Reina Kamisu ~ Français : Volume 1 Atsushi Kogure

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Chapitre 2 : Atsushi Kogure[edit]

1[edit]

Mon cœur explose et se met à déborder de ma bouche.

Aux yeux des passants dans ce quartier commerçant à côté de la gare, il ne s'est rien passé de particulier. Mais pour ma part, j'ai fait une découverte macabre.

Dans la foule d'inconnus marchant dans la rue, j'ai repéré cette fille que je n'oublierai jamais.

Frappé par un choc insoutenable, mes morceaux se projettent sur tous les alentours. Les centaines d'éclats que j'ai crachés l'assaillent de toutes parts. Remarquant mon regard insistant, elle trouve mon corps principal et le regarde.

Et— sourit.

Son sourire me laisse si pantois que je ne peux même pas m'effondrer — je suis simplement paralysé. C'est comme si son sourire transcende le concept de temps, sans parler de mes sentiments qui se sont complètement fait la malle en l'apercevant.

La fille sous mes yeux se tient à l'écart du monde. Tout du moins, je sais qu'elle n'a pas de valeurs morales communes.

Je suis dévoré par son existence.

C'est seulement après qu'elle s'en est allée que je peux à nouveau respirer. Je m'assure que ma perception émotionnelle est toujours intacte, et me sens enfin à nouveau en vie.

Oui. Je—

Je déteste cette fille.

Elle m'a tout volé.

Aussi spéciale et transcendante soit-elle, cela ne pardonne en rien ses crimes.

Je ne lui pardonnerai jamais. Ô grand jamais. Je ne lui pardonnerai jamais, elle qui a tué de sang-froid toute ma famille.


Je ne pardonnerai jamais Reina Kamisu !


2[edit]

— Tu as rencontré Reina Kamisu ? demande mon docteur, étonné, quand je lui parle de ma rencontre avec ce monstre.

— Oui. Je l'ai croisée. Cette meurtrière.

— Reina Kamisu...

Je l'appelle certes docteur, mais le docteur Mihara n'en a pas du tout l'image. C'est un jeune psychiatre sociable et il a en fait la vingtaine.

— Tu es sûr que ce n'était pas un rêve ?

— Je l'ai vraiment vue ! Elle est passée juste devant moi ! Elle m'a même remarqué et s'est moquée de moi !

— Hm...

Le docteur Mihara croise ses bras en remarquant que je suis très sérieux.


Ma famille a été assassinée par Reina Kamisu.

À ce jour, on ignore comment elle s'est introduit chez moi et poignardé tout le monde à part moi. Elle n'a rien volé, et il n'y avait pas de rancœur dont je sois au courant. Elle n'avait pas envoyé de menaces préalables non plus, et elle ne semble pas avoir fait ça par pur plaisir. Au contraire, elle paraît très intelligente et ne touche pas à la drogue et autres substances dans ce genre. En fait, j'ai échoué dans ma tentative de trouver la moindre faille dans sa personnalité.

Mais il est un fait avéré qu'elle a tué ma famille.

Leurs vies ont pris fin avec une facilité déconcertante.

Avant, je pensais que les vies humaines étaient spéciales — sans rien à voir avec les poissons qu'on a disséqués un jour en cours de biologie. Le concept de vie humaine et sa soi-disant valeur occupaient jusqu'ici une part immense et sans limite dans mon jeune esprit. En fait, en admettant que seuls les humains ont une conscience, je pense toujours que nos vies ont une grande valeur.

Néanmoins — il est possible d'ôter la vie à quelqu'un avec le même couteau qui sert à découper un poisson.

Confronté à ce fait absurde à tout juste dix ans, j'en fus traumatisé.

J'ai bien une blessure sur le torse — causée par Reina Kamisu bien entendu — qui est assez grotesque. Du genre à faire grimacer les gens.

Hélas, le problème avec cette blessure, c'est qu'elle fait peur à tout le monde. Le problème, c'est que c'est une blessure qui n'a toujours pas cicatrisée. C'est toujours une plaie ouverte, et elle restera comme ça pour toujours. Mais à la place du sang, c'est mon être lui-même qui en sort. « Quelque chose » dont j'ai besoin pour vivre. Je me vide. Encore et encore.

Je me brise petit à petit.


— Atsushi-kun, s'adresse le docteur à moi avec un regard sérieux.

— Oui ?

— On n'a plus le temps pour aujourd'hui, mais puis-je te demander de m'en dire plus lors de notre prochain rendez-vous ?

— Oui, bien sûr.

J'en avais l'intention de toute façon.

Qui plus est, le seul moyen de me guérir est d'aller à l'encontre de Reina Kamisu. Pour qu'elle me dise la vérité. Pour— la comprendre.

Puis-je gagner contre ce monstre ? Les chances ne sont pas en ma faveur, j'en ai bien peur. Je vais perdre. Je vais continuer à me vider.

Tel un trou noir, il y a des moments où des sentiments déplacés absorbent l'évidence et rendent aveugle. Ainsi, si je veux m'opposer à elle, je dois sceller mes émotions — majoritairement composées par la haine. En repensant à cette explosion de sentiments que j'ai ressentie en la croisant l'autre jour, je peux imaginer à quel point cela va m'être difficile.

Néanmoins, peu importe l'issue du combat, je n'ai rien à perdre. Je suis déjà au fond du trou. Même s'il m'est difficile de l'emporter, je ne peux pas tomber plus bas.

Par conséquent, je n'hésiterai pas à me battre.

— Je ne perdrai pas !

— Contre qui...? demande le docteur Mihara, toujours sérieux.

— Contre moi-même, bien sûr, et contre Reina Kamisu.

Il arbore toujours un visage pensif et semble chercher le sens de mes propos. Au final, il se contente de marmonner :

— Je vois...


Le jour suivant, je me rends à l'école comme tous les jours malgré ma décision de me battre contre Reina Kamisu. Pour être franc, je préférerais partir à sa recherche plutôt que d'aller en cours, mais en considérant le fait que je n'ai pas la moindre piste si ce n'est le fait que je l'ai croisée en ville, je n'ai pas envie de causer de tracas à ma tante.

Contrairement à mon oncle, elle me traite vraiment bien. Je suppose que le fait qu'ils n'aient pas d'enfants joue un peu, mais elle prend soin de moi, comme si j'étais son propre fils... Peut-être même plus justement « parce que » je ne suis pas son fils. Il n'y a aucun malaise. Aucun malaise... mais il y a de la pression. Je sens que je ne dois absolument pas et ne peux pas rendre ma tante triste, vu qu'elle a également l'obligation de s'occuper de moi.

J'arrive au collège et remarque que notre classe est particulièrement bruyante.

Intrigué, j'interpelle Yûji Kato, qui se tenait non loin et qui est relativement en bons termes avec moi. Je lui demande :

— Qu'est-ce qui se passe ?

— Un suicide, mec ! Un suicide !

— Quoi ? Mais c'était genre la semaine dernière, non ? On a eu du nouveau sur le suicide de Saito ? demandé-je tout en posant mon sac sur ma table.

Vu que c'était quelqu'un qu'on voyait tous les jours à l'école, la mort de Saito nous avait particulièrement marqués. Même si elle n'avait pas d'amis — elle était même soupçonnée d'avoir volé les affaires d'une fille de sa classe — il y avait malgré tout des gens pour pleurer sa mort. Mais étonnamment, ce ne fut qu'après sa mort que certains garçons sont sortis de leur coquille pour avouer les yeux en larmes qu'en réalité, ils l'appréciaient beaucoup du fait de sa « modestie » si peu courante chez les filles de nos jours. Saito doit se sentir mitigée là-haut dans le ciel, vu que c'est justement sa personnalité qui l'avait poussée au suicide.

— Vous allez continuer longtemps à ressasser ça ? Pourquoi vous la laissez pas reposer en paix ? Je suis persuadé qu'elle... n'aimerait pas être le centre de toutes les attentions, lui signalé-je.

— T'es complètement à côté de la plaque, mec.

— Comment ça ?

— C'est pas au sujet de Saito, tu sais.

— Alors qui s'est suicidé ?

Yûji jette un regard vers une table et dit :

— Kimura.


Avant le début des cours, tout le monde a été convoqué dans le gymnase pour un discours d'urgence, où le proviseur nous assomma avec un long speech barbant sur la « valeur de la vie ».

Tout en écoutant d'une oreille ce qu'il dit, je me mets à cogiter sur l'incident.

Il semblerait que Saito, Mizuhara et les autres personnes concernées l'ignoraient, mais quiconque connaissant un tant soit peu Kimura ou ayant un peu de jugeote, comme moi, était conscient que Kimura était le véritable coupable derrière l'incident du portefeuille volé.

Parmi les mecs, il est de notoriété publique que Kimura était amoureux de Mizuhara, et qu'il s'était pris un râteau par elle quand il était allé lui avouer ses sentiments. Elle lui avait dit qu'elle n'avait pas la moindre intention de sortir avec qui que ce soit dans l'immédiat. Mais, quelques jours plus tard, elle est sortie avec Ashizawa.

