa », ce qui m'intrigua fortement. Je pensais bien connaître cet endroit, mais je n'avais jamais entendu parler d'un pont.

— Où est-ce ? demandai-je.

Dans le même temps, je remarquai que rien n'était écrit en face de la case pour le numéro de téléphone.

— Le fleuve Hikijigawa coule de ce côté, et il y a un pont juste devant la plage Kugenuma. Tu vois où c'est ? C'est un peu plus en amont de la route côtière.

Shiba dessinait une carte imaginaire avec son index tout en parlant.

— Oui.

— C'est juste sous ce pont.

Je le dévisageai droit dans les yeux — et après un moment, je compris ce qu'il voulait dire. Cet homme était un sans-abri.

— J'ai ramassé ces livres récemment. Je suis un trancheur de livres.

— Un trancheur de livres ?

Qu'est-ce que cela voulait dire ? Cependant, Shida ne répondit pas à ma question et tapota les livres plusieurs fois avec un sourire.

— Quoi qu'il en soit, apporte ça à l'hôpital et fais-les estimer par la proprio. Ils payent pas de mine comme ça, mais ce sont de bons livres anciens. Je suis sûr que ta chef les adorera.

— Ah, très bien.

Je voulais demander à Shida ce qu'il entendait par trancheur de livres, mais Shida pencha son corps contre le comptoir, visiblement de peur que des gens ne regardent. J'étais la seule autre personne dans la librairie. Ses actes étaient vraiment exagérés.

— ... Bah, il y a une faveur que j'aimerais demander à cette librairie. Tu pourrais en toucher un mot à la proprio pour moi ?

— Hein ?

Je ne voyais pas du tout où il voulait en venir, mais il ne me laissa pas le loisir de l'interrompre.

— Je suis un habitué, alors ça ne devrait pas poser de souci, je pense... Enfin bref, c'est arrivé hier...

Alors que j'en restais bouche bée, Shida se mit à me raconter son histoire.


Ce soir-là, je me rendis à l'hôpital. La sœur de Shinokawa n'avait pas club dans l'après-midi, alors elle m'avait remplacé au comptoir. Je toquai à la porte de la chambre, et une douce voix se fit entendre de l'autre côté. Elle était indécise et étouffée, mais elle était visiblement dans la chambre.

Nous ne nous étions pas vus depuis trois jours, mais cela ne m'enchantait pas particulièrement. Je repensais au client qui était venu plus tôt dans la journée — plus précisément à sa « demande ».

— C'est Gôra. Si vous me permettez, dis-je en ouvrant la porte. Je viens juste d'envoyer un mail au sujet d'une estimation...

Je m'arrêtais brusquement. Shinokawa était dans le lit en train de se sécher les cheveux avec une serviette. Apparemment, elle sortait tout juste de la douche, et sa peau blanche était d'une teinte légèrement rosée. Quand elle se rendit compte de ma présence, elle se figea sur place.

— Pardon. Je vais attendre dans le couloir.

Nerveux, je sortis de la pièce.

— C-Ce n'est pas grave... Entrez, je vous prie...

Shinokawa m'appela d'une voix fluette, et baissa la tête tout en m'invitant à m'assoir. Sa magnifique chevelure noire brillante était trempée, tombant devant ses yeux, et par inadvertance, je déglutis.

— J-Je viens... de me doucher... Je pensais que vous viendriez plus tard... Euh, pardon...

Elle semblait vouloir dire qu'elle sortait de la douche, qu'elle s'attendait à ce que je vienne plus tard, et qu'elle était désolée pour l'accueil.

— Non, pas la peine de s'excuser pour ça.

Comme on m'avait remplacé, j'avais pu venir plus tôt. Je m'éclaircis la voix : si le silence s'était installé, j'aurais sans le vouloir repenser un peu trop à la scène précédente.

— Vous vous êtes douchée dans la salle de bain de l'hôpital ?

Elle acquiesça. Le parfum de son shampoing flottait toujours dans l'air.

— M'a aidée... murmura Shinokawa en reposant la serviette.

Elle voulait sûrement dire que l'infirmière l'avait aidée. Je vois.

Elle prit soudain une profonde inspiration, comme si elle essayait de se détendre. Son pyjama suivit le mouvement ample de sa poitrine, et mes yeux furent instantanément aimantés à cet endroit. Je la considérais comme étant de petite stature, mais visiblement, je m'étais peut-être trompé — Ah, je suis bête ou quoi ? Et si elle le remarquait ? Je ferais mieux d'aller droit au but.

— Pourriez-vous jeter un œil à ces livres ?

Je lui tendis le sac que j'avais apporté. Pour être franc, j'étais sceptique. Les livres de poche que Shinda avait déposés ne paraissaient pas aussi bons qu'il laissait entendre, et n'avaient pas du tout l'air vieux.

Néanmoins, quand Shinokawa eut sorti les livres, son visage changea.

— Waouh, je n'en reviens pas.

Shinokawa avait jubilé comme un enfant recevant un cadeau de Noël. Elle serra fort les livres contre elle, les tranches pressées contre sa poitrine, je ne savais alors plus où poser le regard.

— Regardez !

Ses yeux brillaient, et elle tendit les tranches dans ma direction. Il y avait les trois volumes de Notre ami commun de Charles Dickens, les deux tomes de L'apparition du livre de Lucien Febvre et Henri-Jean Martin, l'édition limitée de Douce histoire d'amour à Nishōtei de Ryūzaburō Shikiba, les deux tomes des Cent démons de Shigemaru Sugiyama... Les livres avaient été publiés par les éditions Chikuma et les éditions Kōdansha Arts. Le contenu de chaque livre semblait énigmatique, et je ne voyais pas ce qu'il y avait de si génial à leur sujet.

— ... Ils valent tant que ça ?

— Oui. Chaque livre peut se vendre entre deux et trois milles yens.

— Hein ? Vraiment ?

J'étais abasourdi. C'était bien plus que je ne le pensais. Ces livres ne paraissaient pas si anciens que ça.

— Tous ces livres ont été acclamés par les critiques, et il n'y a jamais eu de réimpressions. Il est possible d'acheter en version cartonnée, mais pas à moins de deux-trois milles yens. Il y a une demande très forte pour les éditions aussi rares sur le marché des vieux livres.

Je me rappelai du regard fougueux de Shida. Il avait certes l'air louche, mais sa capacité à juger un livre n'était pas à surfaite. J'étais par contre un peu inquiet sur la façon dont il s'était procuré ces livres. Il avait dit qu'il les avait « trouvés récemment » après tout.

— Un client appelé Shida les a apportés.

— Ah, alors c'est bien lui ! C'est bien ce que je pensais, dit-elle avec excitation. C'est parce que c'est tout à fait son genre.

— Comment ça ? Qu'est-ce qu'il fait au juste ?

— C'est un trancheur de livres. Il ne l'a pas dit ?

— Si... Mais ça correspond à quoi ?

Je n'avais pas eu l'occasion de poser directement la question à l'homme, vu qu'il ne m'en avait pas laissé le temps.

— Ce sont des gens qui achètent des livres à bas prix dans des librairies et qui les revendent bien plus chers ensuite. Monsieur Shida fait le tour des nouvelles librairies du coin tous les jours.

C'était la première fois que j'entendais parler de ce genre de métier. Je n'aurais jamais pu que de gens pouvaient gagner leur vie avec ça.

— Alors pourquoi se qualifie-t-il de « trancheur de livres » ?

— Il existe plusieurs explications possibles, et l'une d'entre elles serait qu'il inspecte les tranches des livres dans les étagères à la recherche de titres de valeur potentiellement forte. Monsieur Shida a toujours été spécialisé dans l'échange de livres rares... Peut-être qu'il s'y connait mieux que moi.

— ...

En tous les cas, Shida était le seul client pouvant contribuer à amener des livres rares dans notre librairie. Je ne pouvais m'empêcher de ressentir quelques regrets. Si seulement je l'avais pris au sérieux.

— Est-ce que monsieur Shida a demandé quelque chose ?

Elle me regardait à travers les verres de ses lunettes.

— C-Comment le savez-vous ?

— Il fait toujours ça à chaque fois qu'il vient nous vendre de bons livres. J'imagine qu'il veut acheter des livres en édition limitée publiée par une certaine maison d'édition... n'est-ce pas ?

Elle esquissa un doux sourire tout en disant ça. Je me dis que ce devait être parce qu'il venait souvent demander ce genre de choses. Étant donné qu'il voulait vendre les vieux livres qu'il avait dans une librairie antique, il lui était plus avantageux d'avoir des relations.

— Hm, qu'est-ce que j'en ai fait... C'est au sujet d'un livre en édition limitée.

J'ignorais par où commencer. C'était une demande quelque peu — non, très intrigante. Quoi qu'il en soit, je commençai par sortir la note de ma poche, quelque chose que j'avais gribouillé pour éviter d'oublier.

— Il voudrait que nous lui trouvions la première édition de Découverte de monuments et Saint Andersen de Kiyoshi Koyama...

— C'est une anthologie de Shinchō Poche. Il me semble que la première édition a été publiée en l'an 30 de l'ère Showa, répondit Shinokawa immédiatement avec moult détails. Dans ce cas, notre boutique devrait avoir quelques exemplaires. Il n'est pas si rare que ça...

— Non. Il ne veut pas un exemplaire de notre stock.

Je hochai négativement la tête.

— Sa demande était, « on m'a volé mon livre, j'aimerais que vous m'aidiez à le retrouver. »

— Hein ?

Elle cligna des yeux. Je mis en ordre la longue explication de Shida dans ma tête. Il était préférable, pensais-je, d'énoncer ce qu'il avait dit dans le bon ordre.


« ... Je suis sans le sou, et je suis plus tout jeune. Mais je reste satisfait de ma vie. J'ai jamais été un poids pour les autres, et je vis par mes propres moyens. Pas tous les vieux se plaignent comme l'autre voleuse tout à l'heure.

Il y a des livres que je vendrais jamais. On a tous le droit à son petit livre fétiche, non ? Pour moi, c'est l'anthologie Découverte de monuments et Saint Andersen de Kiyoshi Koyama. Tu l'as... jamais lu avant ? C'est pas sérieux tout ça.

Grosso modo, il est comme mon porte-bonheur. Je le mets toujours dans mon sac et le trimballe avec moi où que j'aille pour pouvoir le lire quand l'envie m'en prend... Sauf que... on me l'a volé. C'est arrivé hier.

Tu vois le chemin qui mène à Kobukuroya de ce côté (il pointa son doigt en direction du nord-ouest) ? C'est celui qui chevauche la route côtière. Tu vois le feu quand on descend vers celle-ci ? ... Ok. C'est un carrefour. À gauche, ça mène à la gare d'Ōfuna, et en face, c'est le temple[1]. J'étais sur mon vélo à cet endroit hier après-midi.

Pourquoi, tu me demandes ? Pour le travail, évidemment. Il y a peu, j'ai fait connaissance avec un confrère, et on s'était mis d'accord pour échanger des livres à ce carrefour. C'est lui qui m'a échangé le deuxième tome de “L'apparition du livre”.

... Hein ? Tu me demandes pourquoi je n'avais que le premier tome ? T'es sérieux ? Les derniers volumes d'une série aussi rare sont encore plus durs à trouver. Il y a ceux qui achètent le premier tome, et pas le second, mais pas le contraire, non ? Il y a moins d'exemplaires sur le marché pour le deuxième tome, et c'est ce qui lui donne de la valeur.

On avait convenu de se rencontrer devant le temple. Je suis arrivé le premier et j'avais garé mon vélo contre le pin à l'entrée du temple... Il n'y avait personne, et c'était très calme. Je n'avais pas de montre sur moi, mais il devait être presque deux heures.

Ce temple à Kamakura n'est pas très grand, et il n'a pas beaucoup de visiteurs, surtout avec le soleil caniculaire d'hier. C'était bien plus supportable à l'ombre des arbres. Ceux qui attendaient à l'arrêt de bus étouffaient.

Je m'ennuyais comme je n'avais rien à faire, alors je me suis dit que j'allais lire un livre sous l'arbre. Mon sac était dans le panier de mon vélo, et évidemment, j'avais pris ce livre de Kiyoshi Koyama avec moi.

Alors que j'étais sur le point de le sortir, j'ai soudain ressenti une douleur à l'estomac. T'as peut-être pas envie d'entendre ça, mais j'avais la diarrhée depuis plusieurs jours. Tu sais, c'est pas évident pour moi, vu que j'ai pas de frigo, et avec cette chaleur...

Mais il n'y avait pas de supérette ou de toilettes publiques dans le soin, alors je suis entré dans le temple. Je pensais pouvoir y trouver des toilettes pour touristes.

J'ai alors emmené mon sac et mon vélo sous l'arbre, en me disant que personne n'irait le voler. J'ai été imprudent, et maintenant que j'y repense, c'était une grave erreur.

J'ai traversé le portail et j'ai remonté le chemin. Après un moment, j'ai entendu un grand fracas derrière moi. Je me suis retourné et j'ai vu une jeune fille allongée à côté d'un vélo. La première chose qui m'est venu à l'esprit, c'était qu'elle était rentrée dans mon vélo, vu qu'il était garé le long du trottoir.

Je lui ai demandé, “Rien de cassé ?”... La fille devait avoir dans les seize-dix-sept ans, les cheveux courts et était plutôt grande. Si elle avait pas porté de jupe, je l'aurais prise pour un garçon.

Nos affaires étaient étalées sur le sol devant le temple, et mon sac contenait le livre comme je l'ai dit.

“Pardon. Tu peux m'aider à soulever ce vélo”, je lui ai crié.

Enfin... Faut croire que j'avais atteint mes limites là, et j'avais plus la force de tout ramasser et de tout remettre sur le vélo.

Mais cette fille ne s'est même pas retournée, elle a ignoré mon sac et a ramassé le sien pour vérifier son contenu... J'ignore ce qu'il y avait à l'intérieur, mais ce sac bordeaux avait l'air très chic.

Cette gamine s'est alors mise à regarder autour d'elle. On aurait dit que quelque chose de très important était tombé de son sac, puis elle a soudain ramassé un truc avant de partir en courant.

Pour tout te dire, j'ai trouvé ça bizarre sur le coup. La gamine avait ramassé ce qui ressemblait à un livre de poche. Enfin bref, quand je suis revenu des toilettes, mon ami était déjà là et m'a aidé à tout ramasser. Je l'ai remercié et j'ai vérifié le contenu de mon sac, avant de me rendre compte que le livre de Kiyoshi Koyama avait disparu... il m'a fallu du temps avant de le voir.

J'ai demandé à mon ami, et il a dit qu'il venait de croiser une fille de grande taille. Elle avait traversé la rue et semblait se diriger vers l'arrêt de bus. Évidemment, il n'y avait plus personne le temps que j'y arrive, vu que le bus était déjà passé.

Après avoir dit au revoir à mon ami, j'ai revérifié l'arrêt de bus juste au cas où, mais elle n'était vraiment pas là. Je pense qu'elle a pris le livre et qu'elle est montée dans le bus.

Quoi qu'il en soit, j'ai pas pu récupérer mon précieux livre. Alors il y a quelque chose que j'aimerais demander à cette boutique...

Hein ? Tu me demandes pourquoi la fille aurait volé le livre ? Ça crève les yeux, non ? Ce genre de vieux livres vaut une fortune ; je parie qu'elle a l'intention de le revendre.

C'est pour ça que quand j'y ai réfléchi, je me suis rendu compte que cette librairie était la plus proche du temple. Si cette gamine amène ce livre ici, pouvez-vous m'aider à le récupérer sans faire de vague ? Je vous dédommagerai.

... La police ? Non, j'ai aucune envie de faire appel à elle. Je cherche pas à rattraper le coupable. Je veux juste récupérer mon livre. Il y a des fois où les gens font des choses dans le feu de l'action, sans réfléchir... mais j'ai vraiment envie de lui faire comprendre ma façon de penser.

Quoi qu'il en soit, merci de prévenir la proprio... Je reviendrai ce soir. J'y vais ! »


— ... Et voilà toute l'histoire. Qu'en pensez-vous ?

J'avais résumé de façon grossière, puis je jetai un œil vers Shinokawa. Ses mains étaient serraient ses genoux, et elle me regarda avec un air pensif.

— Il faut croire que monsieur Shida aime vraiment les œuvres de Kiyoshi Koyama. Je l'ai remarqué quand il a pris cette voleuse la main dans le sac, dit-elle calmement, et j'étais sur le point d'acquiescer.

— Hein ? Ça n'avait rien à voir avec la demande de monsieur Shida, non ?

J'avais brièvement mentionné cet épisode pendant mon explication, mais elle sourit et secoua la tête négativement.

— Dans l'anthologie que monsieur Shida possède, il y a très certainement l'œuvre emblématique de Koyama, Découverte de monuments. Savez-vous ce dont il est question dans ce livre ?

— Non...

— C'est une histoire courte qui décrit le train-train insipide d'un pauvre romancier. Bien entendu, l'histoire se base sur la vie de l'auteur lui-même. Il rencontre une jeune fille dans une vieille librairie, y reçoit un cadeau d'anniversaire de la part de cette dernière, l'ouvre et... ahh, pardonnez-moi, je me suis encore laissée emporter.

Inconsciemment, je m'étais déjà penché en avant. J'étais en fait bien plus intéressé par la rencontre du romancier avec la fille, et par le contenu du cadeau. Mais elle avait délibérément toussé et changé de sujet.

— Pour en revenir à nos moutons, Découverte de monuments commence ainsi.

Elle leva la tête et récita de façon fluide.

— « Si possible, j'espère vieillir plus tôt, au point où mon dos s'arc-boute et m'empêche de faire quoi que ce soit. Ce après quoi je pourrais essayer d'élever quelques poulets pour gagner ma vie, car toutes les vieilles personnes ne passent pas leur journée à se plaindre de tous les malheurs du monde. »

Je fus un peu surpris. C'était en substance ce que Shida avait dit à la vieille dame. J'avais d'ailleurs était étonné quand il avait mentionné vendre des poulets.

Mais pour le moment, c'était autre chose qui me surprenait.

— ... Vous avez mémorisé tous les romans que vous avez lus jusqu'à aujourd'hui ?

En entendant cela, elle agita sa main nerveusement.

— C-C'est impossible ! Non, ce n'est pas ça. Mémoriser tout serait... Je me rappelle simplement des bons passages du livre...

— Hein ? Mais c'est fort, non ? Je n'ai jamais rencontré de personne comme ça avant.

J'exprimai à voix haute mes pensées, mais sa réponse dépassa mes attentes. Abasourdie, sa bouche s'ouvrit grande ouverte, et son visage vira au rouge vif.

— ... Ç-Ça fait bizarre d'être complimentée.

— Hein ? Vraiment ?

— C'est la première fois qu'on me dit ça...

Elle me regardait de derrière sa paire de lunettes, et quand ses yeux furent sur le point de croiser mon regard, elle baissa soudain à nouveau la tête. Je me sentis quelque peu perdu sur la marche à suivre.

— ... Qu-quoi qu'il en soit, je suppose qu'on devrait aider monsieur Shida.

Une atmosphère toute particulière nous enveloppa pendant un certain temps, et Shinokawa fit une nouvelle fois semblant de tousser pour changer de sujet.

— Monsieur Gôra, veuillez noter si quelqu'un vient vendre Découverte de monuments et Saint Andersen. Qui plus est...

Elle fronça ses sourcils.

— ... Quelque chose m'intrigue.

— Quoi donc ?

— Est-ce que cette fille a vraiment volé le livre pour de l'argent ?

Je me posais moi-même la même question. Cela aurait été une toute autre histoire si elle était une trancheuse de livre comme Shida, mais est-ce qu'une telle idée aurait pu traverser la tête d'une personne ordinaire ?

— Je trouve ça étrange de ne voler qu'un simple livre, dit-elle.

Monsieur Shida a accepté d'échanger des livres avec un autre trancheur de livre. Ce qui signifie qu'il y avait d'autres objets susceptibles d'être échangés contre de l'argent. Si elle en avait après l'argent, n'est-il pas étrange de n'en avoir pris qu'un...?

J'acquiesçai. C'était effectivement intriguant — Shinokawa, qui croisait les bras, se pencha soudainement dans ma direction. Je trouvais que sa position était semblable à celle d'un mannequin dans un magazine, mais je me dépêchai de chasser cette pensée.

— Q-Qu'y a-t-il ?

— J'ai l'impression que monsieur Shida ne récupérera pas son livre si ça continue... Pourquoi ne pas chercher cette fille ?

— Hein...?

Cette idée ne m'avait jamais traversé l'esprit. Était-il nécessaire d'aller aussi loin pour ce trancheur de livres ? Néanmoins, je me gardais bien de l'interrompre. Les grands yeux de Shinokawa s'écarquillèrent. Même sans implication du trancheur de livres, cet incident était la meilleure excuse pour ma présence ici.

À ce moment-là, mon enthousiasme pour nous mettre à la recherche du coupable s'attisa en moi.

— Donnons-lui un coup de main dans ce cas. Je pensais la même chose, en fait, dis-je avec conviction, ou du moins, avec quelque chose du même genre.

Elle claqua gaiement ses mains devant sa poitrine.

— Merci beaucoup. Je savais que vous diriez ça, monsieur Gôra.

En l'entendant dire ça, je ne pus m'empêcher de me sentir un peu ému. Alors elle me faisait vraiment confiance ? Alors que mon humeur s'était nettement améliorée, elle continua :

— Mais si cette fille n'a pas l'intention de le revendre, pourquoi avoir volé ce livre ? Qu'en pensez-vous, monsieur Gôra ?

Je fus un peu surpris par cette soudaine question. J'avais en réalité l'intention de l'écouter parler, comme cela avait été le cas quand elle avait mis à jour le mystère derrière l'intégrale de Sōseki la dernière fois.

— Ah, je sais... peut-être qu'elle l'a volé parce qu'elle voulait le lire ? Ou peut-être même qu'elle voulait le lire, mais n'arrivait pas à le trouver ?

— Je pense que c'est très peu probable, réfuta fermement Shinokawa avec un éclat dans les yeux.

Le visage qu'elle arborait tout en répondant était bien plus convaincant que n'importe quel mot.

— Ce livre n'est pas si rare que ça, et il n'est pas difficile à trouver dans des librairies antiques. Il y a eu une réimpression il y a 15 ans.

— Dans ce cas... Ah, je sais, peut-être qu'elle a pris le mauvais livre en ramassant ses affaires...

Shida m'avait dit que la fille avait fait tomber son sac. Il n'y avait aucun moyen d'être sûr qu'elle n'avait pas sur elle un livre similaire, et aurait alors pris le mauvais dans la confusion.

— Cette idée m'a traversé l'esprit, mais dans ce cas, le livre de la fille aurait été retrouvé sur le lieu de l'incident... Je pense qu'il doit y avoir une raison bien précise pour laquelle elle a volé ce livre.

— Hum...

Je ne voyais pas vraiment d'autres possibilités. Telles étaient les limites de mes capacités mentales — non, une seconde, quelque chose clochait.

— Si elle ne veut ni le vendre ni le lire, pourquoi l'avoir volé ?

— Oui, je pense également que c'est là que réside le nœud du problème, dit Shinokawa, pleine d'entrain. La véritable raison pour laquelle le livre a été volé sera la clé pour retrouver la fille. Commençons par enquêter sur ce point.

— Euh... mais comment est-ce qu'on va s'y prendre ?

— La description de monsieur Shida m'a permis de comprendre deux-trois choses.

Elle leva son délicat index tout en prononçant ces paroles, et mon regard se porta mécaniquement dessus.

— Primo, elle était très anxieuse sur le coup. Elle est rentrée dans le vélo garé sur le côté du trottoir parce qu'elle courait trop vite.

— ... Ouais.

J'acquiesçai pour lui signifier mon approbation, et elle leva alors son majeur.

— Deuxio, le bus arrive de façon irrégulière. Selon monsieur Shida, il y avait plusieurs personnes attendant à l'arrêt de bus... Je devine donc que c'était la raison pour laquelle elle était pressée.

Je commençais petit à petit à comprendre. Elle était très inquiète parce qu'elle avait peur de manquer son bus.

— Mais quelque chose cloche. Elle était nerveuse, mais pourquoi n'a-t-elle donc pas couru après s'être relevée... il a dit qu'elle a vérifié le contenu de son sac et qu'elle a regardé autour d'elle.

— Ah, exact. Elle cherchait ce qu'elle avait fait tomber...

— Mais elle ne l'a pas ramassé... elle a pris le livre de monsieur Shida à la place. Je pense qu'il existe une autre possibilité.

Elle prononçait chaque mot lentement et distinctement.

— L'objet n'est pas tombé hors du sac, vraisemblablement parce qu'il s'est cassé ou quelque chose ?

— Cassé ? C'était quel genre d'objet ?

— Je l'ignore... Dans ce cas, il est possible qu'elle ait pris le livre pour remplacer l'objet cassé ou pour l'utiliser pour réparer quelque chose. Elle a regardé autour d'elle nerveusement, puis a ramassé un livre de poche...

Je continuais de la regarder attentivement. C'était exactement comme quand elle avait résolu le mystère de l'intégrale de Sōseki. Elle pouvait tant déduire malgré le peu d'indices, et elle n'avait même pas posé un pied hors de sa chambre d'hôpital.

Néanmoins, il y avait quelque chose que je ne comprenais pas bien.

— ... Et puis, à quoi ce livre de poche aurait pu lui servir ? soupira Shinokawa, avant de baisser les doigts qu'elle avait levés.

Elle ne l'avait sûrement pas réalisé elle-même, mais elle était aussi adorable qu'un chat porte-bonheur[2], à tel point que cela me mettait mal à l'aise.

— J'ai beau réfléchir, je ne vois pas. Il y a bien trop peu d'informations, dit-elle tout en maintenant sa pose de chat porte-bonheur. ... Peut-être qu'il est préférable d'interroger le trancheur de livre que monsieur Shida a rencontré. Peut-être qu'il sait quelque chose.

— Hein ? Pourquoi ?

— L'associé de monsieur Shida a dit que la fille était passée juste à côté de lui, mais ce n'est pas tout. Il a su qu'elle allait à l'arrêt de bus parce qu'il s'est retourné, non ?

— ... Je vois.

Mon enthousiasme fut à nouveau piqué de vif.

Shida allait revenir à la boutique plus tard. Allais-je devoir lui demander comment contacter cet homme ?

— Mais cet homme ne voudra peut-être pas se déplacer ici.

— Oui, c'est vrai. Je pense que nous devrions lui rendre visite.

— Je vois... une seconde, qui va lui demander ?

Elle me regarda avec hésitation. C'était vraiment une question stupide. Shinokawa ne pouvait quitter l'hôpital. N'était-il pas déjà évident que j'allais devoir y aller ?


Le lendemain était un jour comme les autres pour la librairie antique Biblia.

C'était le premier samedi depuis que j'avais commencé à travailler ici, mais je me trouvais dehors, baignant sous les rayons de soleil. J'avais garé mon scooter en face du temple Kamakura, le « lieu » où Shida avait perdu son livre.

Je me tins à l'ombre du pin, tout en essuyant ma sueur alors que je regardais autour de moi. Cet endroit était proche de mon ancien lycée, et je venais souvent ici quand je prenais part aux activités touristiques du temple — ce qui était monnaie courante chez les écoles de Kamakura. Les maisons n'avaient pas trop changé depuis tout ce temps. Je me trouvais près de la route côtière, mais je ne pouvais apercevoir ni supérettes ni restaurants. C'était une paisible zone résidentielle qui paraissait presque endormie, et il n'y avait aucun piéton peu importe la direction où je regardais.

Je m'étais arrangé avec l'associé de Shida pour le rencontrer à cet endroit.

Shida était revenu à la librairie antique Biblia la nuit précédente, et il fut extrêmement heureux d'apprendre que nous allions partir à la recherche de la voleuse (et des prix de rachat proposés pour ses livres). Il m'avait dit qu'il avait quelque chose à demander à son associé, et qu'il allait le contacter en utilisant notre téléphone. Je ne lui avais pas parlé directement, mais il avait accepté avec joie de me rencontrer, et m'avait indiqué l'heure et le lieu du rendez-vous.


— Tu devrais lire « Découverte de monuments » au moins une fois, me dit Shida après avoir contacté son associé. La première fois que j'ai lu ce livre, c'était quand j'ai commencé ce travail. À la base, j'avais pas l'intention de faire ça. Tout partait en vrille dans ma boite et dans ma famille... mais bon, c'est pas si grave. J'ai trouvé le bonheur en lisant sous un pont.

Shida était apparu pour la première fois à la librairie antique Biblia il y a de cela plusieurs années, et Shinokawa ignorait où il vivait ni ce qu'il faisait comme travail avant cela.

— C'était un homme pauvre qui n'était pas doué pour les relations sociales. Son désir de vivre une vie pleinement satisfaisante n'était qu'un simple souhait. Et il faut croire que c'est encore plus improbable de trouver une fille innocente et bienveillante pour prendre soin d'un homme comme ça.

Le ton de Shida était bien plus gentil malgré ses paroles. Il parlait d'un frère qui l'aidait.

— Mais, même si l'auteur en était parfaitement conscient, il a quand même écrit cette histoire. Tu comprendras si tu la lis... J'ai vraiment réussi à m'identifier à l'auteur qui a écrit cette merveilleuse histoire.

J'acquiesçai — et fus vraiment pris d'envie de la lire.

— ... En fait, je sais que ça va être difficile de le récupérer, mais je me refuse d'abandonner si facilement... Je t'en voudrais pas si tu le trouves pas, alors t'en fais pas pour ça... Et dis au « baron » que je le salue.


— ... Qu'est-ce qu'il voulait dire par « baron » ? murmurai-je sous le pin.

Était-ce le surnom de l'autre trancheur de livre ? Shida ne me l'avait jamais décrit, mais j'allais savoir au moment où je le rencontrerai, j'imagine.

Je vérifiai l'heure sur mon portable. L'heure du rendez-vous venait de passer, et juste au moment où je repensai à la façon dont nous avions convenu de nous rencontrer :

— Puis-je savoir ce que vous faites ici ?

Une voix interrogatrice se fit entendre derrière moi. Je me retournai, et aperçus un homme de grande taille vêtu d'une chemise blanche traversant le portail du temple. Il devait être proche de la trentaine, et avait des cheveux frisés et de longs yeux. De sa peau blanche émanait un parfum d'eau de Cologne, et sans sa sacoche en cuir, je l'aurais pris pour un mannequin prenant des photos à ses heures perdues. Était-il venu visiter une tombe ?

— J'attends quelqu'un, répondis-je, et les yeux de l'homme s'illuminèrent immédiatement.

Puis, il exhiba ses dents en me souriant chaudement.

— Autrement dit, vous êtes comme moi. J'ai fait le tour du temple parce que je suis arrivé en avance... C'est vous qui aidez monsieur Shida à retrouver son livre ?

— Oui.

L'homme me serra fort la main et l'agita à plusieurs reprises. J'avais encore du mal à saisir la situation, et j'alternais entre regarder ses mains et son visage.

— Je suis l'ami de monsieur Shida, Kasai. J'ignore pourquoi, mais il m'a surnommé « le baron ».

Kasai haussa les épaules. En tout cas, il était l'archétype du beau gosse modèle de peinture, et j'avais vraiment envie de lui donner un nom « royal ».


Kasai me tendit sa carte de visite. Évidemment, je n'en avais pas.

— Je m'appelle Gôra, je travaille pour la librairie antique Biblia.

Je n'avais pas d'autres choix que de me présenter oralement.

— Ah, alors vous travaillez pour cette boutique ? Je suis déjà passé devant, mais je n'y suis jamais entré. Êtes-vous le propriétaire ?

— Non, je ne suis qu'un simple employé. Je viens juste d'être embauché.

