Sugar Dark ~ Français : Fosse 1 - Chapitre 4

From Baka-Tsuki
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4[edit]

... Juste l'espace de quelques instants, Mole retraça ses souvenirs.

Il était au milieu de sa chambre dans le camp de détention de Rakasand. C'était le jour où il avait été jugé coupable, à peu près au moment où il attendait que les gens derrière lui rejettent le verdict.

Comme déjà dit précédemment, la grande majorité des personnes jugées coupables devait accomplir des peines de travaux forcés. Mais bien entendu, il y avait des exceptions. Par exemple, c'était le cas du prisonnier qui avait projeté de tuer des membres de la famille royale et qui n'était pas physiquement apte aux travaux forcés.

Cet homme n'avait ni bras droit, ni épaule droite, ni oreille droite. Il était connu sous le nom du Plastiqueur de chemins de fer et avait été emprisonné dans la cellule en face de celle de Mole. Mais ce dernier ignorait son nom. Tout comme il avait hérité du nom « galérien 5722 », cet homme s'était également vu son nom retiré et était désormais le « condamné à mort 367 ».

Soigné dans le même hôpital que ses victimes, il avait miraculeusement survécu, mais avait perdu la majorité du côté droit du haut de son corps. Et en conséquence, il fut aisé de conclure qu'il devait être le coupable.

Mole se souvenait que l'homme lui racontait avec un visage souriant, déformé par la douleur, que s'il venait à mourir ici et maintenant dans cet état, cela aurait été un soulagement.

Bien que le garçon ignorait si l'homme avait dépassé la quarantaine ou pas, ils avaient une corpulence similaire. Et même s'il avait souffert de graves blessures, l'homme se plaignait haut et fort de la nourriture et demandait de l'alcool de la même façon que les autres galériens.

Du fait de l'architecture des couloirs, le camp de détention était particulièrement mal insonorisé, et même la voix de ce galérien résonnait à travers tout le camp. En apparence, il ne semblait pas mentalement affecté par sa situation... jusqu'à l'annonce de son exécution.

Trois jours plus tard... un des geôliers demi-souriant de Mole avait dit qu'il ne reconnaissait plus du tout le condamné à mort, qu'il avait complètement changé.

Ce qui lui restait de cheveux sur le côté gauche de son crâne était devenu blanc, et on aurait dit qu'il avait pris plus de vingt ans d'un coup. Quand on essayait de lui parler, il était impossible d'obtenir la moindre réponse normale. Et il ne semblait plus ressentir la moindre excitation en mangeant.

Il se contentait juste de gratter ses blessures, ce qui faisait grimacer de dégoût les galériens des chambres voisines.

Il s'avérait également que le galérien 5722 avait pu voir le changement s'opérer sous ses yeux.

Après être passé par un attentat suicide, il aurait dû être prêt à affronter la mort. En effet, si son plan s'était déroulé comme prévu, il aurait dû se douter qu'il y passerait, mais que ce soit le karma ou simplement le destin, il avait échappé de peu à la mort. Mais maintenant, il s'était retrouvé acculé par la peur de sa mort prochaine, s'avançant à la vitesse de l'aiguille des minutes d'une horloge.

Malgré tout, au matin du troisième jour, une chose étrange arriva. À son réveil, Mole fut salué d'un geste de la main par le condamné à mort 367 avec un grand sourire.

Malgré la blancheur de ses cheveux, et le fait que les blessures qu'il se grattait étaient toujours là, son attitude semblait être la même qu'avant l'annonce de son exécution. Et il n'y avait dans ses yeux aucun signe de folie... Au contraire, c'était comme s'il avait trouvé une certaine paix intérieure.

Il se demandait s'il y avait eu un quelconque changement psychologique chez le condamné à mort 367 durant ces trois jours... mais il n'y avait aucun moyen de le savoir à ce moment-là, et ce, jusqu'à la fin des temps.

Les couloirs du camp de détention étaient très mal insonorisés. Ils avaient sûrement été conçus de cette façon dans l'optique d'un tel moment.

Mole entendit distinctement le bruit du coup de feu qui mit fin aux jours du condamné à mort 367, comme s'il avait tendu les oreilles au maximum.



#


L'aube chassa les ténèbres, et les innombrables pierres tombales et arbres projetaient de longues ombres sur le sol. La rosée matinale scintillait tels les joyaux d'un artisan talentueux décorant l'herbe sans nom.

Bien que Mole était conscient de la singularité de ce cimetière, le paysage matinale n'en avait pour autant pas changé d'un iota. Il en était de même pour sa vie. La vieille chouette lui adressait un coup de pied pour le réveiller, et ensuite, il bernait son estomac avec un semblant de nourriture, ce après quoi il allait cravacher dans le cimetière, creusant trou après trou.

Néanmoins, jusqu'à la veille et même aujourd'hui, il y avait à peine eu le moindre changement dans son travail.

... Le bout de sa pelle heurta quelque chose de dur.

Alors qu'il retira la terre, les gigantesques yeux couleur bile apparurent, fusillant du regard le garçon qui avait perturbé leur sommeil.

Cette hallucination était arrivée sans crier gare et d'un point de vue extérieur, c'était comme si le garçon aux bras musclés s'était soudain figé sur place. Mais pour Mole, chaque fois qu'il était victime de cette hallucination, de la sueur froide se mettait à couler le long de son corps. Cette peur n'était en rien matière à plaisanterie.

Bien entendu, son esprit avait tenté de comprendre ce qu'était la chose qu'il avait vue la veille. Mais, exactement comme au camp de détention, comme on pouvait s'y attendre, il n'y avait personne ici pour éclairer sa lanterne. Du moins, si quelqu'un lui donnait ne serait-ce qu'un indice ou quelque chose du genre, peut-être qu'il ne serait pas victime d'hallucination... À ce train, la créature allait vraisemblablement bientôt apparaître dans ses rêves.

Et après avoir esquissé une douzaine de fois un sourire d'autodérision, soudain...

— Salut, le galérien fossoyeur, l'interpella une voix inconnue.

Mole, tel un poisson à qui l'on venait de jeter une pierre, se retourna en un éclair. Derrière lui, à environ dix pas de là, un garçon de petite carrure était assis sur une pierre tombale. Il ne reconnaissait pas l'enfant, et le fait qu'il était parvenu à le prendre par surprise le mettait mal à l'aise... Une seconde, un garçon ? ... Non, une fille ? Il ne savait pas très bien. Son visage et son corps étaient ceux d'un enfant, c'est-à-dire dépourvu de caractéristiques sexuelles suffisantes pour déterminer son genre.