Il allait sans dire qu'elle s'était servie de cet argument pour le repousser en évitant d'être trop franche, et il devait en être conscient. Néanmoins, il avait été vexé. Profondément. Il avait dû se sentir inférieur à Ashizawa — un parfait cancre — aux yeux de Mizuhara. À partir de ce jour-là, tout ce qu'il disait ou faisait était teinté d'une petite pointe d’auto-dérision.

Je peux comprendre pourquoi il tenait à esquinter le cadeau qu'Ashizawa avait donné à Mizuhara. En fait, je trouve cette petite vengeance très supportable. Hélas, il savait qu'il allait être désigné comme le coupable évident s'il se contentait de mettre en œuvre son plan.

Par conséquent, il avait besoin d'un bouc-émissaire. Et il en trouva un en la personne de Saito, dont Mizuhara venait de lui jouer un mauvais tour peu de temps auparavant.

À vue de nez, Kimura a bien joué le coup. Tout du moins, il avait réussi à faire croire à ses cibles principales — Mizuhara et son groupe — en son subterfuge.

Mais, au final, il a échoué sur toute la ligne.

Il n'avait pas pris en considération à quel point ses actions allaient la blesser vu qu'il était trop concentré sur le moyen de lui faire porter le chapeau. Mais sa plus grande erreur aura été de ne pas avoir pris en compte sa propre souffrance, engendrée par celle faite à Saito.

Sa vengeance avait infligé une blessure mortelle à Saito. Peut-être que ce n'est pas tout à fait exact. Peut-être qu'il n'avait fait qu'accélérer les choses et que ça allait déjà se terminer comme ça quoi qu'il arrive. Néanmoins, Kimura se sentait responsable de sa mort.

Kimura avait blessé Saito, et ça l'avait blessé à son tour. Les deux blessures étaient fatales, et les deux ont mené à la mort. Comme... comme ma propre blessure.

Enfin, le discours du proviseur prend fin après plus d'une heure entière. Je comprends son inquiétude, mais ça ne rend pas sa diatribe utile pour autant.

Sérieusement... il ne comprend pas qu'un sermon ne changera rien. On sait tous parfaitement qu'on ne doit pas se suicider. Et pourtant, il y a des fois où le monde où l'on vit devient si dur pour nous qu'on se met à jouer avec cette pensée. Ainsi, il est inutile de faire appel à l'éthique. Il aurait mieux fait d'employer une approche plus concrète. Si je cherchais à empêcher le suicide, je le ferais de cette façon : « Mourir signifie tomber dans un état de néant éternel, un vide complet qui ne peut être imaginé par quelque chose de vivant. Il suffit d'y réfléchir : votre cerveau s'en va. Vous ne pouvez plus penser. Vous avez sûrement entendu la phrase « je pense donc je suis », non ? Réfléchissez-y bien. Rien n'existe. Vous comprenez. Rien n'existe. Combien de temps pourriez-vous supporter un monde sans son, sans lumière et sans quelconque sensation ? Un monde où on ne peut même plus ressentir la faim. Où l'on ne ressent plus le moindre désir. Vous me suivez ? Mais la mort est le vide parfait, alors elle surpasse même le monde dépourvu de sensation. Il n'y a pas d'avenir. Le paradis a été inventé par des gens qui ont peur de la mort. Vous devriez savoir pourquoi il y aura toujours des gens pour croire en une vie après la mort malgré les progrès de la science : c'est parce qu'ils ont peur. Peur de ce qui les attend après la mort. Alors, ne vous dites pas que mettre fin à vos jours vous sauvera ! Ce sera simplement la fin. La F-I-N. Le suicide est l'acte de se donner la mort, et mourir sans comprendre le sens de la mort, cela revient à fuir la réalité. Même si le résultat est le même dans les deux cas. Alors, allez-y. Essayez de vous donner la mort si vous le pouvez. Essayez de vous tuer maintenant que vous connaissez la vérité. »

Tout du moins, je ne pourrais pas le faire.

Après tout, la seule raison pour laquelle je suis encore ici maintenant, c'est justement parce que j'ai peur de la mort plus que tout.

Ah, c'est vrai, il y a eu un petit rebondissement sympa à cette histoire.

— En fait, il parait que Kimura a laissé une lettre d'adieu, me dit Yûji.

— Une lettre d'adieu ? Il s'est excusé auprès de Saito ou un truc du genre ?

— Bingo.

— Bah, ça devrait lui remonter un peu le moral, j'imagine ?

— Non, je pense que ça aura l'effet inverse.

— Hm...? Bah, c'est vrai que j'aimerais pas que quelqu'un se suicide à cause de moi non plus.

— C'est pas le problème, désapprouve-t-il.

— Comment ça ?

— Kimura a mal écrit son nom.

Oh.


Après la fin des cours (ils ont vraiment eu lieu, mais tout le monde avait la tête ailleurs), je me suis rendu au quartier commerçant où j'avais croisé Reina Kamisu.

Je n'ai aucune certitude de la rencontrer à nouveau juste parce que je l'y avais croisée une fois, mais c'est le seul indice dont je dispose. À la base, je m'étais dit que j'aurais pu mettre la main sur des informations vu que j'étais la victime dans l'histoire, mais ce n'est pas si simple. Essentiellement parce que c'était un crime commis par une mineure.

Si Reina venait à passer devant moi, je ne la manquerais pas. Pas seulement parce que j'ai gravé son apparence dans ma mémoire encore et encore : elle sortirait du lot aux yeux de n'importe qui. Elle est d'une beauté absurde.

— ...

Hélas, une heure avait passé sans qu'il se passe quoi que ce soit. Après être resté debout pendant tout ce temps parce qu'il n'y avait nulle part où s'assoir, mes jambes commencent à fatiguer. Je décide de m'autoriser à changer d'endroit et me dirige vers le McDonald's le plus proche, y achète deux hamburgers (le reste étant trop cher pour le porte-monnaie d'un collégien) et m'assois près de la fenêtre.

Tout en mangeant mon hamburger, je me mets à penser à Reina Kamisu.

Reina Kamisu. À l'époque des faits, elle avait 16 ans (ce qui signifie qu'elle n'avait qu'un an de plus que moi aujourd'hui), alors son âge actuel devrait être 21 ans. A-t-elle trouvé du travail ? Peut-être qu'elle s'est inscrite à l'université. Elle n'avait sûrement pas eu son bac à cause de ce qu'elle avait fait, mais elle devrait être suffisamment intelligente pour passer les examens d'entrée d'une université. Même si elle avait tué toute ma famille, elle avait écopé d'une peine ridicule du fait que son mobile parfaitement incompréhensible lui avait octroyée un diagnostic « mentalement instable ». Maintenant, je parie qu'elle doit être vénérée comme une idole à son travail ou à la fac. L'idole meurtrière. Haha, quel slogan !

— Arg...!

La blessure sur mon torse commence à me faire mal. D'après le docteur Mihara, cette douleur n'est que le fruit de mon imagination, étant donné que la plaie est déjà guérie.

Bon sang ! Vous pensez que c'est seulement mental ? Une illusion ? Vous foutez pas de moi, Doc ! Cette douleur n'est pas fausse, c'est n'importe quoi !

La blessure « saigne ». Je suis peut-être le seul à voir le sang, mais il y en a, c'est sûr — et je suis ce liquide (ou quelque chose de semblable à un liquide).

Ah, merde, je sais ! Ce que je dis n'a aucun sens. Je ne fais que creuser ma propre tombe.

Mais il se trouve que — la blessure n'est pas guérie.

Et elle me fait toujours mal.


3[edit]

Les facultés de perception d'un être humain ont une certaine limite : nos cerveaux sont comme des ordinateurs et ne peuvent traiter qu'une certaine quantité de données. Quand survient un surplus d'informations, ils s'arrêtent de fonctionner correctement et se mettent à afficher des messages d'erreur.

La scène sous mes yeux me prive de tout influx émotionnel.

Il y a un cadavre ; celui de ma mère. Il y a un cadavre ; celui de mon père. Il y a un cadavre ; celui de ma sœur. Le sol est inondé de sang. Woah, comment je suis censé marcher sur un sol aussi trempé ? Non, c'est pas le problème ici, non ? Woah, woah, ils sont morts, non ? C'est pas vrai. C'est pas une série télé. Des morts aussi brutales n'arrivent pas dans mon entourage. Cela dit, ça a l'air vrai. Haha, hé, ça devient n'importe quoi. Et c'est qui cette fille là ? Qui est cette fille incroyablement belle ? Et c'est quoi ce couteau — ce couteau dégoulinant de sang — qu'elle tient dans la main ? Woah-woah-woah-woah ! C'était TOI ? Malgré ton beau visage ? Une seconde ! Te fous pas de moi ! Qui t'a permis de tuer ma famille ? Et t'es qui d'abord ? T'es qui ?! T'es qui bordel ?!

— Comme je le pensais...

Comment ça « comme je le pensais » ?! T'es bizarre ! T'es tarée !

— Les gens meurent quand on les poignarde.

Évidemment. Tous les enfants savent ça. Tout le monde sait ça, même si personne ne le vérifie vraiment.

