Stereopticon Rotation Tokyo thaumatrope ~ Deuxième redémarrage ~
Fufufu.
Merinoe continuait de rire, la bouche fermée.
Takumu lui donna une petite tape sur la tête avec sa main.
- Ça fait mal, tu sais ?
- Tu rigoles trop.
- J'y suis pour rien, Yumetarou. Ça fait longtemps que je t'observe, mais la tête que tu as faite tout à l'heure entre dans le top 5 des meilleurs que j'ai vus. Elle pourrait me servir de plat principal à vie en accompagnement de riz blanc cuit.
Elle avait un sourire très énervant.
Il voulait se plaindre, mais il était conscient d'avoir été stupide. Après avoir hésité une seconde, il continua.
- ...Mange des légumes aussi.
Il lui répondit quelque chose qu’il ne comprenait pas lui-même.
- Pour ça, j'aimerais bien un plat principal un peu plus garni. Tu en dis quoi, Yumetarou, pourquoi pas carrément jouer le même personnage demain, Yumetarou ?
- Arrête de répéter ce nom en boucle.
Bien qu'en improvisant, il avait créé un étrange faux nom. Savoir qu'elle allait continuer de le taquiner avec pendant encore un moment le déprimait.
Clic.
Il entendit un bruit.
Sans perdre de temps, ils regardèrent le ciel. À l'œil nul, rien n'avait l'air d'avoir changé.
- L'interrupteur a été activé.
- On dirait bien.
Il regarda l'heure. Plus de 10 minutes s'étaient écoulées depuis sa discussion avec Yozora. On pouvait aussi dire qu'il ne s'était écoulé qu'environ 10 minutes. Un temps dont il était difficile de dire qu’elles étaient volontaires, ou qu’il ne s’agissait que d’une simple erreur de timing.
- ...Yozora n'est quand même pas...
Ils avaient réussi à la protéger d'une mort par accident de la route, mais ils n'avaient pas vérifié si elle allait toujours bien après ça. Juste à l'instant, peut-être s'était-elle fait encore ôter la vie à un endroit qu’ils ne surveillaient pas. Cette journée n'avait-elle pas été remise sur les rails d’une boucle une fois de plus ?
Pendant juste une seconde, Takumu se demanda s'il n'aurait pas fallu garder les yeux sur elles. Il retira immédiatement cette idée de sa tête.
S’il continuait à réfléchir comme ça, ça n'en finirait pas. Pour le moment, il devait faire face à la situation actuelle de Tokyo, et ça incluait Yozora. Il réprima de force sa bouillante impatience avec sa raison.
- Je commence.
Merinoe ferma un œil.
Elle tendit des lunettes aux bords noirs. Takumu s’en équipa.
Son champ de vision changea.
Il voyait un monde où tout était teinté de gris.
Il ne sentait pas de différence avec la veille. Comme hier, le temps était arrêté. Comme hier, le monde était en train de se fracturer en bande. Comme hier, le monde se recouvrait de gris. Comme hier, cette cage à oiseaux s'apprêtait à être rebâtie.
- Hop.
Merinoe fit un grand geste du bras. Une énorme quantité de lumière en forme de pétale de fleurs se manifestèrent en éclats en suivant la trace faite par son bras.
Une loupe, des ciseaux, un pied de biche, une horloge coucou, la barre d'un bateau...
De nombreux outils que Takumu avait déjà vus au matin apparurent depuis la lumière.
Un tire-bouchon, des pinces à becs, une éponge de cuisine, une lampe torche, un den-den daiko ...
Il y en avait aussi qu’il n'avait pas vu dans la matinée.
Ils étaient tous des réflexions vagues, comme des illusions. Chacun d'entre eux était un peu transparent, et brillait légèrement, avant de changer ensuite de forme la seconde d'après.