Il avait une chevelure noire coupée au carré lui arrivant jusqu'aux joues, et il arborait une cape jaune d'enfant. Des jambes fines sortaient de son short à carreaux, et malgré qu'il n'avait pas de chaussettes, il portait tout de même des bottes de soldat.

— On se connaît ? demanda Mole sans tenter de masquer sa méfiance.

— Ouch, c'est pas très sympa de ta part. Tu nous as sûrement vus hier, moi et les autres, pas vrai ?

La personne pencha sa tête en direction de Mole et souleva les coins de ses lèvres en un sourire amical.

— Qu'est-ce que je raconte ? Rien d'étonnant à ce que tu ne me reconnaisses pas. Tiens... Regarde ça.

La personne plongea ses mains dans la poche de sa cape... et en sortit un masque blanc. Bien entendu, il allait sans dire qu'il le reconnaissait parfaitement.

Des frissons parcoururent le dos de Mole. Le souvenir qu'il lui remémorait était tel un cauchemar. Malgré qu'il y avait clairement un enfant mince sous ses yeux, à ce moment-là, il ne pouvait rien voir d'autre que le visage de ce monstre gigantesque.

C'est vrai, souviens-toi... Même si j'étais occupé à refermer le trou, j'ai senti ces chaussures d'apparence peu adaptées à la marche s'approcher de moi, non ?

La personne continua en faisant mine de ne pas remarquer le visage raidi de Mole :

— C'est une bonne chose que t'aies terminé la première étape de ton travail, mais c'est clairement l'heure de manger là. Qu'est-ce que tu dirais de boire un coup ?

Bizarrement, tout en parlant comme un adulte, il rangea le masque dans sa poche et en sortit une bouteille d'alcool. Le liquide ambre arrivait au niveau de l'étiquette.

Sans dire mot, Mole retourna à sa tâche. Il ne voyait aucune raison d'écouter cette personne.

— Ah, on m'ignore, hein ? Ouais, je vois ça. Et dire que j'envisageais te parler de la chose que t'as vue hier.

Pendant que Mole évaluait s'il allait laisser passer cette offre ou non, la personne aux allures d'enfant leva le menton comme pour montrer que ça la vexait et s'assit les jambes croisées sur une des pierres tombales. Elle porta la bouteille d'alcool à ses lèvres, puis retira ses mains, ne tenant alors la bouteille qu'avec ses lèvres et ses dents tout en ingurgitant bruyamment le liquide.

Et de temps à autre, ses yeux jetaient un regard dans sa direction.

Mole soupira de déception. Ce gamin voulait discuter et rien n'y ferait tant qu'il n'aura pas été satisfait. Et même maintenant, qu'il veuille ou non en savoir plus sur ces créatures ne signifiait pas qu'il voulait qu'on lui pose des questions à ce sujet. Néanmoins...

— Si tu me donnes cette information, qu'est-ce que t'aurais à y gagner en retour ?

Il avait posé la question juste pour voir à quel point cette personne était déterminée à lui raconter la vérité derrière cette histoire. Et bien qu'il y avait énormément de choses qu'il ignorait des monstres, cette personne lui paraissait extrêmement louche. Pour Mole, peu importe le nombre de monstres sur cette planète, il ne pouvait pas supporter quelqu'un qui posait ses fesses sur une pierre tombale.

La personne ôta la bouteille de ses lèvres et avec un visage légèrement rouge, dit d'une voix stupéfaite :

— ... Eh ben, t'es une taupe bien sceptique, hein ? Tu manges des vers frits au petit déj' ou quelque chose du genre ?

Mole répondit sans éclat :

— De la soupe salée me suffit amplement.

En entendant sa réponse, la personne sur la pierre tombale poussa un grand soupir, mais elle reprit rapidement son attitude précédente avec un sourire.

— Ouais, ça promet de belles choses à l'avenir, dit-elle.

— Alors il y avait bien quelque chose.

— Exact, mais pour ce qui est de la raison...

La personne bondit, se retrouvant alors debout sur la pierre tombale, les bras bien écartés pour garder l'équilibre.

— Enfin, pour l'instant, disons que je suis quelqu'un de très acharné comme toi. J'aime simplement le fait de planter des demi-vérités dans la tête des gens.

Puis, comme si elle avait été impressionnée par ce qu'elle venait de dire, la personne à l'apparence enfantine baissa silencieusement le regard vers lui du haut de la pierre tombale. Pourtant, la personne ne faisait pas la moitié de la taille de Mole. Alors même en y ajoutant la taille de la pierre, elle était à peine plus haute que lui, et ne pouvait donc pas baisser les yeux bien bas.

Inconsciemment, un rire s'échappa de la bouche de Mole, mais il tenta de le faire passer pour un bâillement.

Bah, je vois pas de mal à écouter ce qu'il a à me dire.

Bien entendu, qu'il y croie ou non était une toute autre histoire.

— Bon, alors est-ce qu'on va parler de ce qui s'est passé hier ou non... Ah, et avant ça...

Mole enfonça sa pelle dans le sol en s'en servant alors comme d'une cane pour soulager la pression sur sa jambe droite toujours blessée. Puis il demanda :

— Comment tu t'appelles ?

La personne écarta les mèches de ses cheveux d'un noir profond, comme pour mieux montrer son visage à Mole.

— Je m'appelle Corbeau, dit-elle. Regarde mes cheveux, on dirait qu'ils sont de la couleur des ailes des corbeaux, non ?

Mole leva les yeux au ciel et esquissa un sourire amer. Il ne sentait pas le besoin de rétorquer. Quoi qu'on en dise, « Corbeau » était un faux nom.

S'asseyant à nouveau sur la pierre tombale, l'autoproclamé « Corbeau » demanda en retour :

— Et toi ?

Pendant un moment, le garçon ne savait pas trop quoi répondre. En toute honnêteté, il ne voyait pas l'intérêt de donner son vrai nom. Puis, soudain, il se remémora le nom par lequel l'avait appelé « Corbeau ».

— Tu peux m'appeler la taupe, répondit Mole.