Oui. Ma famille est morte.

Morte ?

Ouais, ils sont morts... pas vrai ?

Ils sont morts. Oui, morts. M-O-R-T-S.

— A... Ah...

Je me mets enfin à gémir.

Ils gisent sur le sol. Ma mère, mon père, ma sœur, ils gisent tous sur le sol sans bouger. Je regardais la télé jusqu'à il y a quelques instants. Je suis monté à l'étage vu qu'ils se sont énervés parce que j'avais frappé ma sœur. C'était devenu une scène du passé ? Cette fille me l'avait volée ? Comment est-ce possible ? Elle peut vraiment faire ça ?

— Tu veux mourir, toi aussi ?

Elle peut. Cette fille peut le faire.

— Uh... UWAAAAAAAAAAAAAH !!

À l'aide à l'aide à l'aide à l'aide ! À L'AIDE, maman ! Ah, elle est morte ! N'importe qui ! Au secours !

Je tombe sur les fesses et rampe à reculons, tout en me pissant littéralement dessus. Évidemment, ce n'est pas comme ça que je pourrais m'enfuir, mais je n'arrive pas à me lever non plus.

Elle s'approche.

— A-Arrête...

Hélas, mes paroles sont tombées dans l'oreille d'une sourde. Tout en pointant le couteau dans ma direction, elle s'approche.

Puis, elle le brandit.

— Arrête ! ARRÊÊÊÊÊÊÊTE !

Enfin, je me réveille comme toujours.


Je pousse un soupir tout en buvant ma soupe miso.

— Bah alors, Atsuhi, pourquoi tu soupires comme ça de bon matin ? me reproche légèrement ma tante avec un sourire avant de poser une assiette avec un œuf sur le plat devant moi.

— J'ai encore fait ce rêve... réponds-je tout en versant de la sauce soja sur l'œuf.

— Je vois. Ils deviennent fréquents ces derniers temps.

— Ouais.

— Oh mon pauvre... Pourquoi cette fille t'en veut ?

M'en vouloir. Si son mobile avait été si simple et logique, je n'aurais pas été aussi traumatisé que je le suis aujourd'hui.

— Peut-être que tu es un peu tendu à cause de tes examens qui approchent ? dit-elle avec un ton inhabituellement inquiet.

Elle est inquiète ; autrement dit, je l'inquiète.

Ça craint. Je ne dois pas l'inquiéter plus qu'elle ne l'est déjà à cause de mes séances de psychothérapie.

— Ahaha, mais j'ai même pas encore commencé à réviser, dis-je en rigolant et en me tenant la poitrine.

— Ah bon ? Je pense que c'est tout aussi problématique !

Quand ma tante dit ça, je peux lire ça comme « dieu merci, mes peurs n'étaient pas fondées » sur son visage.

Des peurs infondées. Oui, ses peurs doivent rester infondées.

Malheureusement, le fait est que ce rêve m'a troublé plus que d'habitude.

J'ai commencé à faire ce cauchemar après cet incident. Pendant le premier mois, il me tourmentait toutes les nuits, et à chaque fois, j'étais tellement traumatisé que je ne pouvais plus rien avaler.

Mais j'ai fini par m'habituer aux cauchemars avec le temps : ces derniers temps, je les vois simplement comme des « mauvais rêves ».

Hélas, c'est différent aujourd'hui. Non seulement elle m'avait blessé dans mon rêve, mais également à nouveau dans la réalité.

Je tiens ma poitrine.

Mon cauchemar s'est infiltré dans la réalité et m'attaque de là. Tout ça parce que j'ai croisé Reina Kamisu l'autre jour. Ce cauchemar n'est pas un simple cauchemar : c'est mon passé qui n'arrête pas de me tourmenter.

En croisant Reina Kamisu, mon cauchemar a gagné la réalité. Elle s'en sert comme d'un portail pour s'en prendre à moi.

Elle m'attaquera encore et encore.

Maintenant, combien de temps mon cœur pourra le supporter ?


J'entre dans la classe, juste pour être surpris presque autant que la veille.

Ashizawa s'est rasé la tête, abandonnant ses longs cheveux bruns.

Je doute qu'un des profs en charge du respect des bonnes manières l'ait forcé à faire ça. Ils n'iraient pas si loin. Ce devait être de son propre chef.

Ashizawa n'était pas dans son assiette récemment, pour la simple et bonne raison qu'il se sentait responsable de la mort de Saito. Le jour où le portefeuille de Mizuhara a été déchiqueté, il avait pris Saito à partie en la poussant contre un coin et en l'intimidant.

J'étais présent quand c'est arrivé et les observais, tout en ayant l'intention de m'en mêler si jamais cela dégénérait... non, j'ignore si j'envisageais vraiment d'intervenir. Peut-être que je ne faisais que faire semblant de m'inquiéter pour elle. Quoi qu'il en soit, je les avais observés sans rien faire.

Le simple fait de regarder le crâne rasé d'Ashizawa me fit ressentir comme un pincement.

J'ignore à quel point cet incident a influencé la mort de Saito, mais je suis persuadé que ça a joué. C'est un autre fait qui l'a poussée au suicide.

Mais et s'il y avait eu quelqu'un pour essayer de s'interposer quand elle a été entourée par Ashizawa et ses potes ? Et si elle avait eu quelqu'un qui se moquait de la pression mise par Ashizawa ? Le résultat n'aurait-il pas été tout autre ? Nous autres, ceux qui ont hésité à lui venir en aide, ne sommes-nous donc pas les véritables fautifs ?

Ce « quelqu'un » aurait pu être moi.

Ashizawa s'est infligé une évidente punition comme un vrai délinquant. Aussi inconsidéré et futile soit ce geste, c'était une preuve irréfutable de ses remords.

Et qu'en est-il de nous ? Nous avons nié toute responsabilité et essayons de nous en tirer avec un peu de compassion. Ce n'est pas Ashizawa ni Kimura ni Mizuhara qui ont acculé Saito, mais nous autres qui avons tenté de garder nos distances avec elle jusqu'au bout.

Soudain, une question me traverse l'esprit.

En y repensant—

Saito n'avait-elle pas crié le nom de quelqu'un pour l'aider ?


Même la pause déjeuner était animée par le sujet de Saito et Kimura parce que le crâne rasé d'Ashizawa ne passait vraiment pas inaperçu. Du fait de la grande compassion pour Saito qui règne dans la classe (tout le monde se sent coupable), Takatsuki et ses amies se sentent mal à l'aise, étant les personnes qui l'ont accusée.

Je finis de manger mon bentô et observe la classe, les coudes posés sur ma table.

Ashizawa ressemble à un moine, et le groupe de Takatsuki ressemble à des chats dans une maison inconnue. Me demandant comment s'en sort Mizuhara, je regarde dans sa direction.

Sa jolie petite frimousse semble avoir les traits encore plus tirés qu'avant. Elle doit être consciente qu'elle a joué un rôle central dans les suicides de Saito et de Kimura.

Alors que je me fais cette remarque, elle se tourne vers moi et nos regards se croisent.

Je détourne rapidement les yeux pour jouer l'innocent, mais elle continue à me fixer du regard. « Lâche-moi ! » crié-je au fond de moi tout en vérifiant si elle me regarde toujours.

Hélas, mon cri silencieux est resté lettre morte ; elle se lève et se dirige vers ma table.

— Kogure-kun.

Et maintenant, elle prononce mon nom. Ce n'est visiblement pas une coïncidence, c'est parce qu'elle a remarqué mon regard qu'elle s'est tournée vers moi.

— Oui... Qu'y a-t-il, Mizuhara ? demandé-je en levant la tête, manifestement agacé.

— T'es un intello, non ? Je veux dire, t'es toujours premier dans cette classe et t'es parmi les meilleurs du collège aussi.

— On parle de notes là, mais il y a une différence entre être intelligent et avoir de bonnes notes.

Mizuhara est pris de court sur le moment, mais finit par se reprendre :

— ... Mais t'es le seul à qui je pense pouvoir parler de ça. T'as une seconde à m'accorder ?

— Je pense qu'il y a suffisamment d'autres personnes en mesure de te donner de meilleurs conseils.

— Mmm... Je cherche pas vraiment de conseil. Allons discuter de ça ailleurs — suis-moi.

Mizuhara me tire par la manche. Apparemment, elle insiste pour me parler.

— Hola, une petite minute. Ashizawa va se mettre en rogne s'il nous voit ensemble.

— T'en fais pas pour ça.

— Ah bon ? Il doit être vraiment indulgent alors.

— Non, on s'est... séparés.

Surpris, je me fige pendant un instant.

— Ah... Je vois, dis-je d'une voix délibérément désintéressée, mais mon visage m'a trahi.

Maintenant que j'y pense, cela n'a rien de bien surprenant. Tout comme l'amour connu pendant le collège peut-être aveuglant et fort, il est également transitoire. Leurs liens ne sont pas suffisamment forts pour faire face aux obstacles qui se sont présentés face à eux — c'est tout.

Et ces liens ont eu raison de Kimura.

Enfin bon.