Il avait l'impression de regarder au travers d'un kaléidoscope. Tout ce qu’il voyait n'était visible qu’à ce moment, dans cet instant. La véritable essence de ces objets était quelque part loin. Il les voyait pourtant devant lui, mais ne les comprenait pas. Les yeux et le cerveau humain n'étaient capables que de saisir qu'ils étaient simplement magnifiques.
Puis, ils arrêtèrent de prendre la forme d'outil humain. Des cristaux polyèdres brillant aux couleurs de l'arc-en-ciel volaient autour de Merinoe. Parfois ils disparaissaient, parfois ils apparaissaient. Parfois leur brillance gagnait en intensité, parfois elle en perdait.
Koon, koon. Des bruits de résonances se chevauchèrent, et résonnèrent à ses oreilles.
— Merinoe s'écroula.
Il tendit le bras pour la retenir.
- Désolée.
- T'en fais pas. Concentre-toi plutôt.
Lorsque les êtres humains évoquent les capacités, ils en parlent toujours de façon superficielle.
Par exemple, les oiseaux ont la capacité de voler dans le ciel, mais il ne s'agit pas là d'une caractéristique indépendante des autres. Posséder de grandes ailes. Posséder suffisamment de muscles pour générer de la portance avec les ailes. Avoir un corps allégé au maximum. Être doté d'un sens de l'équilibre particulier, différent de celui que l'on utilise pour vivre sur terre. C'est le mélange délicat de toutes ces caractéristiques qui font que les oiseaux volent.
On pouvait aller jusqu'aux différences de mode de vie et de constitution. Néanmoins, il n'était pas réaliste de lister toutes ces choses. C'est pourquoi l'être humain regarde seulement la fine couche sur la surface, et arrête de chercher à comprendre plus loin que l'étiquette Voler (capacité).
— Selon les documents que partageaient les médiateurs, le Visiteur spécial, le spécimen Μειλινοη, ID 86, posséderait la capacité limitée de générer de l'équipement.
Bien sûr, il s'agissait encore une fois d'une étiquette bien loin de la réalité. Elle ne représentait pas précisément cette Visiteuse, sa façon d’être.
(À l'échelle humaine, sa capacité d'origine se rapproche surement plus de l'omnipotence.)
Ils formaient un duo depuis longtemps. Takumu comprenait, même si vaguement, ce qu'était Merinoe, et l'envergure de cette dernière.
(Elle est proche de l'omnipotence, et c'est pour ça qu'à l'inverse, elle peut rien faire toute seule. Elle peut utiliser concrètement ses capacités seulement à travers les objets terrestres.)
Par exemple, on ne pouvait pas utiliser les capacités de Merinoe pour couper directement quelque chose. C'était donc pourquoi elle devait sortir l'objet qu'est le ciseau, de son rêve, car les ciseaux existent pour couper. En passant par le ciseau, elle pouvait donc logiquement provoquer le phénomène couper autant de fois qu'elle le voulait.
On était loin d'une explication scientifique. C'était 100% tiré par les cheveux. Cependant, c'était surement cette explication tirée par les cheveux, la réalité qui astreignait Merinoe. C'est ce que pensait Takumu.
Pour que les terriens puissent comprendre cette capacité, elle utilisait des outils terriens. Voilà pourquoi elle ne sortait toujours que des outils dont ils comprenaient facilement l'utilisation. Pareil pour les balles spéciales. Pareil pour les lunettes. Pareil pour les vêtements de protection, et pareil pour les bandages.
Et pourtant.
Les cristaux polyèdres qui volaient autour d'elle actuellement ne ressemblaient à aucun outil que Takumu connaissait. Il n'avait également aucune idée de leur matière. Il n'était même pas capable de comprendre précisément leur forme, et il n'avait bien sur aucune idée de leur utilisation. Il s'agissait d'outils que les terriens n'utilisaient pas, qui n'existaient pas sur Terre.
En résumé.