— Bien, alors le Corbeau et la Taupe, hein ?

Corbeau pouffa joyeusement de rire.

— Dis, la taupe, je t'aime bien. Alors pourquoi ne pas devenir amis ?

— Je refuse, répondit immédiatement Mole.

— Franchement, quel dommage, brailla Corbeau sans la moindre once de déception dans sa voix.

Puis, sans crier gare, Corbeau dit mystérieusement :

— 30,27 millions. Ce nombre te dit quelque chose ?

— Hum...

Mole, qui était persuadé d'être sur le point d'en apprendre plus sur la véritable nature des monstres, fut pris par surprise, et il lui fallut donc réfléchir quelques temps. Mais au final, il ne voyait pas.

— Je me demande si c'est le contenu de mon portefeuille, dit-il, en essayant de faire de l'humour.

Mais il n'avait même pas de portefeuille, sans parler d'argent à mettre à l'intérieur.

Corbeau annonça fièrement la bonne réponse.

— C'est la population actuelle de ce pays, d'après les statistiques officielles du Bureau des Affaires Générales de Filbard. Tu savais pas ça ?

Comment aurait-il pu savoir ça ? Ou peut-être qu'il devrait dire qu'à part le nombre de soldats alliés ou ennemis, la population du pays ne lui avait jamais traversé l'esprit. Par conséquent, il était incapable de dire si c'était beaucoup ou pas. Et entendre ces mots sortir de la bouche d'une personne ressemblant à un enfant le mettait extrêmement mal à l'aise.

— Il y a cent ans, la population était d'environ 2,6 millions. Enfin, c'était il y a longtemps alors il est difficile de connaître le chiffre exact. Dis, tu trouves pas ça incroyable ? En tout juste cent ans, la population a été multipliée par plus de dix. D'après toi, d'où vient cette explosion démographique ?

Mole réfléchit à la question un peu plus longtemps que pour la précédente. Bien qu'il n'y avait aucune preuve pour étayer le chiffre avancé par Corbeau, il partait du principe que c'était vrai. Si la population avait effectivement été multipliée par plus de dix, alors il devait sûrement y avoir un facteur significatif en cause. Pour les fourmis, en supposant qu'il y ait une reine, cela pourrait provenir de la création d'une colonie, mais ce n'était pas aussi simple pour les hommes.

Il avait du mal à concevoir le nombre incroyablement grand avancé par Corbeau, alors il essayait de le réduire à une échelle plus concrète pour lui. Tout d'abord, il imagina un village avec cent personnes. Quel genre de facteur serait suffisamment important pour permettre à la population de passer à mille en cent ans ?

Mole répondit :

— La quantité de nourriture distribuée a augmenté ?

Pour les hommes, quoi qu'ils fassent, la première des priorités était toujours la nourriture. Tout comme une voiture ne peut avancer sans essence, un homme ne peut pas vivre sans nourriture. Alors, si la population avait beaucoup augmenté, alors selon toute vraisemblance, une grande quantité de nourriture était nécessaire. Non, plutôt que la quantité de nourriture disponible, n'était-ce pas plutôt la capacité à pouvoir en produire plus qui déterminait la taille d'une population ?

Corbeau lui adressa un grand hochement de tête en réponse.

— Ouais, pas mal. Dix points.

Puis Corbeau éclata de rire.

— Sur cent, bien entendu.

— C'est loin d'être pas mal.

— C'est une question de point de vue. Certes, grâce à l'amélioration des graines et des engrais, il a été possible de produire plus de blé. Mais dans le même temps, si la population de fermiers avait augmenté, alors il en va de même avec la quantité de fermes. Si tel était le cas, la population globale n'aurait pas pu être multipliée par dix. Il y a également un certain nombre d'autres facteurs. C'est pour cette raison que cette réponse ne vaut que dix points.

— Un certain nombre, tu dis ? demanda Mole.

Cela n'avait aucun rapport avec le monstre, mais les qualités d'orateur de Corbeau l'avaient intrigué. Qui plus est, il avait l'impression que cela faisait une éternité qu'il n'avait pas discuté de façon aussi légère avec quelqu'un.

Néanmoins, les paroles suivantes de Corbeau étaient très différentes de celles qu'il avait pu entendre des divers gens qu'il avait pu rencontrer jusqu'ici.

— Comme tu l'as dit, grâce aux progrès dans l'agriculture, les récoltes ont pu augmenter. Ensuite, des choses comme les lampes à gaz et l'électricité ont commencé à être utilisées en pratique et il y a eu une nette progression de l'espérance de vie. On a ensuite inventé les engins à vapeur. Ainsi arrivèrent les trains et bateaux à vapeur, et de ces avancées, les réseaux de transport se sont mis en place et les voyages devinrent plus courts. Grâce à ça, le nombre de gens talentueux, les ressources et la mobilité de l'information a remarquablement augmenté, et la mort par famine a beaucoup reculé...

Mole était complètement silencieux, poussant Corbeau à demander :

— Tu me suis ?

Comme pour se déclarer vaincu, Mole secoua la tête négativement.

— Bah... Si je dois te donner des exemples concrets pour chaque cas, on n'est pas couchés. Mais, si je devais résumer toutes ces raisons en un seul facteur global, ça serait le développement de la civilisation.

— La civilisation, hein... répéta avec méfiance le garçon.

— Le développement de la civilisation, continua Corbeau. Autrement dit, on peut également parler de l'amélioration du niveau de vie... Par exemple, on qualifie bien les réfrigérateurs d'avantage de la civilisation, non ? À mesure que la civilisation humaine a progressé, à travers son avidité, les hommes ont pu générer un surplus de temps et d'espace pour vivre. Et quand c'est arrivé, les humains se sont évidemment mis à coucher ensemble.

À ce moment-là, Corbeau se tut, peut-être afin de voir si ce qu'il avait dit avait provoqué une quelconque réaction chez Mole. Cependant, ce dernier détourna le regard sans dire mot. Puis, comme s'il était entièrement satisfait, Corbeau esquissa un sourire complaisant.