— Vraiment ? Permettez-moi de vous rendre visite quand j'en aurais le temps, dit-il la voix claire. Je savais uniquement que vous étiez l'ami de monsieur Shida, alors je pensais que vous faisiez le même travail que lui. Je m'excuse de vous avoir fait venir un jour de travail.

Kasai se gratta doucement la tête. Il était un peu maigrichon, mais il n'avait pas l'air d'être un mauvais garçon.

Je jetai un œil à la carte de visite dans mes mains, aux mots « Propriétaire de la librairie Kasai » au-dessus du nom Kikuya Kasai. On m'avait dit qu'il était trancheur de livres, mais visiblement, il possédait également une boutique.

— « Librairie Kasai » est le nom de ma boutique en ligne. Généralement, je me spécialise dans l'achat et la vente sur internet, alors mes méthodes diffèrent de celles de monsieur Shida.

Je ne pus m'empêcher d'admirer l'existence de ces trancheurs de livres. Il était vrai qu'il était plus rapide de directement vendre des livres aux clients plutôt qu'à d'autres boutiques. Cette façon de procéder était sûrement similaire à celle de n'importe quelle boutique de livres anciens.

— Je ne m'y connais pas trop en livres, je suis plutôt dans les éditions limitées d'albums ou de jeux vidéo. J'ai échangé quelques objets avec monsieur Shida, et nos spécialités ne se font pas concurrence.

Rien qu'à son apparence, il ne semblait pas manquer d'argent. Il était semble-t-il un trancheur de livres compétent.

— Oh, c'est vrai. C'est au sujet de la jeune fille qui a pris le livre de monsieur Shida ?

Je repris mes esprits en entendant Kasai parler de ça. Je lui expliquai ensuite ce que Shinokawa avait découvert, et que les informations dont nous disposions étaient insuffisantes pour nous mettre à la recherche de la fille qui a volé le livre de Kiyoshi Koyama — après avoir écouté mon histoire, Kasai leva ses sourcils.

— Quoi ? J'ai décrit toute l'histoire à monsieur Shida. Il ne m'a jamais dit que ce livre était aussi important.

— Savez-vous quelque chose ?

— Ce que je sais, c'est qu'en fait, on ne s'est pas frôlés. Suivez-moi, dit Kasai tout en se mettant à longer la route côtière.

L'arrêt de bus était là où nous nous rendions, et je pouvais voir les feux tricolores et le carrefour un peu plus loin. Il s'arrêta devant les vieilles portes devant celles du temple.

— On s'est plus croisés par hasard qu'autre chose. Il était environ deux heures, et je traversais le passage piéton. Elle était accroupie devant ce portail à faire quelque chose, et il y avait comme un bruissement.

Le portail rentrait légèrement dans le jardin, et je ne pouvais pas voir à quoi ressemblait ce dernier. Je regardai en direction du pin. De cette position, il semblerait que la fille était arrivée là et avait attendu quelque temps après avoir volé le livre.

— Qu'est-ce qu'elle faisait ?

— Elle me tournait le dos, alors je ne sais pas trop. Il y avait un sac bordeaux sur le sol, et elle a mis sa main dedans. Elle paraissait vraiment soucieuse, elle regardait vers l'arrêt de bus de temps à autre. Je la trouvais bizarre, mais vu que j'avais un rendez-vous, j'étais sur le point de m'en aller. Et à ce moment-là, elle m'interpella.

Je fus un peu surpris.

— Hein ? Vous avez parlé à la fille ?

— Oui. Elle m'a demandé si j'avais une paire de ciseaux.

— Des ciseaux ?

— Oui, des ciseaux pour couper du papier. J'ai demandé confirmation, parce que c'était la première fois qu'on me demandait ça dans la rue... mais il se trouvait que j'en avais sur moi. Je dois livrer un grand nombre d'objets par courrier, alors c'est bien pratique d'en avoir sur soi.

Kasai sortit une paire de ciseaux en acier inoxydable, et arbora un air satisfait tout en l'ouvrant et le fermant.

Je contemplai les lames qui brillaient légèrement. Si la théorie de Shinokawa s'avérait vraie, et qu'elle avait utilisé le livre pour réparer quelque chose, cela signifiait-il que le livre de monsieur Shida avait été découpé en mille morceaux ?

— J'ignorais que le livre de monsieur Shida avait été volé quand je lui ai prêté mes ciseaux, et elle avait l'air vraiment gênée. Elle s'en est servi pendant quelques instants, et me les a rendues.

— Avez-vous vu ce qu'elle a fait avec ?

— L'intérieur de son sac était tourné vers elle, alors je ne pouvais pas voir ce qu'il y avait... Non, une seconde. Elle tenait quelque chose quand je lui ai prêté mes ciseaux. Je crois que c'était...

Kasai leva les yeux au ciel pendant quelques instants, puis continua lentement :

— ... Je pense que c'était un accumulateur de froid.

— Un accumulateur de froid ?

— Vous savez, ce genre de choses qu'on utilise dans les glacières pour garder frais.

J'avais compris, mais je ne voyais pas ce que cette fille faisait avec ça.

— Son sac contenait donc de la nourriture ou quelque chose du genre ?

— Peut-être, mais impossible de dire quoi précisément.

Un livre de poche, des ciseaux, un accumulateur de froid... Je n'avais aucune idée de ce qui pouvait les lier entre eux.

— Tout de suite après m'avoir rendu mes ciseaux, elle a traversé la route et a couru jusqu'à l'arrêt de bus.

Kasai pointa du doigt en direction de celui-ci de l'autre côté de la rue. Il y avait une lycéenne en uniforme, attendant le bus. C'était l'uniforme de mon ancien lycée. Elle sortait sûrement de son club, et il y avait un sac d'archer plus grand qu'elle posé sur le sol.

— Il y avait un lycéen attendant le bus hier, mais c'était un blond avec une guitare sur le dos... Le bus n'était pas là, et il n'y avait rien de particulier à regarder, alors je me suis rendu au temple.

— Alors la fille est montée dans le bus, c'est bien ça ?

— Elle aurait pu, mais elle ne l'a jamais fait.

— Hein ? Comment ça ?

Elle aurait pu monter dans le bus ici à l'arrêt Ōfuna. Depuis le début, je pensais que c'était ce qu'elle avait fait.

— J'ai atteint le portail, et j'ai commencé à ramasser les affaires de monsieur Shida. Après quelques instants, cette gamine m'intriguait toujours un peu, alors je me suis retourné en direction de l'arrêt de bus. Le bus venait tout juste de partir, et les autres personnes étaient déjà montées, mais elle était la seule à être encore là.

— Elle était arrivée avant lui pourtant. Et elle n'est pas montée dedans ?

— Il semblerait bien. J'en ignore la raison cependant. Ensuite, elle est partie avec son sac en direction du carrefour, et c'est tout ce que j'ai vu.

Je penchai ma tête sur le côté. Après avoir entendu le témoignage de Kasai, le mystère semblait s'épaissir. Elle transportait un sac avec un accumulateur de froid, elle avait volé le livre de poche, avait utilisé des ciseaux pour couper quelque chose, avait couru jusqu'à l'arrêt de bus, mais n'était pas montée dedans — je ne comprenais plus rien à ce qu'il se passait.


Après avoir dit au revoir à Kasai, mon téléphone sonna. C'était un numéro inconnu, alors j'hésitai un peu avant de décrocher. Je me contentai de dire « Allô ? », et d'attendre une réponse, mais l'autre bout du fil demeura silencieux.

— Allô, qui est-ce ?

Toujours pas de réponse. Était-ce une mauvaise farce ?

— Bon, sérieusement, c'est qui ? demandai-je impatiemment.

Mais juste au moment où je fus sur le point de raccrocher :

— ... C'est Shinokawa.

La douce voix me prit par surprise.

— Shinokawa ? Euh, pourquoi m'appelez-vous...?

Mon esprit était complètement perdu. Je lui avais effectivement donné mon numéro, mais je n'aurais jamais cru qu'elle m'appellerait vraiment. Elle n'était pas autorisée à utiliser son téléphone dans sa chambre d'hôpital, mais il était possible d'envoyer des textos.

— J-Je suis dans le couloir... Je sors tout juste de la salle de rééducation...

Maintenant qu'elle le disait, je me rappelai qu'il y avait un espace dans le couloir pour pouvoir passer des appels. C'était là qu'elle devait se trouver. J'aurais préféré qu'elle me le dise dès le début.

— J'étais impatiente de savoir ce que le trancheur de livre a dit... alors je vous ai appelé. Je suis vraiment désolée... alors...

Elle était sur le point de raccrocher, et à ma surprise, je haussai la voix sans le vouloir :

— Att-att-attendez !

Si elle raccrochait maintenant, ce malentendu allait sûrement perdurer.

— Il y a quelque chose que je voulais vous demander. Je viens juste de finir de parler avec le trancheur de livres !

Je me mis à lui répéter ce que Kasai m'avait dit sans plus tarder. Fort heureusement, elle n'avait pas raccroché — mais j'avais le sentiment qu'elle était de plus en plus embrouillée à mesure que je lui racontais le témoignage de Kasai. Il était peu vraisemblable que quelqu'un puisse comprendre des informations aussi fragmentées par téléphone.

J'en arrivais au moment où la fille avait traversé la rue. Shinokawa me posa distinctement quelques questions, ne montrant ni surprise ni doute.

— ... Cette fille est partie de l'arrêt de bus avec son sac ?

Je poussai un ouf de soulagement. Son attitude avait changé au moment où elle avait demandé pour les livres. Elle était passée en mode résolution d'énigme.

— Hein ? Oui, il semblerait bien, répondis-je.

Je ne voyais rien d'autre de vraiment important. À ce moment-là, elle poussa un soupir :

— ... Je vois. Je comprends maintenant.

— Comprenez quoi ?

— Ce qu'elle voulait faire, et pourquoi elle a volé le livre...

J'en restai bouche pas.

— Hein, vraiment ?

— Je ne saisis pas tout, mais j'ai compris les grandes lignes.

— Je n'en reviens pas ! Je n'avais même pas un début d'idée...

J'étais vraiment abasourdi par le fait qu'elle était sur le point de découvrir la vérité avec si peu d'éléments. Visiblement, j'avais tort de penser que personne ne pouvait résoudre cette affaire. Elle était en mesure de faire preuve d'une époustouflante perspicacité dès qu'il était question de livres.

— ... Non, je ne suis pas si incroyable que ça...

Elle se tut, et moi, qui était excité par toute cette histoire, sentit que quelque chose clochait. Elle disait avoir résolu l'affaire, mais elle paraissait abattue, pas du tout heureuse d'avoir découvert la vérité.

— Et donc, qu'en est-il ?

Elle m'avait affecté, et ma voix s'adoucit. Après quelques instants, elle dit :

— ... C'est un cadeau.

— Hein ?

— Cette fille avait un cadeau dans son sac, et cela devait être de la nourriture qui devait se garder froide. Comme le sac n'avait aucun logo de centre commercial, je suppose qu'elle ne l'a pas acheté quelque part, mais préparé elle-même. Elle était très tendue parce qu'elle devait le donner en personne.

— À qui...

À ce moment-là, je me remémorai les paroles de Kasai. Il y avait quelqu'un d'autre attendant à l'arrêt de bus, un jeune aux cheveux blonds, portant une guitare.

— Et la raison pour laquelle elle n'est pas montée dans le bus...

— Elle n'a jamais eu l'intention de le prendre, elle voulait juste donner un cadeau à l'autre jeune... mais a rencontré des problèmes sur le chemin. Elle s'est cognée contre le vélo de monsieur Shida et est tombée... Le sac avec le cadeau est tombé sur le sol.

— ... Est-ce qu'il s'est cassé ?

Je me rappelai des biscuits sandwich que j'avais mangés avec Shinokawa. C'était le dernier dessert que j'avais mangé ces derniers temps. Était-ce quelque chose du même genre ?

— Non, s'il avait été cassé, elle n'aurait pas pu le donner. Ce n'était pas le dessert en lui-même qui était cassé... mais quelque chose autour.

— Autour ?

— C'était un cadeau pour quelqu'un du sexe opposé, alors il devait y avoir comme un joli emballage. Peut-être une décoration ou autre s'est cassée, alors elle devait la réparer immédiatement, mais elle n'avait rien sur elle qui fasse l'affaire. Il n'y avait également aucun magasin aux alentours... À ce moment-là, ses yeux se sont posés sur le livre de poche de monsieur Shida...

— Mais c'est bizarre.

Bien que je l'écoutais silencieusement jusqu'ici, je me trouvais incapable de la suite, alors je la coupai.

— Je ne vois pas comment on pourrait réparer un emballage avec des pages de livre.

— ... Je ne crois pas qu'elle ait utilisé le livre non plus. Ce que je veux dire...

Le bruit de la porte du bus qui s'ouvrait résonna, il y avait un bus garé en face de l'arrêt de bus quand je m'en rendis compte. Je laissai s'échapper un léger cri par inadvertance.

Un jeune homme était descendu du bus. Son pantalon était partiellement recouvert par sa chemise blanche, et il avait un étui à guitare sur le dos. Il se rendait probablement à l'école pour s'entraîner. Mon lycée organisait toujours des festivals culturels juste après les vacances d'été. Avait-il créé un groupe de musique avec ses amis ?

Ses cheveux courts étaient blonds clairs, il les avait visiblement décolorés.

— ... Qu'y a-t-il ?

— Un lycéen vient de descendre du bus. C'est peut-être le même qui attendait à l'arrêt du bus quand le livre a été volé...

— Poursuivez-le ! s'écria Shinokawa dans le combiné. Demandez-lui pour la fille.

— Très bien. Je vous rappellerai après.

Je raccrochai et partis en trottant. Je vis les portes du bus se fermer et partir. Le garçon marchait en me tournant le dos. Si le règlement de l'école n'avait pas changé, les étudiants ne devraient pas être autorisés à se décolorer les cheveux. Il l'avait sûrement fait parce que c'était les vacances d'été.

— Pardon, tu peux m'accorder une minute ?

Le garçon s'arrêta et regarda derrière lui. Il me fusilla immédiatement du regard. Ses yeux étaient longs et fins, arborant volontairement une expression sauvage.

— ... Quoi ? dit-il d'un air mécontent, en insistant sur la dernière syllabe.

Il était monnaie courante de parler de cette façon par ici, et j'en faisais de même quand j'étais au collège et au lycée.

— Il y a quelques jours, est-ce qu'une fille est venue à cet arrêt de bus...? demandai-je avant de me rendre compte de quelque chose.

La fille était repartie avec le sac, ce qui signifiait que le garçon n'avait pas accepté le cadeau.

— ... Une fille a voulu t'offrir un cadeau, non ? C'est de ça que j'aimerais te parler.

Le garçon semblait avoir avalé quelque chose d'amer alors qu'il fronça des sourcils.

— Ah, tu veux parler de Kosuga ? Quoi, tu la connais ?

Je gravai le nom « Kosuga » profondément dans ma mémoire. Ce garçon semblait la connaître.

— Il y a quelque chose que j'aimerais lui demander. Tu pourrais me donner son adresse, ou un moyen de la contacter ?

— ... T'es de la police ?

— Ah, non...

J'ignorais comment continuer. J'avais échoué. Dans mon empressement, je n'avais pas du tout réfléchi à la façon de m'y prendre. Personne n'allait donner des infos personnelles aussi facilement — mais après avoir réfléchi quelques instants, il sortit de bon cœur son portable et me montra l'écran. Le numéro de téléphone et l'adresse mail étaient indiqués en-dessous du nom « Nao Kosuga ».

— Elle vit sûrement dans le coin, mais je sais pas où exactement. Son numéro et son mail feront l'affaire ?

— ... Merci.

Je le remerciai avec hésitation. Le garçon retroussa ses lèvres, et esquissa un sourire digne d'une peinture. Il semblait s'être entraîné devant un miroir.

— Cette nana a fait quelque chose de mal ? Elle est zarb, dit-il d'un ton amusé, ne montrant aucun intérêt pour Nao Kosuga.

Je voyais bien qu'il était extrêmement captivé.

— ... Comment ça ?

— Tu la cherches pour une raison bien précise, non ? Et alors quoi ? Tu vas la kidnapper et la balancer dans la mer ?

Je fronçai les sourcils. Apparemment, il me prenait pour un yakuza. Mon apparence donnait souvent cette impression.

— Tu ne la connais pas vraiment ?

— Nan, on est juste dans la même classe. Ça m'arrive de lui parler en classe, mais je déteste les meufs qui savent pas se tenir.

— Alors tu as refusé son cadeau ?

— Ok, c'était mon anniversaire, mais j'ai le droit de refuser, non ? Fallait voir sa tête quand je lui ai dit que j'en voulais pas de son cadeau.

Alors il faisait semblant d'avoir l'air amical à l'école, tout en étant complètement différent en réalité et y prenait même plaisir. Il n'avait même aucun scrupule à donner des informations personnelles à un inconnu.

Je n'avais aucune raison de le prévenir de quoi que ce soit, mais plus je l'écoutais, plus mon humeur en pâtissait. Néanmoins, il me fallait un moyen d'entrer en contact avec Nao Kosuga. Je le laissai utiliser la communication infrarouge pour m'envoyer les données.

— Je vais y aller, il faut que j'aille à mon club.

Après le départ du garçon, je restai planté là pendant quelques temps. Bien que j'avais obtenu d'importantes informations, je n'arrivais pas à m'en réjouir.

Tout en cherchant des indices sur le vieux livre, nous avions découvert que la fille voulait offrir un cadeau d'anniversaire, mais que celui-ci avait été refusé. Shinokawa voulait sûrement s'assurer que Nao Kosuga était repartie avec son sac.


Je pensai soudain à Découverte de monuments de Kiyoshi Koyama. Après que Shida me l'ait recommandé, j'avais acheté un exemplaire de l'anthologie de nouvelles de Kiyoshi Koyama. Cela faisait longtemps que je n'avais pas acheté de livres avec du texte imprimé. Découverte de monuments était une nouvelle très courte, et malgré tout, j'avais à peine réussi à la terminer au moment où je commençais à me sentir mal.

Le héros, un romancier, était extrêmement pauvre, et vivait une paisible vie. Il était démuni, mais il avait une vie particulièrement oisive. Il dépensait peu, faisait la cuisine et lisait des livres.

Un jour, il se lia d'amitié avec une jeune fille rencontrée dans une librairie qui se prétendait être une « protectrice de livres ». Cette fille terre-à-terre et sérieuse avait donné au héros un coupe-ongle et un cure-oreille. Au final, il accepta les cadeaux avec joie.

L'histoire était excessivement béate, comme me l'avait dit Shida. Elle pouvait faire oublier aux gens l'amertume et la solitude du monde réel. Bien entendu, le livre ne précisait pas si l'auteur avait réellement vécu ça, et tout un chacun penserait que c'était un journal intime fictif de l'auteur.

Un cadeau qui pouvait réchauffer le cœur de quelqu'un n'existait pas dans le monde réel. Même si quelqu'un venait à le donner, il était possible qu'il soit refusé, tout comme c'était arrivé à la lycéenne.

Je repris mes esprits. Quoi qu'il en soit, j'allais devoir d'abord raconter à Shinokawa ce que le garçon m'avait dit, puis discuter de la suite des opérations.

Je sortis mon téléphone, et composai son numéro.


Le soleil se couchait derrière la fenêtre, et un étroit croissant de lune apparut dans le ciel, semblant prêt à disparaître. Je m'assis sur la chaise à côté du lit, et consultai l'heure sur mon portable.

Il était sept heures, l'heure du rendez-vous.

— ... Elle sera là, non ? demandai-je à Shinokawa.

— Elle viendra... c'est ce qu'elle m'a répondu.

Après avoir entendu toute l'histoire, Shinokawa avait envoyé un mail à Nao Kosuga, l'informant que nous étions à la recherche du livre à la demande de son propriétaire, et que nous espérions qu'elle pourrait faire le trajet jusqu'à l'hôpital. « Je viendrai », avait-elle sobrement répondu. Elle avait quelque chose à nous dire — visiblement.

— C'est une bonne chose de pouvoir récupérer le livre.

Elle avait emprunté les ciseaux de Kasai, et avait sans aucun doute découpé le livre d'une façon ou d'une autre. J'étais certain qu'il manquait quelque chose au livre.

— ... Ce n'est pas grave. Je ne pense pas qu'elle ait mutilé le livre au point qu'il en soit illisible.

— Pourquoi ? Elle l'a coupé avec des ciseaux, non ?

— Certes, mais...

Avant que Shinokawa pusse finir, nous entendîmes quelqu'un toquer distinctement à la porte. La porte coulissa sur le côté avant que nous puissions répondre, et une fille de grande taille en jean et T-shirt entra. Elle avait des yeux bien définis et un visage fin. Je trouvais qu'elle ressemblait plus à un joli garçon qu'à une jolie fille.

Elle marcha jusqu'au milieu de la pièce, s'arrêta, regarda autour d'elle, et baissa la tête tout en nous dévisageant.

— ... Je suis Nao Kosuga.

— Bo-bon-bonjour... J-Je m'appelle Shinokawa...

Les yeux de Shinokawa se mirent à palpiter pendant qu'elle se présentait.

— Hein ? Plus fort ! J'entends rien si tu marmonnes dans ta barbe, réprimanda la fille avec une voix percutante, et le visage de Shinokawa vira instantanément au rouge vif.

— Non... Euh... eh bien...

Elle ne savait pas quoi dire. Shinokawa paraissait désorientée par la soudaine apparition de Nao Kosuga. Pourquoi la voleuse était celle qui se comportait comme si elle était dans son bon droit, tandis que l'investigatrice était nerveuse ?

— Nous sommes de la librairie antique Biblia près de la gare de Kita-Kamakura.

Il n'y avait pas d'autres choix : je m'adressai à elle. Même après avoir indiqué d'où nous venions, la fille ne montra aucune réaction. C'était comme si elle ignorait complètement l'existence de notre boutique.

— Je m'appelle Daisuke Gôra, je suis employé là-bas. Voici la propriétaire, Shinokawa. Le propriétaire du livre volé est un de nos habitués, alors nous l'aidons à le retrouver.

Soudain, je remarquai que Nao Kosuga n'avait rien emmené avec elle. Où était donc le livre volé ?

— Tu as volé le livre, n'est-ce pas ?

Elle croisa les bras et bomba le torse de façon arrogante.

— ... Et alors ?

J'ignorais comment continuer face à une question aussi rhétorique. Niait-elle son crime, ou avait-elle l'intention de tout avouer et de s'excuser ? La fille avait vraiment une mauvaise attitude, exactement comme l'avait décrit le garçon.

— Comment vous avez chopé mon mail ? Je l'ai jamais filé à qui que ce soit. Ou alors, vous l'avez volé à quelqu'un ?

Elle me mettait dans une colère noire. Étant donné sa position, elle n'avait aucun droit de faire la morale aux autres.

— Un de tes camarades de classe nous l'a donné.

— Ah ? Et qui donc ?

— ... Un blond. Je l'ai croisé à l'arrêt de bus près de chez toi.

Soudain, son visage devint livide.

— Vous voulez dire... Nishino ?

Alors ce type s'appelait Nishino... J'avais déjà remarqué que le garçon n'avait pas pris la peine de se présenter. Il semblait plutôt réticent à divulguer ses propres informations personnelles.

— Vous avez parlé à Nishino de ce bouquin ? dit Nao Kosuga avec un ton grognon.

— Non, pas du tout, mais il m'a tout raconté sans se faire prier.

— Nishino... franchement...

Ses épaules tremblèrent légèrement. Cette fille avait été déçue par deux fois : la première quand elle avait donné le cadeau, et la deuxième à cet instant précis.

— Peux-tu nous rendre le livre ? demandai-je.

Même si je tentais de la consoler, cela ne lui remonterait pas le moral. Ce qui s'était passé entre Nishino et elle ne nous regardait pas, notre travail consistant à retrouver le livre de Shida.

— ... Je peux pas le rendre maintenant.

Nao Kosuga se retourna soudainement, énervée.

— HEIN ?

J'avais sans le vouloir hausser la voix.

— Comment ça, tu ne peux pas le rendre ?

— Ta gueule ! C'est pas tes oignons, non ?! On voit que tu sais rien de ce qui s'est passé de toute façon !

— Attends, pourquoi tu es énervée ?! C'est toi qui as volé le livre...

— ... Je crois savoir ce qui s'est passé, dit soudain Shinokawa tout en restant dans son lit, assise droite tout en regardant Nao Kosuga.

Son attitude hésitante d'un peu plus tôt avait disparu, c'était comme si elle avait changé de personnalité.

— J'avais l'intention d'attendre que le propriétaire du livre arrive avant de parler de ta situation... ou préfères-tu que je l'en informe moi-même ?

La voix contenait une force qui calma Nao Kosuga en un instant, et moi aussi. C'était juste l'espace d'un bref instant cependant, la fille ne tardant pas à de nouveau fusiller du regard Shinokawa.

— Parle pas comme si tu comprenais. Genre tu peux décrire ce qui s'est passé ?

— ... Oui, plus ou moins, répondit Shinokawa sans faillir, et le regard de la fille se fit encore plus hostile.

— Dans ce cas, explique. Montre-moi ce que t'as dans le ventre.

La situation ne me disait rien qui vaille. Si Shinokawa faisait la moindre erreur, Nao Kosuga ne rendrait sûrement pas le livre. Bien entendu, cette affaire pouvait être résolue en appelant la police, mais ce n'était pas ce que souhaitait la victime, Shida.

— Vous êtes sûre ? murmurai-je à l'oreille de Shinokawa.

Pas parce que je doutais de ses capacités, mais plutôt parce que je n'étais pas certain qu'elle puisse convaincre la fille — néanmoins, elle acquiesça sans l'ombre d'une hésitation.

— Oui, tout ira bien.

Puis, elle ferma les yeux tout en parlant de façon éloquente :

— Ce jour-là, tu avais conçu un dessert pour ton camarade de classe, Nishino, en guise de cadeau d'anniversaire... Tu avais besoin d'un accumulateur de froid, et comme le dessert ne s'est pas cassé en tombant sur le sol, ce devait être une tarte ou quelque chose du genre. Après l'avoir emballé, tu l'as décoré avec un ruban rouge foncé, puis tu l'as mis dans un sac en papier et tu es sortie de chez toi. Tu savais que Nishino rentrerait chez lui en prenant le bus après ses activités de club... Est-ce que je me trompe jusqu'ici ?

Nao Kosuga était bouche bée. Tout semblait correspondre.

— ... Tu es entrée en collision avec le vélo devant le temple, et le sac est tombé par terre. Même si le contenu n'a pas souffert, ce n'était pas le cas de l'emballage. La décoration au niveau du nœud a sûrement été endommagée... Une fleur artificielle ou quelque chose de semblable. Tu avais besoin d'un cordon pour la réparer.

— Hein ? Un cordon ? l'interrompai-je sans réfléchir.

Shinokawa ouvrit les yeux, et sortit un livre de poche de la pile à côté d'elle. C'était le roman « Sanctuaire » de William Faulkner[3], publié par Shinchō Poche. Elle feuilleta les pages, et souleva le cordon bordeaux qui se trouvait à l'une des pages.

Ah, je ne pus m'empêcher de m'exclamer — c'était donc ça.

— Tous les livres de Shinchō Poche ont ce type de cordon... en laine. Par le passé, c'était monnaie courante, mais de nos jours, seul Shinchō Poche continue de le faire. Découverte de monument et Saint Andersen possède également ce type de cordon rouge, et c'est pour cette raison que tu as volé le livre.

— ... O-où est-ce que tu l'as vu ? marmonna Nao Kosuga.

— Je ne l'ai pas vu.

— Alors comment tu sais qu'il était rouge ? Je devrais être la seule à connaître le contenu de ce sac. Même Nishino l'a pas vu.

— Je peux deviner la couleur du ruban en me basant sur le fait que tu t'es servie du cordon du livre. Le sac en papier était de couleur bordeaux lui aussi, alors je me suis dit qu'il était possible que l'emballage à l'intérieur était également de cette couleur... Qui plus est, le cordon du livre n'est pas très long. Il y a peu d'autres choses qu'on peut réparer avec.

Shinokawa referma le livre Sanctuaire et le reposa dans la pile de livre à côté d'elle.

— Au début, tu pensais sûrement pouvoir l'arracher à main nue, mais le cordon était plus résistant que tu ne le pensais. Tu n'avais alors pas d'autres choix que d'emprunter une paire de ciseaux à un passant, et tu as découpé le cordon avec... Le livre ne te servait alors plus à rien, mais tu ne l'as pas immédiatement jeté parce que le passant était toujours là. Tu as alors décidé de commencer par donner le cadeau, et tu as caché le livre avant de l'emmener avec toi à l'arrêt du bus...

Soudain, elle bégaya.

— ... Au final, tu n'as pas pu donner le cadeau. Tu es partie en oubliant de te débarrasser du livre... Ai-je toujours vu juste ?

Nao Kosuga s'agenouilla comme un ballon dégonflé. Personne ne parla pendant ce bref instant.

— ... Tu savais même ça ?

Elle pressa sa tête contre ses genoux et marmonna faiblement.

— Est-ce par hasard... tu sais pourquoi je peux pas rendre le livre ?

— Je n'en suis pas certaine... Tu n'as pas utilisé le livre après ça, et tu as envisagé le rendre, mais tu ne l'as pas fait. À la lumière de ces points...

Sans s'en rendre compte, la voix de Shinokawa devint plus douce et plus gentille.

— ... Tu es en train de lire le livre, n'est-ce pas ?

La fille leva la tête, ses oreilles ayant viré au rouge. Puis, regrettant visiblement son bafouillement, elle détourna la tête du lit d'hôpital.

— J'avais pas l'intention de le lire à la base. J'aime pas lire... mais il se trouve qu'il est tombé en s'ouvrant...

— ... Et c'était la page de l'histoire de Découverte de monument, n'est-ce pas ? continua Shinokawa.

C'était donc ça, marmonai-je en moi. C'était l'histoire préférée de Shida, et il avait sûrement marqué cette page d'une façon ou d'une autre pour y revenir plus facilement.

— Cette histoire qui raconte comment une adolescente donne un cadeau le jour de son anniversaire.

Je parvins à digérer un peu ce qui se passait. La fille était à peu près du même âge qu'elle, et après avoir lu le passage de la fille qui donne un cadeau d'anniversaire, elle avait eu envie de lire la suite.

Nao Kosuga restait accroupie sur le sol, ses mains pressées contre son menton, son visage auparavant hostile s'était détendu, mais montrant des signes d'immaturité.

— Je sais pas si je l'aime ou pas, je le trouve juste spécial... C'est pour ça que je voulais lui donner un cadeau. Je savais pas qu'il me détestait. Enfin, faut croire que j'ai perdu mon temps et des forces.

Sa voix était particulièrement gaie, et j'ignorais si elle se forçait ou si elle se sentait vraiment soulagée.

— Cette histoire était la réalisation totale de mon vœu. Au début, je me suis demandé comment une fille pareille pourrait exister, mais peut-être c'était précisé que c'était sur un coup de tête. Je le savais, et c'était une bonne histoire... J'ai alors voulu lire les autres histoires du livre.

Elle posa ses mains sur genoux couverts par son jean. L'âge, le sexe et les circonstances étaient différents, mais peut-être que ceux qui aiment le même genre de livres ont une sensibilité similaire.

— ... Je m'excuse d'avoir volé le livre et coupé le cordon, dit-elle. Si c'est pas grave pour le cordon, je ramènerai le livre demain sans faute. Il reste encore quelques pages avant que je veux finir de lire...

— Ça n'ira pas.

Shinokawa l'interrompit avec une voix calme, et continua à parler à la fille abasourdie.

— Il faut que le rendre à son propriétaire, pas à nous. Le propriétaire est monsieur Shida, quelqu'un qui aime Découverte de monument autant que toi. Si tu t'excuses de façon sincère, je suis sûre qu'il te pardonnera.