Merinoe essayait à tout prix de faire quelque chose dont elle n'était d’ordinaire pas capable.
( ...Bon sang, il faut toujours qu’elle en fasse trop.)
Takumu s'inquiétait quelque peu, mais il comprenait aussi que ses inquiétudes n’étaient pas nécessaires. Elle avait dit elle-même qu'elle en était capable avant de commencer. S’il attendait un peu, ça allait surement se passer comme elle l'avait annoncé. La seule chose que pouvait faire Takumu, c'était au mieux de la tenir pour ne pas que son petit corps tombe.
- Je t’ai attrapé.
Chuchota Merinoe avec un sourire effronté, avant de faire tourner tous ses doigts de la main droite d'un coup.
À cet instant, les mystérieux cristaux polyèdres changèrent tous de forme.
Ils perdirent leur silhouette pour se transformer en d'innombrables fibres de textiles noirs, comme du fil à tricoter.
- Du...fil... ?
Chuchota Takumu.
Du fil. Un outil primitif. On ne pouvait pas faire plus simple.
Il servait à connecter. Lier. Tirer quelque chose. Dans ce cas, le fil que Merinoe manipulait était probablement quelque chose apparu avec des capacités de fil, mais amélioré jusqu'à l'absurde...
- ...Impossible.
Gémit Merinoe.
C'était rare. Elle qui était toujours calme et détendue, cet énervement sincère ne lui ressemblait pas.
- Si tu as atteint une telle grandeur...alors pourquoi tu as choisi cette voie...
Takumu ne comprenait pas ce que voulaient dire les gémissements qui suivirent. Puis.
J’ai l’impression de tomber dans un trou, pensa Takumu.
- Hé !?
Comme d'habitude, une sensation de flottement artificiel, et une lumière aux couleurs de l’arc-en-ciel.
Il tombait dans un endroit n'existant nulle part, vers une direction qui ne menait nulle part.
C'était une étrange sensation, celle d'avoir à la fois le corps entier compressé, et à la fois étiré à l'infini.
(Je m'y attendais pas, c'est vraiment sorti de nulle part.)
Cela faisait maintenant 3 fois qu'il pénétrait en tombant dans l'arrondissement de Nakano au matin. Ce n'était pas voulu, mais il commençait à s'habituer un peu. Donc il n'était plus surpris, mais ce n'était pas pour autant que cela adoucissait son inconfort.
Peu de temps après — Ses cinq sens récupérèrent leurs capacités.
Une sensation de vraie chute l'enveloppa. Autrement dit, son corps commençait à descendre.
- Hop.
Il prit une posture pour se protéger. Tout en faisant très attention à ne pas écraser Merinoe, il roula sur l'asphalte qu'il avait déjà vu auparavant. Incapable de protéger aussi ses lunettes, celles-ci tombèrent au sol. Un petit bruit clair retentit, et elles disparurent sous forme de lumière.
Fuu. Petite pause.
Il regarda autour de lui. Des murs en béton pas très haut. De vieilles maisons en bois. Des immeubles endommagés. Juste à côté, un immeuble résidentiel à 2 étages qui semblaient avoir été reconstruits il n'y a pas si longtemps. Un parking à abonnement mensuel désert. Un distributeur automatique de boissons. La pancarte d'une grande chaine de pharmacie. Pas de doute.
Le même endroit qu'il avait vu lors de sa première entrée dans la ville, et hier au moment de la boucle aussi.
- Et maintenant, début du 3e jour, c'est ça ?
Il se leva.
Puis il regarda Merinoe. Elle était dans ses bras.
- Ça va ?
- Oui...
On entendait dans sa voix qu'elle avait l'air un peu déprimée.
- Dis, t'es vraiment sûr que ça va ?
Le corps de Merinoe était étranger au changement. Elle pouvait manger autant qu'elle le voulait, elle ne grossissait pas, et ne maigrissait pas non plus. Qu'on la frappe ou la coupe, elle ne montrait aucune blessure, et ne versait pas non plus de sang.