— Enfin, il va sans dire que la quantité d'enfants a également augmenté. Et grâce aux avancées de la médecine, le nombre de fausses couches et de mort-nés a significativement diminué. Peut-être que ces choses étaient dues au fait que les médecins ne se lavaient pas les mains avant d'opérer les gens, sans parler des anesthésies et autres transfusions sanguines qui n'existaient tout simplement pas. C'était pour toutes ces raisons que les accouchements étaient un risque significatif pour les vies des femmes. Bien entendu, avec le temps, on découvrit l'existence des bactéries grâce au microscope, et les recherches en matière d'immunisation firent un grand pas en avant, permettant à l'espérance de vie moyenne d'augmenter d'une vingtaine d'années.

Pendant que Mole écoutait Corbeau, sa blessure sous le bandeau de sa jambe droite lui fit mal.

Naturellement, il avait nettoyé la plaie la veille. Mais si Meria n'était pas revenue avec une boîte de produits médicaux, sa blessure se serait mise à s'infecter. Et dans le pire des cas, il aurait pu mourir du tétanos. Même s'il avait été loin d'être le meilleur élève à l'école, cela faisait partie des connaissances générales d'une taupe comme lui.

Mais il y a plus de cent ans, les microscopes n'existaient pas, et même les médecins ignoraient l'existence des bactéries.

À cette époque, plus qu'aujourd'hui, peu importe la blessure ou la maladie dont souffrait une personne, elle pouvait très facilement en mourir. Le fait que cela n'arrive plus vraiment était certainement ce qu'on appelait les progrès de la civilisation.

Pourtant, après l'explication fluide de Corbeau sur différentes zones d'ombre dans sa compréhension, Mole gardait le sentiment que cette miraculeuse explosion démographique était improbable.

Lisant les doutes du garçon sur son visage, Corbeau continua son exposé.

— Bah... Le vrai problème est le suivant : l'histoire de l'humanité a perduré sans interruption pendant plusieurs milliers d'années. Pourtant, qu'est-ce qui a fait qu'après cette période, la civilisation s'est soudain mise à progresser ? Dit autrement, pourquoi la civilisation était incapable de se développer avant le soi-disant « Moyen Âge » ? ... C'est simple. C'est parce que jusqu'ici il y avait une sorte d'obstacle empêchant l'humanité de le faire.

Corbeau n'attendit pas la réaction de Mole et enchaîna :

— Le coupable se trouve sous tes pieds.

Inconsciemment, le garçon baissa les yeux et contempla ses chaussures usées et couvertes de boue sur lesquelles rampaient des insectes noirs.

— Pour ta gouverne, je ne parle pas de ces cloportes, dit Corbeau d'une voix taquine.

Le regard aigre, Mole donna un coup de pied dans la terre et répondit :

— C'est comme s'ils étaient des fourmis d'un autre monde.

... Honnêtement, il s'estimait heureux que Corbeau avait glissé une blague dans leur conversation.

Peu importe le nombre d'enterrements qui avaient eu lieu, son esprit n'arrivait pas à digérer cette réalité qui semblait détruire tout le bon sens qu'il possédait jusqu'ici.

Puis, l'attitude jusqu'ici joyeuse de Corbeau s'évanouit.

— Les démons. Les morts-vivants. Les monstres de la nuit. Les possédés. L'Obscurité. Tout en repliant un doigt après l'autre, Corbeau énumérait chaque nom avec un visage au bord du dégoût.

— Ils ont beaucoup de noms différents, mais chacun définit exactement la même chose : le pire ennemi de l'humanité. Ces choses n'ont pas ce qu'on appelle la vie. Comme leur nom l'indique, ce sont des morts-vivants. Même si on les coupe en petits morceaux ou les brûle en cendre, telle une mauvaise blague ils reviendront à la vie... Ah, je peux lire sur ton visage que tu ne me crois pas. Peut-être que c'est parce que ça te terrifie rien que d'y penser. Même si on leur arrachait les membres et qu'on les éparpillait aux quatre coins du monde, ceux-ci finiraient par se rassembler et se recoller entre eux. Un tel spectacle peut en traumatiser plus d'un, mais je suis sûr que tu y assisteras au moins une fois.

Mole pencha la tête et répondit :

— Bah, je suis déjà traumatisé au point où j'ai peur de mes rêves...

Peut-être que cela ne valait pas la peine de s'en faire, mais quelque chose que Corbeau avait dit le turlupinait. Tout en changeant de sujet, il demanda :

— Alors pour ce qui est des membres, tu veux dire que le corps de ce monstre n'est pas constitué que d'une tête ?

— Oui, ils ont d'innombrables formes différentes. Mais leur point commun est qu'ils tuent les hommes. Et également qu'ils détestent le soleil. Heureusement que ces créatures sont totalement incapables de se déplacer sous le soleil. Pour le reste... eh bien.... en gros, plus un monstre est gros, plus il est fort. Et de ce fait, le monstre d'hier était très redoutable.

— ... Que... Sérieux ?

— Bah, peu importe les noms et les apparences. Ce que tu dois garder en tête, c'est que ce sont les pires ennemis de l'homme... Autrement dit, on pourrait les qualifier « d'ennemis naturels » de l'humanité. Ces choses tuent les hommes, ils ne les mangent pas. Ils les tuent. Tu saisis la différence ?

Lentement, Mole acquiesça de honte. Même en ne tenant pas compte de la fausse accusation envers sa personne, quand il était question de meurtres, son instinct de soldat était sans égal.

À l'instant même où Mole se rendit compte que Corbeau réfléchissait à quoi dire ensuite, ce dernier se mit soudain à raconter une histoire peu plaisante :

— Par exemple, même si ce serait difficile, disons qu'on arrive à enfermer un lion dans un enclos avec de quoi se sustenter, une taupe par exemple. Dès que le lion sera affamé, la taupe aura beau essayer de se défendre, elle ne tiendrait pas plus de trois minutes. Et le lion aurait alors son repas. Si ce n'était pas le cas, le lion serait sûrement mort de faim. Mais et si le lion était repu ? Et que dans ce même enclos, on essayait de mettre une taupe et une carcasse de cheval ? Dans cette situation, il y a de grandes chances pour que la taupe survive un certain temps.

— Hum, où est-ce que tu veux en venir ?

— La seule raison pour laquelle un carnivore prend la peine de pourchasser sa proie, c'est parce qu'il en va de sa survie. Si on suit cette logique, si un chat domestique reçoit de la nourriture de la part de son maître, il y a peu de chance qu'il se faufile dans la maison du voisin pour y chasser des souris, non ?