Mizuhara m'emmène jusqu'aux escaliers menant au toit. Ces escaliers sont peu empruntés, alors il n'y aura pas d'invités surprises. Elle devait se servir de cet endroit pour voir Ashizawa en secret.

— On venait ici de temps à autre. Toshiki et moi.

Qu'est-ce que je disais ?

— Tu... T'es au courant pour la fausse lettre d'amour que j'ai envoyée à Saito-san, non ? demande-t-elle.

— Ouais.

— Tu t'es déjà demandé pourquoi j'ai fait ça ?

— Nan, pas du tout ? Je pensais juste que tu pouvais pas la supporter, et je crois pas qu'il faille chercher plus loin.

— Peut-être... c'est vrai... mais, je, je voulais aussi l'aider—

— Je m'en fiche. Épargne-moi ton histoire.

C'est juste une excuse qu'elle s'est fabriquée.

— Non, écoute-moi ! En vérité... on l'a vue une fois quand on s'était réunies ici.

— Ah bon...? Qu'est-ce que Saito pouvait bien faire ici ?

— C'est ça le problème... elle marmonnait toute seule.

— Toute seule ?

— Oui, toute seule, mais comme si elle parlait à quelqu'un. J'ai essayé de suivre son regard plusieurs fois, mais il n'y avait personne avec elle.

Cela n'a rien de « si » remarquable. Saito n'avait personne à qui parler, alors cela paraît logique qu'elle se mette à évacuer son désir de parler quand elle était seule.

— Et t'as trouvé ça bizarre, alors tu lui as joué un petit tour ? conclus-je.

— Oui, j'ai trouvé ça bizarre, c'est vrai...

Je vois. Je peux comprendre que Mizuhara veuille intervenir après avoir été témoin d'une scène pareille.

— Alors ? C'est pas pour ça que tu m'as fait venir ici, non ?

— Non...

Elle hésite quelques instants.

— Kogure-kun... tu crois aux fantômes ?

La conversation prend une tournure inattendue.

— Les fantômes ? Aucune idée. Enfin, je pense qu'ils pourraient exister, vu qu'il y a tant de gens qui prétendent que c'est le cas...

— Et les mauvais esprits ?

— Des conneries.

Une seconde, pourquoi Mizuhara me parle de ça ? Où elle veut en venir avec toutes ces questions débiles ?

... Woah, woah, est-ce qu'elle sous-entend que Saito parlait avec un fantôme ? Il est temps de remettre les pieds sur Terre, non ?

Je parviens tout juste à contenir ses pensées.

... Non, ne t'emballe pas. Mizuhara a dit qu'elle avait été dégoutée par la vue de Saito parlant toute seule. Elle ne se serait pas sentie dégoûtée si cette histoire de fantôme avait été sa première impression, mais plutôt de la peur ou peut-être même de la jalousie, non ?

Cela signifie qu'il y a autre chose qui l'a poussée à conclure que Saito parlait avec un fantôme.

— Tu penses que Saito parlait à un fantôme ?

Mizuhara acquiesce.

— Comment t'en es arrivée à cette conclusion ?

Mizuhara se mure dans le silence. Visiblement, elle a peur que si elle exprime ses pensées avec des mots, elles deviendront réalité.

Mais elle finit par ouvrir sa bouche.

— Parce que... murmure-t-elle, ... mort...

— Parce que Saito est morte ? En quoi ça explique quoi que ce soit ?

— Non ! rétorque Mizuhara.

— Quoi ? Elle a parlé avec un fantôme et c'est pour ça qu'elle est morte ? Ça n'a pas de—

— C'est pas ça ! Pas parce que Saito-san est morte !

— Mais qui—

Je réfléchis. Non, il n'est pas nécessaire de réfléchir. Il n'y a qu'une autre personne concernée.

— Pas Saito-san, mais parce que Kimura-kun est mort.

Je dois admettre que je suis un peu perdu.

Cela n'a pas de sens. Non seulement elle suggère l'existence de quelque chose d'infondé scientifiquement comme les fantômes, et maintenant elle se met à parler de façon incohérente.

Je fais soigneusement le tri dans ma tête, en réfléchissant à chaque point de façon logique, et en arrive à une conclusion incroyablement rapidement.

— Alors... tu l'as vu, c'est ça ?

Elle acquiesce lentement.

— Tu as vu Saito parler avec ce quelque chose, ce qui est déjà en soit bizarre. Mais tu as également vu Kimura faire la même chose.

Mizuhara acquiesce.

Je marque une pause et regarde autour de moi. Si les fantômes existaient vraiment, je ne serais pas surpris d'en trouver un ici. Cette pensée me donne la chair de poule, mais bien sûr, c'est juste mon imagination qui me joue des tours.

Hélas, il se trouve que quelqu'un est mort de l'autre côté de cette porte.

— Tu... Tu crois qu'une telle coïncidence est possible ? demande Mizuhara avec réticence.

— De quoi tu parles quand tu dis « coïncidence »...?

— Comme je l'ai dit... Saito-san et Kimura-kun parlaient tous les deux à un fantôme, ils l'ont tous les deux vus, et ils se sont tous les deux suicidés. Tu crois vraiment qu'une telle coïncidence est possible ?

Coïncidence.

Elle a raison. Ce serait une étrange coïncidence. Néanmoins, non seulement ils avaient une bonne raison de se suicider, mais en plus, il ne faisait également aucun doute qu'ils s'étaient donnés la mort de leur propre chef.

Pour commencer, il y a une relation causale entre leurs morts : Kimura ne serait pas mort si Saito ne l'avait pas été. Leurs morts ne sont pas dues à une coïncidence.

Une seconde...

Il n'y a pas de place pour une coïncidence ici. Autrement dit, c'est l'absence de coïncidence qui rend ce quelque chose suspect.

— Tu te mets à douter toi aussi, pas vrai, Kogure-kun ? remarque Mizuhara.

Je cache rapidement mon visage.

— Tu sais ce que je pense ? demande-t-elle, Je pense qu'aucun des deux ne s'est vraiment suicidé.

Son visage était livide. Je finis par comprendre que ce n'était pas les remords qui l'empêchaient de dormir.

Mizuhara a peur.

La peur que quelque chose qui a poussé les deux autres à la mort la mine.

— Ils ont été tués, dit-elle avec une conviction apeurée, Un fantôme les a maudits.


Comme hier, je pars à la recherche de Reina Kamisu tout en sirotant un milkshake à prix réduit au McDonald's.

Cependant, pendant que mes yeux sont dirigés vers la fenêtre, presque toutes mes synapses sont utilisées pour réfléchir.

Je me ressasse la discussion avec Mizuhara à plusieurs reprises, en essayant de tirer mes prores conclusions.

Je n'ai aucun moyen de savoir ce qu'est ce « quelque chose » qu'elle qualifie de « fantôme », mais en partant du principe que ce « phénomène » soit capable de communiquer, il peut entrer en contact avec les autres et affecter leurs vies jusqu'à un certain point.

Au point de tuer ces deux-là ?

« Maudits. »

Bah, peut-être qu'on peut parler de malédiction dans ce cas-là.

Mais il est vraiment si facile que ça de pousser quelqu'un au suicide ? Non. Même en ne tenant pas beaucoup à la vie, tout le monde sait que la mort est la fin et qu'il n'y a pas de marche arrière. Les propos des gens ne peuvent pas tuer ; c'est notre voix intérieure qui nous y pousse. Ou alors un soudain coup de tête. Quoi qu'il en soit, les gens ne meurent pas si facilement.

Ou cette chose, « quoi qu'elle soit », aurait le pouvoir de manipuler ces mécanismes sans problème ?

D'un autre côté... ils avaient tous les deux une raison valable de se suicider. Bien que les mots sont inefficaces contre monsieur tout le monde, cela devrait bien être possible pour pousser quelqu'un avec des tendances suicidaires à franchir le pas.

Néanmoins, je secoue la tête.

Je perds sens de la réalité ; je devrais réfléchir de façon plus rationnelle.

Penser rationnellement. R-a-t-i-o-n-n-e-l-l-e-m-e-n-t. Capiche ? ... Ouais.

Bon... Tout d'abord, je devrais envisager la possibilité que tout ce que m'a raconté Mizuhara n'est que le fruit de son imagination. Pour ma part, je trouve que c'est une fille au point de vue arrêté.

Elle sait qu'elle a sa part de responsabilité dans les morts de Saito et Kimura. Peut-être qu'elle est incapable de supporter les remords et donc essaye de trouver une raison pour laquelle Kimura parlait tout seul, ce qu'elle a très bien pu monter de toute pièce ou en interprétant une conversation normale à sa propre sauce.

Autrement dit, cet « être » n'existe pas et ce, depuis toujours.

Et alors ? Est-ce que cela n'est pas plus logique ?

... Tss. Quelle pathétique tentative de raisonner dans cette affaire.

Peu convaincu par mon propre raisonnement, j'essaye de me concentrer sur l'autre côté de la vitre et finis par faire peur à plusieurs piétons avec mon regard noir.

— Qu'est-ce que tu regardes avec autant d'insistance ? me demande quelqu'un derrière moi.