Je finis par remarquer que depuis le début, Shinokawa avait l'intention de faire que la fille s'excuse directement auprès de l'homme au moment-même où elle l'avait faite venir ici. Cette méthode était plus appropriée, et pour moi, cela allait faire plaisir à Shida.

— ... Je comprends. C'est ce que je vais faire alors, acquiesça Nao Kosuga sans une once d'hésitation.


Quelques jours plus tard, le matin, j'avais emmené Nao Kosuga sur la côte près de la gare de Kugenuma. La route côtière était bondée de voitures remplies de touristes étrangers, et le trafic était ralenti. Le bruit des vagues résonnait au loin, et les planches à voile glissaient sur les vagues ondulantes.

J'aurais dû remarquer au moment où on avait proposé à Nao Kosuga de rendre le livre qu'elle ne savait pas où Shida vivant. Quelqu'un devait l'y emmener, et j'étais bien le seul à pouvoir le faire.

Je bifurquai au niveau de la route côtière et m'engageai dans une étroite ruelle le long du fleuve Hikijigawa. Le nombre de piétons ici était particulièrement bas.

Nao Kosuga avait vraiment apporté le livre avec elle — non, je ne l'avais pas vu personnellement, mais elle transportait un sac en papier assez large. Bien sûr, nous avions prévenu Shida à l'avance, et il avait dit qu'il nous attendrait dans son antre.

Elle parla à peine tout le long du trajet. Je pouvais sentir qu'elle était un peu tendue.

— ... C'est juste ici.

Je pointai du doigt sous le pont métallique. C'était une structure constituée de feuilles en plastique construite au pied de la base en béton. Comme pour prouver mes dires, un homme chauve d'âge mûr écarta la toile et sortit.

Nao Kosuga fut prise de surprise par l'apparence de Shida, et écarquilla ses yeux légèrement, mais juste l'espace d'un instant.

— ... C'est bon. J'irai seule.

Elle descendit rapidement en diagonale le bloc de béton, et je me dépêchai de la suivre. Elle avait dit que je pouvais m'en aller, mais je devais m'assurer que rien ne lui arrive. En me voyant, Shida retira la serviette autour de son cou. La fille s'arrêta juste devant Shida et ne bougea plus.

— ... Je m'appelle Kosuga.

— Et moi, Shida. Salut, se présenta Shida.

La fille se mit à gigoter de façon maladroite, avant de sortir le livre du sac en papier et de le tendre à Shida des deux mains.

— Je suis venue vous rendre ça. Je suis désolée de vous l'avoir volé.

Shida prit le livre silencieusement, et retira le tissu qui était enveloppé autour tout en semblant vouloir s'assurer qu'il était bien là. Je pus distinctement apercevoir le nom du livre de Kiyoshi Koyama, Découverte de monument et Saint Andersen. Il était vraiment vieux, et les pages étaient légèrement brunies. Shida se mit à feuilleter le livre et toucha ce qu'il restait du cordon.

— ... Ah, quelle dommage, soupira-t-il.

Nao Kosuga parut un peu inquiète et baissa la tête.

— Je suis sincèrement désolée de ne pas avoir pu le réparer...

— Non, je ne parle pas du livre.

Shida secoua la tête négativement.

— Hein ?

— Je parle de toi. Tu as travaillé si dur pour ça, et l'autre personne n'a même pas accepté ton cadeau.

La fille se figea sur place, visiblement prise par surprise. Je pus sentir son visage se raidir.

— Je suis seulement venue m'excuser, marmonna-t-elle faiblement, en essayant de retenir ses sentiments. J'ai pas besoin de votre pitié... Je m'en fiche.

— Non, ce n'est pas le problème. Tu es blessée parce qu'on a piétiné tes bonnes intentions... Il n'y a rien de mal à ça. Pas la peine de mentir sur ça, dit Shida calmement.

Il savait à quel point Kosuga était accablée.

— J-Je mens pas...

— C'est pas grave, il n'y a personne ici lié à ta vie de tous les jours, non...? Si possible, pourquoi ne pas tout me raconter ?

Nao Kosuga serra les dents, et ses épaules se mirent à trembler.

— À quoi bon... C'est une perte de temps, non ?

— Certes, acquiesça Shida. Mais si tu dis ce que tu as sur le cœur, tu te sentiras mieux après... Tu sais, c'est pareil pour Découverte de monuments. Il y a une réplique dans l'histoire, « que cela serve à quelque chose ou non, ce serait vraiment merveilleux si nous pouvions devenir des personnes se soutenant mutuellement. » Elle peut paraître un peu nunuche, mais elle peut se graver profondément dans les cœurs des gens. S'il y a quoi que ce soit qui te dérange, je suis prêt à t'écouter.

La fille ferma soudain fermement les yeux, et sa bouche s'ouvrit. Je pensais qu'elle allait crier, et me tint prêt à agir, mais quelque chose d'inattendu arriva.

Des larmes se mirent à couler. Sans le moindre bruit, c'était des larmes silencieuses.

Durant ce bref instant, personne ne parla. Je pus vaguement entendre le bruit des vagues au loin. Après un instant, Shida s'adressa à moi :

— Tu peux rentrer. À partir de maintenant, c'est une conversation entre nous deux.

— Hein ?

J'écarquillai les yeux. Était-ce vraiment raisonnable de laisser ces deux-là — non, je ne pensais pas que Shida ferait quoi que ce soit à la fille, mais il n'était pas avisé de laisser une lycéenne en pleurs ici, non ?

— Je ne peux pas...

— Ça te regarde pas, non ? Je te récompenserai d'avoir récupéré mon livre dans quelques jours, dit Shida avec un regard surpris, puis demanda à Nao Kosuga, Qu'est-ce que tu en penses ? Est-ce que tu veux bien que cet homme reste ?

Elle secoua la tête négativement sans l'ombre d'une hésitation, et dit tout en reniflant :

— ... Tu peux rentrer.

Vu qu'ils étaient tous les deux d'accord, je n'avais pas d'autres choix. Je quittai alors la berge en me sentant un peu laissé pour compte.


Par la suite, plusieurs jours s'écoulèrent paisiblement.

J'ignorais ce qu'avait dit Shida à Kosuga. Une fois que je lui ai expliqué ce qui s'était passé, « je vois » fut sa seule réponse et elle sembla perdre en intérêt sur cette affaire. Enfin, ce n'était vraiment pas nos affaires, tout comme Shida l'avait dit. Il n'y avait aucune raison de nous mêler plus de cette histoire.

Néanmoins, une semaine plus tard, j'entendis parler de quelque chose qui m'inquiéta de la part de Kasai qui était venu à la boutique. Ce dernier me dit qu'il n'arrivait pas à trouver Shida sous le pont de la plage de Kugenuma.

— Ses affaires sont toujours là, mais pas son vélo. J'ai l'impression qu'il est parti depuis plusieurs jours... et ça m'inquiète un peu, dit Kasai, peu enthousiaste.

Cela aurait été bien s'il y avait des toilettes tout proche, mais il était possible qu'il ait été impliqué dans un accident.

Peut-être qu'il était préférable de demander à Shinokawa, ou devrais-je demander à Nao par mail d'abord ? J'y pensais tout en travaillant, mais alors que la soirée approchait, Shida lui-même apparut à la boutique.

— Salut, ça fait un bail. Ça travaille dur ?

Il s'approcha gaiement du comptoir. Son visage était bronzé, et son crâne dégarni montrait de vagues signes de cheveux gris. Ses vêtements étaient bien plus sales que la dernière fois que je l'avais vu. Il ressemblait à un survivant sorti de nulle part.

— Je t'ai causé des problèmes à cause de ce livre, dit-il en sortant un livre de poche avec une couverture par-dessus de son sac de toile, et me montra son contenu.

C'était Découverte de monuments et Saint Andersen de Kiyoshi Koyama.

— Après que tu sois parti, on a discuté pendant quelques temps sur la berge. C'était vraiment animé quand on a abordé Kiyoshi Koyama... Elle est un peu froide, mais c'est une gentille fille, dit-il gracieusement.

Il sembla soudain se souvenir de quelque chose alors qu'il sortit un sac en papier de son sac. C'était un cadeau, et le sac avait un joli ruban attaché à lui.

— Elle m'a même donné ça, en disant que c'était pour se faire pardonner d'avoir coupé le cordon du livre... Regarde à l'intérieur.

À ce moment-là, je réalisai que le sac était large et avait même une poche à l'intérieur. Je supposais que le cadeau devait se trouver à l'intérieur. Le sac avait visiblement déjà été ouvert avant. De façon indécise, j'ouvris le sac en papier, et je fus immédiatement surpris. À l'intérieur se trouvait un petit coupe-ongle et un cure-oreille métallique.

— C'est comme si elle avait lu dans mon cœur, pas vrai ? C'est sûrement le plus beau cadeau qu'on m'ait jamais fait.

Shida souriait tout en disant ça. Je comprenais ses intentions. C'était exactement ce que la fille dans Découverte de monuments avait offert au héros. En regardant de plus près, je remarquai que les ongles de Shida étaient bien coupés. Visiblement, il s'était immédiatement servi de son cadeau après l'avoir reçu.

— J'ai réussi à récupérer mon livre grâce à ta proprio. Cette fille a même dit... qu'elle avait réussi à décrire à la perfection ce qui s'était passé tout en étant coincée dans sa chambre d'hôpital.

Puis, il hésita avant de continuer.

— ... Ça m'en a fait froid dans le dos.

J'étais un peu triste. Elle avait eu bon sur toute la ligne, mais je pensais y avoir contribué, moi aussi.

— En tout cas, c'est vraiment anormal de récupérer son livre aussi rapidement. Il faut que je récompense cette boutique... Et ce sera ça.

Shida posa le coupe-ongle et le cure-oreille, et me tendit un livre de poche. Ce n'était pas celui de Kiyoshi Koyama. Il était sûrement un peu plus récent, mais c'était tout de même un ancien livre. C'était Walking Dead de Peter Dickinson[4], aux éditions Sanrio SF Poche. Je n'avais jamais entendu parler de ce livre avant, mais c'était vraisemblablement un roman de science-fiction.

— Qu'est-ce que c'est ?

— Pourquoi tu poses encore la question, triple idiot ?! Bien sûr que je suis venu le vendre ! s'exclama bruyamment Shida. Donne ton prix. Même un yen.

Je baissai la tête et jetai un œil au livre. Il était particulièrement fin, et ne semblait pas être de grande valeur. Le prix indiqué était de 480 yens. Ce n'était visiblement pas un livre dont Shida était fier, mais en tous les cas, j'allais l'amener à Shinokawa pour qu'elle puisse y jeter un œil.

— Où étiez-vous passé ces derniers jours ?

— Bah, tu sais, c'était vraiment en rapport avec le boulot. Je suis allé dans différents endroits, et j'ai fini par tomber sur ce livre... Tu pourrais au moins dire merci ou quelque chose du genre.

Pourquoi est-ce que c'était à moi de le remercier ? Il n'avait pas apporté ce livre pour nous l'offrir ?

— ... Merci beaucoup.

Quoi qu'il en soit, je baissai la tête. J'étais vraiment un idiot de m'être inquiété pour lui.


Après avoir fermé la boutique, je me rendis à l'hôpital. Le soleil était sur le point de se coucher, et Shinokawa, qui avait allumé son portable dans la chambre d'hôpital, me salua maladroitement.

— M-Merci...

Après avoir dit ça, elle se tut à nouveau. Je travaillais à cette boutique depuis quelque temps, mais nous avions parlé quasiment que de livres.

— ... Merci.

Puis, nous nous tûmes. Même si on se voyait souvent, il était souvent inutile de discuter. Je décidai de parler de banalités pour le moment.

— Shinokawa, comment va votre blessure ?

— ... Ma blessure ?

— Vous n'aviez pas dit que vous alliez en salle de rééducation ?

— Ah, c'est vrai... On peut dire ça... Je suis en rééducation, répondit-elle d'une voix douce.

— Comment vous êtes-vous blessée ? D'ailleurs, je n'ai jamais posé la question.

Il semblerait qu'elle avait un corset au niveau de sa hanche, et ses jambes n'étaient pas plâtrées. On m'avait dit qu'elle s'était blessée à la jambe. Elle était guérie ?

— ...

Elle se mit à gigoter, en se demandant quoi répondre, et finit par ne rien dire. Je fus un peu déçu. J'avais espéré pouvoir profiter de l'occasion pour approfondir mes relations avec elle, mais nous n'étions même pas capables de tenir une conversation sur des banalités.

— E-euh...

Soudain, Shinokawa se mit à parler. Elle sembla un peu surprise par sa propre voix tandis qu'elle recula sa nuque.

— J-je ne suis pas douée pour parler d'autres choses que de livres... m-mais je peux parler de beaucoup plus de choses que d'habitude avec vous, monsieur Côra...

Je ne pus m'empêcher d'être sceptique. Si c'était bien plus, c'était problématique, non ?

— Euh... Vous n'allez pas démissionner, n'est-ce pas ?

— Hein ?

— Je m'entends bien avec vous pour le travail, monsieur Gôra... Et donc...

Je la regardai. Je savais ce qu'elle cherchait à dire. Bien entendu, ma réponse était un oui définitif — elle était quelque peu excentrique, mais j'étais vraiment heureux d'entendre qu'elle avait besoin de moi.

— Je ne démissionnerai pas. En plus, je peux en apprendre beaucoup sur les livres.

Pour moi, qui étais incapable de lire même s'il le voulait, c'était l'environnement idéal. J'avais quelques inquiétudes en ce qui concernait mon salaire, par contre.

— Ah, c'est vrai.

Je me remémorai soudain que j'étais venu ici à cause des livres, et je sortis Walking Dead de Peter Dickinson du sac que Shida avait apporté.

Elle leva les yeux avec hésitation et jeta un œil au livre de poche que je lui tendais — et ses yeux derrière ses lunettes s'écarquillèrent soudainement. Son visage s'illumina instantanément, et c'était comme si elle avait complètement changé de personnalité.

— Ah, c'est Walking Dead !

L'instant d'après, le livre disparut de mes mains, et avait terminé dans ceux de Shinokawa. Elle rayonnait de bonheur et examina le livre sous tous ses angles. La fille vêtue de noir sur la couverture continua à pivoter.

— Où monsieur Shida a-t-il bien pu trouver ce livre... A-t-il dit quoi que ce soit à ce sujet ?

— Non... C'est un livre si rare que ça ?

— Sanrio SF Poche est une maison d'édition connue uniquement des collectionneurs. Ils ont publié énormément de romans de science-fiction et de fantasy d'auteurs anglo-américain qui étaient peu connus au Japon, mais à cause de mauvaises ventes, ils ont mis la clé sous la porte il y a dix ans. Cette société a traduit et imprimé beaucoup de romans et la plupart sont rares. Il y a également pas mal de fans de science-fiction qui collectionnent ces livres de poche publiés par des éditeurs d'édition de poche.

Elle était pleine d'entrain, et continua à débiter son explication.

— Walking Dead est un livre très rare. Il est difficile à trouver sur le marché, et personne d'autre ne l'a importé.

Je finis par comprendre pourquoi elle était aussi excitée. En tous les cas, c'était un livre très précieux. En était-il de même pour les autres livres de poche ?

— À combien estimez-vous ce livre ?

— Eh bien... Il est en bon état, et la couverture est intacte... Il pourrait facilement se vendre pour plus de 50 000 yens...

J'en restai coi. Shida avait dit qu'il vendrait ce précieux livre même pour « un yen » — c'était une « récompense » digne de ce nom pour une librairie antique. Il avait sûrement beaucoup galéré pour mettre la main sur ce livre.

— Est-ce que monsieur Shida a parlé de Kosuga ?

— Eh bien, il semblerait qu'ils aient eu une discussion animée au sujet de Kiyoshi Koyama.

Shida avait vraiment l'air heureux quand il m'avait montré le coupe-ongle et le cure-oreille. Peut-être était-ce parce qu'il avait rencontré quelqu'un qui avait les mêmes goûts que lui.

— Monsieur Shida a accepté le cadeau de la fille. C'était...

— Un coupe-ongle et un cure-oreille, n'est-ce pas ? répondit-elle immédiatement.

Moi, qui étais sur le point de continuer d'un air satisfait, fut abasourdi par ses propos.

— Hein, comment avez-vous...

Je compris alors sur le coup, et je me tus en plein milieu de ma phrase. Quand Shinokawa avait parlé à Nao Kosuga ici même, elle avait dit à cette dernière que Shida aimait Découverte de monuments lui aussi — et lui avait même dit de s'excuser pour son geste.

J'y repensais. Peut-être qu'elle avait aiguillé Nao Kosuga, de façon à ce qu'elle lui donne un coupe-ongle et un cure-oreille. Elle s'était sûrement attendue à ce que cela fasse plaisir à Shida, et qu'il pardonnerait Kosuga.

Je jetai un œil au profil de Shinokawa qui brillait innocemment, et me rappelai des paroles de Shida avant qu'il ne quitte la boutique après y avoir laissé Walking Dead.

— Je vous ai causé beaucoup de souci, et j'aimerais vraiment vous remercier, mais...

Shida ne savait pas quoi dire, le visage sérieux.

— Ta proprio est vraiment incroyable, à tel point que je me fais du souci pour elle. Être trop intelligent peut être problématique. Mais elle ne s'en est pas encore rendue compte, alors il va falloir que tu gardes un œil sur elle, ok ?

À ce moment-là, je pensais qu'il s'inquiétait tout simplement trop. Elle s'intéressait uniquement aux livres, et ne causerait pas de problèmes.

À ce moment-là, je n'avais pas changé d'avis — mais j'étais un peu inquiet au sujet du coupe-ongle et du cure-oreille. Je savais qu'elle n'avait pas fait ça par pure malice, mais j'ignorais si elle n'avait pas manipulé les gens à leur insu. Si elle savait ça, cela ne lui ferait sûrement pas plaisir.

Peut-être que j'allais devoir y garder un œil, cela était possible tant que je continuerai à travailler pour elle.

Shinokawa, qui feuilletait les pages, ouvrit la bouche, et expira profondément.

Visiblement, elle tentait de siffler, mais ne s'en était pas du tout rendu compte.


  1. Le temple correspondant le plus à la description serait celui de Kōmyō-ji, un temple bouddhiste.
  2. Statue traditionnelle japonaise en céramique ou en porcelaine, représentant un chat assis et levant la (ou les) patte(s) au niveau de l'oreille, et que l'on trouve fréquemment sur les devantures des magasins, près des caisses dans les centres commerciaux, dans les salons de pachinko, etc.
  3. Cf. Wikipedia
  4. Ce livre n'a aucun rapport avec le comic actuellement adapté en série télévisée.



Chapitre 3 — Vinogradov/Kuzmin « Introduction à la logique » (Édition de poche Aoki)[edit]

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Je n'obtins aucune réponse après avoir toqué à la porte, alors je l'ouvris et pénétrai dans la pièce.

Le soleil couchant éclairait la pièce à travers la fenêtre, et sur le coup, je ne pus apercevoir le lit, étant donné qu'il était partiellement caché par des piles de vieux livres. La patiente — mon employeuse, Shioriko Shinokawa, n'était pas là.

Elle était vraisemblablement en salle de rééducation, et elle n'était généralement pas ici à cette heure-ci. Peut-être qu'elle avait la tête ailleurs quand elle était sortie, car elle avait laissé son ordinateur portable sur la table de chevet. On était certes dans un hôpital, mais c'était bien trop imprudent. Il y avait un coffre à côté du lit, cependant, elle semblait n'avoir aucune intention de s'en servir.

Je m'avançai dans la pièce. Ces derniers temps, c'était devenu une routine quotidienne pour moi de m'occuper de la boutique la journée et d'apporter les livres des clients ici en début de soirée. Elle se chargeait ensuite de l'évaluation des livres, je les ramenais alors après à la boutique, négociais avec les clients, et si nous tombions sur un accord, les rangeais dans la boutique — mon travail consistait en cette simple répétition d'actions.

— Bon... Bonjour...

Une douce voix s'éleva, et je me retournai. Il y avait une femme vêtue d'un pyjama bleu et d'un gilet en tricot assise dans une chaise roulante devant l'entrée de la pièce. Elle avait de longs cheveux noirs et des lunettes au verre épais. Visiblement, elle ne savait pas quoi faire, alors elle se contenta de baisser la tête tout en gigotant nerveusement.

— Ah, bonjour.

Je me dépêchai de m'écarter du passage, et elle entra dans la chambre d'hôpital avec sa chaise roulante. L'infirmière d'âge mûr qui la poussait en fit de même, et elle se mit à froncer des sourcils tout en évitant les obstacles alors qu'elle emmenait Shinokawa jusqu'à son lit. Ses mouvements n'avaient rien de maladroit, mais une roue heurta une pile de livres, et la tour de la série « Idéologie du Japon »[1] posée sur le sol manqua de s'effondrer.

— Ah !

Les deux femmes s'écrièrent en même temps. Shinokawa se dépêcha de jeter un œil aux livres, tandis que l'infirmière en fit de même avec la chaise roulante.

— ... Je vous l'ai déjà dit, merci de limiter le nombre de livres dans votre chambre, sermonna l'infirmière avec un ton ferme tout en aidant Shinokawa à s'allonger sur le lit.

Apparemment, elle avait déjà été prévenue, mais il faut croire que c'était à prévoir.

— ... O-Oui. Je suis désolée. J'en prends bien note pour la prochaine fois...

Shinokawa baissa sincèrement la tête sur le lit — mais il y avait fort à parier qu'elle allait oublier. Cette beauté était un incorrigible « rat de bibliothèque », et lire était aussi important que respirer pour elle. Si les précédents rappels n'y avaient rien fait, était-ce encore utile d'insister ?

— Vous aussi, prenez-en bien note !

Soudain, l'infirmière dirigea ses complaintes vers moi. J'écoutais nonchalamment leur conversation, et en entendant ses paroles, je me redressai instinctivement.

— ... Moi ?

— Exactement ! Veuillez arrêter de lui amener des livres à chaque visite. C'est peut-être votre petite amie, mais il ne faut pas trop la chouchouter !

— Hein...

J'en perdis mon latin. L'infirmière plia la chaise roulante, la rangea aussi près du lit que possible, puis elle nous lança un regard noir avant de s'en aller. Une atmosphère pesante flottait dans l'air.

— ... Voilà qui est gênant.

Cette parole ambiguë brisa le silence.

Bien entendu, nous ne sortions pas ensemble — mais notre relation ne se réduisait pas à un simple lien patron/employé. Elle voulait parler de livres avec les autres, mais personne n'était prêt à le faire, si ce n'était moi. Moi, qui ne pouvais pas lire même s'il le voulait, pouvais l'écouter autant qu'il le souhaitait. D'une certaine façon, nous avions une relation donnant-donnant.

— O-Ouais... ce-c'était vraiment gênant, bafouilla Shinokawa depuis son lit.

Ses oreilles étaient complètement rouges.

— ... C-Cela a dû vous gêner... de l'entendre dire que je-je-je suis votre pe-petite amie, monsieur, Gôra.

— Non, non ! Ce n'est pas ça !

Alors que j'étais sur le point de continuer, je me hâtai de le démentir fermement.

— Je disais juste que c'est gênant d'avoir mal été compris ! Ça ne me dérange pas du tout ! Pas le moins du monde ! Pire, je dirais que ça m'a fait très plaisir.

Je refermai immédiatement la bouche. C'était une déclaration particulièrement ambiguë. Cela ne ressemblait-il pas à une déclaration d'amour ?

— Ah... alors nous pensions la même chose... dit-elle.

Je fus pris d'envie de lui demander si elle parlait de la première ou de la deuxième partie de ma phrase. Hélas, je gâchai cette opportunité en cherchant mes mots.

— C-Comment s'est passée votre séance de rééducation ? Vous pouvez marcher maintenant ?

Au final, je lui posai une question sans rapport, et chassai au loin le sujet précédent.

— ... Ou... Oui. Je peux marcher... un peu... avec de l'aide...

— Est-ce que votre date de sortie a été décidée ?

— Pas encore... Peut-être le mois prochain ?

— Je vois.

Pour une personne extérieure, cette conversation devait être parfaitement insipide, mais on pouvait la considérer comme une nette amélioration par rapport au début. Cette personne était incapable de parler d'autres choses que de livres après tout.

Je supposais qu'il était temps de parler affaire. Je m'assis sur la chaise, sortis un livre de poche d'un sac en papier, et le tendis vers Shinokawa.

— ... Si vous voulez bien évaluer ce livre.

« Introduction à la logique » de Vinogradov Kuzmin. C'était un livre assez vieux : il ne semblait pas en très bon état, la couverture étant rognée et les coins se déchirant.

— Ah, c'est un Aoki Poche !

Malgré cela, elle se saisit du livre avec un sourire rayonnant, et comme la dernière fois, devint une personne complètement différente de l'instant d'avant. Elle se mit à lentement caresser la couverture comme si c'était un chiot.

— Cela faisait longtemps que je n'en avais pas vu ! Ce livre n'est plus en circulation, et l'éditeur n'existe plus.

Effectivement, je n'avais jamais entendu parler du nom « Aoki Poche ». Ce livre devait sûrement exister en un nombre limité d'exemplaires.

— Il vaut tant que ça ?

— Non... Pas du tout.

Elle secoua la tête d'un air triste.

— Hein ? Mais ce livre est rare, non ?

— C'est un bon livre, mais il n'y a aucune demande pour ce dernier sur le marché des livres antiques... Qui plus est, il n'est pas en bon état. Il ne vaut pas plus de 500 yens.

J'écarquillai les yeux. C'était tout l'inverse du livre de Sanrio SF Poche que le trancheur de livres Shida avait apporté un jour.

— Aoki Poche est une société d'édition qui a été fondée dans les années 50 et qui a perduré pendant une trentaine d'années. La majorité des livres d'idéologie sociale et des anciennes littératures communistes a été publiée par Aoki Poche. Ce livre, Introduction à la logique, est comme son nom l'indique un traité déchiffrant la logique. Il y a plusieurs tirages, et il a même toujours été populaire... À quoi ressemblait le client ?

— Hum, il avait la cinquantaine, voire soixantaine, vêtu d'un costume...

À ce moment-là, je marquai une pause. Il y avait plusieurs points difficiles à expliquer avec des mots au sujet de cet homme.

— ... Qu'y a-t-il ?

— En fait, il y a quelque chose que je voulais vous dire. Ce client était un peu bizarre...

— Bizarre, hein ?

Elle pencha la tête dubitativement.

— Ouais. C'est une longue histoire...


Septembre venait tout juste de commencer, mais cet homme était vêtu d'un costume, et sa cravate était nouée jusqu'au cou. Ses cheveux étaient soigneusement peignés, et sa moustache était méticuleusement rasée, donnant l'impression d'avoir affaire à un patron d'une banque. Néanmoins, il avait sur le nez une paire de lunettes de soleil, et cela frappait particulièrement.

L'homme entra dans la boutique, et vint directement au comptoir sans faire le tour du reste. Il était grand et dégingandé, et sa peau était sainement bronzée.

— J'aimerais vendre un livre.

Il avait prononcé chaque mot de façon claire avec une voix profonde, et il posa le livre Introduction à la logique sur le comptoir. L'image d'employé de banque se transforma dans mon esprit. Peut-être que c'était un animateur chevronné de télé, ou peut-être un commentateur.

— La personne en charge de l'évaluation n'est pas ici. Cela vous dérange-t-il de laisser le livre ici pour aujourd'hui ?

J'étais parvenu à lui expliquer les choses comme il se doit. Au bout de trois semaines, je m'étais plus ou moins habitué à la façon d'accueillir les clients dans la librairie antique.

— Entendu.

— Merci beaucoup. Veuillez écrire votre nom et adresse ici.

Je posai un bon de commande et un stylo bille sur la table, et pointai mon doigt sur les champs nom et adresse. L'homme retira ses lunettes de soleil, sortit un stylo, et se mit à écrire. Il s'appelait Masashi Sakaguchi, né le 2 octobre 1950, et vivait à Zushi, à deux pas de Kamakura.

Son écriture n'était pas particulièrement jolie, surtout comparée à son look soigné. Peut-être qu'il avait voulu bien écrire, mais il finit par dépasser des cadres.

Involontairement, je remarquai une cicatrice béante au coin de l'œil de Sakaguchi. Les lunettes de soleil servaient probablement à cacher cette blessure.

La blessure n'était visiblement pas récente, et elle lui donnait un air austère et terrifiant. Cela avait profondément changé l'impression que j'avais de lui. Cet homme était vêtu d'un costume bien taillé, avait une voix anormalement grave et une cicatrice sur le visage — ces facteurs combinés, je n'arrivais pas à déterminer quel genre de travail il faisait, ni quel genre de personne il était. Il s'était contenté d'écrire « employé de bureau » dans la case occupation.

— Cela devrait suffire, n'est-ce pas ?

— Le prix importe peu. S'il ne vous intéresse pas, je le reprendrai.

— Je comprends.

— Je repasserai demain après-midi, et j'espère que l'estimation sera faite d'ici là. S'il y a le moindre changement de situation, n'hésitez pas à me contacter. Je crois que c'est tout. Aurais-je oublié quelque chose ?

Je n'avais rien à ajouter, mais cela me mettait un peu mal à l'aise.

— Non, je ne crois pas.

— Je vois. Je compte sur vous dans ce cas.

Sakaguchi remit ses lunettes de soleil, et quitta la librairie antique Biblia de la même façon qu'il y était entré.


— ... Il avait l'air d'être quelqu'un de méticuleux.

Au moment où j'eu fini mon histoire, Shinokawa parla :

— Oui. C'était certes quelqu'un de méticuleux, mais cela paraissait un peu forcé... Enfin, il avait l'air un peu trop pointilleux.

Je n'insinuais pas que les actes de Sakaguchi étaient étranges, mais ce qui me turlupinait était sa façon de répondre immédiatement sans la moindre hésitation. C'était comme s'il avait déjà décidé de comment il allait répondre, comme s'il avait déjà envisagé toutes les conversations possibles. Peut-être que c'était quelqu'un d'extrêmement méticuleux.

— Y a-t-il une autre raison pour laquelle vous le trouvez un peu étrange, monsieur Gôra ?

Je fus un peu surpris par sa question — cette personne est vraiment perspicace.

— Oui, il y a bien autre chose, continuai-je.

Exactement, c'était là où commençait le problème.

— Une heure après qu'il parte...


Il était deux heures passé. J'étais en pleine conversation avec Kasai le trancheur de livres, qui s'était pointé dans la boutique. Visiblement, quelqu'un lui avait demandé par internet de chercher des livres anciens, et il ne savait pas comment s'y prendre vu qu'il ne s'y connaissait pas. Il avait demandé de l'aide à Shida, et s'était ensuite dit que la librairie antique Biblia pouvait également l'aider. Bien entendu, il nous récompenserait.

Je me disais que ce n'était pas une mauvaise idée, et c'est alors que le téléphone sonna.

— Bonjour, vous êtes bien à la librairie antique Biblia...

J'avais décroché le combiné, et était sur le point de me présenter, mais une voix aiguë se mit à résonner dans mes tympans.

— Bonjour, c'est bien la librairie antique ? Vous achetez des livres, non ? Est-ce qu'un homme appelé Sakaguchi est venu vendre un livre de poche ? Un vieil homme grand, d'apparence un peu lugubre, et à la voix grave. Masashi Sakaguchi. Masa, shi, Saka, guchi...

À ce moment-là, je repris mes esprits.

— Eh bien, pour commencer, à qui ai-je l'honneur ?

— Je suis la femme de Sakaguchi... Pour tout vous dire, ça m'embarrasse un peu de le dire. Hihihihi, vraiment !


Étrangement, il y avait comme un rire mélangé à la voix. Cette personne était si tendue que ça ? L'homme qui s'appelait Sakaguchi avait eu un étrange comportement, mais cette femme qui se prétendait être sa femme paraissait encore plus étrange. En parlant de ça, était-elle vraiment sa femme ? Était-ce raisonnable de lui dire que Sakaguchi était vraiment venu ?