— Des hommes... Il tue sûrement des hommes, dit le garçon sans mâcher ses mots en baissant la tête.

— Exactement, mais pour la plupart, ce n'est pas comme s'ils avaient un but précis en tête.

Il pouvait sentir une certaine compassion dans les paroles de Corbeau.

— Certes, il y a un grand nombre de personnes cruelles dans ce monde, et en conséquence, il arrive beaucoup de tragédies. Néanmoins, il y a vraisemblablement peu de gens qui tuent juste pour le plaisir, non ?

— Ah, ceux atteints par la folie ? Ces gens ne sont plus humains, ce sont des monstres.

— C'est tout à fait vrai. Ce qui est précisément la raison pour laquelle les choses sous nos pieds sont également des monstres inhumains.

Mole répondit par un silence.

— En tous les cas, à cause de ces pourritures, au cours du précédent millénaire, les hommes n'ont pas pu faire de progrès significatifs dans leur civilisation. Même si quelqu'un parvenait à inventer quelque chose, soit il n'avait pas les moyens d'en parler, soit il était tué avant de pouvoir partager sa découverte. Tout d'abord, malgré avoir tout fait pour survivre, le citoyen moyen a des connaissances particulièrement limitées sur ces créatures. Tout le monde était particulièrement à cran et ignorait quand ces démons débarqueraient au beau milieu de la nuit pour tous les tuer. Mais, après ces jours sombres, d'une façon ou d'une autre, les gens réussirent à rassembler et stocker des informations pour les futures générations au moyen d'innombrables sacrifices.

Mole avait une objection concernant la dernière partie mais il resta silencieux. Il semblerait que la longue histoire de Corbeau était sur le point de toucher à sa fin.

— Des changements dans le rapport de force entre les humains et les démons ont commencé à se produire, mais c'était il y a trois cents ans. Les hommes étaient tombés par hasard sur un moyen de vaincre ces démons immortels. Et grâce à ça, lors des deux cents dernières années, le monde a pu prospérer d'une façon ou d'une autre. En fait, nous nous approchons maintenant d'une ère de prospérité jamais atteinte auparavant.

Le sentiment général de Mole sur l'histoire de Corbeau était un peu vague, ou peut-être devait-il dire qu'il allait lui falloir un certain temps pour la digérer.

C'était peut-être à prévoir. Pour un galérien qui n'était rien d'autre qu'un jeune garçon né dans une famille de pauvres tailleurs de pierre, les humains, la civilisation, les démons, les ennemis naturels et cetera étaient des concepts qui dépassaient sa compréhension. Malheureusement, son visage trahissait ce fait. Mais avant que Corbeau ne puisse le remarquer, il dit en se caressant le menton :

— Pour résumer... Les gens comme toi ont réussi à vaincre ce monstre. C'est ce que t'essayes de dire ?

Corbeau se mit à sourire avec satisfaction.

— Parfaitement. Hum, on dirait que t'as un peu de plomb dans la cervelle finalement.

— Lâche-moi, tu veux. Oh, au fait, c'est vrai que les oiseaux oublient de respirer après trois pas ?

— Hé ! C'est pas sympa. En plus, c'est pas vrai.

Tout en regardant Corbeau se vexer, il ne pouvait voir que les bons côtés de la jeunesse. Mais ce n'était sûrement pas une raison pour penser que les jeunes de la ville prendraient la peine de venir jusqu'ici pour discuter comme ils venaient de le faire. Qui plus est, il y avait ce masque. Quelle était sa signification ?

Hélas, avant que Mole ne puisse poser des questions au sujet des villes aux alentours, comme si c'était tout ce dont il voulait discuter, Corbeau dit :

— À la prochaine.

Tel un oiseau prenant son envol, Corbeau bondit de la pierre tombale et il fit des grands gestes d'au-revoir tel un enfant avant de s'en aller en courant. Et juste comme ça, il disparut, comme s'il s'était évaporé dans l'air.

Le garçon restant poussa un soupir et posa son menton sur le manche de la pelle qu'il avait enfoncée dans le sol. Tout en contemplant la lumière du soleil couchant, il cogita sur ce qu'avait dit Corbeau.


#


... Trois jours après l'annonce de son exécution, Mole s'était demandé s'il y avait eu une sorte de changement psychologique chez le condamné à mort 367. Mais, maintenant, il était trop tard et il n'y avait aucun moyen de vérifier si c'était avéré ou pas.

Mais Mole avait bien appris une chose en l'observant de près.

Peu importe si une tâche semble infaisable pour quelqu'un, les hommes seront toujours capables de se préparer mentalement si on leur laisse le temps. Tout du moins, cet homme y était parvenu.

Aux yeux des gens uniquement obnubilés par sa fin prochaine, peut-être que cela ne semblait être qu'un orgueil vain.

En tous les cas, il y avait sûrement des gens qui pensaient que si une personne était sur le point de mourir, cette préparation mentale ne faisait aucune différence notable.

Néanmoins, est-ce que le condamné à mort s'était rendu de ses propres forces jusqu'au peloton d'exécution le torse bombé fièrement et la tête haute, comme il en avait l'habitude ? Ou avait-il était tiré de force le long du couloir, ruisselant d'urine tout en pleurant et criant... Cet éventail de possibilités montre que le fait d'être prêt pouvait effectivement faire une différence.

Mais il allait sans dire que pour Mole, la situation du condamné à mort 367 était bien plus enviable. Bien entendu, ces monstres n'étaient pas le genre de choses dont les taupes comme Mole pouvaient s'occuper. Mais plus que ça, son malaise découlait du fait qu'il n'existait rien au monde pouvant venir à bout de ces choses.

Et la tombe était loin d'être une prison parfaite.

C'est vrai...

Qu'est-ce que je devrais faire ?

Il y avait une seule chose qui lui importait.

Même s'il connaissait l'existence de ce monstre, tout comme le paysage du cimetière n'avait jamais changé, le fait de connaître le nom du monstre et son histoire n'allait sûrement rien changer à la réalité.

Que faire ?

Qu'est-ce que je devrais faire ?

Qu'est-ce que je veux faire ?


#


— ... Donne la patte, ordonna la fille et en réponse, le chien noir posa sa patte, qui faisait la taille de sa main, sur sa paume blanche.