Je suis sur le point de gentiment expliquer que je cherche quelqu'un—

... Mais mes mots restent coincés dans ma gorge et sont avalés jusqu'à complètement disparaître.

Je me mets à frissonner.

Quelque chose se met à couler du bout de mes doigts alors que ma bouche devient aussi sèche que le désert et mes yeux s'écarquillent.

— ... Ah.

Je connais...

Je connais cette voix.

Même si je ne l'ai entendue que quelques fois, elle est gravée au plus profond de mon cerveau et ne disparaîtra jamais.

— Qu'est-ce qui se passe ? Tu veux pas me dire ce que tu regardes ?

J'ai mal.

La blessure sur mon torse me fait mal.

À nouveau pleinement ouverte, un liquide semblable à du sang se met à gicler — comme s'il réagissait à son créateur.

Je dois tenir bon.

Je me tiens la poitrine et je me tourne vers la personne avec une volonté de fer.

Quelque chose transperce mes yeux alors que je reconnais son visage, me faisant lutter contre l'envie irrépressible de fermer les yeux, de détourner le regard.

Mais, j'attends ce moment depuis longtemps.

Il faut que je tienne bon.

— Je « te » cherchais, Reina Kamisu !

Je la fusille du regard. Plus j'affûte ce dernier, plus la douleur dans ma poitrine faiblit.

— Oh, vraiment ? dit-elle en m'esquissant un sourire si magnifique qu'il a l'air faux. Et qu'est-ce que tu vas faire maintenant ? Te venger ?

« Me venger », a dit Reina avec indifférence.

— J'ai bien envie de faire ça, ouais, réponds-je aussi calmement que possible, tout en réfrénant ma rage bouillonnante.

— Alors ça veut dire qu'il y a un autre objectif ?

— Oui.

— Je t'écoute.

— Peut-être que tu penses que cet incident n'est plus que de l'histoire ancienne. Mais pas pour moi. Je souffre toujours des conséquences encore aujourd'hui. Tu me pourris toujours la vie !

— Bah, je suppose que personne ayant été victime d'une chose pareille pourrait s'en remettre si facilement, dit Reina Kamisu d'une voix indifférente, me donnant l'envie de lui sauter dessus et de lui tordre le cou.

Néanmoins, je dois me retenir. Sans elle, je n'obtiendrai jamais la réponse que je cherche.

— Alors ? Qu'est-ce que tu me veux ?

Reina Kamisu ne montre aucun signe de culpabilité. Elle est vraiment si franche que ça ou est-ce qu'elle se comporte de cette façon volontairement ? Je n'arrive pas à pencher pour l'une ou l'autre des possibilités.

Avant qu'il ne soit trop tard, je ravale ma colère, qui est sur le point d'exploser. Oui, je l'ai faite disparaître, je l'ai effacée. Je n'aurais pas tenu très longtemps sinon. J'essaye de bloquer chaque impression que je peux avoir de Reina Kamisu.

— ... Je veux savoir la vérité, lâché-je.

— La vérité ?

— Oui. La raison pour laquelle tu as assassiné ma famille.

Connaître cette raison est ma priorité numéro un.

Je veux changer mon état d'esprit actuel. Mais pour me débarrasser de ces éternels sentiments de tristesse, de peur, de désespoir et de colère, il me faut briser un mur.

Le mur de questions.

Une fois allumée, la haine ne s'en va pas si facilement. Il faut y aller franchement et l'effacer. Pour faire ça, cependant, des questions demeurant sans réponse constituent un grand obstacle. Je pourrais être en mesure de digérer ça d'une façon ou d'une autre en me trouvant une raison ou quelque chose pour me satisfaire, mais il se trouve que je manque de données pour cela. Mes questions jusqu'ici sont restées sans réponses.

De ce fait, je n'ai aucun moyen de digérer ces sentiments noirs au fond de moi.

Hélas, incapable de comprendre mes circonstances, Reina Kamisu penche la tête dubitativement :

— Et ça va t'avancer à quoi ?

— Bien sûr que ça va me servir. Sinon je demanderais pas.

— Tu penses...? Je vois aucune raison valable.

— Je m'en tape de ton avis ! Je t'ai posé une question ! Est-ce que t'as la moindre idée de la quantité de mon « être » tu as extrait de mon corps ?! Tu te dois de coopérer, merde! crié-je à mon insu.

Et merde, je n'ai pas réussi à réfréner ma colère. Même la plus petite des failles dans ma défense ne passera pas inaperçue avec ma colère.

Tiens bon, tiens bon, tiens bon.

— T'as changé d'attitude, remarque-t-elle toujours avec indifférence. Écoute, je dis pas ça pour t'embêter. J'aimerais vraiment te donner une réponse, sérieusement. Mais malgré tout, j'en suis incapable.

— ... Pourquoi ?!

— Parce qu'il n'existe aucune réponse qui pourrait te satisfaire.

— Eh bien... c'est peut-être vrai. Ma famille reviendra pas, et je serai jamais heureux quelle que soit la réponse. Mais... c'est pas pour ça que je te pose la question. J'en suis parfaitement conscient !

— Non, c'est pas ce que je voulais dire.

— Alors qu'est-ce que tu voulais dire...?!

— Tu veux que je te donne la raison pour laquelle j'ai fait ce que j'ai fait, pas vrai ?

— Oui.

— Hm...

— Que tu le croies ou non, je comprends qu'on a tous les deux une manière entièrement différente de penser. On n'y peut rien si ton raisonnement n'a pas de sens pour moi. Ce sera toujours mieux que de ne rien savoir.

Pour la première fois, Reina Kamisu a écouté attentivement mes paroles.

Elle me regarde, essayant de comprendre mes raisons, de comprendre le sens derrière mes propos.

Je pousse un soupir de soulagement. Reina Kamisu n'est pas stupide, et elle ne m'en veut pas. Ainsi, il n'y a rien de surprenant à ce que j'attende d'elle qu'elle me donne la réponse que j'attends.

Hélas—

— N'empêche que... soupire-t-elle pour une raison ou une autre.

— ... Quoi ?

— Malgré tout, j'ai pas la réponse que tu cherches.

Mes yeux s'écarquillent.

— A-Arrête de te foutre de moi ! Me dis pas que t'avais aucune raison de le faire ! Tu devais sûrement en avoir une, aussi insensée soit-elle !

— Une raison ? Oui, à bien y regarder, peut-être qu'il y en a une.

— ... À bien y regarder ?

— Mais je n'ai jamais vraiment compris.

Elle... n'a pas compris ?

— Tu trouveras pas toujours de bonne explication pour tout dans ce monde, et cela s'applique au meurtre que j'ai commis. Ou est-ce que ça te suffit déjà comme réponse ?

— B-Bien sûr que non !

— J'aurais dû m'en douter.

— Tu connais pas la réponse toi-même ? Te fous pas de moi ! Ou tu veux dire que t'as tué des gens juste comme... comme si tu buvais de l'eau ?!

— Bien sûr que non. Et pour ta gouverne : c'est pas comme si je me souviens de mon état d'esprit du moment. C'était... une impulsion. Je devais tuer quelqu'un. Il fallait que je vérifie si des gens pouvaient mourir de mes mains. Je n'avais pas d'autres choix que de le faire.

» Par contre, j'ignore d'où est venue cette impulsion. Je pense qu'il y a une raison à bien y réfléchir, mais je n'ai jamais pu la trouver au final. Pourquoi on boit de l'eau ? Parce qu'on a soif, parce qu'on mourrait sinon. Mais... pourquoi on a été conçu pour mourir si on ne boit pas d'eau ? Je l'ignore. Pourquoi est-ce que j'ai ressenti ce besoin de tuer ? Je l'ignore.

Autrement dit... ma tentative de comprendre Reina Kamisu et les raisons pour lesquelles elle a assassiné ma famille est vouée à l'échec — parce qu'elle ne se comprend pas elle-même.

Je ne trouverai nulle part au monde la réponse que je cherche.

— Ça me brise le cœur de dire ça, mais comme je l'ai déjà dit...


Connaître la vérité ne mène à rien.


Ma blessure s'ouvre.

Non, une blessure qui n'a jamais guéri ne « s'ouvre » pas.

— Et aussi, dit-elle.

J'ai mal.

— T'as dit que tu voyais pas cet incident comme de l'histoire ancienne, pas vrai ?

Arg, j'ai mal.

— Je pense savoir pourquoi.

J'ai mal, bordel, j'ai mal !

— On dirait que tu penses que j'ai tué que ta famille, mais c'est faux.

Ah, je vois.

C'est pour ça que ma blessure ne guérit pas ; parce qu'elle m'a également privé de mes capacités de guérison.

— J'ai sûrement dû te tuer, toi aussi !

Oui — je suis déjà mort.

4[edit]

Il ne faut pas que j'inquiète ma tante. Et pourtant... ça fait plusieurs jours que je sèche les cours, incapable de bouger le petit doigt.

Je suis mort.

Il va sans dire que c'est une métaphore. D'un point de vue biologique, je suis parfaitement vivant et en mesure de réfléchir.