— Alors ? Est-ce qu'il est passé ?

Je fronçai des sourcils tout en cogitant. Elle connaissait le nom de Sakaguchi et il était venu ici vendre le livre de poche. Peut-être qu'elle était vraiment sa femme, et qu'il y avait une urgence.

— ... Oui, il est effectivement passé ici.

— Vraiment ? A-t-il déjà vendu le livre ? La transaction a-t-elle eu lieu ?

— Non. Il a juste laissé le livre ici. La personne en charge de son estimation s'en occupera bientôt.

— C'est-à-dire quand ?

— Ce soir...

— Dans ce cas, mon mari devra repasser. Aujourd'hui ? Ou demain ?

— Demain.

— Très bien ! Merci beaucoup ! Et comment vous appelez-vous ?

— Gôra.

— Monsieur Gôra ? Très bien, je vous recontacterai, monsieur Gôra.

— Hein ? m'écriai-je sans le vouloir.

Qu'est-ce qu'elle voulait dire par là ? Mais elle avait déjà raccroché.


— ... Elle semblait être pleine d'entrain.

Shinokawa avait prudemment exprimé ses pensées. Pouvait-on vraiment considérer ça comme un plein d'entrain ? Elle avait un drôle de sens de l'anticipation.

— Qu'est-ce que vous en pensez ? Il s'est sûrement passé quelque chose dans ce couple, non ?

Elle amena son poing contre ses lèvres, et cogita pendant quelques temps. Soudain, elle demanda :

— Est-ce que la femme de Sakaguchi est passée à la boutique après ça ?

— Non. Pourquoi cette question ?

— N'a-t-elle pas dit qu'elle vous recontacterait plus tard ? Je pense qu'elle avait l'intention de passer à la boutique.

— Hein ?

En entendant ça, je réalisai que c'était peut-être ce qu'elle voulait dire. Cette personne avait même demandé mon nom.

— Mais pourquoi voudrait-elle venir à la boutique ?

— Elle voulait récupérer le livre avant qu'il ne soit vendu, je crois... Et c'est pour ça qu'elle a demandé quand l'estimation sera faite, et quand son mari repasserait.

— Ah...

Je vois. En y repensant, je pouvais comprendre pourquoi elle m'avait asséné de questions — je n'en étais pas sûr à cent pourcents, mais cela expliquait au moins certaines choses.

— Dans ce cas, ce serait le livre de la femme ?

— Qu'est-ce qui vous fait dire ça ?

— Son but est d'empêcher que le livre soit vendu, non ? Peut-être que c'est son propre livre qui va être vendu ou quelque chose du genre...

— Je ne crois pas que ce soit le cas.

Shinokawa secoua la tête.

— Si tel était le cas, elle vous aurait déjà expliqué de quoi il en retournait, monsieur Gôra... Elle n'est pas du genre à pouvoir contrôler ses émotions, non ?

— ... Ah bon ?

Elle ne paraissait pas du tout en vouloir à son mari. Ou plutôt, elle avait ri en déclarant être sa femme. Si ce livre était quelque chose que le mari aurait vendu sans son accord, elle aurait montré un peu plus de colère.

— Hm ? Mais dans ce cas, cet homme appelé Sakaguchi veut vendre son livre, et sa femme veut l'en empêcher ?

— Oui, ce doit être ça.

Shinokawa me montra la couverture d'Introduction à la logique. Il y avait un grand tampon bleu en forme de croissant sous le titre. La couverture était très basique, et je supposais qu'il en était de même pour tous les vieux livres.

— Ce livre doit renfermer un secret.

Elle se mit à feuilleter les pages tout en disant ça, et je penchai du coup mon corps en avant. Contrairement à la collection intégrale de Sōseki, il n'y avait pas de signature, ni autre marque sur les pages. Le livre semblait usé du fait d'une lecture assidue et répétée, et non d'un mauvais traitement.

— Du coup, de quelle genre de logique se livre traite ? demandai-je.

C'était une question des plus basiques, mais cela ne semblait pas déranger Shinokawa.

— Ce livre est une introduction au syllogisme. Hm... Un exemple simple serait : A égale B, B égale C ; par conséquent, A égale C, ou quelque chose comme ça...

Je fouillai ma mémoire. J'avais déjà entendu ça quelque part.

— ... Le raisonnement inductif ?

— Oui. Cette logique, quand elle est expliquée par des symboles mathématiques, serait le syllogisme. Ce livre est un manuel scolaire utilisé dans les écoles en Russie... qui était l'Union Soviétique à l'époque, et plus tard, le livre a été traduit en chinois. Évidemment, le contenu n'est qu'une introduction à la logique des symboles, et les questions soulevées sont très intéressantes, souvent au sujet des « prolétaires » et des « kolkhoze »[2]. Il y a beaucoup de citations de Staline.

En entendant cette explication, je repensai machinalement à l'homme nommé Sakaguchi. Je supposai que son côté maniéré pouvait être expliqué par son goût pour de tels livres.

— ... C'est la toute première édition, dit Shinokawa après avoir parcouru les notes de l'éditeur.

Je me penchai en avant pour regarder, et vis que c'était la première édition datant du 1er juillet 1955.

— Apparemment, monsieur Masashi Sakaguchi ne l'a pas acheté dans une librairie.

— Comment le savez-vous ?

Shinokawa sortit le bon de commande que j'avais mis dans le livre, et me montra la case Date de naissance. Masashi Sakaguchi, né le 2 octobre 1950 — je vois. Il aurait eu cinq ans à cette époque. Ce n'était pas le genre de livres qu'un petit garçon de cet âge achèterait.

— L'aurait-il acheté dans une librairie antique ?

— Ou peut-être qu'on le lui a offert... Ah ! s'écria soudainement Shinokawa.

Elle se recouvrit alors la bouche, manifestement surprise par son cri. C'était rare de la voir s'écrier comme ça.

— ... Ah, pardon.

Son regard était rivé sur la dernière page d'Introduction à la logique. Une sorte d'étiquette était collée délibérément sur l'introduction de la nouvelle édition. Il y avait écrit « permis pour usage personnel », et il y avait plusieurs cases avec « titre du livre », « propriétaire », « date d'autorisation », « numéro de cellule ». Dans « titre du livre », il y avait écrit Introduction à la logique, et Masashi Sakaguchi dans « propriétaire ». Pour une raison ou une autre, il y avait écrit le nombre « 109 » au-dessus du nom.

La « date d'autorisation » était 21 octobre de l'an 47. Elle utilisait manifestement le calendrier de l'Ère Showa plutôt que celui occidental. Après l'incident avec l'intégrale de Sōseki le mois précédent, j'avais mémorisé le moyen de faire la conversion. L'an 47 de l'Ère Showa correspondait à 1972. Nous étions en 2010, ce qui signifiait que cette étiquette avait été collée là il y a près de quarante ans.

— Qu'y a-t-il ?

Cela ne ressemblait pas à une étiquette de librairie. « Permis pour usage personnel » et « numéro de cellule » étaient des termes qui ne m'étaient pas familiers.

Shinokawa ne me répondit pas, et se contenta de regarder le « permis pour usage personnel ».

— Shinokawa ?

Je haussai légèrement la voix pour l'interpeller, et elle finit par répondre.

— ... Il m'arrive de tomber sur ce genre de choses vu que j'ai affaire à des vieux livres.

Elle semblait avoir du mal à articuler vu qu'elle bégayait.

— Les livres qu'une bibliothèque pénitentiaire prête à ses détenus sont appelés des « livres préposés », alors que ceux qui appartiennent aux détenus sont appelés « livres personnels »... Ceci est un permis apposé sur un « livre personnel ».

Je jetai un regard silencieux sur le « permis pour usage personnel ». Après un instant, je finis par comprendre ce que voulait dire Shinokawa. Ce permis avait le nom de Sakaguchi dessus. Autrement dit...

— Cet homme a fait de la prison ?

— ... Sûrement. Ce « 109 » doit correspondre à son numéro de détenu.

— Comment est-ce...

Il était excentrique, mais il n'avait pas la tête de quelqu'un d'un criminel. Néanmoins, je n'avais encore jamais rencontré quelqu'un avec un casier judiciaire jusqu'ici.

— ... Voulez-vous vérifier s'il a vraiment purgé sa peine ?

— Hein ? On peut faire ça ?

— Étant donné que nous avons un nom, ce n'est pas impossible.

Shinokawa prit l'ordinateur portable sur la table de chevet, et l'alluma. J'espérais un joli fond d'écran, mais je fus un peu déçu de voir que c'était en fait une image de couverture de livre. Le nom du livre était Les dernières années. Elle aimait vraiment lire, et j'étais impressionné plus que surpris.

— E-euh... si vous pouviez arrêter de regarder...

Elle rougit en un instant, et ouvrit le navigateur en un clic. Il y avait une sorte de clé USB branchée sur un des côtés du portable lui permettant de se connecter à Internet. Elle se connecta à la base de données d'un populaire site d'infos, et tapa rapidement « Masashi Sakaguchi » dans le champ recherche.

— Ah.

J'avais compris son intention. Si « Masashi Sakaguchi » avait commis un crime, cela avait dû être relayé par les journaux. Je n'aurais jamais pensé à utiliser ce genre de méthode — je jetai un bref regard à la page, parcourant en diagonale la liste des résultats. Il y avait plusieurs articles, parlant tous du même incident. Incident qui a eu lieu le 9 janvier 1971, soit un an avant que le permis ne soit délivré.


« Braquage à la banque Hodogaya/Photographie de la course-poursuite

Dans l'après-midi du 8 janvier, un braquage a eu lieu à l'agence Hodogaya de la banque Sagamino à Yokohama. Un jeune homme s'est introduit dans la banque avec un fusil de chasse, où il a dérobé près de 400 000 yens en liquide avant de s'échapper à bord d'une voiture garée à l'extérieur. Les voitures de police arrivées sur les lieux l'ont alors pris en chasse. La course-poursuite qui se terminera par l'arrestation du suspect après que sa voiture est entrée en collision avec une résidence située à 1 kilomètre de la banque. Le braqueur, Masashi Sakaguchi (20 ans), est un ancien employé vivant dans le voisinage, et est actuellement interrogé par la police. »

J'en fus abasourdi. Cet homme, qui ressemblait à un employé de banque, était en fait un ex-braqueur de banque — je n'en revenais vraiment pas, mais c'était sûrement le cas. L'âge correspondait parfaitement, et il y avait un autre article.


« Le visage de Sakaguchi a été touché lorsque son véhicule a percuté le mur de la maison. Cependant, sa blessure est sans gravité et il subit actuellement des soins à l'hôpital. La police a révélé que cet incident n'avait pas eu d'incidence sur l'avancée de l'enquête. »


Je me remémorai la cicatrice au coin de l'œil de Sakaguchi. Ce devait être les séquelles de cet accident.

— Cet homme... a vraiment un casier ?

— ... Oui.

Shinokawa acquiesça avec un regard grave.

— Mais après cet incident, il n'y a aucune autre mention du nom « Masashi Sakaguchi »... C'était le seul crime qu'il a commis. Maintenant, il est sûrement devenu un autre homme.

Je pensais la même chose, mais je craignais un peu qu'il n'ait pas totalement changé pour de bon. En tous les cas, c'était à moi qui allais devoir lui faire face le lendemain.

— Qu'est-ce que je fais de ce livre ?

— Ce serait bien qu'il soit acheté comme d'habitude. Veuillez lui dire que ce livre peut être vendu pour 100 yens.

C'était une évaluation comme d'habitude. Comme elle l'avait dit, peu importe qui était le client, on attendait de nous que nous faisions des affaires comme si de rien n'était — mais ce serait mentir que de prétendre que nous n'étions pas inquiets du tout.

— Mais il y a quelque chose qui me chagrine, dit-elle tout en s'approchant de l'écran, avant de se retourner vers moi.

— Quoi donc ?

— Pourquoi Sakaguchi veut vendre le livre, et pourquoi sa femme veut l'en empêcher ?

— Hein ? Peut-être qu'il n'en a plus besoin ?

— Mais il a ce livre avec lui depuis quarante ans, non ? Il a dit que le prix importait peu, alors ce n'est vraisemblablement pas une question d'argent. Et je ne crois pas que ce soit un problème d'espace non plus... Pourquoi tient-il absolument à le vendre ?

Je croisai les bras. Il était vrai qu'il devait y avoir une raison pour vouloir vendre ce livre qu'il possédait depuis si longtemps. Peut-être que cela avait quelque chose à voir avec l'appel de sa femme.

À cet instant, des bruits de pas se firent entendre dans le couloir. Nous nous retournâmes, et vîmes la porte s'ouvrir. Une femme de petite taille entra.

— Bonjour ! Est-ce bien la chambre de la propriétaire du Biblia ?

Une voix aiguë se mit à résonner dans ma tête. La fille était vêtue d'une robe rouge, et les mèches de sa chevelure châtain étaient bouclées. Elle avait des doubles paupières, un visage rond, et ressemblait à une enfant, mais elle avait des rides au niveau des yeux et des lèvres. Elle avait vraisemblablement autour de trente-quarante ans, et l'épais maquillage mettait en avant les contours de son visage plat.

Néanmoins, les longs gants utilisés pour protéger du soleil juraient avec le reste étant donné leur simplicité. J'avais beau la regarder, elle ressemblait à s'y méprendre à une hôtesse d'accueil se préparant à aller travailler.

Elle plissa les yeux et jeta un œil autour d'elle.

— C'est qu'il y en a des livres ici. C'est la première fois que j'en vois autant. Cette jolie fille à lunettes est donc la proprio ? On est déjà en septembre mais il fait encore si chaud. J'ai marché depuis la station Ōfuna, j'ai cru mourir de chaud... Ah, pardonnez-moi. Je me suis mis à bavarder comme une pie sans même me présenter.

Je savais qui elle était. Elle baissa solennellement la tête.

— Je suis la femme de Masashi Sakaguchi, je m'appelle Shinobu. Veuillez me rendre ce livre !

Shinobu Sakaguchi sourit tout en tirant une chaise vers elle et en s'asseyant dessus. Elle ne marqua aucune pause dans sa diatribe. Son visage n'était pas particulièrement beau, mais elle possédait toute un myriade d'expressions, et donnait un sentiment de familiarité.

— Je suis passé à la boutique à Kita-Kamakura avant ça, et la lycéenne qui y travaille m'a dit que celui qui était au courant était parti à l'hôpital, alors j'ai pris le bus jusqu'ici... Ah, mais où avais-je la tête ? Je suis venue les mains vides ! Je suis sincèrement désolée, mademoiselle.

Shinokawa rougit immédiatement après qu'elle se soit adressée à elle.

— C-Ce n'est rien, ce n'était pas nécessaire... Euh, je m'appelle Shinokawa... Enchantée... bégaya-t-elle.

Puis, elle se recroquevilla un peu, cherchant visiblement à se cacher derrière moi. En tous les cas, cette personne n'était à l'aise que quand il était question de livres. Je m'éclaircis la gorge.

— Pourrais-je savoir pour quelle raison ?

— Ê-Êtes-vous monsieur Gôra ? Celui qui a répondu au téléphone ? Vous êtes, vraiment grand, plus que mon Masa... Ah, non, plus grand que mon mari.

Je supposai que ce Masa était une abréviation de Masashi — pour le moment, je n'avais pas envie de penser à ce nom qui ne lui allait pas.

— Votre mari souhaite nous vendre ce livre, non ?

— Certes, mais il y a quelque chose qui cloche ! Du jour au lendemain, il a dit qu'il voulait vendre un livre qu'il a toujours chéri, et il a refusé de m'expliquer pourquoi. Je lui ai dit de ne pas le faire, mais il n'a rien voulu entendre... Je me suis dit que je ferais mieux de venir vu que je voulais le récupérer. Enfin, cet homme est assez borné, si vous voyez ce que je veux dire.

— Hm ? ... Eh bien, un peu.

On avait subitement changé de sujet, alors il était un peu difficile de la suivre.

— D'après ce que j'ai compris, c'est grâce à ce livre Introduction à la logique. Il a fait beaucoup de bêtises dans sa jeunesse, et alors qu'il s'entraînait dans un monastère, un de ses profs au lycée lui a donné ce livre en lui disant que cela l'aiderait à parler logiquement après l'avoir lu plusieurs fois. C'est un livre incroyable qui a changé sa vie.

À ce moment-là, Shinokawa et moi échangeâmes un regard — un monastère ?

— ... Euh, de quel monastère est-il question ?

— Ah, pardonnez-moi. Cet homme a quitté le domicile familial à l'âge de vingt ans, et aurait visiblement passé environ cinq ans dans un monastère. Il n'avait pas vraiment l'intention de devenir moine, mais si j'ai bien compris, il a dû y aller à cause d'un incident.

Je fis de mon mieux pour maintenir un regard admiratif. Apparemment, cette personne ne savait rien du passé criminel de Sakaguchi, et parlait même d'un entraînement monastique.

— En tout cas, il a dit que c'était un endroit très dur à vivre, avec un mur si haut qu'on ne peut pas l'escalader, et il ne pouvait recevoir de visiteurs que pendant un bref instant. Après avoir terminé son entraînement, il a été choqué par les grands changements qu'a connus le monde extérieur entretemps.

Cela ne signifiait-il pas que nous avions vu juste ? murmurai-je intérieurement. Même après avoir écouté son histoire, elle ne s'était pas douté qu'il parlait de prison. Elle était vraiment naïve...

Non, ce n'était pas du tout ça. Au fond d'elle, elle faisait vraiment confiance à son mari.

— Enfin bref, je pense que c'est une erreur de le vendre, ou je vais le regretter... Euh, est-ce que ce livre-là est le sien ? M'est-il possible de le reprendre si vous ne l'avez pas encore acheté ?

Shinobu Sakaguchi se redressa et pointa du doigt le livre sur les cuisses de Shinokawa. Elle semblait prête à s'en emparer à la moindre seconde, alors j'hésitai l'en empêcher.

— Je suis désolée, mais je ne peux vous le remettre, dit Shinokawa fermement.

Sans s'en rendre compte, elle ne se cachait pas derrière moi et regardait Shinobu droit dans les yeux. Elle était dans cet état dès qu'il était question de livres.

Shinobu écarquilla les yeux face à ce refus catégorique.

— Hein ? Pourquoi donc ?

— C'est votre mari qui détient ce livre, et il souhaite le vendre... En tant que vendeuse de livres anciens, je ne peux ignorer la volonté de mes clients. Si vous voulez empêcher votre mari de le vendre, veuillez le convaincre lui, pas nous.

Shinokawa agrippa fermement le livre tout en baissant les yeux. Shinobu Sakaguchi se pencha en avant, elle semblait avoir perdu ses moyens. Elle s'était soudain tut, et rapidement, esquissa un faible sourire semblable à celui de Shinokawa.

— Hum, c'est vrai... Vous avez raison, mademoiselle. Je ne suis pas douée pour réfléchir, et j'ai dit quelque chose de peu raisonnable... Pardonnez-moi.

Puis, elle poussa un soupir et leva les yeux vers le plafond.

— Mais pourquoi tient-il tant à le vendre ? J'ai l'impression que c'est une mauvaise idée... Il ne veut pas l'admettre, et j'ignore si c'est le cas des autres gens.

C'était trop demandé. Si sa propre famille n'en savait rien, comment une personne extérieure le pourrait — non, il y avait quelqu'un qui avait la réponse. Je me tournai vers Shinokawa. Elle était douée pour résoudre ce genre de mystère.

— ... Vous vous entendez bien avec votre mari, dit Shinokawa.

Gênée, Shinobu sourit en acquiesçant fortement.

— Oui, c'est exact. Nous sommes mariés depuis presque vingt ans déjà, et notre relation est toujours aussi forte même aujourd'hui.

Visiblement, l'usage additionnel de propos mielleux rendait tout ça très sympathique. Shinokawa aussi n'y était visiblement pas insensible pendant qu'elle souriait.

— Comment avez-vous rencontré votre mari ?

Je savais qu'elle cherchait à obtenir plus d'informations. Shinobu reprit son sérieux et se pencha vers nous.

— C'est une longue histoire. Vous êtes sûrs ?

Nous acquiesçâmes silencieusement. Puis elle se mit à nous raconter sans une once d'hésitation.

— Je l'ai rencontré un an après être sortie du lycée...


— À cette époque-là, je travaillais comme hôtesse d'accueil... Ah, aujourd'hui, je donne un coup de main dans le bar d'un ami. Je me suis habillée comme ça parce qu'il faut que j'aille travailler après ça.

» Je ne m'entendais pas très bien avec mes parents. C'était des gens très intelligents, qui sortaient de bonnes universités, alors que moi, je n'étais pas faite pour les études. On m'a souvent reproché d'être stupide depuis que je suis toute petite... En même temps, apprendre n'a jamais été une passion chez moi, loin de là.

» Et donc, je suis partie de chez moi dès que j'ai eu mon bac. Au début, j'ai été embauchée dans une boite banale, mais je ne comprenais rien à rien, et ne servais à rien. Six mois plus tard, ils m'ont virée.

» Pour subvenir à mes besoins, j'ai essayé tout un tas de petits boulots, mais rien n'y faisait... Je me suis dit qu'un travail dans un bar à hôtesse me conviendrait.

» Ils se font rares de nos jours, il y en a de moins en moins. Il y en avait un vieux et connu près de la sortie ouest de la station Yokohama, et après un entretien, on m'a embauchée.

» Comme vous pouvez le constater, je suis très bavarde, hein ? À cette époque-là, je pouvais parler encore plus que ça. Hélas, le travail d'une hôtesse était de s'occuper des clients, et moi, je passais mon temps à raconter ma vie... Les clients étaient tous adultes. Qui écouterait les histoires d'une gamine tout juste sortie du lycée ? Mon patron me dit alors qu'il allait me virer si ça continuait. Alors que je me sentais abattue, cet homme est venu au bar, seul.

» Il faisait chaud ce jour-là, mais il était tout de même vêtu d'un costard, et il marchait bien droit. Il n'était pas si différent de ce qu'il est aujourd'hui, et à cette époque, on pouvait le considérer comme un vieil homme... Bien sûr, il n'était pas marié. Il a dit qu'il n'était pas du genre à boire un verre avec des femmes, mais comme il s'ennuyait ce jour-là, il avait changé d'avis.

» Au début, je trouvais qu'il faisait vraiment peur. Il ne parlait pas de lui, et il parlait sèchement. Il ressemblait à mon père, et je croyais qu'il sortait d'une bonne université et travaillait dans une banque. Et du coup, je me suis crispée... On n'a pas échangé un mot en une demi-heure, et on se contentait de boire.

» Puis, soudain, il se mit à parler.

» « Je ne suis pas doué pour parler de moi, alors parle-moi de toi. Tu peux parler de ce que tu veux. »

» Avant lui, tous les clients discutaient sans se préoccuper de moi, c'était la première fois que quelqu'un voulait entendre ce que j'avais sur le cœur. J'étais un peu surprise. S'il le disait, cela voulait dire que je devais parler, non ? En tous les cas, je me mis à parler de tout ce qui me passait par la tête, du dîner de la veille au chien que j'avais élevé pendant mon enfance.

» Petit à petit, je me suis détendue, et me mis à parler de choses déprimantes, comme le fait que j'étais sur le point d'être virée. Après ça, j'avais l'impression d'être à un conseil d'orientation, et je pleurnichais en parlant de tous mes malheurs : le fait que je ne pouvais rien faire parce que j'étais trop stupide, le fait que je ne savais pas où ni comment je devrais vivre... Maintenant que j'y repense, il écoutait très attentivement alors que je ne faisais que me plaindre.

» Et c'est là que ça devient intéressant ! Après m'être autant plaint, je dis, « Une idiote n'est pas faite pour être une hôtesse. Je suis pas faite pour ça parce que je suis trop bête. »

» Lui écoutait sans rien dire tout ce temps, mais soudain, il posa son verre de vin. Il l'avait fait si brusquement que ça m'effraya, et je croyais qu'il était en colère. Mais ce n'était pas le cas, et il me dit avec un visage sérieux :

» Tu viens de parler en utilisant un raisonnement inductif. Un idiot ne pourrait pas faire ça... Tu n'es donc pas une idiote. »

» Étrange, hein ? Même après qu'il ait dit ça, j'avais bien compris qu'il tentait de m'encourager... Ça m'avait un peu ému. Personne ne m'avait jamais encouragée.

» Et ensuite, il prit mes mains dans les siennes et me dit :

» « Tu es bien plus intelligente que je l'étais à ton âge... La preuve la plus évidente, c'est le fait que tu utilises tes mains pour gagner de l'argent. Peu importe qu'on t'ait fait des reproches, tu n'as pas à avoir honte. »

» ... Au moment où j'entendis ça, j'ai eu l'impression que c'était la première fois que je pouvais laisser un homme m'enlacer. Non, ou plutôt, je l'ai laissé faire... et il l'a vraiment fait. Comme ça, d'un coup, je me suis offerte à lui, et on s'est mariés. Hihihi, on a une grosse différence d'âge, il est un peu excentrique, et ça parle beaucoup dans notre dos, mais je me fiche des on-dit. C'était il y a longtemps de cela, et on a vécu heureux ensemble. Cet homme fait vraiment peur, non ? Mais il est très gentil. Il a sûrement connu toutes sortes d'épreuves dans sa vie, et moi-même, il m'arrive de trouver ça dommage qu'un homme si bon m'ait épousée !


Et après ça, Shinobu Sakaguchi continua à parler des qualités de son mari tout en bombant fièrement le torse.

— Alors ? C'est quelqu'un de bien, hein ?

Pendant tout ce temps, mon cœur devint lourd, je commençai à éprouver un peu de compassion pour Sakaguchi. Il était difficile de dévoiler à quelqu'un qui lui vouait une confiance aveugle qu'il était un ex-criminel, et il était aisé de comprendre pourquoi il avait prétendu avoir été un moine.

— Avez-vous constaté des différences dans le comportement de votre mari ces derniers temps ? demanda Shinokawa.

Shinobu arbora immédiatement un regard inquiet.

— Ça a commencé il y a un mois. Il était un peu bizarre. Il était plus silencieux que d'habitude, il ne souriait pas, et ne voulait plus me regarder dans les yeux... E-et aussi, les lunettes de soleil ! Il les a achetées récemment. Elles sont de mauvaise qualité ! C'est ce qui est le plus bizarre !

Pour moi, c'était le détail le moins important. Shinokawa tendit la couverture d'Introduction à la logique vers Shinobu.

— Vous a-t-il laissé lire ce livre ?

— Non.

Elle secoua la tête.

— Il en prenait grand soin, et je n'aurais jamais pu comprendre même si j'essayais de le lire... Ah, mais quand j'ai fait le ménage l'autre jour, je l'ai un peu feuilleté. Il était rangé dans l'étagère à couverts dans le salon, et il y avait un peu de poussière dessus. Je l'ai pris, et j'ai regardé à l'intérieur.

Autrement dit, elle l'avait vraiment déjà feuilleté. Je remarquai un changement sur le visage de Shinokawa — une expression similaire à celle qu'elle avait arborée quand elle avait découvert la vérité derrière l'intégrale de Sōseki.

— ... Est-ce que votre mari était présent à ce moment-là ?

— Hummm... Ah, peut-être bien. Je l'ai laissé passer dans le couloir pendant que je faisais le ménage, et il écoutait la radio sur la véranda. Ces derniers temps, il aime écouter la radio...

— Vraiment... marmonna doucement Shinokawa.

Je pensais moi aussi avoir compris la vérité — le « permis pour usage personnel » collé dans ce livre prouvait que Masashi Sakaguchi avait un casier judiciaire. Si cela venait à être découvert, cela pourrait mettre à mal son mariage. Il avait dû penser ça, et il attendait de nous que nous lui débarrassions de ce danger.

— Dans ce cas, pourriez-vous me prêter ce livre ? J'aimerais y jeter un œil.

J'écarquillai les yeux en entendant la demande de Shinobu, et Shinokawa aussi paraissait réticente.

— Ah, je ne vais pas le ramener à la maison. Je veux juste savoir quel genre de livre c'est. Maintenant que j'y pense, je ne l'ai jamais lu. Allez, juste un bref coup d'œil, d'accord ?

Elle sourit en tendant la main innocemment. Avant que je ne m'en rende compte, je parlai :

— Eh bien, peut-être qu'il contient quelque chose qu'il n'aimerait pas que vous voyez...

— Monsieur Gôra !

Shinokawa m'avait rappelé à l'ordre. Ce n'était pas bon, j'en avais presque trop dit — mais Shinokawa secoua la tête.

— ... Non, ce n'est pas ça.

— Hein ?

Je m'étais trompé ? Qu'avais-je dit de faux ?

Durant sa peine de prison, Sakaguchi avait un livre Introduction à la logique avec une étiquette « permis pour usage personnel » collée dessus. Sa femme avait feuilleté le livre récemment, et il était ensuite venu à notre boutique pour le vendre — quoi qu'on en dise, il l'avait fait pour cacher le fait qu'il avait fait de la prison. Quelle autre raison pouvait-il y avoir ?

— Qu'y a-t-il ? Quel est le problème ?

Shinobu nous regarda tour à tour, et posa finalement ses yeux sur Introduction à la logique.

— Y a-t-il quelque chose à l'intérieur de ce livre ?

Shinokawa ne répondit pas. La chambre d'hôpital était complètement plongée dans le silence — je regrettai mon imprudence. Si je lui montrais le livre, peut-être qu'elle comprendrait pourquoi nous étions réticent à cause de ce « permis pour usage personnel ». Mais malgré tout, cela aurait été encore plus douteux si on ne lui montrait pas. Nous ne savions pas quoi faire.

À ce moment-là, quelqu'un toqua à la porte. Je poussai un ouf de soulagement.

— ... Entrez, répondit Shinokawa.

La porte s'ouvrit légèrement. Un homme de grande taille vêtu d'un costume et de lunettes de soleil. Il était essoufflé et visiblement inquiet.

— Ah, Masa !

Shinobu fit gaiement un geste de la main.

C'était Masashi Sakaguchi.


— Assieds-toi ici.

Shinobu Sakaguchi tira une chaise et la plaça à côté de la sienne. Masashi Sakaguchi s'assit ensuite lentement dessus. Ils paraissaient vraiment proches l'un de l'autre, et ressemblaient plus à une fille qui retrouvait son père après une longue absence qu'à un couple.

— Qu'est-ce que tu fais là, mon chéri ?

— Il y a eu un changement de plan pour demain. Du coup, j'ai appelé Biblia, et j'ai appris que tu étais partie à l'hôpital, alors je suis venu, dit Sakaguchi en fronçant des sourcils.

Puis, il ajouta avec la même expression :

— Si possible, ne m'appelle pas « Masa » devant les gens. Je te l'ai déjà dit non ?

— Ah, pardon. Euh, Masa... shi ! Ne vends pas le livre !

Elle était soudain revenue dans le vif du sujet, et Masashi se mordit les lèvres.

— Désolé, mais j'ai pris ma décision. Je veux le vendre parce que j'ai l'impression de ne plus en avoir besoin.

— Pourquoi ça ?! Tu en as toujours pris grand soin, non ? dit Shinobu en pointant du doigt Introduction à la logique. Mais même moi, je suis tombée sous le charme de ce livre ! Il y a la théorie du syllogisme à l'intérieur, non ? C'est un livre empli de souvenirs pour moi aussi !

— ... Je n'ai pas l'intention de me plaindre.

— C'est la même chose depuis que je suis tombée amoureuse ! Tu m'as embrassé après avoir déclaré ton amour, non ?!

Sakaguchi lança un regard dans notre direction. L'expression de son visage n'avait pas changé, mais de grosses gouttes de sueur perlaient le long de sa nuque. J'avais vraiment de la peine pour lui : parce que cette femme l'avait dit, même des anecdotes privées entre mari et femme avaient été dévoilées.