Une fois encore, Mole avait croisé Meria dans le cimetière alors que le soleil se couchait... Non, ce n'était pas une rencontre fortuite, il l'avait trouvée. Cette rencontre était différente de la première fois où il la regardait du fond du trou qu'il avait creusé, et de la seconde fois où il fuyait le chien. Cette fois-ci, c'était intentionnel.

Même si tout ce qu'avait dit Corbeau était avéré, sa tâche de creuser des trous n'avait pas changé. Pour Mole, il n'y avait pas de grandes différences entre creuser des tombes pour un humain ou un monstre. Et il semblerait que son travail n'allait pas changer jusqu'à la fin de ses jours. C'était... on ne peut plus sérieux.

Il faut que je m'échappe d'ici.

Mais dans son état actuel, il pensait que ce chien assis aux côtés de la fille qui lui caressait les oreilles représentait une menace bien plus grande que les monstres enterrés à six pieds sous terre.

Le simple fait de regarder Dephen faisait tressaillir sa jambe. Bien que grâce à Meria sa blessure ne s'était pas infectée, courir s'avérait pour le moment vraisemblablement impossible. Hélas, même s'il avait de nouveau été en état de le faire, les évènements de la veille se seraient tout simplement reproduits à l'identique.

Qui plus est, le cimetière n'avait qu'une seule sortie, alors s'il gardait un œil dessus, cela pourrait finir par mener à son évasion. Maintenant, s'il devait faire un vœu, c'eut été d'avoir une carte.

Mais il y avait également le collier.

Pas celui du chien noir, mais celui qui était attaché à son propre cou. Même s'il s'y était récemment suffisamment habitué pour en oublier l'existence, il allait forcément avoir besoin de s'en débarrasser d'une façon ou d'une autre. Même si seul son identifiant de galérien y était inscrit, le collier semblait hurler, « Je suis un galérien ! » pendant qu'il marchait avec. Bien entendu, la police militaire et les shérifs locaux auraient tout intérêt à le capturer afin de marquer des points auprès de leur hiérarchie et collègues. Par conséquent, de la même façon, il ne pouvait pas se balader insouciamment en public, de peur que les gens ne préviennent les autorités.

Évidemment, même s'il aimerait vraiment pouvoir retirer ce collier de son cou, les gens qui le lui ont attaché semblaient être parfaitement conscients de ce fait. Et donc, le collier en cuir était essentiellement composé d'une fibre unique au monde appelée « fil de sorcière ». Pendant des centaines d'années, les assassins, les escrocs[1] et autres criminels utilisaient ce matériau à des fins diverses. Il était fin, mais extrêmement résistant, à tel point que même les meilleures cisailles ne pouvaient le couper.

Et pour ne pas arranger les choses, ils avaient expliqué à Mole que vu que sa sentence était de plus de cinq ans, le collier était chirurgiquement connecté à sa carotide droite. Si un galérien tentait de le retirer de force, le « fil de sorcière » trancherait sa carotide aussi facilement que si c'était du beurre, mettant fin à ses jours. Vu qu'à la base, les assassins utilisaient ce fil comme garrot, son efficacité n'était plus à prouver.

Fort heureusement, Mole n'était en grande partie plus gêné par son collier. Mais il y avait des galériens qui ne pouvaient plus supporter cette épée de Damoclès au-dessus de leurs vaisseaux sanguins... et qui finissaient par perdre la tête et arracher leur collier. Lors de l'opération, un des médecins chauves avait tenté de l'intimider en lui racontant que cette folie prenait la vie de cinq ou six personnes par an.

Mais même s'il parvenait à retirer le collier, il se sentirait toujours seul et impuissant.

Sa mère, son père, et ses frères devaient toujours être en vie, mais cela ne signifiait en aucun cas qu'il pouvait rentrer chez lui. Malheureusement, même s'il mentirait s'il disait qu'il ne voulait pas les revoir, cela faisait déjà cinq ans qu'il était parti de chez lui et il ne souffrait pas du mal du pays ou quoi que ce soit.

Au fond, vu que ses parents ne s'étaient pas occupés de lui pendant son enfance, il ne pouvait pas vraiment compter sur eux pour l'aider. Ils ne lui avaient jamais témoigné le moindre amour. Et pire que ça, non seulement rentrer chez lui maintenant après tant de temps ne ferait que causer des soucis à sa famille, mais celle-ci pensait sûrement qu'il était préférable qu'ils ne se revoient plus jamais.

C'était étrange mais cela ne l'attristait pas plus que ça. C'était vraisemblablement parce qu'il y avait tant de choses plus importantes auxquelles il devait penser. Ou peut-être qu'il était simplement quelqu'un de froid.

Cependant, le garçon comprenait qu'il y avait une grande différence si une personne tierce se retrouvait mêlée à sa situation ou non.

Et la première... non, la seule bouée à laquelle il pouvait se raccrocher était Meria.

Il était conscient qu'elle était mystérieuse. Même sa personnalité était vague. Mais la veille, elle lui avait apporté des médicaments, et même s'il était un galérien, elle ne l'évitait pas. Il ne voyait aucune raison de la considérer comme une mauvaise personne.

Qui plus est, s'il pouvait obtenir des informations de la part de la fille se proclamant gardienne du cimetière et si elle était prête à coopérer ne serait-ce qu'un peu avec lui, alors ses chances d'évasion augmenteraient à coup sûr.

Bien entendu, lui et la fille n'étaient que des étrangers l'un pour l'autre qui ne se connaissaient que de visage. Et donc, s'il tentait subitement de demander quelque chose du genre, « Je veux m'évader, tu veux bien m'aider ? », au lieu d'une coopération, elle le renverrait vraisemblablement dans le camp d'internement. Mais la meilleure méthode d'approche pour lui était de lui faire baisser sa garde d'une façon ou d'une autre. S'il y parvenait, alors peut-être qu'elle finirait par l'aider d'elle-même.

Ce genre de chose, ah, comment on appelle ça déjà ? C'était un mot qu'il n'avait pas l'habitude d'utiliser, mais quand il lui revint à l'esprit, il serra le poing, victorieux. C'est ça, l'amadouer.

Et maintenant qu'il avait décidé de son objectif, il sentait qu'il était préférable de passer à l'action plutôt que de rester accroupi là à cogiter dessus. Alors Mole retourna dans le cimetière pendant la nuit et prit position afin de pouvoir la prendre par surprise, mais...