Apparemment — Son corps n'était pas fait pour ces choses-là. Selon elle, c’était semblable à jeter une pierre à une réflexion à la surface de l'eau. Celle-ci ne saignerait jamais. Merinoe ne recevait jamais de dommages sous la forme d'effusion de sang ou de blessures, mais dit autrement, les coups qu'elle prenait n’apparaissaient pas en surface sous des formes aussi évidentes.
- Ce corps est comme une image de profil sur un réseau social. Tant que je n'ai pas envie de changer, il ne changera pas.
Lui avait-elle dit. Comme d'habitude, il n’avait rien compris.
Bref, en apparence, on ne pouvait pas voir le retour de bâton qu'elle avait reçu en forçant avec sa capacité un peu avant.
Si au moins elle saignait du nez, je verrais qu’elle n’est pas bien, pensa Takumu.
- N'en fais pas trop.
Il se faisait du souci, mais lui-même était exaspéré tant ses mots sonnaient creux. Qu'est ce qui signifiait trop pour elle, il n'en avait aucune idée.
Une question pitoyable lui vint à l'esprit. À quoi servent les partenaires ? Est-ce qu'un misérable idiot comme moi, incapable de faire quoi que ce soit pur elle, ait le droit de prétendre être son partenaire ?
Après que Merinoe ait laissé échapper un grand bâillement,
- Te fais pas de soucis pour moi.
Dit-elle avec une voix toujours maussade.
- Il m'a donné un peu de fil à retordre, mais j'ai réussi à récupérer tout ce qu'on voulait.
- On s'en fout...pas de ça, mais on verra après. Toi, tu te sens comment ? Dis-le-moi si t'es fatigué. Dans ton cas, si tu me le dis pas, je peux pas le savoir.
- Hm ?
Surprise, Merinoe ouvrit grand les yeux.
- Ah oui...c'est vrai.
Elle afficha un sourire malicieux, et comme pour taquiner,
- En fait, comment dire, j’ai utilisé toute mon énergie, et je n’ai plus aucune force pour continuer. D'un moment à l'autre je pourrais rejoindre l’au-delà. Si je ne me recharge pas en chaleur humaine et en sucre tout de suite, je vais être mal. C'est vraiment problématique.
Dit-elle en s'appuyant contre Takumu.
On le comprenait en voyant ses paupières presque à moitié fermées. Elle avait surement sommeil. C'est dire toute l'énergie qu'elle avait dû sortir de son rêve.
Bon sang — Je vous jure, elle alors.
Ses blagues habituelles, son comportement clairement détendu. Mais en réalité, elle avait la peau un peu plus froide que d'ordinaire. Son corps n'était pas censé changer, et pourtant, Takumu sentait qu'elle était plus froide.
- Sérieux, déconne pas.
Se plaignit-il avant de serrer fort le corps de la jeune fille contre lui.
Elle est vraiment froide.
Il avait l'impression qu'à l'endroit où il la touchait, il perdait de la chaleur. Il le souhaitait même réellement. Il était impuissant. Si cet impuissant Takumu Azekura pouvait lui partager quelque chose, alors il souhaitait qu’elle prenne tout.
- Euh...hé ?
Il entendit la voix confuse de Merinoe, qui ne s'attendait pas à cette réaction de sa part. Il l'ignora et mit plus de force dans ses bras.
Il avait presque oublié, mais il était en plein quartier résidentiel. Au matin.
Plusieurs élèves de primaires qui semblaient aller à l'école les regardèrent avec surprise. Ils tournèrent immédiatement la tête et partirent. Il eut l’impression d'avoir montré quelque chose qu’il n’aurait pas dû, mais il se dit aussi que ce n'était pas le moment de s'en faire pour ça.
Ainsi commença le 3e 5 juin de Takumu et Merinoe.