Hélas — il y a cette blessure sur mon torse qui est liée au passé. Tant que je l'aurais, je vais sans cesse revivre ce jour où Reina Kamisu m'a fait du mal.

Elle va continuer à réduire en miettes tout ce que je possède — mon bonheur, mon malheur, mes scrupules, mes rêves — à les piétiner, à les anéantir.

Tout ce qui me reste, ce sont mes sentiments de ce jour-là. Des sentiments qui ne me laisseront aucun répit où que j'aille et peu importe le temps que j'attendrai.

Par conséquent, je suis enchaîné à un endroit, on m'interdit d'avancer vers l'avenir.

Par conséquent, ma vie s'est arrêtée.

Par conséquent, on peut dire que je suis « mort ».

... Fait chier.

Reina Kamisu m'a battu à plates coutures.

Comment suis-je censé vivre maintenant ? Qu'est-ce que je suis censé faire ? Je vais devoir continuer à vivre année après année avec cette douleur dans ma poitrine ?

Comment pourrais-je répondre à cette question ?

Non... ce n'est pas ça.

Comment pourrais-je prendre une décision ?

Je suis au milieu d'un tourbillon de pensées inutiles qui, bien que vaines, essayent de m'aspirer. Mais, soudain :

— Atsushi ? J'entre ! dit une voix qui me ramène sur Terre.

— Ok...

Après avoir entendu ma réponse, ma tante entre dans la chambre avec un plateau sur lequel est posé un bol de porridge.

Les douleurs causées par la culpabilité s'amplifient. Je fais semblant d'être malade pour cacher la véritable raison de mon absence. Je ne veux pas inquiéter ma tante en lui expliquant que c'est un problème mental.

— Ta tête te fait toujours mal ? demande-t-elle après avoir posé le plateau sur mon bureau.

— Ouais...

Ma conscience me pique. Je suis en train de lui mentir.

... Je n'ai pas d'autre choix. Je suis désolé, mais je n'ai pas le choix.

— Tu es sûr que ça va aller ? Cela fait trois jours déjà. Tu veux que je t'emmène à l'hôpital ?

— Ça ira.

Elle regarde mon visage silencieusement pendant quelques instants, puis finit par acquiescer avec un doux sourire.

Son sourire fait naître en moi une petite hypothèse : peut-être que cela fait longtemps qu'elle a vu clair dans mon jeu, et qu'elle fait simplement semblant de jouer le jeu parce qu'elle ne sait pas quoi faire ?

— Atsushi ? On est mercredi aujourd'hui, tu te souviens ?

— Mm... Ah.

— Tu veux annuler le rendez-vous de cette semaine avec le docteur ? Je peux le prévenir pour toi si tu veux.

Normalement, c'est dans ces moments-là qu'on a besoin d'aide psychologique, mais vu que je fais semblant d'être malade, je ne dois pas vendre la mèche.

— Oui, s'il te plait. Tu pourrais l'appeler pour moi, maman ?

Juste au moment où j'ai fini de parler, ses yeux s'écarquillent. Surpris par sa réaction, je me remémore mes paroles.

Ah... Je venais juste d'appeler ma tante « maman ».

Ne sachant pas comment me dépatouiller de cette situation inconfortable, je la regarde sans dire mot. Son visage surpris se transforme lentement en un doux sourire familier.

— Tu as fini par le dire, dit-elle avec une pointe de joie.

— Je... je ne l'ai pas fait exprès.

— Ce n'est pas grave, Atsushi. Dans ce cas, je vais juste prendre ça comme si tu m'aimais tellement que tu m'as pris pour ta mère l'espace d'un instant.

Ah bon...?

Certes, je lui suis reconnaissant — vraiment — mais ce n'était pas déjà en soit une preuve qu'on ne formait pas une vraie famille ? Si j'étais son véritable fils, je ne serais pas si reconnaissant. Je considèrerais son amour comme quelque chose de parfaitement naturel. Je me contenterais d'accepter son amour et de ne rien faire en retour.

Malheureusement, si je disais ça à ma tante maintenant, je ne ferais que la rendre triste.

Tout en gardant mon avis pour moi, je lui demande quelque chose d'autre à la place.

— Je peux t'appeler « maman » à partir d'aujourd'hui dans ce cas ?

— Bien sûr que oui ! Tu es notre fils, Atsushi ! Mon mari peut avoir l'air un peu froid avec toi, mais il est vraiment attaché à toi, lui aussi.

— Ouais, je sais.

Je suis un enfant. Par conséquent, je coûte beaucoup d'argent. Par-dessus tout, ce sera encore pire quand j'aurais fini avec l'enseignement obligatoire et que j'entrerai au lycée. Malgré tout ça, mon oncle ne s'est jamais plaint.

— Il n'y a pas à t'en faire. Nous sommes parfaitement conscients que nous sommes tes parents d'adoption.

— Ouais...

— Tu pourrais... le redire encore une fois ?

— Hein ?

— Vite !

Luttant contre le malaise, je dis :

— Maman.

Ma tante acquiesce gaiement.

Maman.

Oui, je ressens une aversion à l'appeler de cette façon.

Parce que je suis habitué à l'appeler tante ? Possible, mais cette réticence va plus loin que ça.

Pourquoi donc ? Pourquoi ?

En plus, je sais depuis longtemps qu'elle veut que je l'appelle maman, qu'elle n'aime pas le mot tante parce que ça met de la distance entre nous.

Je lui ai toujours été reconnaissant, et j'ai toujours voulu lui faire plaisir si possible. Si je peux lui faire plaisir avec quelque chose d'aussi simple que la façon de l'appeler, je le ferais n'importe quand sans réfléchir.

Alors comment ça se fait que j'ai continué à l'appeler « tante » jusqu'à ce jour ?

— J'ai une question, maman.

— Oui ?

— Est-ce que—

Je marque une pause au milieu de ma phrase. Je ne pourrais pas revenir en arrière une fois que j'aurais prononcé le reste.

Non... Je le sais déjà, alors je ne peux plus faire marche arrière de toute façon.

— ... Est-ce que tu as déjà entendu parler de Reina Kamisu ?


Je suis assis sur le fauteuil à l'intérieur du bureau du docteur Mihara.

Aussi haute soit ma priorité de cacher ma véritable raison pour rester à la maison, je n'en ai plus rien à faire. J'ai besoin d'aide psychologique. Plus précisément, j'ai besoin de parler avec le docteur Mihara.

— Bonjour, Atsushi-kun, me dit-il en entrant dans la pièce.

— Bonjour, réponds-je.

Il s'assoit sur le siège en face de moi.

— Alors, récite-t-il sa phrase habituelle, comment vas-tu ?

J'ai déjà préparé la réponse à cette question.

— Il s'est passé beaucoup de choses.

— Oh ? Peux-tu me raconter ça ?

— Bien entendu, c'est pour ça que je suis venu.

— En effet, acquiesce-t-il.

Comme c'est un psychothérapeute, il est très difficile de lire ses pensées sur son visage, mais je peux sentir qu'il a remarqué un changement en moi.

— Tout d'abord, j'ai fait un rêve.

— Oh ? Quel genre de rêve ?

Il me demande souvent de lui parler de mes rêves. J'imagine qu'il essaye de les analyser et de fouiller les tréfonds de ma conscience.

— Un rêve où je me fais tuer par Reina Kamisu.

Le docteur Mihara observe attentivement mon visage pendant que je parle, alors que j'observe le sien, essayant de prendre note de chaque changement.

— Ce qui signifie que c'est ce rêve dans lequel une fille te tue, c'est ça ? Avec un couteau de cuisine ?

— Oui. Aussi, docteur, elle s'appelle Reina Kamisu.

Tout en me regardant attentivement, il répond :

— Je vois.

— Docteur.

— Oui ?

— Cela fait un moment que je fais ce rêve, non ?

Après avoir réfléchi, il acquiesce :

— Effectivement.

— Il n'est pas difficile de voir pourquoi je fais ce genre de rêve : c'est parce que je n'ai pas pu me remettre de cet incident. Je me trompe ?

Visiblement, je l'avais pris de court.

Pendant toutes ces années à venir ici, j'ai remarqué qu'il ne me donne jamais de réponses. Il ne fait que m'écouter. Il essaye de m'aider à trouver la réponse par moi-même en m'écoutant. C'est tout ce qu'il fait vraiment. Il y a des fois où ça m'énerve, mais je crois que c'est comme ça que la psychothérapie fonctionne.

Ce doit être ennuyeux de son point de vue qu'on le pousse à exprimer ses pensées.

— ... Oui, je pense, finit-il par dire, après être arrivé à la conclusion que cela n'allait pas causer de problèmes.

— C'est tout ? demandé-je.

— ... Tout ?

— C'est tout ce que vous avez à dire sur ce rêve ?

Il ronchonne profondément et détourne le regard. Après être resté silencieux comme ça pendant plusieurs secondes, il me regarde à nouveau et ouvre la bouche.