— Dis-moi au moins pourquoi tu tiens tant à le vendre. Tu te comportes bizarrement ces derniers temps. Tu parles à peine, tu sembles apathique, et tu portes ces lunettes de soleil ! Bref, t'as l'air bizarre !

Visiblement, elle avait beaucoup insisté sur les lunettes de soleil, mais en l'entendant parler, Sakaguchi détourna le regard. Pourquoi ce vacillement ? Était-ce à cause des lunettes de soleil ?

— ... Monsieur Sakaguchi, dit lentement Shinokawa. Vos proches sauront bientôt. Il n'y a rien que vous puissiez leur cacher... C'est différent du reste.

Elle parla en insistant sur la fin. C'était un peu étrange. Elle laissait clairement entendre qu'il y avait un autre secret autre que son passé criminel. Je me rappelai soudain de ce qu'elle avait dit, « ce n'est pas ça » — qu'est-ce que ses proches étaient sur le point de découvrir ?

— Hm...

Le visage de Sakaguchi devint livide. Apparemment, il avait compris de quoi parlait Shinokawa. Ses yeux derrière les lunettes de soleil se plissèrent, et il regarda dans notre direction.

— On dirait que vous savez tout.

Je faillis lever la main — non, je ne comprenais pas. Quel autre secret se cachait derrière l'incident d'il y a quarante ans ? Comment Shinokawa avait-elle compris ? J'aurais voulu savoir tout ce qu'elle savait.

— Je comprends que tu n'es pas doué pour parler de toi, dit Shinobu. Mais s'il y a quelque chose qui te travaille, je suis toute ouïe.

Sakaguchi retira lentement ses lunettes de soleil. Il dévisagea le visage de sa femme pendant un assez long moment, et après ça, il se mit à parler d'une voix calme.

— ... Même d'aussi près, je ne peux plus discerner ton visage. Je serais incapable de dire si tu as les yeux ouverts ou non.

— Hein... s'écria sa femme.

— Je suis atteint d'une maladie des yeux. Mes globes ont accumulé un excédent de liquide, et malheureusement, c'est incurable. J'ai eu le malheur de me blesser aux yeux dans ma jeunesse. Avec l'âge, la maladie a empiré... Je vends le livre parce que je ne pourrais plus jamais le lire.

Le silence tomba à nouveau dans la pièce. Sakaguchi se tourna à nouveau vers nous.

— Comment avez-vous deviné ? Je voulais garder ça secret.

Je voulais bien le savoir moi aussi — y avait-il le moindre indice dans ce que nous avions parlé ? Je me tournai vers le lit, et Shinokawa dit d'une voix confiante :

— ... Cette feuille m'a mise sur la voie.

Elle sortit le bon de commande à l'intérieur d'Introduction à la logique. Sakaguchi se pencha pour voir.

— C'est ce que vous avez écrit dans notre boutique, monsieur Sakaguchi. Les lettres dépassent des cases... ce qui est étrange pour quelqu'un d'aussi méticuleux que vous.

— ... Dire que je n'avais même pas remarqué, marmonna Sakaguchi avec un sourire d'autodérision.

— Maintenant, je ne distingue même plus clairement ce que j'écris... Cela vous a suffi pour comprendre ?

— Non. Je m'en suis rendu compte quand j'ai demandé à votre femme de me parler des récents évènements. Vous vous êtes mis à écouter la radio parce que vous ne pouviez plus lire les journaux, vous portez des lunettes de soleil pour protéger vos yeux des rayons du soleil, et le livre que vous aimiez tant était recouvert de poussière... Tout cela parce que votre vue baisse.

J'en restai coi. Maintenant qu'elle le disait, tout coulait de source.

Le pire, c'est qu'elle n'avait jamais parlé avec Sakaguchi avant maintenant. Elle avait compris ce qu'il cachait à sa femme rien qu'avec la version des faits de cette dernière. Elle était particulièrement perspicace.

— ... Mais pourquoi le cacher à votre femme ? demandai-je à Sakaguchi.

Généralement, on commence par le dire à sa famille dans de pareilles circonstances. Cependant, Sakaguchi baissa soudain les yeux.

— Je vais sûrement perdre la vue, et à partir de ce jour-là, je vais devoir dépendre des autres. Je suis presque sur le point de quitter mon entreprise actuelle, et il y a peu de chances qu'on me réembauche ailleurs. On risque de connaître des moments durs... et elle a déjà tant souffert de notre mariage à cause de notre différence d'âge. J'avais besoin de faire le tri dans mes pensées avant de lui dire.

Sakaguchi releva la tête et regarda dans ma direction. Pour la première fois, je me rendis compte qu'il était incapable de regarder droit vers moi, vu qu'il ne voyait plus clairement.

— Il est vrai que certaines choses sont plus dures à révéler à sa famille. Il y a peut-être des gens qui pensent différemment, mais je ne suis pas comme eux.

Je savais qu'il faisait référence à son passé criminel. Sakaguchi était quelqu'un qui vivait avec un lourd secret. Peut-être que le fait d'agir en toute honnêteté était contre nature chez lui.

— Je suis vraiment désolé de t'avoir caché ça.

Il baissa la tête en direction de sa femme. Shinobu Sakaguchi fronça les sourcils tout en croisant les bras. Cette expression de mécontentement ne collait pas trop à son image, peut-être parce qu'elle ressemblait à une enfant. Puis, elle se mit à parler avec la même voix aiguë qu'auparavant.

— Je ne comprends pas, Masa.

Elle avait à nouveau utilisé ce surnom pour s'adresser à Sakaguchi, et cette fois-ci, il ne fit aucune remarque à ce sujet.

— ... Qu'est-ce que tu ne comprends pas au juste ?

— Pourquoi tu veux vendre ce livre ?

— Je l'ai déjà expliqué, non ? Je ne peux plus le lire. Les livres n'ont de sens que si on peut les lire, et j'espérais le donner à quelqu'un d'autre plutôt que de le jeter...

— Je ne peux pas le lire à haute voix pour toi tout simplement ? dit-elle nonchalamment.

Puis, elle continua en regardant Sakaguchi qui était abasourdi :

— C'est un livre qui t'est très cher, hein, Masa ? Je te le lirai tous les jours. Je n'ai pas l'habitude de faire ça, alors je risque de bafouiller ou autre. Alors, ça ne te suffit pas ?

Elle sourit à belles dents.

— Ce n'est pas grave si tu n'arrives pas à le dire. Peu importe si tu peux voir ou non, Masa, je serai toujours à tes côtés... Et puis, si tu veux me dire quoi que ce soit, je peux t'entendre... Je serai bien plus heureuse comme ça.

Sakaguchi restait muet comme une carpe, et au bout d'un moment, ses lèvres esquissèrent un sourire.

— ... Je comprends. Merci.

Il se leva, et s'approcha du lit de Shinokawa.

— Excusez-moi, mais je ne souhaite plus vendre ce livre. Pourriez-vous me le rendre ?

Shinokawa acquiesça vigoureusement, et tendit à Sakaguchi Introduction à la logique.

— Bien entendu. Tenez.

Puis, le livre de poche en mains, Sakaguchi retourna aux côtés de sa femme.

— Tu as un peu de temps avant le travail ? J'aimerais parler de notre avenir quelque part.

— Bien sûr, pas de souci, dit Shinobu Sakaguchi tout en se levant.

J'étais enfin soulagé, du moins, que cet incident soit résolu sans que Sakaguchi n'ait à mentionner son passer criminel. Il ne faisait aucun doute que Shinokawa n'avait plus l'intention d'en parler après avoir découvert pour les yeux de Sakaguchi.

Quant à savoir si son passé allait être dévoilé, il allait falloir du temps à Sakaguchi pour se décider...

— ... En fait, il y a une chose que j'aimerais ajouter, se mit soudain à dire Sakaguchi.

À ce moment-là, je baignais toujours dans mon soulagement, et sa femme le regarda avec un regard empli de doutes.

— Qu'y a-t-il ?

— J'ai fait de la prison.

— Hein ?

Ce ne fut pas Shinobu Sakaguchi qui avait poussé ce cri, mais Shinokawa et moi. Son passé était passé pas loin d'être dévoilé, alors pourquoi disait-il ça maintenant ?

— J'ai menti quand j'ai dit que j'étais un moine. Quand j'avais vingt ans, j'ai été viré de mon boulot, et je n'avais pas d'argent pour me payer de quoi manger... Je pensais que le seul moyen de m'en sortir était de récupérer beaucoup d'argent pour que je n'aie plus à m'en faire de toute ma vie. J'ai volé une voiture et un fusil de chasse chez un ami, puis j'ai braqué une banque voisine avant de me faire arrêter dans la foulée.

Il avait calmement raconté son passé criminel comme si c'était un reportage. Shinobu était bouche bée tout en fixant du regard le visage de son mari. Sakaguchi pointa alors du doigt la cicatrice sous son œil.

— Cette cicatrice est le résultat de cet incident... Je m'excuse de t'avoir caché tout ça jusqu'à aujourd'hui.

Sakaguchi baissa les yeux. Je ne pouvais pas voir son visage, mais de dos, on voyait qu'il tremblait. Tout en le regardant, mes mains devinrent moites du fait de la tension palpable. C'était l'aveu le plus dur qu'il avait fait en vingt ans de mariage.

Sa femme prit une profonde inspiration et leva les yeux vers son visage. Ce fut elle qui brisa ce long silence.

— Franchement, pourquoi être aussi sérieux... Qu'est-ce que tu croyais ?

Puis, elle prit son mari dans ses bras.

— J'étais déjà au courant.

— Hein ? nous écriâmes de concert Shinokawa et moi une fois encore.

Pendant ce court instant, nous avions été laissé pantois par ces deux-là.

— Tu savais...?

Sakaguchi releva la tête.

— Oui. Il faut vraiment être idiot pour ne pas avoir compris.

Elle lança un sourire lourd de sens à son mari.

— Je ne suis pas une idiote, pas vrai ? C'est pour ça que je savais déjà... Ah, c'est un syllogisme, non ?

— Ah, oui... En effet.

Les deux se tournèrent vers nous et acquiescèrent. Puis ils sortirent de la chambre d'hôpital bras dessus bras dessous.

— ... Je ne regrette vraiment pas de t'avoir épousée.

Le marmonnement de Sakaguchi résonna, et enfin, la porte se referma derrière eux.


La pièce parut particulièrement vaste après que le couple Sakaguchi s'en était allé. C'était comme si un typhon était passé par là.

— ... Quand l'a-t-elle su ? dis-je.

Peut-être que c'était quand ils avaient décidé d'emménager ensemble, ou peut-être par pur hasard. Cependant, Shinokawa secoua la tête.

— Non, en fait, elle ne savait pas.

— Hein, mais elle a dit le contraire, non ?

— Si elle avait vraiment su, elle n'aurait pas parlé du passé de son mari avec un ton aussi joyeux. Elle aurait tout fait pour nous empêcher de connaître son secret sinon.

Je me remémorai les paroles de Shinobu Sakaguchi. Il était vrai que si elle avait réalisé que son mari était un ex-criminel, elle n'aurait pas parlé de « moine ».

— Mais pourquoi a-t-elle menti comme ça...

— Si elle ne l'avait pas fait, cela voulait dire que son mari lui mentait depuis vingt ans. Il y avait ça, mais aussi le fait qu'il était soucieux : il venait tout juste d'avouer sa maladie. Elle ne voulait pas qu'il se sente coupable une fois de plus... Je pense que c'est la raison. Je ne vois pas d'autre explication.


— Ah...

Je poussai un cri d'étonnement. Si c'était avéré, elle avait pris sur elle en apprenant le passé honteux de son mari, et avait même menti avec un sourire. Comme Sakaguchi l'avait dit, elle n'était vraiment pas une idiote.

Je pense qu'il a lui-même réalisé qu'elle mentait. D'un point de vue logique, ça ne collait pas... mais il n'y avait rien à gagner à le dire. Il a vu en cette opportunité comme la meilleure façon d'accepter la bonté de sa femme.

Il en avait toujours été ainsi, mais j'étais vraiment époustouflé par cette femme. Inconsciemment, je sentais qu'elle pouvait résoudre n'importe quel mystère à partir du moment où il était en rapport avec des vieux livres.

Je fixai du regard le visage de Shinokawa. Elle avait beaucoup parlé de livre ces trois dernières semaines, mais j'ignorais tant au sujet de sa personnalité. Tout ce que je savais, c'est qu'elle aimait les vieux livres, et aimait parler de ça. Je suppose que, comme Masashi Sakaguchi, elle avait du mal à parler d'elle.

Mais cela n'avait pas d'importance. À ce moment-là, je me sentis heureux, moi aussi.

— Je devrais retourner à la boutique.

J'avais confié le Biblia à la petite sœur de Shinokawa. Peut-être qu'elle m'en voulait parce que je n'étais toujours pas revenu.

Je me redressai en m'apprêtant à partir. Les doigts blancs de Shinokawa agrippèrent alors le coin de ma chemise, et elle me lança un regard interrogateur.

— ... Qu'y a-t-il ?

Soudain, je sentis tout mon corps surchauffer. C'était une première pour moi. Je me rassis sur la chaise.

— Si, tout comme monsieur Sakaguchi, je cachais un secret, que feriez-vous ?

— Hein...?

— Aimeriez-vous connaître la vérité ?

Visiblement, elle lisait en moi comme dans un livre ouvert. J'hésitais. Que s'était-il passé ?

— ... Oui, ça m'intéresse.

Mon esprit était dans le brouillard, mais je lui donnai une réponse ferme. Elle s'assura que la porte était fermée, et me parla d'une voix douce.

— Monsieur Gôra, vous m'avez demandé un jour... comment je m'étais blessée.

— Ah, oui...

— Il y a deux mois, je m'étais rendue chez un ami de mon père. C'était une maison construite sur une pente, et je suis soudain tombée sur les marches en pierre... Il pleuvait très fort... alors j'ai dit que c'était à cause de ça que j'avais glissé.

— ... Mais ce n'est pas le cas ?

Elle acquiesça. Sans nous en rendre compte, nous étions si proches que nos fronts se touchaient presque.

— Je n'ai jamais raconté ça à qui que ce soit... Mais est-ce que je peux vous faire confiance, monsieur Gôra ?

— ... Oui, répondis-je.

Mon cœur battait à tout rompre. Pour une raison que j'ignorais, je sentais que j'étais sur le point d'entendre quelque chose de terrifiant.

— On m'a poussée du haut de cet escalier. Je recherche le coupable depuis deux mois.

Shinokawa me regardait droit dans les yeux, les siens emplis de détermination — c'était les mêmes que quand elle cherchait à élucider un mystère.


  1. 日本思想大系, Nihonshisōtaikei, est une série de 67 livres parus chez Iwanami Shoten.
  2. Coopérative agricole en Union soviétique, où les terres, les outils, le bétail étaient mis en commun.



Chapitre 4 — Osamu Dazai « Mes dernières années » (Librairie Sunagoya)[edit]

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Avant que quelqu'un s'en rende compte, il faisait nuit noire dehors, et les autres couleurs semblaient se fondre dans le décor. Une averse nocturne était soudain tombée comme si on était en plein été.

La boutique dépourvue de clients, je réarrangeais le contenu de la vitrine, tout en écoutant le son de la pluie s'abattant sur la « librairie antique Biblia ». Le chariot chargé de livres de poche à 100 yens était recouvert d'un film étanche. Je jetai un regard en direction de la station Kita-Kamakura, et aperçus des gens attendant le bus sous les toits de la station. Cependant, seule une partie était abritée.

Je me rendis compte qu'il y avait toujours des livres éparpillés sur le comptoir, et alors que je dépêchai de rentrer à l'intérieur, la porte menant au bâtiment principal s'ouvrit. Une fille de 16-17 ans apparut, vêtue d'un T-shirt avec un grand ourlet et d'un jean. Après s'être lavée le visage au retour des cours, ses mèches avaient été séchées et accrochées avec un élastique. Cette fille était la petite sœur de Shinokawa, Ayaka Shinokawa.

— Ahh, il pleut ! s'exclama-t-elle.

Par le passé, elle avait tendance à lever les yeux au ciel en me voyant, mais dernièrement, nous étions devenus relativement cordiaux dans nos échanges. Son accoutrement à ce moment-là était un peu trop détendu à mon goût, et je me faisais du souci pour elle. Avait-elle oublié que je n'étais pas de sa famille ?

— Aucun client aujourd'hui ?

— Pas des masses... on est en semaine après tout, répondis-je tout en continuant mon travail devant la vitrine.

— Alors ça va pas fort, finalement. Notre boutique va pas mettre la clé sous la porte quand même, si ?

Alors qu'elle prononçait calmement ces paroles de mauvais augure, je me contentai de froncer les sourcils sans rien dire. Cela faisait un mois que je travaillais ici, et je savais que le chiffre d'affaire avait beaucoup diminué comparativement au passé. Par ailleurs, cela faisait deux mois que la propriétaire, qui devrait être celle en charge des ventes, n'était pas venue. Cela aurait relevé du miracle si les ventes n'avaient pas diminué.

Je posai un livre, emballé dans de la paraffine, sur le râtelier. Sur la couverture, légèrement effacée et blanchie, apparaissaient les mots « Mes dernières années ». Le bandeau en papier jaune autour portait une recommandation de Haruo Satō et Masuji Ibuse.

— Hein ? Ce livre ? s'écria Ayaka Shinokawa, surprise. C'est pas le livre ultra cher qui était chez moi y'a longtemps ? C'était qui l'auteur déjà ? Il est connu. O-O-O-O...

— ... Osamu Dazai.

Je l'aidai à finir sa phrase. C'était un recueil des premières œuvres d'Osamu Dazai, publié en l'an 11 de l'ère Showa — mais il était dommage que je n'en connaissais pas le contenu comme je ne pouvais pas lire.

— Alors ce livre est également en vente ? Ma sœur a déjà insisté sur le fait qu'elle ne vendrait jamais ce livre, quoi qu'il arrive. Alors le chiffre d'affaire est vraiment mauvais ?

Alors que j'étais sur le point de refermer la vitrine, je jetai un regard sur le reflet de la fille sur le verre.

— ... Y a-t-il eu le moindre client qui a demandé à acheter ce livre récemment ?

— Non, aucun.

Elle secoua la tête de gauche à droite tout en gloussant discrètement.

— Tu parles comme ma sœur maintenant. Elle me pose toujours cette question... « Est-ce qu'un client a manifesté de l'intérêt pour ce livre ? Si oui, préviens-moi immédiatement. » Dis, c'est si important que ça ?

— Non... Pas du tout.

J'avais menti. C'était un secret entre Shinokawa et moi.

La petite sœur de Shinokawa se tenait à côté de moi, à regarder « Mes dernières années » derrière la vitre. Puis, elle marmonna.

— Il vient du coffre de la chambre de ma sœur, non ?

— Hm, eh bien...

— Ce livre était en si bon état que ça...?

À ce moment-là, je m'arrêtai net. Bien qu'elle ne ressemblait vraiment pas à sa sœur, elle était étonnamment perspicace. Elle avait mis à jour les points critiques auxquels je n'avais pas pensés.

— Je crois qu'il était bien plus sale la dernière fois que je l'ai vu... Sur les rebords notamment.

Je ne voulais pas qu'elle soit impliquée dans tout ça. Que faire pour l'empêcher de fouiner ? — juste au moment où je stressais à cause de ça, une lumière bleutée apparut brièvement dehors, puis un tonnerre fendit l'air immédiatement après.

— Ooh !

Ayaka Shinokawa poussa un étrange cri. Elle ne paraissait pas choquée, mais plutôt étonnée. Elle entrouvrit la vitre de la porte coulissante, et jeta un œil vers les nuages orageux noirs.

— Eh ben. Il a dû tomber tout près !

Il y avait beaucoup de collines à Kita-Kamakura, il n'était pas rare de voir les tours métalliques installées au-dessus être frappées par la foudre.

Je pensai sans le vouloir à Shinokawa qui était hospitalisée. En ce moment, elle devait contempler seule le ciel depuis sa chambre d'hôpital. Peut-être qu'elle détestait les éclairs. Ce jour-là, il y a deux mois, quelqu'un avait poussé Shinokawa du haut d'un escalier. C'était un jour orageux, exactement comme aujourd'hui.


J'avais entendu le secret de Shinokawa une semaine auparavant, juste après que le couple Sakaguchi avait quitté sa chambre d'hôpital.

— ... On vous a poussée ? Comment ça ?

Il était dur pour moi de comprendre ce qu'elle avait soudainement dit.

— Avant de parler de ça, il y a quelque chose que j'aimerais vous montrer.

Elle défit le premier bouton de son pyjama tout en disant ça. Le contour de sa clavicule sous son visage apparut clairement dans mon champ de vision. J'écarquillai les yeux tout en me raidissant, et elle glissa sa main vers sa poitrine devant moi.

Elle en sortit une petite clé qu'elle portait autour du cou, et me tendit cette dernière qui portait toujours la chaleur de sa peau.

— ... Veuillez sortir ce qui se trouve dans le coffre.

Elle pointa du doigt le coffre à côté de son lit. Il y avait vraiment un petit coffre juste en dessous de la table de chevet, mais jusqu'ici, je ne m'étais jamais demandé ce qu'il contenait.

Je suivis les instructions, et ouvris le coffre. À l'intérieur, se trouvait un objet rectangulaire enveloppé dans du fukusa violet[1], et il me parut vraiment léger une fois entre les mains. Je me rassis sur ma chaise, défis l'emballage et sortit un livre emballé dans de la paraffine. Le livre s'intitulait « Mes dernières années », et il y avait une recommandation de Haruo Satō dessus.

Pour un vieux livre, il était dans un état particulièrement bon, et je voyais bien que c'était un livre d'occasion. J'avais déjà entendu parler de ce livre. Si je me souvenais bien — » Mes dernières années » est un recueil des premiers écrits d'Osamu Dazai. C'est la première édition publiée par la librairie Sunagoya en l'an 11 de l'ère Showa.

J'acquiesçai. Je ne l'avais jamais lu, mais il m'intéressait.

— Mon grand-père a reçu ce livre d'un ami. Il l'a ensuite légué à mon père, qui me l'a ensuite légué à son tour. Il n'est pas destiné à la vente, mais il fait partie de ma collection personnelle.

Je feuilletai les pages pendant quelques temps, et me rendis compte que quelque chose n'allait pas. Il y avait plusieurs pages retenues ensemble par des fils sur les côtés, et il était impossible de le lire en l'état. C'était la première fois que je voyais un livre pareil.

— ... Il y a eu un problème à l'impression ?

Elle secoua silencieusement la tête.

— Il n'a pas été coupé.

— Coupé ?

— Normalement, un livre est attaché de la sorte avec des fils, et on coupe soigneusement les bords haut et bas. Un livre non coupé est un livre qui a été publié sans avoir été coupé... Il y a beaucoup de livres qui ont été publiés dans cet état.

— Alors comment le lit-on ?

— Coupez-le avec un coupe-papier.

Je vois. Tout en m'émerveillant, mes mains s'arrêtèrent — dans ce cas, personne n'avait encore lu cet exemplaire de « Mes dernières années » avant. Était-ce parce que c'était un livre très précieux ?

— Hein...

Je trouvais une autre chose étrange. Alors que je regardais la couverture intérieure, je remarquai quelques mots écrits là.


« À tous les êtres vivants, vivez avec confiance. Nous sommes tous des pécheurs. »


Le nom « Osamu Dazai » était écrit à côté. Soudain, je sentis comme une aura menaçante émaner de ce livre.

— C'est... un vrai ?

Je connaissais la réponse avant qu'elle acquiesce. C'était évidemment différent du faux autographe que j'avais vu dans l'intégrale de Sōseki. J'avais l'impression que c'était comme si un auteur du passé, dont le nom était la seule chose que je connaissais de lui, avait soudain pris vie sous mes yeux.

— « Mes dernières années » est un livre que Dazai a publié quand il avait 27 ans. C'est un recueil de nouvelles qu'il a écrit avant, mais il n'y a aucune histoire intitulée « Mes dernières années ».

— Dans ce cas, pourquoi l'avoir appelé ainsi ?

— Dazai avait l'intention d'en faire son testament quand il l'a écrit. Il avait tenté de se suicider en se noyant avec une femme avant de devenir romancier. C'était à Koshigoe, tout prêt d'ici... Bien entendu, il avait tenté à maintes reprises de mettre fin à ses jours après ça.

Je connaissais cette anecdote. Il avait visiblement sauté dans le canal de Tamagawa avec sa maîtresse.

— Il n'y a que 500 exemplaires de la première édition. Ce sont de jolis livres qui ne sont sortis que non coupés, et chaque livre avait un bandeau et une signature. Il faut croire que c'est la dernière version existante au monde... Je n'ai pas l'intention de le faire, mais si je devais le mettre en vente... son prix dépasserait les 3 millions de yens.

Je déglutis. Jusqu'à aujourd'hui, je n'avais encore jamais posé la main sur un objet aussi cher, et encore moins un livre de cette valeur.

— Mais pour moi, sa valeur ne se résume pas à son prix. Ce que Osamu Dazai a écrit à l'intérieur est la chose qui m'est la plus précieuse au monde.

Je jetai à nouveau un œil à l'écrit de Dazai. « À tous les êtres vivants, vivez avec confiance. Nous sommes tous des pécheurs. » — les lettres étaient vraiment petites et névrosées. Le mot « pécheurs » semblait avoir été écrit avec plus d'insistance que le reste. J'ignorais comment le décrire, mais c'était une phrase qui me touchait vraiment.

— Il a dû écrire ces mots pour encourager une connaissance au moment de lui donner ce livre. J'ai vu un livre avec la même phrase écrite à l'intérieur... Je pense que le terme « pécheurs » embrasse les réflexions de l'auteur. Ce livre n'a aucune trace de ça, mais cette phrase apparaît dans la nouvelle Goéland.

Je répétais intérieurement le mot « pécheurs », encore et encore.

— ... Il dit que tout le monde est malfaisant ?

— Je ne pense pas... Pour moi, il veut dire que les êtres vivants ont une grande responsabilité sur les épaules.

Parce que tout le monde porte ce fardeau, nous ferions mieux de vivre avec confiance. C'est ce qu'il voulait dire ? Il m'était difficile de dire si c'était optimiste ou pessimiste.

— J'aime beaucoup ce livre parce que c'est comme s'il parlait de lui. C'est le genre de phrases que j'aimerais entendre...

J'écarquillai sans le vouloir les yeux. C'était sûrement la première fois que j'entendais Shinokawa parler de ses pensées. J'avais été surpris par son commentaire sur le « lourd fardeau ». Peut-être qu'elle voulait dire qu'elle aimait le livre.

— Il y a quelqu'un qui aime cette phrase autant que moi, un admirateur invétéré de Dazai... l'homme qui m'a poussée du haut de l'escalier.

Elle baissa les yeux et regarda ses jambes, tendues devant elle.

— ... Qui est-ce ?

— J'ignore également sa véritable identité... La seule chose que j'ai pu en conclure est qu'il désirait ceci, « Mes dernières années ».


Sans que je m'en rende compte, la lumière du soleil commençait à faiblir dehors, et Shinokawa se mit à calmement expliquer ce qui lui était arrivé.

— J'ai juste précisé que ce livre n'était pas à vendre, et que je l'avais obtenu en héritant de cette boutique. Père m'avait dit que je pouvais en faire comme bon me semble quand son heure viendra... mais je l'ai toujours gardé chez moi, sans jamais le montrer à qui que ce soit... Si ce n'est cette fois-là.

— ... Cette fois-là ?

— Connaissez-vous le musée de littérature à Hase ?

J'acquiesçai. Je m'y étais rendu une fois. Le bâtiment, construit à partir d'une vieille maison d'un style occidental, abritait de célèbres livres d'époque et des objets en rapport avec leurs auteurs. C'était comme son nom l'indique un musée de littérature, et c'était l'attraction principale de Hase avec le Bouddha de Kamakura.

— L'année dernière, Osamu Dazai aurait eu 100 ans, et le musée a organisé une exposition à cette occasion. Il souhaitait exposer mon exemplaire de « Mes dernières années », alors je le lui ai prêté.

Je me souvenais vaguement avoir entendu parler de ça — ou plus, l'avoir vu quelque part. En tous les cas, j'étais déjà au courant de ça.

— Je pense l'avoir vu sur internet. L'article disait que notre boutique avait prêté des livres pour une exposition...

Ça remonte au jour où j'ai commencé à travailler ici. Quand j'avais lancé une recherche sur « librairie antique Biblia » sur internet, j'étais tombé sur ce message sur un forum rempli d'amateurs de vieux livres. Dans ce cas, ils parlaient très certainement de cet exemplaire de « Mes dernières années ».

— Oui, celui-là même...

Shinokawa arborait une mine sombre tout en acquiesçant.

— L'exposition du musée n'a pas dévoilé le fait que notre librairie a prêté le livre, mais quelqu'un l'a découvert. Mon grand-père et mon père avaient effectivement montré ce livre à des clients de la boutique à une époque... mais le problème, c'est qu'aujourd'hui, beaucoup de monde sait que ce livre est en ma possession. À la fin de l'exposition, j'ai reçu un email.

Elle ouvrit son ordinateur portable, et l'écran LCD éclaira faiblement la petite pièce. Je regardai ce dernier, et vis un email anonyme envoyé à Shinokawa.


Pour : « librairie antique Biblia », mademoiselle Shinokawa.

« Bonjour, je m'appelle Yōzō Ōba.

Il y a quelques jours, je passais par Kamakura, alors j'en ai profité pour visiter le musée de littérature, et j'ai pu admirer l'exemplaire de "Mes dernières années" d'Osamu Dazai prêté par votre boutique. C'était un magnifique livre qui m'a coupé le souffle, et la petite note accompagnée de l'autographe était captivante.

"À tous les êtres vivants, vivez avec confiance. Nous sommes tous des pécheurs."

Je vous prierai de me vendre ce livre sur le champ et de garder ce mail pour vous. Indiquez-moi votre prix, votre RIB, la méthode d'envoi et toute autre information relative à cet email. »


— ... La première fois, j'ai cru avoir affaire à un plaisantin.

— Hein ? Pourquoi ça ?

Je ne pus m'empêcher de l'interrompre. Le message était très enthousiaste, mais il n'y avait rien d'étrange à cela.

— À cause du nom. Yōzō Ōba... c'est le nom du héros de la nouvelle « Pétale de bouffonnerie » qui est inclue dans « Mes dernières années ».

Alors c'était donc ça. J'acquiesçai. Autrement dit, c'était un faux nom.

— Il était également étrange qu'une demande impliquant autant d'argent ne soit pas réglée par téléphone, mais par mail... De toute façon, je n'avais aucune intention de vendre ce livre. Et donc, j'ai répondu en précisant qu'il n'était pas à vendre, étant donné qu'il faisait partie de ma collection personnelle. Puis, j'ai reçu un autre mail moins de cinq minutes plus tard.

Elle pointa du doigt la boite de réception. Le mail suivant était intitulé « Indiquez-moi votre prix », et il avait arbitrairement commencé les négociations. Puis, elle me montra le message suivant, intitulé « L'importance de ce livre à mes yeux ». Ensuite, elle passa au suivant — à ce moment-là, je ressentis un frisson me parcourir le dos.

Ōba avait envoyé des centaines, non, des milliers de mails. J'ignorais combien de pages nous avons dû parcourir avant d'atteindre le dernier message. Il était aussi obsédé qu'un stalker, mais ce n'était pas une personne qu'il poursuivait, mais un livre.

— J'en ai déjà parlé à la police, mais ces mails étaient insuffisants pour qu'elle puisse s'en charger. Il avait utilisé une messagerie gratuite étrangère, et elle n'a pas pu vérifier son identité... Alors que je me disais que j'allais l'ignorer, un homme est venu à la boutique.