— Mole ?

Accroupie sur le sol, la fille à la chevelure auburn avait interpellé le garçon tout en caressant le chien à côté d'elle et en jetant un regard indécis dans sa direction.

Après l'avoir entendue appeler son nom, Mole hésita sur quoi lui dire.

— Hum... Ce... Ah, euh, rien, bégaya le garçon et une nouvelle fois, un silence s'installa entre les deux.

C'est rien, Mole !

Mole se frappa lui-même pour ne pas avoir été capable de trouver quoi dire. Sa future liberté dépendait de sa capacité à attirer son attention ou non.

Il pensa évoquer ses conversations passionnantes avec ses frères d'arme autour d'un feu de camp. Mais il réalisa alors que l'essentiel impliquait des pilotes de tank qui vantaient les mérites de leurs armes.

Accroupie à faible distance de lui, la fille le regardait d'un œil mystérieux en train de lutter pour trouver ses mots, la bouche bée et la gorge s'étranglant en sortant ces mêmes mots.

Ses yeux étaient aussi sombres que la mer froide, et le bleu était si profond qu'il semblait nous aspirer à l'intérieur.

Une fois encore, le silence avait pris le dessus. Mais il n'y avait rien qu'il puisse faire, la fille en face de lui lui ôtait simplement les mots de la bouche.

Ces yeux le regardaient fixement, dans l'attente qu'il parle, mais son esprit était complètement vide et aucune pensée ne venait. Elle était complètement différente des officiers de la police militaires qui exécutaient leurs tâches avec des têtes d'enterrement, mais aussi de Corbeau qui parlait de façon bien trop naturelle, comme s'ils étaient des amis de longue date.

Puis soudain, il réalisa qu'il y avait une faille majeure dans son plan.

Comment était-il censé l'amadouer au juste ?

Mole Reed, soldat E-1, chef des taupes du champ de bataille.

À tout moment, quelle que soit la météo, les taupes avaient pour ordre de creuser des trous sans s'arrêter. Avec de simples vêtements résistants, ils pouvaient ramper sur plus de cinq kilomètres. Et ils étaient capables de désassembler et nettoyer leur fusil en un clin d'œil.

Mais il n'avait pas la moindre idée de comment il était censé appâter la fille en face de lui...

— Meria...

Telle était l'étendue de ses mots. Sa propension à garder le silence l'empêchait de faire mieux que ça.

Il déglutit bruyamment. Combien de temps allait-il rester nerveux comme ça ? Le fait qu'avaler sa salive ferait autant de bruit ne lui avait même pas traversé l'esprit.

Après que ses pensées s'étaient enfin décidées, il prononça sans attendre ces mots qu'il avait l'impression d'avoir déjà entendu quelque part :

— Tu veux bien être mon amie ?

La fille cligna plusieurs fois des yeux et demanda d'une voix confuse :

— Quoi ?

J'aurais jamais dû demander ça.

Il avait échoué. Il avait totalement raté son approche. En un rien de temps, son visage devint rouge, comme s'il avait avalé cul-sec un verre d'alcool fort. Il fut pris d'une irrésistible envie de prendre un pistolet, mettre le canon sur sa tempe et presser la gâchette pour mettre fin à sa misérable existence.

Pendant que le garçon pensait s'évanouir d'agonie face à son ignorance, la fille, quant à elle, semblait ne même pas avoir compris ce qu'il avait dit et clignait des yeux encore et encore. Mais ensuite, aussi lentement que le sable qui coule dans un sablier, ses joues virèrent au rouge vif.

Et après quelques instants, elle détourna les yeux de lui et dit :

— ... Je ne peux pas.

C'était la première fois qu'elle avait parlé sans le regarder dans les yeux. Il pouvait voir que ses lobes qui dépassaient des côtés de sa capuche étaient rouges comme des tomates.

C'était étrange, mais même si elle l'avait ouvertement repoussé, Mole se sentait soulagé.

Tout en riant de lui-même, il demanda :

— Pourquoi ça ?

Meria se tenait debout de profil face à lui en lui répondant :

— Je ne comprends pas ce que tu entends par amie.

— ... Eh bien... Euh, moi-même je saurais pas te donner une définition exacte.

Mole détourna à son tour le regard, tout en réfléchissant un peu avant de lui donner une explication peu claire.

— Un ami, c'est, euh... c'est un peu plus qu'une simple connaissance... C'est, euh... réciproque ? Non, plus que ça... Pour mieux se connaître, deux personnes commencent par s'ouvrir l'un à l'autre... Quelque chose comme ça.

En gros, tout ce qu'il avait dit à Meria pouvait se résumer en une phrase : « J'aimerais être plus proche de toi. »

Noyé dans son embarras, Mole était dans l'incapacité de continuer son explication plus loin.

Puis, comme pour chasser une idée de sa tête, elle se prit la tête à deux mains en silence. Tandis qu'il attendait, Mole la regardait pendant que la lumière vacillante de la lanterne qu'elle avait posée sur le sol faisait trembloter l'ombre de sa mâchoire de façon erratique.

Peu après, la fille leva les yeux, mais ce n'était pas pour revenir sur son refus initial.

— D'où tu viens, Mole ? lui demanda-t-elle.

Après quelques instants d'hésitation, il répondit :

— Du camp de détention de Rakasand.

— De Rakasand ?

— Ah, c'est dans l'est du royaume. T'en as jamais entendu parler ?

Le visage rouge, Meria secoua frénétiquement la tête.

— Je n'ai jamais quitté cet endroit.

Mole resta dérouté pendant un moment, alors comme s'il jetait un œil furtif à travers le trou d'une serrure, il posa ses yeux sur son cou blanc. Bien entendu, il n'y avait aucune preuve qu'elle était retenue prisonnière ici, alors cela rendait un peu difficile de la croire. Mais dans le même temps, c'était tout à fait logique.

J'ai compris. Elle est vraiment séparée du monde.

Il y avait une chose qu'il avait plus ou moins crue dans l'histoire que Corbeau lui avait racontée. Avant l'invention des machines à vapeur, autrement dit, il y a plus d'un siècle, le meilleur moyen pour voyager était à cheval. À part ça, la seule autre possibilité était de marcher. À cette époque, les citoyens lambda ne pensaient pas à voyager. C'était précisément pour ça que non seulement ils ne se rendaient pas aux campagnes militaires, mais pour la majorité, ils n'avaient semble-t-il jamais quitté leur ville natale.