— Atsushi-kun. Il est vrai que j'ai réfléchi à ton rêve et que je me suis forgé ma propre opinion. Par contre, cela reste mon point de vue personnel, et il est loin d'être parfait. Tu comprends ?

— Oui.

— Le problème, Atsushi-kun, c'est qu'en te divulgant mon avis, je risque d'affecter le tien. Tu risques sans le vouloir de confondre ma réponse avec la tienne. Tu comprends quel est le problème ?

— Oui. Ça veut dire qu'il n'y a pas de problème tant que j'exprime mon propre avis, n'est-ce pas ?

— ... Je suppose.

— Bien. Je pense que mon rêve est la conséquence de ma volonté de « m'enfuir ».

— ...

Il reste silencieux.

— Laissez-moi changer un peu de sujet. J'aimerais vous parler de quelque chose de complètement différent qui s'est déroulé cette semaine.

— Vas-y.

— J'ai encore croisé Reina Kamisu.

— ... Je vois. Juste pour être sûr : on ne parle plus de rêve ici, je me trompe ?

— Oui, bien sûr que non. Cette fois-ci, on ne s'est pas que croisés, on a également discuté.

— ...

— Vous ne voulez pas savoir de quoi on a discuté ?

— ... Si, bien sûr.

— Je ressentais le besoin de savoir pourquoi elle a tué ma famille. Et c'est ce que je lui ai demandé.

— Que... Qu'est-ce qu'elle a répondu ?

— Elle m'a dit qu'elle n'en savait rien.

— Hm...

— Je suis presque certain qu'elle ne m'a pas menti. Reina Kamisu a eu une envie meurtrière et a assassiné ma famille. Mais il n'y avait pas de raison profonde derrière cette envie. Tout du moins, c'est ce qu'elle semble penser.

Le docteur Mihara demeure silencieux, ne sachant pas comment réagir.

— Je voulais faire le deuil de cet incident en apprenant quelles étaient ses raisons. Je voulais me raccrocher à quelque chose qui pourrait m'aider à passer à autre chose. Et pourtant, mes espoirs ont été anéantis. Au lieu de ça, je vais être prisonnier de mon passé jusqu'à la fin de mes jours.

» ... Cependant, il y a quelque chose que j'ai remarqué plus tôt. Même si, par hasard, elle avait eu une véritable raison d'avoir commis ce meurtre, je n'aurais pas accepté cette raison, quelle qu'elle soit. Depuis le début, je ne faisais pas le poids face à Reina Kamisu. Parce qu'il est tout bonnement impossible d'apaiser la colère de quelqu'un dont la famille a été assassinée.

Il continue à me regarder. Finalement, il se met à parler avec réticence.

— Dis-moi, Atsushi-kun, où l'as-tu rencontrée ?

— Au McDonald's près de la gare. Dans la vraie vie bien sûr.

Les bras croisés, il se mure à nouveau dans le silence. Après avoir dit tout ce que je voulais dire, je reste moi aussi silencieux.

Silence. Pendant un moment, seuls des bruits inutiles me parviennent, tel que celui des voitures et celui de l'horloge.

J'attends ses prochaines paroles — quelles qu'elles soient.

Enfin, il décroise les bras et me regarde droit dans les yeux.

— Atsushi-kun... je peux te poser une question ? demande le docteur Mihara.

— Bien sûr.

— Tout à l'heure, tu as dit que tu voyais dans ce rêve une volonté de t'enfuir, n'est-ce pas ?

— Oui.

— En plus, tu n'as pas cessé de mettre l'accent sur le fait que tu l'as rencontrée en vrai.

— Oui.

— Tu connais déjà la réponse, n'est-ce pas, Atsushi-kun ? Malgré le fait que tu me la demandes.

— ...

— Ok, Atsushi-kun. J'aimerais reconfirmer une chose.

— ... Quoi donc ?

— C'était cette meurtrière sans pitié qui a tué ta famille. Comment elle s'appelle déjà ? Rehna Kamizu ?

— Oui, Reina Kamisu. Elle a massacré ma famille ! crié-je de façon agitée, ce qui embrouille un peu le docteur.

Néanmoins, il garde son calme et me répond :

— Mais...


— Cette personne n'existe pas.


Bien que je m'attendais à cette réponse, c'est tout de même un choc. Ma théorie s'est avérée vraie. Et je le savais déjà avant, ce qui ne fera qu'aggraver ma douleur.

— Vous mentez !

Je le réfute. J'y suis obligé.

— Pourquoi tu dis toujours ça ?! Tu te voiles la face ! C'est le cas et tu le sais !

— Non... C'est faux ! Je le sais, je sais pour sûr qu'elle existe vraiment !

Ce n'est pas un mensonge. Du moins, je ne pense pas que c'en soit un.

— Atsushi-kun...

— Reina Kamisu existe ! Elle est avec nous ! crié-je.

Je dois m'en assurer.

Abandonnant le docteur Mihara déconcerté, je me retourne et sors en courant de son bureau. Au moment où je quitte la pièce, je me cogne contre une fille qui attendait son tour et m'étale par terre. Mais je bondis sur mes pieds et, sans même m'excuser, je me rue vers l'endroit où je peux m'assurer de l'existence de Reina Kamisu.


Même si je ne suis jamais vraiment allé là, je connais l'adresse. Alors que je continue de courir vers le lieu en question, j'essaye de retrouver mon calme. Je vais devoir vérifier ce que j'avance, et je devrais pouvoir en être capable vu que je me le suis déjà prouvé à moi-même en réfrénant ma colère en parlant à Reina Kamisu.

Du calme. Tout d'abord, ralentis un peu. Courir comme un dératé ne te mènera à rien. Ton destin ne changera pas.

Enfin, je parviens à retrouver mon calme — juste au moment, et c'est une pure coïncidence, où j'atteins ma destination.

Je sonne à la porte.

— Oui ? dit quelqu'un après quelques instants.

— Euh... Je m'appelle Atsushi Kogure. Ah, oui.... J'étais dans la même classe que Kyôhei-kun.

Tout en expliquant qui je suis, je regarde le nom sous la sonnette.

Il y a écrit Kimura.


Avec le visage le plus docile possible, je prie devant l'autel de Kimura, vu que j'ai dit à sa mère que j'étais venu pour ça. Je dois lui faire croire que nous étions bons amis. Elle ne devrait se douter de rien à moins qu'il lui ait déjà parlé en détails de moi.

— J'ai... vraiment été bouleversé, lui expliqué-je avec un visage triste.

Puis, je radote sur le fait que j'ai soi-disant beaucoup pleuré la mort de Kimura. Ce n'est pas bien dur : il me suffit juste d'en rajouter un peu à mes propres sentiments, vu que c'est un fait avéré que j'étais, en tant que camarade de classe, choqué par sa soudaine mort. Sa mère acquiesce à mes paroles, quelques larmes dans les yeux. La nausée que je ressens est immédiatement chassée pour le bien de mon plan.

— En fait, madame Kimura, je suis venu aujourd'hui pour vous demander une faveur, dis-je, allant finalement dans le vif du sujet.

— ... Oui ?

— Je voudrais savoir ce à quoi pensait Kimura-kun dans ses dernières heures, quelles étaient ses inquiétudes, et j'aimerais entendre ses propres mots. Et donc, pourrais-je—

Les chances sont de mon côté. Tout d'abord, certains l'ont vue, sinon il n'y aurait pas de rumeurs, et elle ne semble pas se douter que je la dupe. Je ne vois aucune raison pour elle de refuser.

— ... pourrais-je vois sa lettre d'adieu ?


5[edit]

Je me mets à errer sans but après avoir quitté la maison des Kimura.

Tout est mensonge, la vérité, et une cruelle réalité.

Le passé, l'instant présent et le futur sont tous en même temps, et chacun s'avère me tourmenter.

Ma blessure empire encore plus.

J'ai mal.

Mais il n'y a plus de sang qui coule — il n'y a plus une seule goutte.

Je me suis vidé. Entièrement.

Je m'assèche comme de la poussière, et le peu qu'il reste de moi pourrait facilement disparaître.

Alors que je lève les yeux au ciel aveuglant et bariolé, je me remémore la lettre d'adieu de Kimura.


« Mère, père, et à tous ceux qui me connaissent : veuillez me pardonner de vous quitter si tôt.

Maintenant que j'ai mon stylo en main, je ne sais plus quoi écrire. Alors que j'y réfléchis depuis un moment.

Tout d'abord, je vais commencer par expliquer pourquoi je me suicide.

Ce ne fut qu'après avoir fait de la peine à une certaine fille et l'avoir poussée au suicide que j'ai décidé de me suicider au sens strict du terme.

Je n'écrirai pas en détails ce que je lui ai fait. À chaque fois que je me remémore ça, mon cœur se sent comme un torchon qu'on essore.

Même si cet évènement aura été la goutte de trop, je songe au suicide depuis un moment.

Ma vie n'a aucun sens.

Personne n'a besoin de moi et ça ne changera jamais, même si je suis sûr que tout le monde me dira le contraire.

Mais au final, je pense toujours que tout vient du fait que je ne sers à rien. C'est peut-être une mauvaise comparaison, mais je pense que je suis en quelque sorte comme votre stylo préféré : ça fait un peu mal de le perdre, mais on peut en racheter facilement un nouveau au supermarché du coin.