» À ce moment-là, la saison des pluies était sur le point de se terminer, et j'étais seule à la boutique. Un homme transportant un sac de touriste et vêtu d'un costume ouvrit la porte.

» Je ne pouvais pas bien voir son visage, car il portait un grand masque et des lunettes de soleil. Il était très grand, et ne paraissait pas si vieux.

» Il se présenta sommairement « Je m'appelle Yōzō Ōba. »

» Il sortit ensuite un tas d'argent en petites coupures de son sac et les posa sur le comptoir.

» « Voici 4 millions. Je vous prierai de me vendre le livre. »

» Il s'est mit à essayer de me persuader.

» « Je collectionne les premières éditions de livres, et il me faut absolument celle de Dazai. Cet exemplaire de « Mes dernières années » ainsi que la note manuscrite au début sont parfaits pour un collectionneur comme moi, alors je suis prêt à payer votre prix. »

» J'étais choquée, et je suis à peine parvenue à le couper en lui rendant son argent... Je lui ai répété ce que j'avais dit dans le mail, à savoir que c'était un livre que mon père m'avait légué, que j'y étais beaucoup attachée, et que je ne le vendrais pour rien au monde. Après ça, il m'a demandé :

» « Vous ne le vendrez à aucun prix ? »

» ... Je lui ai répondu oui, et il se pencha en avant.

» Il m'a alors dit : « J'aime ce livre, moi aussi. Peu importe le temps que ça me prendra et les obstacles qui se dresseront devant moi, je l'aurais. »

» Je me suis soudain sentie vraiment fatiguée... Il allait sans aucun doute revenir à la charge, et je ne savais pas quoi faire pour le convaincre d'abandonner.

» Ce jour-là, après avoir fermé la boutique, je me suis rendue chez un ami de mon père qui habite tout près. J'étais sur le point de rendre un livre que mon père lui avait emprunté de son vivant... Il pleuvait fort ce jour-là, et je me dépêchais de grimper les marches en pierre. J'avais un parapluie et je serrais fort les livres. Je regardais presque exclusivement mes pieds.

» Alors que j'étais sur le point d'arriver en haut, j'ai aperçu cet homme debout devant moi. J'ai soulevé mon parapluie, et au moment où j'allais lever les yeux pour voir son visage, il m'a poussée au niveau des épaules.

» J'ai alors perdu l'équilibre et je suis tombée jusqu'en bas. Mon corps ne pouvait plus bouger, et c'est là que j'ai compris que j'étais gravement blessée. Je voulais appeler à l'aide, mais j'étais sur le point de perdre connaissance... J'entendis des bruits de pas descendant les escaliers.

» « Quoi ? Vous n'avez pas apporté le livre ? »

» C'est ce que je l'ai entendu dire d'un air contrarié. Il pleuvait vraiment fort, mais je suis sûre que c'était la voix de Yōzō Ōba. Il avait une voix très particulière, grave mais claire... Un peu comme la vôtre, monsieur Gôra.

» Il a continué en me demandant : « Où est le livre ? »

» J'ai fini par comprendre qu'il en avait après « Mes dernières années ». Bien entendu, je n'avais aucune intention de le lui donner.

» Je lui ai répondu avec autant de force que possible, « Je l'ai caché en lieu sûr. Je ne vous dirai pas où. »

» En fait, je l'avais juste rangé dans un placard, alors il n'était pas vraiment caché... En tous cas, je cherchais juste à protéger le livre des griffes d'Ōba autant que possible.

» Visiblement, il voulait dire autre chose, mais le bruit d'une voiture approchant au loin résonna. Il se dépêcha de me murmurer à l'oreille :

» « N'en parlez à personne. Sinon, je mettrai le feu votre boutique. Arrêtez de faire la forte tête et donnez-moi ce livre sans faire d'histoire... Je vous recontacterai prochainement.

» Voilà tout ce dont je me rappelle, et quand je me suis réveillée, j'étais allongée dans un lit d'hôpital. Je n'ai jamais parlé de cette histoire à qui que ce soit, et j'ai rangé « Mes dernières années » dans le coffre de ma chambre d'hôpital. Il y a en permanence des gens dans l'hôpital, alors il est bien plus en sécurité ici que chez moi. Il ne m'a jamais recontacté depuis, et bien sûr, moi non plus...


— U-Une seconde.

Alors que j'écoutais silencieusement jusqu'ici, j'interrompis Shinokawa.

— Autrement dit, vous n'en avez jamais parlé à la police non plus ?

— Exactement.

J'étais choqué par son attitude alors qu'elle semblait penser que sa réponse coulait de source.

— Pourquoi ? Vous avez failli être tuée...

— Parce que je n'ai pas la moindre idée de qui et de quel genre de personnes est Yōzō Ōba.

Elle continua :

— Même si la police commençait son enquête, elle ne pourrait pas l'appréhender sur le champ. S'il découvre que j'ai prévenu la police, il pourrait vraiment mettre le feu à la boutique ou quelque chose de similaire... J'ai pu sentir sa détermination, et je préfère écarter le risque de perdre ma boutique.

— M-Mais, si on laisse ce genre de personne courir dans les rues...

— Oui, c'est pour ça que s'il réapparait à la boutique, j'appellerai la police. J'ai réfléchi à la marche à suivre depuis ma chambre d'hôpital depuis tout ce temps.

Elle leva soudain la tête, et son regard derrière ses lunettes était empli d'une profonde détermination. Ses yeux noirs étaient écarquillés, exactement comme quand elle perçait les mystères liés aux livres. Elle tendit la main et saisit la mienne fermement.

— Pourriez-vous m'aider à attirer Yōzō Ōba ? J'ignore ce qui se passera, mais il n'y a qu'à vous que je puisse le demander, monsieur Gôra.

Sa main blanche était très chaude, et j'étais comme enraciné au sol, abasourdi. « Il n'y a qu'à vous que je puisse le demander », cette phrase résonna dans mes oreilles. Cela devait sûrement être rare pour une personne introvertie comme elle d'ouvrir son cœur à une autre personne. Et en plus, elle m'avait demandé ça.

— ... D'accord. Je vais vous aider.

Bien entendu, ma réponse était un grand oui — j'acquiesçai et saisis sa main fermement à mon tour. Ses menus doigts étaient complètement refermés.

— Merci... euh, pardon... de vous impliquer dans cette histoire...

— Ne vous en faites pas... mais j'aimerais poser une condition.

— ... Une condition ?

Surprise, elle pencha la tête sur le côté.

— Pourriez-vous me résumer l'histoire de « Mes dernières années » ? Je ne l'ai jamais lu.

Son visage s'illumina instantanément, exactement comme si elle venait d'apercevoir un livre — non, peut-être qu'elle souriait encore plus que ça. Son sourire me contaminait à mon tour.

— Bien sûr... Je vous la résumerai quand cette affaire sera résolue.

Notre relation tenait à travers les livres. C'était une relation entre une personne qui voulait parler d'eux, et une qui voulait en savoir plus à leur sujet. Après de nombreuses discussions dans cette chambre d'hôpital, nous étions parvenus à maintenir à flot cette inexplicable relation, tout en réduisant la distance qui nous séparait. Du moins, j'étais devenu quelqu'un en qui elle faisait confiance, et bien entendu, la réciproque était vraie.

— Du coup, comment va-t-on s'y prendre ? demandai-je.

Yōzō Ōba devait lui aussi être conscient des risques qu'il prenait, et il allait tout faire pour éviter d'entrer en contact avec nous.

— Yōzō Ōba veut ce livre coûte que coûte... Enfin, êtes-vous au courant de l'histoire de ce voleur qui s'est introduit chez moi ?

— Hein ? ... Ah, oui.

Je me souvenais que sa petite sœur m'en avait touché un mot quand j'avais commencé à travailler ici. Apparemment, d'après elle, le voleur n'avait rien pris.

— Je n'ai aucune preuve, mais j'ai l'impression que c'est l'œuvre d'Ōba... il a préféré le voler plutôt que de le payer. À ce moment-là, j'avais déjà transféré « Mes dernières années » ici.

Moi aussi, je sentais que c'était très probable. Yōzō Ōba était prêt à tout pour parvenir à ses fins, et naturellement, il pourrait très bien aller jusqu'à s'introduire chez quelqu'un.

— En ce moment, ce qu'il désire savoir plus que tout, c'est l'endroit où se trouve « Mes dernières années »... alors, pour l'attirer, il nous faut un appât.

— Un appât ?

Shinokawa sortit un autre paquet emballé dans du fukusa de la pile de livres derrière elle. Elle le défit, et un autre livre emballé dans de la paraffine apparut sous mes yeux — j'écarquillai les yeux. Ce livre était « Mes dernières années » avec le même bandeau jaune que le livre sur mes cuisses.

— C'est un autre exemplaire ?

Lui aussi était non coupé. N'était-ce pas un livre extrêmement précieux ?

— Non.

Elle secoua la tête.

— C'est une réédition de l'éditeur Home Librairy Promotion des années 70... Une réplique. Il est difficile de s'en rendre compte sans regarder à l'intérieur.

Je jetai un œil vers la réédition de « Mes dernières années ». Il paraissait similaire vu de l'extérieur. Non, la version plus récente avait des pages plus fermes, et il y avait moins de taches sur la couverture — il lui manquait cet air antique de l'original.

— ... Quelqu'un envisagera-t-il de l'acheter alors que ce n'est pas l'original ?

— La réédition est similaire à la version originale, il existe des amateurs qui voudraient la lire. Cette réédition a été imprimée de façon très complexe aussi, et il y a eu beaucoup d'exemplaires tirés... Je possède la version originale, mais j'ai également acheté quelques exemplaires de la réédition.

— Ah bon ? J'étais un peu sceptique, et elle continua :

— Veuillez indiquer le prix de ce livre à 3,5 millions de yens et placez-le dans la vitrine de la boutique. Je vais mettre à jour notre site internet pour dire que la première édition de « Mes dernières années » en parfait état, est à vendre... Une fois qu'il saura que le livre qu'il veut est à vendre, Yōzō Ōba viendra à coup sûr pour l'acheter. Il ne viendra qu'une fois et se contentera de vérifier son état. Si tel est le cas, appelez la police, monsieur Gôra.

Je comprenais ce qu'elle voulait dire. Cette réédition allait servir d'appât pour attirer Ōba. On aurait pu se servir de l'original, mais mieux valait ne pas courir le risque qu'il soit volé. C'était un plan qui tenait la route — mais les choses allaient-elles se dérouler comme nous le voulions ?

— Mais j'ignore à quoi ressemble Ōba.

— Si un client de grande taille que je ne connais pas demande à acheter ce livre, ce devrait être la bonne personne. Peu de gens peuvent se permettre de payer 3,5 millions de yens juste pour un livre.

— Mais et si un habitué veut l'acheter ?

— Dites-lui qu'il a déjà été réservé par quelqu'un. Une réédition ne vaut pas ce prix.

— Et si Ōba le demande par téléphone ?

— Dans ce cas, faites mine de ne rien savoir et dites-lui que vous avez placé le livre en vitrine comme demandé par la propriétaire et que nous n'acceptons que les réservations en personne. De cette façon, il n'aura pas d'autres choix que de venir sur place.

Je croisai les bras une fois qu'elle eut terminé de parler. Je ne cherchais pas la petite bête, mais ce piège comportait des risques, et je voulais chasser tout doute en moi.

— Dans ce cas, Shinokawa, ne pouvons-nous pas attendre que vous soyez rétablie ?

— ... Pourquoi ça ?

— Parce qu'il pourrait finir par péter un câble. Tout comme il pourrait venir à la boutique, il n'est pas impossible qu'il vienne à l'hôpital s'en prendre à vous.

Elle sembla prise par surprise par mon hypothèse, et son visage était un peu tendu.

— Je ne crois pas que vous soyez en état de fuir, non ? Il vaudrait mieux mettre en œuvre ce plan quand vous pourrez marcher... n'est-ce pas...?

Ma voix s'adoucit. Ses mains étaient serrées sur ses cuisses. Avais-je dit quelque chose d'étrange ?

— Ça ne sert à rien d'attendre... La situation n'évoluera pas sinon, dit-elle d'une voix rauque.

— Hein ?

— Je n'ai pas qu'une simple fracture... Certaines vertèbres sont endommagées, et le docteur a dit qu'il y aurait des séquelles plus tard. Il va me falloir beaucoup de temps avant que je puisse remarcher comme avant. Peut-être... que je ne pourrais plus jamais marcher correctement de ma vie...

L'ambiance dans la chambre d'hôpital devint instantanément pesante.


La pluie continuait à tomber dehors.

« Mes dernières années » d'Osamu Dazai était posé dans la vitrine avec une étiquette où était écrit : « 3,5 millions de yens, parfait état, contient un autographe » — cependant, c'était la réédition.

Je me tenais devant la vitrine et me ressassais les paroles de Shinokawa. Ce qui était arrivé à ses jambes me choquait autant que cette histoire avec Yōzō Ōba.

« Peut-être que je ne pourrais plus jamais marcher correctement de ma vie. »

Elle ne voulait pas que la police s'en mêle, et voulait trouver Ōba toute seule, parce qu'elle voulait régler les choses personnellement.

La petite sœur de Shinokawa rentra à l'intérieur du bâtiment, et j'étais seul devant la boutique. Elle ignorait tout de Yōzō Ōba, mais évidemment, elle connaissait la gravité des blessures de sa grande sœur.

En parlant de ça, lors de mon premier jour ici, elle me faisait une clé de bras dès que j'abordais le sujet de la blessure de sa sœur. C'était un peu étonnant étant donné qu'elle pouvait jacasser sur des choses dont je n'avais pas parlé, mais c'était peut-être sa façon de montrer son inquiétude.

Shinokawa avait dit que sa plus grande source d'inquiétude était sa capacité à pouvoir cacher cette affaire à sa petite sœur.

— Mais ma sœur ne sait pas cacher quoi que ce soit, c'est dans sa personnalité... Peut-être qu'elle le raconterait à quelqu'un d'autre, et pire, si Ōba apparaissait, elle ne pourrait pas garder son calme.

Autrement dit, je paraissais plus prudent quand je parlais, et je pouvais être ferme face à lui. Je me sentais un peu tendu, mais l'information au sujet de « Mes dernières années » était déjà en ligne sur le site de la boutique. Désormais, Ōba pouvait apparaître à n'importe quel moment.

Soudain, la porte s'ouvrit violemment, et je sursautai par instinct.

— C'est quoi cette tête flippante ?

Je relâchai les épaules. C'était Nao Kosuga. C'était la fille qui avait volé Découvertes de monuments et Saint Andersen au trancheur de livres Shida, et il semblerait qu'après avoir rendu ce dernier et s'être excusée, sa passion pour la lecture s'était éveillée, et elle passait de temps à autre à la boutique.

Elle était vêtue d'une veste à manches courtes et de sa jupe de lycéenne. C'était la première fois que je la voyais en uniforme scolaire. Tout comme la petite sœur de Shinokawa, elle allait dans le même lycée où j'allais quand j'étais jeune.

— Il faut que j'aille chez une amie préparer le festival culturel, mais il s'est soudain mis à pleuvoir... Laisse-moi m'abriter là, tu veux ?

Elle entra dans la boutique en parlant comme un garçon, et des gouttes d'eaux perlaient des mèches de ses cheveux courts. Je me dépêchai de revenir derrière le comptoir : j'aurais eu des problèmes si les livres venaient à être mouillés. Je sortis une serviette de l'arrière-boutique, et la lança à la fille debout devant la vitrine.

— Utilise ça.

— Pardon, et merci.

Nao Kosuga réceptionna la serviette avec un visage souriant, et s'essuya les cheveux tout en regardant le contenu de la vitrine.

— Oh, c'est le fameux bouquin à 3,5 millions de yens ?

— Quand est-ce que t'as entendu parler de ça ? demandai-je, surpris.

— Ah, je croyais que c'était juste une rumeur. J'ai lu ça sur votre site internet hier soir... Même si c'est pas la version originale, le livre est toujours disponible, pas vrai ? Y'aura vraiment quelqu'un pour acheter un livre à ce prix ?

— ... Il y a des gens que ça intéressera.

Une personne au moins, même si c'était un stalker anonyme fana de vieux livres.

— Hm...

Visiblement, elle avait perdu son intérêt, et se tourna le dos à la vitrine en se dirigeant vers moi.

— En parlant de ça, est-ce que maître Shida est repassé par ici ces derniers temps ?

— Je l'ai pas vu cette semaine.

— Je crois qu'il va passer. On dirait qu'il voulait parler de l'achat d'un livre.

Depuis l'incident du vol de livre, Nao Kosuga et Shida entretenaient une relation mystérieuse. J'avais entendu dire qu'ils s'échangeaient des livres l'un l'autre, et qu'ils partageaient de temps à autre leurs pensées sur la berge de la rivière. Kosuga admirait les connaissances de Shida en matière de livre, et avait commencé à l'appeler maître. Se retrouvant soudain avec une élève, Shida était réticent mais également d'une certaine façon ravi.

— Il est quand le festival culturel ? demandai-je.

Maintenant qu'elle le disait, ils commençaient généralement les préparatifs à la fin des vacances d'été.

— Dans deux semaines, du vendredi au dimanche. Si tu veux, tu peux venir...

Elle s'était visiblement souvenu de quelque chose à ce moment-là, et tourna la tête pour regarder dehors en faisant la moue.

— ... Tu te souviens de ce Nishino ?

Je fronçai les sourcils. Évidemment, jamais je ne pourrais l'oublier.

— Ahh. Qu'est-ce qu'il a fait ?

Ce garçon qui était dans la même classe qu'elle faisait semblant d'être très amical avec Nao Kosuga, mais en réalité, il la détestait. Je lui avais parlé une fois, mais il ne m'avait pas fait bonne impression.

— À la rentrée, la nouvelle comme quoi ce type m'avait mis un rateau et avait dit beaucoup de mal de moi s'est répandue au bahut. Tout le monde a même su qu'il avait donné mon numéro de téléphone et mon adresse mail à un inconnu... Tu l'as raconté à quelqu'un de mon lycée ?

— Non. Je n'ai jamais rien raconté à qui que ce soit.

Peu de gens était au courant. Mis à part les deux personnes impliquées, les seuls qui savaient étaient Shinokawa, Shida et moi. Personne n'aurait pu entendre notre conversation...

— ... Ah.

J'avais jeté un œil en direction de la porte menant vers l'appartement. Maintenant qu'elle le disait, la petite sœur de Shinokawa n'était pas loin quand j'en avais parlé à Shida alors qu'il passait à la boutique. Shida n'avait pas parlé du vol de livre, mais avait mentionné le nom de Nishino. « Mais ma sœur ne sait pas cacher quoi que ce soit, c'est dans sa personnalité », je me remémorai les paroles de Shinokawa au sujet de sa sœur, et c'était vraiment troublant.

— Désolé... Il est possible que quelqu'un en ait malencontreusement entendu parler.

— Ah, pas grave. T'en fais pas, j'avais pas l'intention de le cacher.

Elle secoua énergiquement la tête négativement.

— Nishino est très populaire, mais apparemment, il a cassé beaucoup de sucre sur le dos des gens aussi. La nouvelle à mon sujet s'est vite répandue, et toutes les filles du lycée l'ignorent... Je crois qu'il s'est jamais entendu avec les mecs. Du coup, il est pratiquement tout le temps tout seul, et visiblement, il a quitté son groupe de musique...

J'avais déjà des mecs qui étaient très populaires à l'école dont la réputation s'est écroulée à cause d'incidents dans ce genre. C'était encore pire quand les filles s'unissaient contre eux. Tout ce que je pouvais dire, c'est qu'il l'avait bien mérité.

— Je l'ai croisé dans le couloir, mais je pense pas qu'il mérite son sort... J'ai de la peine pour ce qui lui est arrivé vu que c'est de ma faute. Comment ça se fait ?

— ... Vu qu'il n'a jamais rien dit, t'as pas à trop t'en faire pour ça.

— Hum... Eh bien, pas faux.

Je pouvais comprendre ce qu'elle ressentait. Ce gamin appelé Nishino était désormais devenu un inconnu pour elle après tout. Ce sentiment était l'opposé de la démonstration de courage quand elle était allée voir Shida pour s'excuser.

— ... Hm ?

Nao Kosuga plissa soudain les yeux tout en regardant dehors. Je l'imitais et regardais dans la même direction qu'elle. Il pleuvait toujours fort dehors.

— Qu'y a-t-il ?

— Il y avait quelqu'un juste en face qui regardait par ici, mais il est parti en courant.

Je courus de suite le long de l'étroite aile et ouvris la porte coulissante. Les grosses gouttes de pluie continuaient à tomber sur les pavés, et je ne voyais personne sur le trottoir d'en face. Peut-être qu'il avait tourné quelque part.

— À quoi il ressemblait ?

— Eh bien... Il avait un imper, et il avait mis sa capuche... alors je pouvais pas voir son visage. C'était sûrement un mec par contre. Il a fait quelque chose ?

— ... C'est rien.

Je fermai la porte silencieusement. Un client ordinaire ne se serait pas enfui de la sorte.

Peut-être que c'était Yōzō Ōba.


— J'ai attendu un peu après ça, mais il n'est jamais venu à la boutique.

C'était le second jour depuis le début du plan, et je me trouvais dans la « librairie antique Biblia ». Il faisait particulièrement beau, et il y avait eu peu de clients dans l'après-midi. Comme d'habitude, j'étais seul à la boutique. Je passais un appel via le téléphone derrière le comptoir. La réplique de « Mes dernières années » se trouvait toujours dans la vitrine, comme la veille.

— Hum... Vous allez bien ?

J'entendis la faible voix de Shinokawa à l'autre bout du fil. Elle s'était délibérément frayée un chemin jusqu'au couloir en chaise roulante, et elle avait passé un coup de fil à la boutique.

— Qu'y a-t-il ?

— ... Au sujet du livre que vous ramenez avec vous... à la fermeture de la boutique.

À ce moment-là, je compris.

La veille, après avoir fermé la boutique, j'avais ramené l'exemplaire de « Mes dernières années » chez moi à Ōfuna, et je l'avais rangé dans le coffre que ma grand-mère utilisait. Si Yōzō Ōba venait à s'introduire dans la boutique pendant la nuit, le plan pour l'attirer allait tomber à l'eau.

— Ne vous en faites pas. Il ne s'est rien passé.

J'étais un peu nerveux. Il était possible que je me fasse attaquer pendant mes trajets, mais je n'avais vu personne de suspect.

— Je suis sincèrement désolée... de vous avoir impliquée dans cette histoire...

— Ne vous en faites pas. J'ai déjà dit que je vous aiderai après tout.

— Hum... N'en faites pas trop, je vous en prie, monsieur Gôra... S'il venait à vous arriver quoi que ce soit, je...

Inconsciemment, je serrai fort le combiné dans ma main. Qu'allait-elle dire après ça ? Je tendis l'oreille pour mieux entendre, mais c'est alors que la porte coulissante s'ouvrit.

— Ah, on dirait qu'on a un client... Je raccroche.

Je raccrochai immédiatement. J'aurais voulu qu'il en soit autrement, mais je n'avais pas le temps de tergiverser. Peut-être que c'était Yōzō Ōba. Avec le combiné toujours en main, je levai les yeux.

— Bonjour, monsieur Gôra ! Ah, vous êtes au téléphone ? Ne vous dérangez pas pour nous. Continuez donc. Nous ne sommes pas pressés !

La voix aiguë me perça les tympans, et j'aperçus une femme de petite taille avec une robe de couleur claire et un homme âgé affublé de lunettes de soleil. Les deux étaient entrés dans la boutique, bras dessus bras dessous.

— Cela faisait un bail. Encore désolé pour l'autre jour.

L'homme, Masashi Sakaguchi avait parlé. C'était le couple Sakaguchi. Un jour, le mari était venu pour vendre son exemplaire de Introduction à la logique de Vinogradov/Kuzmin, et sa femme était venue pour l'en empêcher. Leurs âges et personnalités étaient très différents, mais ils s'entendaient à merveille.

— Bienvenue. Que puis-je pour vous ? demandai-je.

Je me rendis compte que Masashi Sakaguchi n'était pas vêtu de son costume trois pièces. Il n'avait pas de cravate, et il portait une veste et un pantalon très froissé.

— J'ai posé ma démission il y a quelques jours, alors...

— Nous allons faire des demandes de passeports ! C'est parce qu'on n'est jamais partis en lune de miel...

— ... On a l'intention de passer une semaine en Europe.

— Et on s'est dit qu'on devrait passer vous saluer avant le départ ! On a déjà rendu visite à la propriétaire à l'hôpital avant de venir ici !

— A-Ah bon... Eh bien, merci...

J'étais un peu confus par toutes les explications qui provenaient de deux voix et tons diamétralement opposés. Soudain, Shinobu Sakaguchi parla d'un air sérieux.

— On veut faire toutes sortes de choses ensemble tant qu'on en a l'occasion... avant que la maladie de Masa n'empire. Le docteur a dit que...

— Shinobu.

La voix claire de Sakaguchi résonna, couvrant la voix de sa femme.

— Ne m'appelle pas Masa. Même pendant notre voyage.

— Ah, excuse-moi.

Ufufu. Shinobu avait gloussé tout en recouvrant sa bouche. Visiblement, Sakaguchi ne détestait pas complètement ce surnom affectif, et c'était plutôt moi qui me sentais un peu mal à l'aise en les regardant. Ils étaient bras dessus bras dessous depuis leur entrée ici, et la situation n'allait semble-t-il pas changer de sitôt.

— Je tenais vraiment à vous remercier, vous et mademoiselle Shinokawa.

Sakaguchi me regardait droit dans les yeux derrière ses lunettes de soleil. La couleur des verres était encore plus sombre qu'à notre dernière rencontre.

— Si je ne vous avais pas rencontrés, je n'aurais jamais pu lui révéler mon secret.

— Ah, c'est...

J'étais un peu embarrassé de recevoir autant de remerciement de façon direct. Et puis, il avait dit « nous », alors que c'était surtout Shinokawa qu'il fallait remercier. Elle avait compris toutes les raisons derrière ces évènements, rien qu'avec un simple exemplaire d'Introduction à la logique et de petits bouts de conversations. Je m'étais contenté de me tenir derrière elle, abasourdi.

— Bon eh bien, je crois qu'il est temps pour nous de partir.

Après avoir discuté quelques temps, le couple Sakaguchi passa à nouveau par la porte vitrée. Je remarquai que sa femme marchait un peu plus vite, et qu'ils ne se tenaient pas par les bras uniquement parce qu'ils s'entendaient bien. Shinobu Sakaguchi guidait Masashi Sakaguchi, dont la vue avait considérablement baissé.

— ... N'hésitez pas à revenir nous voir, leur criai-je alors qu'ils me tournaient le dos.

Les deux se retournèrent en me souriant et sortirent de la boutique. Alors que j'étais sur le point de me remettre au travail :

— Dites, pourquoi êtes-vous accroupi comme ça ? Vous allez bien ?

La voix de Shinobu Sakaguchi résonna alors qu'elle se tenait devant la porte vitrée et parlait à quelqu'un d'autre. Il y avait quelqu'un d'autre dehors.

Je me ruai hors de la boutique — et là, un homme vêtu d'un imperméable me tourna le dos et partit en courant. À en juger par ses foulées, il était relativement jeune, mais il n'avait pas mis sa capuche, je ne pouvais donc voir que sa coiffure. Il avait les cheveux courts, non teints, et ne semblait pas avoir de signes particuliers.

— Hé ! Attendez ! hurlai-je.

Mais il ne s'arrêta pas, et disparut immédiatement au coin de la rue. La boutique était toujours ouverte, alors je ne pouvais pas partir à sa poursuite. Je me retournai en direction du couple Sakaguchi.

— Avez-vous vu le visage de cet homme ?

Pendant un instant, les deux échangèrent un regard.

— ... Non, il était accroupi au niveau du panneau, le dos tourné dans notre direction.

Shinobu Sakaguchi pointa du doigt le panneau rotatif.

Qu'est-ce qu'il faisait là ? Je tournis le panneau, et aperçus un liquide avec une drôle d'odeur répandu dessus. C'était semble-t-il une drogue volatile ou...

De l'essence.

Je devins immédiatement livide. Le panneau était imbibé d'essence, et à y regarder de plus près, il y avait un petit objet posé à côté. C'était manifestement quelque chose que l'homme qui s'était enfui avait amené avec lui.

C'était un briquet jetable.


— ... Je pense qu'il vaut mieux parler à la police de ce qui s'est passé jusqu'ici avec Yōzō Ōba.

Je parlais à travers le combiné à Shinokawa, la personne même à qui je parlais juste avant. Je lui avais envoyé un mail pour lui demander de m'appeler.

— Il sera trop tard quand la boutique sera réduite en cendres.

Une heure s'était écoulée depuis que le couple Sakaguchi était parti. Je tremblais à l'idée de ce qui aurait pu se passer si ces deux-là n'avaient pas été là. La boutique aurait été réduite à néant.

— Hum... C'est peut-être plus sage... vu ce qui s'est passé... murmura Shinokawa tout en réfléchissant. Néanmoins... quelque chose me chagrine.

— Quoi donc ?

— Était-ce vraiment Yōzō Ōba ?

— Hein ? m'exclamai-je dans le combiné. Comment ça ?

— Ōba pense sûrement que le livre est dans la boutique, alors pourquoi prendrait-il le risque de détruire ce qu'il cherche à tout prix ?

Je ne savais pas quoi répondre.

— ... Peut-être qu'il avait dans l'idée d'attirer l'attention dehors pour en profiter pour voler le livre.

— Si c'était vraiment le cas, il existe bien d'autres façons de le faire sans mettre en péril le livre... comme faire du boucan juste à côté ou quelque chose du genre.

— Mais il est le seul à potentiellement vouloir faire ça, non ?

Je ne comprenais pas pourquoi Shinokawa était désemparée. Je pensais qu'elle parlait simplement de détails.

— C'est vrai... puis-je compter sur vous pour contacter la police ?

— Oui, d'ac-...

Au moment même où j'allais répondre, je sentis une odeur très forte. Quelque chose semblait brûler. Je levai la tête et aperçus de la fumée noire s'échappait de l'autre côté de la fenêtre.

— Bon sang !

Je lâchai hâtivement le combiné et attrapai l'extincteur que je gardais à portée de main. La poudre blanche sortit en giclant du haut de l'appareil, recouvrant la fumée qui se répandait partout.

Peut-être était-ce parce que l'extincteur était trop vieux, mais les flammes ne furent pas éteintes. La poudre commença à faiblir juste avant de pouvoir les étouffer, et au moment où elles étaient sur le point de repartir — ça craint, au moment où je pensai ça, les flammes furent finalement éteintes, et ne restait alors plus que la fumée.

Je poussai un soupir et levai les yeux au ciel. Ma vue était brouillée alors qu'une brume flottait dans l'air, mais je parvins à apercevoir un homme vêtu d'un imperméable, debout au niveau d'un poteau électrique à une dizaine de pas de là. C'était sûrement le même que j'avais vu un peu plus tôt.

— ... Ōba ?

Au moment où il m'entendit, il partit immédiatement en courant en donnant l'impression de rentrer dans le poteau. Cela ne faisait aucun doute, il était le coupable, l'homme qui avait gravement blessé Shinokawa. Je ne pouvais pas laisser passer cette chance, et jetai l'extincteur avant de lui courir après.

Je pensais pouvoir le rattraper en un rien de temps, vu que j'étais confiant sur la puissance de mes jambes — hélas, il était plus rapide que moi, et la distance nous séparant augmenta petit à petit. Il était juste devant moi, mais peut-être que je ne pouvais pas le rattraper.

— Bon sang...