Même aujourd'hui, quand une personne vivait à la campagne ou dans un petit village, ce n'était pas si rare...

Tout en regardant le garçon, la fille demanda :

— Alors, dis-moi... C'est quel genre d'endroit, là d'où tu viens ?

Après ça, pendant un certain temps, les deux discutèrent avec la lumière vacillante de la lanterne entre eux deux.

Meria écoutait chaque mot de Mole avec attention, mais posait des questions à chaque fois qu'un détail attirait son attention. Et à mesure qu'elle l'interrogeait, Mole, même comparé à d'habitude, répondait de façon plutôt maladroite.

Comme la fois où il avait bu de l'alcool, il était très bavard. Il lui parla de la ville où il était né, de sa famille, de ce qu'était un tank, de l'importance stratégique du placement des tranchées, de ses plats préférés, de comment poussaient les choux...

Mais qu'est-ce que je raconte ? On parle pas de ce genre de choses avec des amis, ni avec personne d'ailleurs.

Il était en mesure de répondre à ses questions, mais bizarrement, il éprouvait de la gêne rien que de sentir le regard de Meria fixé sur lui. Par contre, c'était également un peu glauque.

Il utilisa une branche pour dessiner une carte au sol, et leva les yeux au ciel dont il prétendait se remémorer, mais ne croisa pas le regard de la fille. C'était alors que contre toute attente, il comprit comment faire sortir quelques mots de sa bouche.

En plus du fait qu'il avait une idée derrière la tête, Meria se trouva savoir brillamment écouter les gens. Affirmant n'avoir jamais quitté ce cimetière, il lui arrivait ne pas comprendre le postulat de certaines de ses histoires. Et pourtant, même si les explications du garçon étaient alambiquées, Meria faisait preuve d'une étonnante capacité à saisir le fond de ce qu'il voulait essayer de dire.

... Mais il lui fallut un certain effort pour comprendre le concept de « bétail ».

Il lui raconta comment les cuisiniers de l'armée avaient préparé un rôti de porcelet entier pour les remercier, lui et son unité, pendant la célébration d'une victoire. Mole se souvenait de l'odeur alléchante de la graisse animale mêlée aux herbes et se rendit compte que de la salive s'était accumulée dans sa bouche. Mais Meria n'était pas intéressée par le goût de la nourriture ni par la façon de la préparer. Elle exprimait plutôt son intérêt sur ce dont il allait parler ensuite.

— Après ça, est-ce que ce « cochon » a eu droit à un vrai enterrement ?

— Non... Je me demande si on a utilisé les os pour faire du dashi.

— Du dashi ?

— Place les os dans une grande marmite et fait les bouillir pendant un long moment. À la fin, le tout se transformera en une sorte de bouillon.

— Tu mangeais même les cadavres ? C'est... cruel, marmonna-t-elle tristement, semblant dégoûtée par la conversation.

— Mais c'est du bétail, il n'y a rien de cruel à ça, ils sont faits pour ça, tenta de lui expliquer Mole avec maints efforts.

Il essayait d'une façon ou d'une autre de la persuader que le bétail existait dans l'unique but d'être mangé (ou tué), mais il ne trouvait pas les bons mots. Pour lui, c'était tout ce qu'il y a de plus naturel, mais il ne pouvait pas trouver d'autres mots pour lui faire comprendre.

La conversation changea du tout au tout avant qu'il ne s'en rende compte. Certaines des questions insensées de la fille avaient une nouvelle fois fait dériver le sujet dans la mauvaise direction, puis du fait de son incompréhension, la conversation fit une chute vertigineuse, et tout à coup, ils se retrouvèrent au sujet de conversation initial.

Et quand le garçon trouvait quelque chose d'un tant soit peu intéressant à dire, cela finissait contre toute attente à l'emmener encore plus loin... et ainsi de suite, jusqu'à ce que la conversation ne devienne tout bonnement incompréhensible pour l'un comme pour l'autre. Ainsi, il fut incapable de lui faire comprendre.

Néanmoins, grâce à ces digressions, leur conversation avait continué, au lieu de s'arrêter abruptement. Mole avait l'impression que cela tenait presque du miracle...

— Je crois que je comprends plus ou moins, dit-elle en se levant.

La lune derrière les nuages au loin était désormais au milieu du ciel.

Le profil habituellement calme de la fille semblait étrangement tendu. C'était exactement comme si elle venait juste de faire une découverte révolutionnaire.

— L'Obscurité n'existe pas dans le monde d'où tu viens, non ?

Une fois encore, le mot que la fille avait prononcé la veille s'était échappé de ses lèvres.

Il avait du mal à comprendre ce qu'il signifiait.

— C'est exact, marmonna-t-il.

Le garçon jeta un regard vers la fille.

Sous la lumière tamisée du clair de lune, le visage de la fille, caché sous sa capuche et regardant d'un air découragé le sol, était magnifique. C'était quelque chose qui d'après lui ne provenait pas de ce monde.

Tout en la contemplant pendant un moment, Mole fut incapable de se lever, bien que cela n'avait rien à voir avec sa blessure à la jambe.

Et même si son visage n'avait jamais montré ce genre d'émotions, il pouvait clairement sentir au plus profond de ses yeux calmes qu'elle était complètement chamboulée.

... C'était exactement le même choc qu'il avait ressenti en apprenant l'existence de ce monstre.

... L'idée qu'il existait un monde où ce monstre n'existait pas était tout aussi choquante pour cette fille qui avait vécu toute sa vie ici.

Ils étaient tous les deux très similaires, mais c'était pour cette raison qu'ils étaient complètement différents. Tout comme la lune et le soleil ne se croisaient jamais, leur séparation était inéluctable.

La brise fraîche d'été souffla au-dessus des innombrables pierres tombales alignées au sol.

— Il est temps que je rentre, dit Mole, se levant tant bien que mal. Demain, je vais encore creuser des trous de bon matin.

Il put voir Meria acquiescer.

— ... À plus tard, dit le garçon une fois de plus dans l'attente qu'elle y réponde.

Mais il n'y eut aucune réponse.


  1. Dans la version originale, en hiragana, le mot signifie escrocs, mais le kanji se lit sorcière.


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