C'est pour ça que la seule façon pour moi d'expier le fait d'avoir poussé quelqu'un au suicide est de mettre à mon tour fin à ma propre misérable existence.

Tu as été gentille. On a discuté, malgré le fait que tu étais déjà morte. Peut-être que c'était juste une illusion, mais tu m'as pardonné.

Et c'est exactement pour ça que je dois me punir.

Je dois expier le crime d'avoir tourmenté quelqu'un d'aussi gentil et clément que toi.

Laisse-moi m'excuser encore une fois pour le mal que je t'ai fait.

Je suis sincèrement désolé, »


Je relis les mots encore et encore, mais ils ne changent pas peu importe le nombre de fois et l'angle dans lequel je les lis.

« Je suis sincèrement désolé, Reina Kamisu-san »

Je me remémore les paroles de Mizuhara.

« Un fantôme l'a maudit. »

Et ensuite, je finis par me rappeler du nom que Saito avait appelé à l'aide.


Enfin, je me trouve à l'endroit où je l'ai vue pour la première fois — le quartier commerçant près de la gare. Tout en m'adossant au mur, je me décide à l'attendre.

Rien ne dit qu'elle va venir, mais j'ai le sentiment qu'elle le fera à force d'attendre.

Je fouille mes poches et en sors une enveloppe que j'avais fourrée dedans avant de sortir en courant de chez moi.

Pourquoi avais-je appelé ma tante maman ?

En fait, cela ne posait pas de problème en soi. Le souci est que par conséquent, j'allais devoir appeler mon oncle papa aussi, vu que je ne peux pas me contenter de faire les choses à moitié. Il va sans dire que la raison pour laquelle je ne veux pas l'appeler de cette façon n'est pas parce que je ne l'apprécie pas autant que ma tante.

Je regarde l'enveloppe.

Elle est adressée à « Atsushi Kogure », tandis que le nom de l'expéditeur est « Takashi Kogure » sur le verso. Oui, c'est le nom de mon père.

Et la date sur le cachet de la poste indique le 10 du mois précédent.


— Tu me cherchais encore ?

Je lève la tête et ne peux m'empêcher de sourire. Je regarde ce sourire qui reste d'une beauté absurde.

— Exactement, réponds-je.

— Qu'est-ce que tu veux ?

— Je voulais vérifier quelque chose. Et j'ai une faveur à te demander.

— Ok, demande et vérifie ce que tu veux.

Je fourre à nouveau l'enveloppe dans ma poche et demande :

— C'est toi qui as tué ma famille, pas vrai ?

— C'est exact.

— C'était également toi qui as tué mon père, non ?

— Évidemment.

— Ce qui signifie que ce n'est pas mon père qui a tué ma famille.

Surprise, les yeux de Reina Kamisu s'écarquillent. Et d'une absolue certitude, elle répond :

— Bien sûr que c'était pas lui.

Je la regarde attentivement. Bien entendu, il n'y a aucun signe de tromperie sur son visage.

— Ça te dit... d'entendre mes théories à la mords-moi-le-nœud ? lui demandé-je.

— Vas-y.

— Supposons un instant que c'est pas toi mais mon père qui a tué ma famille, commencé-je.

— Quelle idée.

— La raison pour laquelle il nous a attaqués est aussi obscure que la tienne, j'en suis sûr, mais une chose est claire. Quelque chose de classique, comme par exemple des difficultés financières, l'a poussé à commettre un suicide collectif en famille.

— C'est dommage que c'était pas lui.

— Hein ?

— Bah, tu voulais une raison, non ? T'en aurais une dans ce cas, non ?

Effectivement, j'en voulais une. Cependant—

— Je m'en fiche.

Je m'en fiche. Je ne pense pas que j'aimerais connaître la raison si elle était aussi nulle. Je n'aurais pas envie d'apprendre que notre famille a été assassinée pour une raison aussi débile.

Si cette hypothèse s'avérait vraie, j'aurais sûrement souhaité—

... que cette raison n'ait tout simplement jamais existé.

J'aurais sûrement tenté de me voiler la face et de chercher refuge dans mes rêves. J'aurais imaginé une version où quelqu'un d'autre assassine ma famille. Quelqu'un qui est un monstre et qui n'a pas de raison valable de tuer.

Quelqu'un comme... la jolie fille en face de moi.

Hélas, le coupable a beau être faux...

— Je m'en fiche. Le fait que ma famille a été massacrée ne changera pas, quel que soit le meurtrier. Après tout, il est impossible d'apaiser la colère de quelqu'un dont la famille a été assassinée, et ma blessure ne guérira jamais. Pas vrai ?

Reina Kamisu me dévisage avec attention.

— Peut-être bien, finit-elle par répondre.

— Tu l'as dit. Dans ce cas, qu'est-ce que je cherchais ? Laisse-moi t'expliquer : un endroit tranquille, où je n'aurais pas de blessure, où je n'aurais plus à souffrir. Je suis sûr que je cherchais un endroit comme celui-ci, dis-je en la regardant droit dans les yeux.

— ... Et donc ?

— Hm ?

— T'as fini tes vérifications, non ? Alors c'est quoi l'autre chose que tu voulais ; la faveur ? demande-t-elle et je réponds avec un sourire naturel.

Ah, elle se comporte exactement comme je le voulais.

Ce dont j'avais besoin était d'un coupable sans raison de tuer. Mais ce n'est pas tout. Cela ne suffit pas à apaiser mon esprit.

Ce dont j'ai vraiment besoin est — d'un meurtrier sans pitié.

Un meurtrier comme Reina Kamisu.

Et donc, je lui demande :


— ... Tue-moi.


À ce moment-là, ma blessure se transforme en cicatrice.

La douleur s'en va et le sang s'arrête de couler. Ne reste plus qu'une banale cicatrice qui est un peu repoussante jusqu'à ce qu'on s'y soit habitué.

Mais c'est juste une illusion ; je n'existe plus sans cette douleur. Il me faut vivre avec mon passé et avec la douleur. Si j'arrête de rêver que je me fais tuer par Reina Kamisu, la cicatrice se rouvrira.

— Pourquoi tu me demandes ça à moi ? T'as qu'à te suicider.

— C'est hors de question. Je peux pas me suicider. Ma peur de la mort est juste assez forte pour m'en empêcher.

— Hmm...? Juste assez forte, hein ? souligne-t-elle.

Oui, je ne peux pas mettre fin à mes jours parce que je sais à quel point il est horrible de mourir.

Mais et si — et si c'était quelqu'un qui me tuait ?

Si on venait à me tuer, je n'aurais pas le temps de gamberger sur la mort. Au mieux, je réalise que je vais disparaître de ce monde. Ou peut-être que la douleur ne me laisserait pas réfléchir du tout. Le remarquable sentiment que je ressentirais à ce moment-là serait — le soulagement.

J'ai toujours ardemment désiré que quelqu'un m'efface de ce monde.

— Juste au cas où, lui dis-je.

— Hum ?

— Tu n'aurais pas de scrupule à m'ôter la vie, non ?

Avec un sourire d'une beauté absurde, Reina Kamisu répond :

— ... Bien sûr que non. Pourquoi j'en aurais ?

» Dis-moi, continue-t-elle, me prenant par surprise, pourquoi tu souris autant ?

C'est seulement à ce moment que je réalise qu'un sourire est vissé sur mon visage. Sans réfléchir, je recouvre ma bouche, mais tout en faisant ça, je jette un regard vers ses yeux et lui retourne le compliment.

— Toi aussi, lui fais-je remarquer, ce après quoi elle couvre à son tour sa bouche.

Amusés par le fait que nous avons exactement la même réaction, nous éclatons tous les deux de rire.

Le fait que rien durant ce paisible instant n'est vrai n'aide pas les choses.

— Bon— marmonne-t-elle en tendant ses douces mains vers moi.

Ses long et menus doigts se plient autour de mon cou. Je ne peux m'empêcher de penser que cette situation est perverse et même un peu excitante.

Ses doigts m'étranglent.

Ses mains sont aussi froides que celles d'une personne morte. J'ai l'impression que ce froid est en train de tout absorber en moi.

Ah — je disparais pour de bon.

Petit à petit, la sensation d'être coupé en deux s'accentue. Lentement mais sûrement, je quitte mon corps. Les restes mutilés de moi-même se rassemblent à nouveau en un tout qui quitte mon corps. Je n'avais encore jamais ressenti un sentiment aussi puissant d'anxiété et de plaisir à la fois.

Et comme je l'avais prédit, je me sens soulagé.

Dans mes derniers instants, je la regarde pendant qu'elle m'étrangle.

Soudain, je me demande : mais qui est-elle au juste ?

Je chasse rapidement cette pensée. Partiellement parce que ma capacité à penser faiblit, mais principalement parce que tout ça parait inutile quand je vois son sourire d'une absurde beauté.

Au lieu de ça, je lui dis au fond de moi :

Merci.

Puis—

Atsushi Kogure mourut.