Juste au moment où je grinçai des dents, deux vélos apparurent soudain au carrefour. L'un des deux était un vélo citadin avec un grand panier cassé, tandis que l'autre était un VTT. Leurs conducteurs étaient respectivement un homme chauve et un autre un peu beau gosse — le trancheur de livres Shida et Kasai. Le fuyard rentra dans le vélo de Shida.

Shida poussa un cri. L'homme s'arrêta alors pour éviter les deux, et j'en profitai pour le rattraper et le saisir par le col de son imperméable.

— Lâchez-moi !

L'homme se tourna en tentant de retirer ma main, mais j'avais plusieurs dans de judo. Je le saisis par le poignet et le fis tomber sur le dos sur le bitume. Puis je le maintins au sol en restreignant ses mouvements au-dessus de ses épaules.

— Reste tranquille, Ōba !

Je tirai sur ses poignets tout en lui criant dessus. Je jetai un œil à son visage, et me rendis compte qu'il était plus jeune que je le pensais. Je dirai qu'il était encore adolescent, et son visage respirait encore l'innocence de la jeunesse. C'était peut-être notre première rencontre — non, à y regarder de plus près, j'avais l'impression de l'avoir déjà vu.

— C'EST QUI CE ŌBA ?! TU ME FAIS MAL, GROS CON !

Le garçon gémit de douleur, et j'écarquillai les yeux sans le vouloir. Ses cheveux étaient à nouveau noir, et à ce moment-là, je compris alors que celui que je retenais était le camarade de classe de Nao Kosuga — le garçon prénommé Nishino.


Tout se déroula très rapidement ensuite.

La police arriva rapidement sur les lieux, embarqua Nishino et commença son enquête devant la boutique. Il n'y avait pas dégât à constater si ce n'était la trace de brûlure sur le panneau et la poudre d'extincteur trônant sur le sol.

Je n'avais pas demandé à Nishino la raison de son geste, vu qu'il n'avait pas arrêté de nous gueuler dessus avant que la police n'arrive. En laissant de côté les insultes et injures à mon encontre, on pouvait résumer sa diatribe par une simple phrase.

— ... En gros, il t'en veut.

Kasai parut surpris après le départ de la police. Shida, Kasai et moi nous trouvions autour du comptoir de la librairie antique Biblia. Il se trouvait qu'ils étaient sur le point de venir à la boutique pour discuter livres avec moi, et restèrent avec moi le temps que la police s'en aille — ils avaient même surveillé la boutique pendant que j'expliquais la situation à la police.

— On dirait bien.

Je poussai un soupir.

Ce qui était arrivé à Nishino — il avait été pris en grippe par tout le monde au lycée parce que quelqu'un avait fait courir des rumeurs dans son dos. Bien entendu, il soupçonnait Nao Kosuga, et sûrement d'autres personnes.

Alors qu'il suivait Nao Kosuga, il était arrivé devant cette boutique — et c'était tout. La personne suspecte que Kosuga avait aperçue la veille, et celle qui épiait la boutique était Nishino.

En voyant Nao Kosuga discuter assez sérieusement avec moi, Nishino se rendit compte que j'étais l'homme qui avait parlé avec lui pendant les vacances d'été. Il savait que j'étais le seul à savoir qu'il avait révélé les informations personnelles de Nao Kosuga, et en déduisit que je devais être le coupable. Il avait dit qu'il n'avait pas l'intention de mettre le feu à la boutique, mais simplement se venger de moi.

— T'avais rien remarqué avant ? Tu l'as déjà rencontré pourtant, non ? me demanda Shida.

— Il était blond la dernière fois que je lui ai parlé.

Apparemment, il s'était décoloré les cheveux juste pour les vacances d'été. Le règlement du lycée interdisait aux élèves de se décolorer les cheveux, et il les avait donc reteints en noir avant la rentrée.

— Mais bon, c'est une bonne chose que tu l'aies attrapé. Dieu sait jusqu'où il serait allé sinon.

Shida évacuait sa colère. Il était de mauvais poil depuis que Nishino avait expliqué son plan après avoir allumé le feu devant la boutique. Visiblement, il envisageait de faire la même chose devant chez Kosuga, et si cela venait à arriver, le feu n'aurait peut-être pas été éteint comme cette fois-ci.

— Quoi qu'il en soit, l'affaire est réglée, non ? Il a été emmené par la police. suggéra Kasai avec un sourire, tandis que Shida acquiesça.

— ... C'est vrai.

Moi aussi, je voulais sourire avec eux, mais cela ne signifiait pas que les soucis de la boutique étaient résolus pour autant. Je me retrouvai à la case départ en ce qui concernait Yōzō Ōba, et il n'avait rien fait durant ces deux derniers jours. Ceux qui étaient venus à la boutique étaient tous des habitués comme Shida.

J'envoyai un mail à Shinokawa pour lui parler de la tentative d'incendie de Nishino. Du fait de cet imprévu, je n'avais pas parlé d'Ōba à la police. J'avais l'intention de me rendre plus tard à l'hôpital pour discuter de la suite des évènements avec elle.

— Oh ? C'est pas la première édition de « Mes dernières années » ? Vous aussi, vous avez réussi à mettre la main dessus ? s'exclama Shida debout devant la vitrine.

— Eh bien... en réalité, il appartient à la boutique... balbutiai-je.

Kasai n'était peut-être pas un fin connaisseur, mais je ne voulais pas le montrer à Shida qui était un expert dans le domaine.


— Regarde ça, baron. C'est pas tous les jours qu'on peut voir une première édition non coupée.

— Ah bon ? Il vaut si cher que ça ?

Kasai s'approcha de la vitrine.

— C'est quoi ces conneries ? Si je m'attendais à ça... Hé, c'est une réplique, non ?

Une voix excitée résonna dans la boutique. Il avait découvert le pot-aux-roses ? Je fis discrètement claqué ma langue. Jamais on n'aurait pu tromper Shida après tout.

— Ah, vous vous en êtes rendu compte ?

— Évidemment ! Les pages sont trop récentes ! Pourquoi vendre un truc pareil ? Et surtout à ce prix !

— Eh bien... c'est-à-dire que... on n'exhibe pas le vrai pour des raisons de sécurité, on n'a donc préféré mettre une réplique...

Je donnai une explication vague, mais Shida n'était manifestement pas d'accord.

— Mais c'est vraiment une étrange pratique de votre part... Ça crève les yeux que c'est un faux. Salissez un peu la couverture au moins.

— Moi, j'ai marché en tout cas.

Kasai se tenait devant la vitrine, les mains sur les hanches, la tête penchée en avant.

— Où est le vrai ?

— Avec Shinokawa à l'hôpital.

— Alors elle l'a laissé dans sa chambre d'hôpital ? C'est pas très prudent ça.

Shida fronça un peu plus les sourcils.

— Il y a un coffre dans sa chambre.

— ... Ma foi.

Shida se pencha sur le comptoir, et je détournai sans le vouloir le regard du sien.

— C'est très louche pour une librairie antique d'exposer un faux. Je crois pas que la proprio ait délibérément voulu tromper un client... Qu'est-ce qui se trame ?

— Non, c-c'est rien...

Shida ignora ma réponse et continua :

— Si c'est dans mes cordes, je vous filerai un coup de main. Vous m'avez sauvé la mise l'autre jour.

— Moi aussi, je vous aiderai, même si je n'y connais pas grand-chose, répondit Kasai gaiement.

J'y cogitais pendant quelques temps. Ce serait une bonne chose de tout raconter à ces deux-là et d'obtenir leur aide ? Non, je devrais d'abord en discuter avec Shinokawa ? Elle ne veut pas impliquer de personnes extérieures. Au final, c'est elle que ça regarde.

— Laissez-moi y réfléchir un instant, leur répondis-je.

À ce moment-là, le bruit d'un vibreur se fit entendre.

— Ah, pardon. Je crois que c'est un client.

Le téléphone de Kasai sonnait. Il baissa la tête et sortit par la porte coulissante en pianotant sur son téléphone. Je pus distinctement l'entendre donner le prix d'une console de jeu. Visiblement, il avait un client qui était intéressé pour en acheter une.

Shida et moi nous mîmes involontairement à regarder le dos de Kasai. Ce dernier faisait à peu près la même taille que moi, donc plus grand que la porte, du coup, je ne pouvais voir que son corps sous ses oreilles.

— ... Le baron est un peu bizarre aujourd'hui, dit Shida nonchalamment.

— Vraiment ?

— Parce qu'il a prétendu ne pas connaître la première édition de « Mes dernières années ». Mais comment ça pourrait être possible ?

— Mais il ne s'y connaît pas vraiment en livre, non ? Il l'a dit l'autre jour.

Il avait dit qu'il n'était pas un grand connaisseur de livre, étant donné qu'il vendait principalement des jeux et des CD.

— Et moi j'dis qu'il joue juste le modeste. Ça se voit à son nom, non ? C'est le baron, tu sais.

Je ne comprenais pas du tout. « Baron » était le surnom que Shida lui donnait à cause de son apparence, non ? Au moment où je montrais ma perplexité, Shida poussa un soupir, visiblement surpris.

— Dans ce domaine, quand on parle de « trancheur de livres » et de Kasai, tout connaisseur de livres aurait compris... mais bon, je t'en veux pas de pas savoir.

— Comment ça ?

— Tu crois sérieusement que Kasai est son vrai nom ? C'est juste un nom qu'il se donne pour paraître cool.

Soudain, je sentis un frisson parcourir mon dos.

— T'as déjà vu sa carte de visite, je suppose. Kikuya Kasai. C'est le nom du héros du roman Les nombreux exploits du baron trancheur de livres de Toshiyuki Kajiyama. C'est un roman avec un trancheur de livres comme personnage principal, comme le nom l'indique. C'est pour cette raison que je l'appelle « baron ».

Je n'aurais jamais cru que c'était l'origine de son surnom. Non, il y avait quelque chose qui m'inquiétait bien plus que ça. Quelqu'un s'était présenté en utilisant le nom d'un héros de roman — j'en avais entendu parler tout récemment.

Yōzō Ōba — le nom du personnage principal de la nouvelle de recueil « Mes dernières années ».

Je me dépêchai de chasser cette pensée de mon esprit. M-Mais non, c'est du délire.

— Depuis combien de temps connaissez-vous monsieur Kasai ?

— Pas si longtemps.

Shida secoua négativement la tête.

— Je t'ai déjà dit que je l'ai rencontré récemment quand je suis passé ici cet été, non ? Ça fait même pas deux mois qu'on se connait.

Il y a deux mois, Shinokawa avait été blessée. Soudain, j'avais l'impression de regarder un inconnu à travers le dos de Kasai. Je ne voulais pas m'avancer plus que ça, mais il était plus grand que la moyenne.

Shinokawa avait dit que Yōzō Ōba était plutôt grand.

— ... Vit-il dans le coin ?

Je ne détournai pas le regard de Kasai tout en posant la question.

— Je crois bien... mais visiblement, sa situation est un peu compliquée. À la base, il est né dans une famille riche de Hase, et ses ancêtres sont enterrés là-bas. Mais à un moment, ils ont contracté une immense dette, et arrivé à la génération de ses parents, ils ont dû vendre leur maison et quitter Kamakura. Il a vécu ensuite quelques temps à Tokyo, et à cause de son travail, il est revenu à Kamakura.

Mes oreilles réagirent en entendant Hase. C'était l'endroit où se trouvait le musée qui exposait l'exemplaire de « Mes dernières années » de Shinokawa. Si ses ancêtres y étaient enterrés, il n'y avait rien d'étonnant qu'il s'y rende pour s'y recueillir. Il n'y avait rien d'étrange non plus à ce qu'il visite les attractions pour touristes tant qu'il était dans le coin.

Je trouvais que c'était un peu bizarre quand Shinokawa m'avait dit que Yōzō Ōba ne l'avait pas contactée depuis deux mois — il avait certes menacé Shinokawa pour qu'elle lui donne « Mes dernières années », mais jamais il ne pourrait le récupérer sans passer à l'action. Mais alors, qu'avait-il fait pendant tout ce temps ?

Peut-être qu'il mettait en place son plan. D'abord, il s'est lié d'amitié avec Shida, qui connaissait Shinokawa, pour garder un œil sur ce qui se passait à la boutique. Puis, il a fait ma connaissance, moi, un employé. Bien entendu, cela n'avait de sens que s'il avait fait tout ça pour découvrir où était « Mes dernières années » et comment récupérer le livre.

Bien sûr, ce n'était qu'une supposition. Je n'avais aucune preuve, et n'étais pas doué pour soutirer des informations.

Je ne pouvais qu'y aller à tâtons.

Je m'éloignai du comptoir et m'approchai prudemment de Kasai. Il remerciait l'autre personne au bout du fil et raccrocha. Au moment où il allait ranger son téléphone dans sa poche, je fis mine de lui parler l'air de rien. Les gens ont tendance à se détendre à la fin d'un coup de fil.

— Ah, Ōba, dis-je.

Kasai fit une mine dubitative tout en se tournant dans ma direction. Malheureusement, il n'était pas quelqu'un d'imprudent et ne répondit pas « oui » instinctivement, mais pointa son index vers lui et se mit à parler avec un sourire naturel.

— Je m'appelle Kasai, répondit-il d'une voix claire.

Mon corps se figea sur place. Alors c'était vraiment lui après tout, tous mes doutes étaient devenus conviction. Je secouai la tête lentement.

— Non, vous n'êtes pas Kasai. Vous êtes Yōzō Ōba, mais ce n'est pas non plus votre vrai nom.

— Qu'est-ce que vous racontez ? Je ne comprends rien. Qu'est-ce qui se passe ?

Il avait sûrement remarqué que je le sondais, et semblait tenter d'insister sur le fait qu'il n'était pas Yōzō Ōba — malheureusement, ça n'allait pas fonctionner avec moi.

— Pourquoi vous pensez que je vous ai interpellé ?

Je pointai du doigt le trottoir. Il y avait une femme d'âge mûr passant par-là, partant faire les courses. Normalement, quand on entend quelqu'un prononcer un nom qu'on ne connait pas, n'importe qui penserait que c'est pour quelqu'un d'autre. S'il n'avait vraiment jamais entendu ce nom, il n'aurait jamais donné cette réponse immédiate.

Le silence perdura, et l'homme en face de moi plissa légèrement ses yeux.

— ... Voilà qui est inattendu, je ne pensais pas que vous étiez aussi perspicace que cette femme, dit Kikuya Kasai, ou plutôt Yōzō Ōba.

Et je le fusillai du regard silencieusement. Cet homme l'avait gravement blessée. Je me disais que c'était le genre d'homme imprévisible. Au moment où je me préparais à l'attraper :

— Pas le choix, marmonna Kasai avant de partir en courant.

Il attrapa son vélo garé à côté de la boutique et s'enfuit à toute vitesse. Je contemplai son large dos disparaître dans le crépuscule. J'étais encore abasourdi par sa rapide fuite, mais un frisson parcourut immédiatement mon corps entier.

— Surveillez la boutique pour moi ! criai-je à Shida, qui écarquilla les yeux.

Je sortis mon portable et courus jusqu'au scooter garé devant la boutique. Vu qu'il avait été démasqué, la prochaine action de Yōzō Ōba était évidente. Il voulait « Mes dernières années », quoi qu'il en coûte.

Je lui avais répondu sans réfléchir quand il m'avait posé la question.

Le véritable exemplaire de la première édition de « Mes dernières années » était avec Shinokawa à l'hôpital.

Yōzō Ōba se dirigeait là. Je devais me dépêcher de la prévenir qu'elle courait un grave danger. Mes doigts tremblèrent légèrement pendant que je pianotais sur mon téléphone portable, et une fois le message envoyé, je me ruai immédiatement à l'hôpital.


Alors que je me précipitais vers l'hôpital sur le scooter, le téléphone dans ma poche se mit à vibrer. Je le sortis tout en tentant tant bien que mal de ne pas ralentir, baissai la tête et jetai un œil à l'écran. C'était un message de Shinokawa, et il était très bref :


« Je suis en train de fuir vers le toit. Aidez-moi à gagner du temps. »


Je refermai le clapet de mon téléphone et me mis à réfléchir. Elle se dirigeait vers le toit parce que c'était trop dangereux dans sa chambre d'hôpital ? Je comprenais bien, mais qu'en était-il de la partie « gagner du temps » ?

Je pris le chemin le plus court, et arrivai à l'hôpital d'Ōfuna cinq minutes plus tard. Je garai mon scooter près de l'entrée principale et aperçus un vélo qui m'était familier posé sur le côté sur le lit de fleurs.

Je m'arrêtai net. C'était le vélo d'Ōba. Bien que j'étais venu aussi vite que possible, il avait toujours un temps d'avance sur moi. Il était déjà arrivé à l'hôpital.

J'étais sur le point de pénétrer dans le bâtiment quand un morceau de tissu flotta devant moi. C'était du fukusa violet. Au moment où j'allais le pousser, je me dis qu'il m'était familier. C'était le même tissu dans lequel était emballé « Mes dernières années ».

Je levai la tête et regardai le bâtiment. Toutes les fenêtres des chambres étaient fermées, alors il avait dû tomber du toit. J'ignorais s'il avait été jeté délibérément, mais je savais que Shinokawa devait se trouver sur le toit. Il était préférable sur Ōba ne la trouve pas.

Tout en priant intérieurement, je traversai le couloir en courant jusqu'à l'ascenseur. Je passai devant l'accueil et me rendis compte qu'il n'y avait presque personne dans la salle d'attente. Les deux ascenseurs l'un à côté de l'autre se rendaient à des étages différents.

Je fis claquer ma langue et empruntai les escaliers. Mes pas résonnaient incroyablement fort. Dans mon cœur, je regrettais amèrement d'avoir laissé Ōba s'échapper si facilement. Si seulement je m'en étais rendu compte avant — je traversai les différents étages et donnai un grand coup de pied dans la porte tout en haut.

Le toit en béton entouré d'un garde-fou blanc était très spacieux. À ce moment-là, la nuit était tombée, et l'endroit était désert. Il n'y avait que deux silhouettes sous l'ombre du toit.

J'aperçus deux personnes se faisant face, et je me mis à boitiller légèrement. L'une des deux était Shinokawa, assise dans sa chaise roulante, serrant contre elle « Mes dernières années » contre sa poitrine. L'autre était le grand homme élancé — Yōzō Ōba, se tenant à quelques pas d'elle. Il l'avait trouvée.

— Ōba !

J'étais sur le point de me ruer vers eux, mais à ce moment-là, je me figeai et m'arrêtai. Ōba tenait une grande paire de ciseaux dans les mains. C'était l'objet qu'il disait toujours transporter avec lui, et les longues lames pointues étaient pointées vers le visage de Shinokawa. Elle me regardait, le visage livide — ne bougez pas, semblait-il dire.

— Oui, il est préférable qu'il ne s'avance pas plus, s'exclama Ōba d'une forte voix,

Je ne ferai aucun mal au livre, mais je n'aurais aucune pitié pour les êtres vivants.

Il parlait avec le ton de « Kasai » qui paraissait à la fois prétentieux et affectueux. J'étais un peu confus. En le voyant, j'avais du mal à croire que celui qui parlait devant moi était vraiment la personne qui avait poussé Shinokawa.

— ... Même si vous récupérez le livre, vous ne pourrez jamais vous échapper d'ici.


Je tâchais de ne pas l'énerver et parlais lentement.

— Je ne crois pas, non.

Ōba ricana.

— Vous ne connaissez même pas mon vrai nom. Quand j'aurais quitté cette région, même la police aura du mal à me localiser. Quand j'aurais changé de visage, je pourrais tout recommencer. Je peux aussi partir à l'étranger me cacher le temps que ça se tasse.

Il s'épanchait sur son plan, et j'étais étonné par sa détermination. Maintenant que j'y pensais, vu qu'il avait poussé Shinokawa et déménagé à Kamakura, il n'était pas surprenant qu'il approche la boutique sous un faux nom.

— ... Pourquoi aller aussi loin pour un simple livre ? dis-je nonchalamment.

Soudain, Ōba me lança un regard dénigrant et froid, comme s'il regardait un déchet humain.

— Un type comme vous ne pourrait pas comprendre, même avec le livre sous les yeux.

La pointe des ciseaux dans les mains d'Ōba étaient pointées vers « Mes dernières années » de Shinokawa.

— Il n'existe qu'une poignée d'exemplaires de cette édition, et c'est presque un miracle qu'il soit dans un aussi bon état après tout ce temps. Je suis surpris que vous ne compreniez pas ça. Ce livre ne contient pas qu'une histoire. La vie du livre en elle-même est également une histoire... Et je veux cette histoire aussi.

Je perçus une subtile impression de déjà-vu — le discours d'Ōba paraissait similaire à celui de Shinokawa. Non, peut-être que c'était juste une impression.

— Même si vous devez vous salir les mains pour ça ?

— Je ne vois pas le mal à ça. Ce livre le dit pourtant si bien, « À tous les êtres vivants, vivez avec confiance. Nous sommes tous des pécheurs »... Cette phrase est une bénédiction pour les gens comme moi. En ce qui me concerne, peu m'importe tant que j'ai des livres. JE PEUX ABANDONNER FAMILLE, AMIS, HÉRITAGE OU MÊME MON NOM. TEL EST MON IDÉAL VÉRITABLE. PEU IMPORTE LES SACRIFICES NÉCESSAIRES, OU LE NOMBRE D'ANNÉES, IL ME FAUT CE LIVRE ! cria Ōba avec des yeux injectés de sang.

Je me mis à frémir. Je pensais que tout allait être résolé une fois que j'aurais attrapé cet homme, mais ce n'était manifestement pas quelqu'un qui allait abandonner si facilement. Même s'il venait à être arrêté et condamné, il risquait d'un jour retenter de voler « Mes dernières années ». Shinokawa et moi allions être poursuivis toute notre vie par cet homme.

— Cette femme est comme moi. Elle possède la même aura... nous nous sentons heureux tant que nous sommes entourés de livres.

— Ne la mettez pas dans le même sac que vous, espèce de fumier. Elle n'a rien à voir avec une ordure comme vous.

Je me remémorai de la chambre d'hôpital jonchée de vieux livres. Certes, elle aimait les livres, mais il y avait une grande différence entre eux deux : j'étais persuadé qu'elle ne ferait de mal à personne.

— Il est temps d'en finir. Pourquoi ne pas lui conseiller de me donner le livre ?

Je me rendis soudain compte qu'Ōba ne tentait pas de l'arracher des mains de Shinokawa, car il avait sûrement peur de le salir ou de l'abîmer. C'était parce qu'il savait pertinemment qu'elle s'y accrochait fermement.

— ... Je n'ai pas toute la nuit.

Ōba approcha lentement les ciseaux de son visage. Même s'il était prudent, il était prêt à tout si elle ne lui donnait pas le livre. Dans ce cas, sa vie serait en danger vu qu'elle ne pouvait pas marcher, et encore moins se protéger.

C'est à ce moment que je pris ma décision de foncer dans le tas. Ma première priorité était de protéger Shinokawa, puis « Mes dernières années ». Il y avait toujours une certaine distance qui nous séparait, mais tant que je parvenais à saisir une partie de son corps, j'étais persuadé de pouvoir le mettre hors d'état de nuire même s'il venait à résister de toutes ses forces. Je fis glisser lentement mes pieds dans sa direction et abaissai légèrement mon centre de gravité.

— Monsieur Yōzō Ōba, je suis différent de vous.

À ce moment-là, Shinokawa, qui était restée silencieuse pendant tout ce temps, se mit soudain à parler et je m'arrêtai alors brusquement. Elle dévisageait Ōba, les yeux habités par une puissante détermination, et ne semblait pas prêter attention aux ciseaux pointés vers elle. Face à ce changement radical d'attitude, Ōba fut lui aussi pris par surprise.

— J'ai bien réfléchi... Pour moi, il y a des choses bien plus importantes que les vieux livres. Par conséquent, je dois en finir ici et maintenant.

Elle frappa le sol avec son pied gauche. La chaise roulante roula vers l'arrière jusqu'à se cogner contre le garde-fou un mètre derrière. La distance entre elle et Ōba augmenta légèrement, et juste quand ce dernier était sur le point de s'approcher d'elle...

— N'approchez pas !

Shinokawa se servait de « Mes dernières années » comme bouclier. La texture du papier paraissait manifestement ancienne, très différente de celle de la réédition à la boutique. Alors que la nuit recouvrait petit à petit le toit, elle ouvrit la couverture pour montrer l'intérieur. Je pouvais vaguement discerner les mots griffonnés par Osamu Dazai — » À tous les êtres vivants, vivez avec confiance. Nous sommes tous des pécheurs. »

— Peut-être que Dazai cherchait à redonner le moral quelqu'un à qui il a donné ce livre. J'ignore ce qui s'est passé quand il est arrivé dans les mains de mon grand-père, mais j'ai été gravement blessée à cause de lui. Vous allez être arrêté par la police... 70 ans après, ce livre vit dans une autre époque que celle de Dazai, et il est devenu quelque chose qui n'apporte que le malheur.

Elle plongea sa main dans la poche de son pyjama, et en sortit quelque chose.

— Ce livre est responsable de tout ça, alors...

Une voix claire et grave résonna dans les ténèbres, me faisant frissonner. Je discernais clairement ce qu'elle tenait entre ses doigts et m'exclamai involontairement. C'était un briquet jetable.

— Finissons-en.

— A-ARRÊTEEEEEZ !

Au moment où Ōba se mit à hurler, le briquet mit feu au livre. À ce moment-là, les flammes se propagèrent sur la paraffine qui recouvrait la couverture. Elle jeta « Mes dernières années » par-dessus le garde-fou sans la moindre hésitation.

Ōba se mit à gémir comme si c'était son propre corps qui brûlait, et tenta d'escalader le garde-fou pour attraper le livre. Je me ruai vers lui et parvins à l'attraper au dernier moment par la ceinture alors qu'il était sur le point de faire le grand saut.

— IMBÉCILE ! QU'EST-CE QUE VOUS FAITES ?!

Cet hôpital avait six étages, c'était donc une mort certaine qui attendait ceux qui sautaient du haut de ce bâtiment. Malgré tout, Ōba continuait à hurler et à se débattre.

« Mes dernières années » tomba sur la toiture de l'entrée de l'hôpital, et se transforma en cendre tout en dégageant de la fumée. Il n'existait plus sous la forme d'un livre.

Au moment où Ōba se détendit, je balançai sur le sol, maintins ses poignets ensemble en exerçant une pression dessus. Nous avions une carrure similaire, mais j'étais parvenu à le maîtriser sans problème. Visiblement, il n'avait jamais fait d'arts martiaux.

On entendit des bruits de pas provenir des escaliers. Quelqu'un avait dû remarquer l'agitation. Il y allait bientôt y avoir des gens. Ōba continua à se débattre, ses gémissements ressemblant à un sanglot.

Je poussai un ouf de soulagement et regardai en direction de Shinokawa. Elle avait visiblement perdu toutes ses forces et s'était à nouveau affalée dans sa chaise roulante — je me rappelai du message qu'elle m'avait envoyé. Il semblerait que c'était ce qu'elle voulait dire par « gagner du temps ». Elle avait l'intention de brûler le livre dès qu'elle a su qu'il se rendait à l'hôpital.

— ... Était-ce vraiment nécessaire ?

Je ne pus m'empêcher de lui demander. Je n'arrivais vraiment pas à croire qu'elle ait pu faire une chose pareille, elle qui estimait les livres aussi importants que sa propre vie. Après avoir réfléchi un peu, elle conclut :

— Oui... Il ne m'a pas laissé le choix.

Le livre valant plusieurs millions de yens avait été réduit en cendres et ces dernières flottaient dans le ciel. Alors qu'elle admirait silencieusement ce dernier, je fus surpris par le calme dont elle faisait preuve. C'était comme si elle n'avait rien perdu.

Ōba n'allait plus pouvoir la menacer. Tout était fini.

— ... Hein ?

Shinokawa tendit la main et ramassa quelque chose. C'était un porte-cartes en cuir, mais il n'était pas à moi, alors il était sûrement à Ōba. Plusieurs cartes tombèrent du porte-cartes. Elle en ramassa une et après l'avoir lue, son visage changea du tout au tout.

— Monsieur Gôra... c'est...

Elle parlait avec une voix rauque tout en me tendant la carte. Je tentais d'approcher mon visage autant que possible au milieu de la nuit noire. C'était un permis de conduire, et bien que c'était une photo d'Ōba, le nom était différent.

— Toshio Tanaka.

Alors c'était donc son vrai nom ! Ce n'était ni Kikuya Kasai ni Yōzō Ōba. Certes, c'était un nom assez banal, et peut-être qu'il avait utilisé un faux nom pour cette raison.

— Hein ?

J'étais abasourdi. Un mois auparavant, j'avais entendu un nom similaire. Je baissai la tête et regardai l'homme que je maîtrisais. Il était aussi grand que moi. Je me souvins que Shinokawa disait que Yōzō Ōba avait une voix similaire à la mienne.

Shida avait dit qu'il était né à Hase à Kamakura, et que ses ancêtres y reposaient. Si tel était le cas, il était logique d'en conclure que le grand-père de cet homme avait un jour vécu à Kamakura.

— ... Juste pour savoir, est-ce que vous avez un grand-père nommé Yoshio Tanaka ? demandai-je doucement.

Cet homme appelé Yoshio Tanaka était peut-être l'amant de ma grand-mère — et donc il était possible que nous soyons liés par le sang, cet homme et moi. Tanaka plissa les lèvres et regarda dans ma direction.

— Oui, c'est le cas... Comment le savez-vous ?

— ...

— Les Tanaka possédaient un commerce durant l'ère Meiji. On m'a raconté qu'il florissait jusqu'à ce que grand-père en a hérité. Je suis le dernier Tanaka vivant... Et regardez-moi, lança ironiquement Toshio Tanaka.

Sa moustache était longue, mais elle avait un certain charme. Je me disais qu'il avait de la chance d'être né beau.

— C'est grand-père qui m'a donné ce nom. Il est pas terrible, hein ? Il s'est contenté de changer un peu le sien.

Nous échangions un regard à travers la vitre. Cinq jours après l'arrestation de Tanaka, j'étais venu lui rendre visite au centre de détention.

D'après la police, l'enquête suivait son cours. Il avait plaidé coupable d'avoir poussé Shinokawa et de s'être introduit chez elle. Après tous ces crimes qui incluaient atteinte à l'intégrité physique, tentative de vol et intimidation, il n'y avait aucun doute qu'il allait passer un certain temps derrière les barreaux.

Ils avaient fouillé le passé de Toshio Tanaka, et avaient découvert toutes sortes de choses — par le passé, il avait travaillé dans une librairie antique pendant quelques temps, y avait volé plusieurs livres et les avait ajoutés à sa collection. Après s'être fait renvoyer, il avait lancé un site internet de ventes aux enchères, et s'était lancé dans diverses arnaques qui lui avait causé des problèmes. Visiblement, il avait un casier judiciaire bien fourni.

— Votre grand-père... Est-il toujours en vie ? lui demandai-je après quelques instants d'hésitation.

Une des raisons pour laquelle j'avais commencé à travailler au Biblia était parce que je voulais en apprendre plus sur Yoshio Tanaka.

— ... À croire que tout ce qui vous intéresse, c'est mon grand-père.

— Ah, en fait, mes grands-parents s'entendaient bien avec le vôtre. Il est venu plusieurs fois chez moi... alors j'ai souvent entendu ce nom.

— Alors c'était donc ça.

Tanaka ne parut pas particulièrement méfiant après avoir entendu mon explication, et acquiesça.

— Grand-père est mort il y a quinze ans. C'était un peu après avoir vendu notre maison à Kamakura et déménagé avec toute la famille à Tokyo.

— ... Je vois.

Autrement dit, personne ne connaissait la relation qu'il avait entretenue avec ma grand-mère. C'était un peu dommage qu'il soit mort sans avoir raconté les détails à qui que ce soit, mais j'étais un peu soulagé que le secret de ma grand-mère n'ait pas été révélé.

— Quel genre de personne était votre grand-père ?

— Il était très grand, et quand on compare avec une photo de quand il était jeune, je lui ressemble vraiment. C'était quelqu'un de gentil, qui prenait souvent soin des autres, et qui avait pas mal de relations. Il était aussi en contact avec des acteurs et des producteurs. Il paraît qu'il mangeait et buvait souvent avec eux... Il y avait un studio de tournage à Ōfuna, non ?

J'acquiesçai tout en cachant mon visage. Je savais déjà quel genre de relation il entretenait avec ma grand-mère.

— Malheureusement, le commerce n'allait pas bien, et tout le monde est parti. Quand j'ai pris le relais, il ne restait plus que notre maison. Mes parents travaillaient dur pour essayer de récupérer une partie de notre héritage, alors ils m'ont confié à grand-père... Nous vivions pratiquement ensemble. Il a bien pris soin de moi et me parlait souvent de vieux livres. Quand il était jeune, il collectionnait les vieux livres, et c'est lui qui m'a enseigné les bases... Hélas, il ne restait plus le moindre vieux livre dans notre boutique à cette époque. Il les avait tous vendus. C'est à cette époque que j'ai commencé à aimer les vieux livres. Je me contentais de l'écouter, mais je ne savais pas lire. J'étais un garçon qui voulait lire sans le pouvoir...

Alors que je continuais de l'écouter, je sentis un inexplicable sentiment monter en moi. Son enfance ressemblait d'une certaine façon à la mienne, et j'éprouvais comme un sentiment de proximité avec lui.

— Laissez-moi vous dire quelque chose... Je n'en ai jamais parlé à qui que ce soit avant.

Tanaka se pencha avec enthousiasme en avant et posa ses mains sur la vitre. L'officier de police qui surveillait la salle fronça les sourcils, mais ne fit rien au final.

— C'est comme si « Mes dernières années » avait à la base appartenu à mon grand-père.

— Hein ?

J'écarquillai les yeux. Ma réponse sembla faire plaisir à Tanaka, et il continua.

— Il se plaignait souvent... qu'à cause de ses problèmes financiers, il avait dû vendre son exemplaire non coupé de « Mes dernières années » avec un autographe à l'intérieur, et cela, à prix cassé. Apparemment, il l'a beaucoup regretté.

À ce moment-là, je finis par comprendre pourquoi Tanaka avait été obsédé à ce point par ce livre. Il faut croire qu'il voulait honorer la mémoire de son grand-père avec ce livre. Je me rappelai des mots prononcés par Shinokawa, je sentais que les vieux livres avaient leur propre histoire, et pas seulement celle écrite à l'intérieur.

Cependant, il n'y avait plus aucune trace de ce livre.

... Hum ?

Au fond de moi, je sentais que quelque chose manquait. J'avais ressenti la même chose sur le toit cinq jours auparavant.

— En parlant de ça, qu'en est-il de cette femme ? Elle est toujours en train de lire des livres dans sa chambre d'hôpital ? demanda soudain Tanaka avec une voix très critique, comme pour chasser sa frustration.

Visiblement, il lui en voulait toujours pour avoir brûlé « Mes dernières années », et à ce moment-là, je le fusillai du regard sans le vouloir.

— ... Elle est toujours à l'hôpital. Mais c'est de votre faute, non ?

Cet homme n'avait aucun droit de la critiquer. Tanaka fit claquer sa langue, sûrement incapable de répliquer, et détournât le regard.

— Je pensais qu'elle ne lâcherait jamais le livre si je ne faisais pas ça... parce qu'elle semblait être comme moi. Mais je me trompais. Cette femme n'aime pas tant que ça les vieux livres. Jamais un amateur de vieux livres ne ferait une chose pareille.

— Comment pouvez-vous en être si sûr ?

Elle était clairement quelqu'un qui aimait les livres, quoi qu'on en pense. Je comprenais ces gens, vu qu'il y avait aussi eu une adepte dans ma famille.

Mais Toshio Tanaka semblait avoir son propre avis.

— Je peux l'affirmer avec certitude. De ce que je sais, un collectionneur ne pourrait jamais brûler un livre. Il le garderait avec lui quoi qu'il en coûte.

Vous avez toujours pas fini ? J'avais envie de lui répondre quelque chose, mais je ne trouvais pas quoi dire.

Il aurait gardé le livre avec lui quoi qu'il en coûte.

Ce malaise qui me trottait en tête depuis quelques jours se résolut subitement.

Ce jour-là, il y a cinq jours — non, je sentais que quelque chose clochait même avant ça, quand Yōzō Ōba était venu à la boutique, quand elle m'avait expliqué pour « Mes dernières années ».

Inconsciemment, je me levai en trombe de ma chaise.

Alors c'était donc ça ? Il n'y avait pas d'autres explications.

— Qu'y a-t-il ? Vous n'avez pas l'air dans votre assiette.

Tanaka me dévisagea d'un air méfiant, et je secouai la tête lentement. Je ne devais surtout pas laisser cet homme connaître la vérité.

— ... Je devrais rentrer.

Je voulais dire que je reviendrai, mais je résistai à l'envie. Tant que notre lien de parenté demeurait secret, il n'y avait rien que je puisse dire à cet homme, et il n'était pas nécessaire que je le revoie. Au moment où j'allais prévenir l'officier que je voulais partir :

— J'y pense depuis que je vous ai rencontré le mois dernier.

La voix de Tanaka venait de derrière.

— Nous sommes-nous déjà rencontrés quelque part ? Je me retrouve à beaucoup parler quand je suis avec vous... C'est comme si nous nous étions déjà discutés avant.

À ce moment-là, je ne sus pas quoi répondre. Il y avait bel et bien eu interaction, mais ce n'était pas nous, mais nos grands-parents.

— Non, nous sommes des étrangers l'un pour l'autre.


Je toquai à la porte de la chambre d'hôpital, mais il n'y eut aucune réponse. J'ouvris alors la porte et entrai.

Shioriko était allongée sur le lit inclinable légèrement relevé, les yeux fermés. C'était une scène similaire à ma première venue ici.

Les doux rayons de soleil montraient finalement les prémisses de l'automne alors qu'ils éclairaient toute la pièce. Son visage et ses cheveux soyeux brillaient. Tout en me disant qu'elle était très jolie, je tirai une chaise et m'assis.

Les pieds de la chaise crissèrent sur le sol. J'étais fatigué à force de ressasser tout ce qui s'était passé et n'étais pas d'humeur à le faire silencieusement. Les fines paupières sous les lunettes s'ouvrirent alors lentement.

Shinokawa avait remarqué ma présence à ses côtés, et se dépêcha de baisser la tête, manifestement embarrassée. Elle ajusta ses lunettes et cacha son visage rouge.

— Euh, pardon... J-je... j'ignorais que vous veniez aujourd'hui...

— Désolé d'être venu sans prévenir.

Son regard errait nerveusement. Cependant, c'était moins contenu qu'il y a un mois, et je pouvais la comprendre sans mal, quoi qu'elle dise. Je savais qu'elle était troublée.

Alors que je réfléchissais sur quoi dire ensuite, mon cœur me parut pesant.

— J'ai rendu visite à Toshio Tanaka aujourd'hui.

Ses iris noirs tressautèrent, et elle me dévisagea. Toutes sortes de pensées devaient vraisemblablement lui traverser l'esprit à ce moment-là.

— ... Je vois.

Mais ce fut tout ce qu'elle dit. Comme elle ne demanda pas de quoi on avait discuté, je n'avais pas d'autres choix que de continuer.

— Il a dit que vous mentiez quand vous avez dit que vous aimiez les livres, Shinokawa.

— ... Pourquoi donc ?

— Parce que vous avez brûlé « Mes dernières années ».

— ... Qu'avez-vous dit à ce sujet... monsieur Gôra ?

— Je lui ai demandé pourquoi il en était aussi sûr.

— ... Euh... De quoi parliez-vous au juste ?

— Du fait que vous aimez les livres ou non, Shinokawa. Vous voyez quelque chose d'autre ?

— ...

Elle se mura soudain dans le silence. Mon visage et ma voix étaient secs, et je sentais que la raison de ma venue était plus qu'évidente. Elle avait probablement compris elle aussi, mais n'avait aucune intention d'avouer.

— Shinokawa, aimez-vous les livres ?

— ... Je dirais oui.

Cette réponse sonnait presque comme un aveu.

Je pointai du doigt le coffre de la chambre d'hôpital.

— Puis-je vérifier le contenu du coffre ?

Elle ne dit rien, défit le bouton de son col et enfouit sa main à l'intérieur. Sa peau blanche paraissait si pâle sous la lumière du jour. Puis elle sortit une petite clé. Elle me la donna et je l'utilisai pour ouvrir le coffre.

Il y avait quelque chose emballé dans du fukusa violet placé à l'intérieur. Malheureusement, j'avais vu juste.

Je me rassis sur la chaise, posa l'objet sur mes cuisses et défit l'emballage. Un livre en apparut, et la couverture blanche avait un titre manuscrit dessus. Chaque côté des pages était lié, c'était un livre non coupé. Bien entendu, il y avait l'emballage.

J'ouvris prudemment la couverture, et aperçus les petits mots écrits à l'intérieur — « À tous les êtres vivants, vivez avec confiance. Nous sommes tous des pécheurs. »

L'exemplaire sur mes cuisses était la première édition de « Mes dernières années » d'Osamu Dazai qui était censé avoir brûlé.

— Je crois bien que c'est l'original, dis-je.

Ce n'était pas une question, mais une affirmation.

— Le livre qui a brûlé était un faux.


— ... Comment avez-vous deviné ? demanda Shinokawa d'une voix faible.

— Au début, j'ai senti que quelque chose ne collait pas...

Au moment où je me mis à expliquer, je fis une grimace. Ce genre d'introduction ne me collait pas du tout. Généralement, c'était elle qui révélait la vérité pendant que j'écoutais — mais les rôles avaient été inversés. Qui plus est, c'était moi qui avais résolu ce mystère.

— Pourquoi refuser de faire appel à la police, ou sinon, pourquoi ne pas avoir demandé l'aide de quelqu'un...? Même en réfléchissant à toutes les possibilités, Shinokawa, je trouvais ça bizarre que nous avons fini par chercher Yōzō Ōba par nous-mêmes.

— ...

— Mais ce qui m'a conforté dans cette idée, ce fut les évènements d'il y a cinq jours. Après y avoir mûrement réfléchi... Je vous ai prévenu par mail du danger qui approchait, mais alors pourquoi ne pas avoir demandé l'aide du personnel de l'hôpital ?

Et elle s'était sciemment rendue sur le toit, où il n'y avait personne. Si elle était allée dans un endroit bondé, cet homme n'aurait rien pu faire pour la menacer.

— Je me suis dit « et si elle avait fait tout ça délibérément ». Vous avez fui dans un endroit où il n'y aurait personne pour confronter Yōzō Ōba... Et je n'y vois qu'une seule raison possible. Vous vouliez brûler « Mes dernières années » sous ses yeux. Vous vouliez vous assurer qu'il ne revienne plus jamais vous importuner avec cette scène gravée profondément dans sa mémoire, en lui faisant croire que ce livre n'existait plus... n'est-ce pas ?

Je m'arrêtai et attendis sa réponse, mais un lourd silence prit place. Il n'y eut même pas des mots d'excuse ou une explication, ce qui me mit en colère.

— Mais cela aurait paru étrange si vous l'aviez appelé et brûlé le livre. C'est pour ça que vous avez en sorte qu'il apprenne où il se trouve, pour le faire venir à l'hôpital de lui-même... Shida me l'a dit, Kikuya Kasai n'est pas un vrai nom, et n'importe quel amateur de livres l'aurait remarqué. Vous aussi, n'est-ce pas ? Bien entendu, vous saviez que « Kikuya Kasai » et « Yōzō Ōba » étaient en fait la même personne, alors vous avez utilisé le fait qu'il était entré et sorti de la boutique...

J'entrais dans le vif du sujet, mais elle ne semblait toujours pas encline à répondre, alors qu'elle se contentait de baisser la tête. Je me sentais encore plus frustré par cette absence de réponse.

— Vous possédez plusieurs exemplaires de la réédition. Quand vous m'avez expliqué le plan, vous aviez dit que vous en aviez acheté plusieurs... Vous aviez préparé deux exemplaires à cette fin, un pour la boutique, et un autre pour le brûler. Le livre qui était destiné à la boutique devait être un faux suffisamment criant pour que même votre sœur ou moi ne puissions pas faire la différence... Kasai devait alors s'en rendre compte, et votre but était de me faire dire où était le vrai livre. Bien entendu, je faisais confiance à cet homme, et je lui ai dit. De votre côté, vous avez préparé l'autre réédition que vous vouliez brûler. Vous avez fait en sorte de faire paraître les pages plus vieilles, et vous avez imité avec précision l'écriture de Dazai pour la phrase à l'intérieur de la couverture... vu que vous aviez l'original avec vous, cela n'a pas dû poser particulièrement problème avec le matériel nécessaire sous la main. C'était le soir à ce moment-là, et on a tous cru que c'était le vrai parce qu'il faisait sombre... Après avoir vu la piètre contrefaçon, cet exemplaire-là ressemblait vraiment au vrai. Vous vous êtes même servie de cette astuce, je suppose ? Toshio Tanaka et moi sommes complètement tombés dans le panneau.

Je finis de dire tout ce que je voulais dire d'une traite, et repris ensuite mon souffle. Il ne devait y avoir aucune faille dans mon raisonnement. L'exemplaire original de « Mes dernières années » était déjà une preuve irréfutable en lui-même.

Shinokawa, qui était restée silencieuse sur le lit, baissa soudain la tête. J'entendis alors un faible sanglot.

— ... Je suis sincèrement désolée de vous avoir menti...

Je détournai le regard. Bien sûr que j'étais furieux d'avoir été berné et manipulé de la sorte. Néanmoins, ce n'était pas la seule raison. C'est parce que je tenais à elle.

— Pourquoi il a fallu que vous fassiez tout vous-même ? demandai-je.

Vous auriez dû m'expliquer la raison pour laquelle vous vouliez tant protéger « Mes dernières années » depuis le début, et que ce « Kasai » était louche. Il n'était pas nécessaire de prendre autant de risques, non ?

Cinq jours auparavant, si elle avait une erreur, elle aurait pu se faire tuer par cet homme. Si j'avais su ce qui se tramait, j'aurais pu attirer Kasai de façon beaucoup plus sûre, et elle aurait pu brûler le livre. Elle avait organisé un piège très élaboré, alors pourquoi avoir choisi la méthode la plus dangereuse ? C'était sur ce point que j'étais le plus furieux.

— C'est parce que... je pensais que vous refuseriez de m'aider, monsieur Gôra... dit-elle d'une voix rauque.

— Qu'est-ce qui vous fait dire ça ? Bien sûr que vous aurez aidée.

Durant le mois dernier, je pensais que nous avions fini par bien nous entendre. Elle aimait me parler de livres, et j'aimais l'écouter. Je pensais qu'il y avait quelque chose de spécial entre nous, et je lui faisais confiance.

— C'est parce que... vous ne lisez pas de livres...

Elle prononça ses mots avec grande difficulté.

— ... Je pensais que vous ne comprendriez peut-être pas... Le sentiment de vouloir à tout prix protéger son livre préféré. Parce que... c'est juste un livre pour vous.

C'était comme si la foudre venait de s'abattre sur moi. Je l'avais ouvertement dit à cet homme lors de notre face à face sur le toit de l'hôpital — » à quoi bon aller aussi loin pour un simple livre ? »

Ces mots l'avaient blessée. Je ne pouvais pas prétendre que je n'avais jamais pensé ça depuis que j'avais commencé à travailler ici. Après tout, j'étais incapable de lire. Je ne comprenais pas les sentiments de ceux qui considéraient les livres comme plus précieux que leur propre vie, et elle avait clairement remarqué ça.

— Alors, je me suis dit que je n'avais pas le choix... que de ne pas vous faire confiance...

Ses paroles me semblèrent si froides quand je les entendis, et je me levai lentement. Ma colère s'était complètement dissipée. À ce moment-là, je n'avais envie que d'une chose : m'en aller loin d'ici. Au final, j'étais le seul à vouloir établir une relation durable avec elle.

Cela allait s'avérer un peu difficile, vu que tous les mordus de lecture avaient tendance à rester entre eux.

Alors c'est comme ça, hein, grand-mère.

Je n'avais pas du tout compris cette personne, et dans un moment critique, j'étais quelqu'un à qui elle ne pouvait pas faire confiance.

— E-euh, je suis... sincèrement désolée...

— Je démissionne.

— Hein ?

Elle écarquilla les yeux. Sa réaction me prit un peu par surprise.

— Je vous rends ceci.

Je lui mis la clé de la boutique qu'elle m'avait confiée dans la paume de sa main qui était posée sur la couverture. Puis, je fis un grand pas en arrière pour m'éloigner un peu d'elle.

— Monsieur Gôra... hum, je n'ai pas fini...

J'ignorai sa voix paniquée et baissai la tête profondément. Je ne voulais pas entendre ses excuses plus longtemps, étant donné qu'elles me démoralisaient encore plus.

— Je suis désolé de vous avoir tant causé de souci pendant cette brève période.


  1. Textile japonais utilisé soit pour emballer les cadeaux soit pour purifier les ustensiles pendant une cérémonie de thé.



Épilogue[edit]

Ainsi, j'avais démissionné de la librairie antique Biblia. Par la suite, j'étais venu à la boutique une dernière fois pour recevoir mon salaire, mais je n'avais pas revu Shinokawa depuis.

Ma mère était particulièrement en colère de me voir à nouveau sans emploi.

— MAIS QU'EST-CE QUI T'A PRIS DE DÉMISIONNER AU BOUT D'UN MOIS ? T'AS MÊME PAS TRAVAILLÉ ASSEZ LONGTEMPS POUR VOIR SI LE TRAVAIL TE CONVENAIT OU NON. POUR L'AMOUR DU CIEL, UN CHÔMEUR NE VAUT PAS PLUS QU'UNE MOUCHE ICI, TU SAIS ? CEUX QUI REFUSENT DE TRAVAILLER N'ONT PAS LE DROIT DE MANGER !

Elle me critiquait sans retenue, et sembla voir qu'elle en avait peut-être trop dit quand elle vit que j'étais déprimé. Avant de se rendre à son travail le lendemain, elle m'avait laissé une note dans la cuisine.

« Tu as gagné suffisamment d'argent pour manger. Calme-toi et trouve-toi un autre travail. »

Ça m'embêtait qu'elle sache puisse avoir des paroles sensées de temps à autre.

Pour être franc, je ne pouvais pas vraiment expliquer pourquoi j'avais démissionné. Le fait qu'on ne m'avait pas fait confiance ? La seule récompense pour un employé de boutique était à travers son salaire. En gros, je cherchais une relation qui dépassait le cadre patron-employé. J'ignorais si l'amour entrait en ligne de compte. Au final, la relation entre quelqu'un parlant de livres et quelqu'un écoutant cette dernière n'était pas très claire.

En tous les cas, je ne devais pas attendre trop de mes relations avec les autres aux travails, particulièrement des jolies filles à lunettes qui étaient plus âgées. Je gardais ça à l'esprit tout en me rendant à des salons pour l'emploi.

Ainsi, deux semaines s'écoulèrent paisiblement. Après avoir écrit un nombre incalculable de CV et m'être rendu à divers entretiens, j'avais fini par décrocher un entretien final dans une société alimentaire basée à Saitama. Peut-être que les choses allaient bien se passer. Au moment où je pensais ça, le téléphone sonna. C'était la sœur de Shinokawa. J'hésitais à décrocher, et après les salutations d'usage...

— ... Comment se porte la boutique ?

... J'ai demandé ce qui m'inquiétait le plus. Un employé qui démissionne soudainement avait dû causer beaucoup de problèmes. Cependant, elle dit de bonne humeur :

— On a fermé la boutique jusqu'à ce qu'on trouve un nouvel employé. Ah, t'en fais pas trop, Gôra. C'était déjà dur d'ouvrir la boutique quand elle était pas là.

Malgré qu'elle avait dit ça, je ne pouvais m'empêcher de me sentir coupable. Quoi qu'il en soit, le fait que la boutique était fermée était la conséquence directe de ma démission.

— Bref, il y a quelque chose de bien plus important que je voulais te demander.

Soudain, sa voix devint sérieuse.

— Il s'est passé quelque chose entre toi et ma sœur ?

Il était particulièrement difficile de répondre à cette question. Je ne pouvais pas parler de ce qui s'était passé avec Mes dernières années, et je ne comprenais pas moi-même ce qui s'était passé avec Shinokawa.

— Hum, eh bien... C'est un peu...

— Comme ça... T'as touché ses gros seins ?

— N'IMPORTE QUOI !

— Mais ils sont vraiment gros, non ? Et ils ont une belle forme.

Elle me taquinait ouvertement. Je n'en revenais pas que cela suffisait toujours à stimuler mon imagination.

— ... Je raccroche.

— Pardon, attends ! Ma sœur est vraiment bizarre ces derniers temps.

— Hein ?

— Elle ne lit plus.

J'en perdis mon latin. Cette personne qui avait fait venir une tonne de livre de sa librairie dans sa chambre d'hôpital ? Cette personne qui mentirait à la Terre entière juste pour protéger un simple livre ? C'était dur à avaler.

— Depuis que t'as démissionné, elle passe son temps à rêvasser... Elle a enfin été autorisée à quitter l'hôpital, mais elle est déprimée, alors je suis inquiète. Tu pourrais pas lui rendre visite, au moins une fois ?

Au final, je n'ai rien promis. Je lui avais dit que j'allais y réfléchir, et j'ai raccroché.

Après cet appel, je ne pus m'empêcher de penser à Shinokawa pendant un certain temps. J'étais vraiment inquiet pour elle. Était-ce vraiment à cause de moi ? Était-elle dans cet état par ma faute ?

À ce moment-là, je n'avais pas la moindre intention de lui rendre visite. Elle avait clairement dit qu'elle ne pouvait pas me faire confiance, et je ne pouvais pas faire comme si de rien n'était. Qui plus est, il m'était impossible de discuter avec elle de toute façon — mais je m'inquiétais pour elle.

Et ainsi, je finis par être rattrapé par le fil de mes pensées, et plusieurs jours s'écoulèrent sans que je m'en rende compte. Je m'étais rendu à l'entretien final pour la société alimentaire à Saitama. Je pensais m'en être bien sorti, mais je me sentis soudain fatigué en arrivant à Ofuna.

Je passai le portique de la gare d'Ofuna, et descendis les escaliers avant d'atteindre la rue principale. Nous avions toujours un été indien, et les derniers rayons de soleil semblaient transpercer les manches de ma veste. Mais du moins, c'était techniquement l'automne.

Je descendis l'avenue et aperçus le bâtiment blanc de l'hôpital d'Ofuna. Les visites étaient sûrement toujours autorisées.

... Est-ce que je devrais y aller ?

Comme prévu, je m'inquiétais toujours pour Shinokawa. Hélas, il était trop tard aujourd'hui. Il était préférable d'attendre le lendemain. Non, vu que j'avais décidé d'y aller aujourd'hui...

— Euh...

Une douce voix se fit entendre du banc sur le trottoir. Après avoir fait deux-trois pas, je me retournai soudain.

Une femme aux longs cheveux portant des lunettes était assise sur le banc. Elle portait une jupe à carreaux et une simple chemise, recouverte par un gilet tricoté. C'était le même accoutrement qu'elle portait quand je l'avais rencontrée il y a quelques années — en parlant de ça, c'était la deuxième fois que je la voyais habillée autrement qu'en pyjama.

— Shinokawa... que faites-vous ici ?

— J-Je suis... sortie aujourd'hui... marmonna-t-elle alors qu'elle se servit de deux béquilles pour l'aider à se lever.

Les béquilles étaient faites de façon à pouvoir poser ses coudes dessus. J'ai voulu l'aider à ce moment-là, mais elle secoua la tête timidement et se redressa correctement. On m'avait dit qu'elle allait sortir, mais j'ignorais comment se passer la rééducation.

— ... Je me suis dit que vous... passeriez peut-être par ici.

Je sentis la température de mon corps monter. Visiblement, elle m'avait attendu un long moment sur ce banc, et on resta là debout, à quelques mètres l'un de l'autre.

— Félicitations pour votre sortie d'hôpital.

C'était la seule chose qui me vint à l'esprit.

— ... Merci beaucoup.

Elle baissa la tête tout en disant ça. Nous restions tous deux silencieux, étant donné que nous ne savions pas quoi dire d'autres. Pourquoi voulait-elle me voir ?

— Il s'est passé quelque chose ?

Je tentai de raviver la conversation. Elle s'appuya sur la béquille droite pour garder l'équilibre, et me tendit un sac fourre-tout de la main gauche.

— ... T-Tenez.

— Qu'est-ce que c'est ?

— Aidez-moi à prendre soin de ceci.

Je pris le sac de façon indécise et jetai un œil à l'intérieur — puis j'écarquillai les yeux. Il y avait un livre à l'intérieur : Mes dernières années. La signature de Dazai se trouvait à l'intérieur, et il ressemblait à s'y méprendre au vrai.

— P-Pourquoi ?

— E-Eh bien, j'aimerais... que vous m'aidiez à en prendre soin.

Je ne comprenais vraiment pas. N'était-ce pas un vieux livre qu'elle voulait à tout prix garder avec elle même si elle devait mentir à la Terre entière ? Ne le chérissait-elle pas plus que tout au monde ?

— Euh... Je veux essayer de vous faire confiance, je crois...

Elle prononça tant que possible ces mots tout en rougissant — alors c'était donc ça. Je comprenais. Le fait de placer le livre qu'elle chérissait plus que tout entre mes mains était une preuve de confiance. Autrement dit, telle était la méthode de réconciliation qu'elle me proposait. Eh bien, c'était comme si elle me tendait un livre valant plusieurs centaines de millions de yens juste comme ça.

Je ne pus m'empêcher de rire. Dans ce cas, c'est celui qui rit qui perd. En tous les cas, ses sentiments m'avaient atteint, et c'était bien suffisant.

— Je n'en veux pas.

Je rangeai le livre dans le sac et l'accrochai au poignet de Shinokawa. Son visage se figea, alors je me dépêchai d'ajouter :

— À quoi bon me le laisser alors que je ne peux pas lire ? Il est préférable que vous le gardiez, Shinokawa... Enfin, si jamais l'envie me prend de le tenir entre les mains, je vous demanderai. Par contre...

Je me redressai et lui fit face.

— Ne serait-il pas temps de tenir cette promesse ?

— ... Quelle promesse ?

Elle fit une moue dubitative.

— Vous aviez dit que vous me résumeriez l'histoire de Mes dernières années, non.... ? Ou auriez-vous déjà oublié ?

Son visage se transforma immédiatement en un sourire radieux, et elle donna l'impression d'être devenue une personne complètement différente, rendant difficile de ne pas la regarder.

— Bien entendu. Asseyez-vous.

Elle changea brusquement de ton et m'invita à m'assoir sur le banc. Elle voulait me la raconter maintenant ? Je trouvais ça un peu bizarre, mais bien entendu, je n'avais aucune raison de refuser. Je m'assis à une certaine distance d'elle, et c'était exactement la taille du volume de Mes dernières années. Néanmoins, elle se rapprocha et s'adossa légèrement sur moi.

Je pus sentir la chaleur de son corps à l'endroit où nos deux corps se touchaient, ce qui paralysa le côté gauche de mon corps. Je me demandais si elle avait dit ça dans l'espoir que je revienne à la boutique avec elle après avoir écouté l'histoire ? D'une certaine façon, il semblerait que j'allais pouvoir trouver un travail stable.

En tous les cas, oublions cela pour le moment. Je vais me contenter d'écouter son histoire d'abord.

Elle me regardait, puis changea soudain de ton alors qu'elle se mit à parler.

— Je crois vous l'avoir déjà dit, mais Mes dernières années est une œuvre qu'Osamu Dazai a publié en l'an 11 de l'ère Showa. À cette époque, il avait la vingtaine, et il avait passé dix ans sur ce livre et avait écrit plus de 5 000 essais. Ce recueil n'est donc qu'une infime fraction de...



Postface[edit]

À chaque fois que je descends à un arrêt que je ne connais pas, je me mets souvent à la recherche de librairie antique quand le temps me le permet.

Dès que j'aperçois un panneau au bout d'une rue commerçante ou d'un carrefour, j'y entre au hasard, puis je me mets à parcourir les étagères qui atteignent le plafond.

J'aime l'atmosphère unique procurée par les vieux livres, quelque chose qui manque aux livres fraîchement publiés. C'est comme s'il y avait une fine membrane qui s'y accolait à chaque fois qu'ils passent d'une main à une autre — bien que, bien entendu, j'aime vraiment la texture ferme mais fine des pages tout juste imprimées.

Il existe un grand nombre de types de propriétaires de livres. Il y a ceux qui gardent leurs livres dans un bon état, ceux qui ont pour habitude d'y mettre un marque-page, et ceux qui retirent l'emballage. Quand je lis un vieux livre, je ne m'intéresse pas qu'au livre en lui-même, mais également au type de précédents propriétaires.


J'ignore quand ça a commencé, mais j'ai pensé écrire une histoire impliquant de vieux livres. J'ai mis en scène cette dernière à Kita-Kamakura parce que cette paisible région était semblable à l'endroit idéal que je cherchais pour écrire il y a longtemps.

D'ailleurs, à l'heure où j'écris ses lignes, il n'y a aucune librairie antique à la station de Kita-Kamakura (du moins, pas que je sache). Ainsi, il n'y a pas eu de modèle précis pour l'endroit où travaillent les personnages principaux, et j'ai dû l'imaginer de toutes pièces. J'ai écrit cette histoire avec en tête l'idée que si de telles boutiques avaient existé à l'époque où j'étais au lycée, je serais à coup sûr devenue une habituée.

Néanmoins, les vieux livres mentionnés dans l'histoire existent vraiment. Ce sont tous des livres que j'adore, des livres avec lesquels j'ai gardé de bons souvenirs. J'espère pouvoir écrire une histoire qui finira comme ces livres.

À toutes les personnes impliquées dans la conception de ce livre, et à tous ceux qui ont lu jusqu'à ces lignes, je vous remercie du fond du cœur.


En Mikami


Références


Sōseki Natsume (1909), Intégrale de Sōseki Volume 8, Et puis, Tokyo, Iwanami Shoten

Shinya Yaguchi (1929), Collection complète des histoires de Sōseki, Tokyo : Seieisha

Uchida Hyakken (1949), «  Notes du professeur Sōseki », Tokyo : Kawade Poches

Morita Sōhei (1967), Sōseki Natsume, Tokyo : Chikuma Shobō

Kiyoshi Koyama (1955), Découvertes de monuments et Saint Andersen, Japan : Shincho Poches

Kiyoshi Koyama (1969), Japan, Collection complète de Kiyoshi Koyama, Tokyo : Chikuma Shobō

Jirō Konwa and Kenkichi Yoshida (1930), Modernologie, Tokyo : Éditions Shunyodō

Peter Dickinson (1975), Walking Dead. Traduction et publication à Tokyo : Sanrio SF Poches, 1981, code 26-C

S.N. Vinogradov and A.F. Kuzmin (1955), Introduction à la logique. Traduit par Hisao Nishimura et Yoshio Nomura (1973), Tokyo : Aoki Poches

Osamu Dazai (1936), Mes dernières années, Tokyo : Librairie Sunagoya

Osamu Dazai (1989), Collection complète d'Osamu Dazai, première édition, Tokyo : Chikuma Shobō

Toshiyuki Kajiyama (1974), Les nombreux exploits du baron trancheur de livres, Tokyo : Société Tōgen

Tatsurō Dekune (2007), Le prix d'un auteur, Tokyo : Kodansha