Kokoro Connect : Volume 1

From Baka-Tsuki
Jump to navigation Jump to search

Illustrations[edit]

Voici les illustrations inclues dans Personne Aléatoire.


Chapitre 1 : Le temps qu'on s'en rende compte, ça avait déjà commencé[edit]

Septembre est le mois où la plupart des lycéens japonais retrouvent leur train-train quotidien après leurs exotiques vacances d'été.

Le lycée Yamaboshi est situé dans une ville d'ordonnance gouvernementale[1]. L'école est connue pour son insouciant environnement d'apprentissage et les élèves y maintiennent des notes relativement bonnes. Ici, en gros, les élèves s'installent et se remettent à leurs cours. Néanmoins, au lycée Yamaboshi, il y a un festival culturel qui se tient tous les ans début septembre. Par conséquent, l'école baigne toujours dans une irrésistible ambiance de liesse liée à la fin de ce festival.

En ce milieu de mois de septembre, cette ambiance à l'école se dissipait peu à peu, remplacée par une vie scolaire ordinaire et calme, quoi que quelque peu agitée.

Taichi Yaegashi était l'un de ces élèves qui vivait cette vie scolaire ordinaire. Et c'était ainsi que ça devait être.

Après avoir assisté à ses six cours sans même flancher, il devait finir la corvée des toilettes avec son équipe. Puis, il se rendit au local de son club.

Il sortit de la salle de sa classe, la 2nde C dans le Bâtiment Est. Il traversa le Bâtiment Nord, avant de pénétrer dans le Bâtiment Récréatif. Ce bâtiment de trois étages était voué à s'effondrer si les rénovations étaient encore repoussées. Sa destination était au dernier étage. Bien entendu, il n'y avait aucun ascenseur dans le Bâtiment Récréatif, alors il lui fallait emprunter les escaliers.

Taichi devait se rendre dans cet endroit « non désiré » (les lycéens se fichaient pas mal des beaux paysages et couchers de soleil. La plupart préféraient ne pas avoir à monter les escaliers) parce qu'il appartenait à un club qui avait été fondé cette année. Ce petit club ne comptait que cinq membres dans ses rangs.

Le club était baptisé le Club de Recherche Culturelle, ou CRC pour les intimes. Y étaient étudiées les cultures des pays à travers le globe jour après jour... ou pas.

Un peu essoufflé après avoir monté les escaliers, Taichi jeta un œil aux mots « Club de Recherche Culturelle » imprimés sur une feuille de papier au format A4, et entra dans la salle 301.

Le vent soufflait à travers les fenêtres ouvertes, caressant doucement les joues et faisant virevolter les cheveux de Taichi. Au troisième étage, l'aération était très bonne. Cela conférait une atmosphère très douillette en cette saison.

Il y avait déjà un autre membre dans la pièce.

Deux longues tables se trouvaient au centre de la pièce. La vice-présidente du Club de Recherche Culturelle, Himeko Inaba, était assise au coin d'une des tables, pianotant sur les touches du clavier de son ordinateur portable.

— Oh, Inaba. Les autres sont pas encore là ?

— Comme tu peux le voir, répondit Inaba d'une voix relativement faible mais féminine, sans même daigner jeter un regard à Taichi.

Taichi s'assit sur la chaise pliante et se positionna en face d'Inaba. Ce fut seulement à ce moment-là qu'elle finit par lever la tête dans sa direction.

Comme pour briller dans le noir, ses cheveux noirs mi-longs semblaient faire l'objet d'une attention toute particulière. Chatoyante, étincelante et souple, sa belle chevelure noire irait sûrement parfaitement avec un kimono. Parant des yeux élancés mais larges, ses cils étrangement longs lui conféraient une aura mystérieuse et intangible.

Son apparence mature donnait l'impression qu'elle était différente de la plupart des autres élèves. Du fait de sa personnalité indifférente, on pouvait aisément croire que c'était quelqu'un avec qui il est difficile de s'entendre.

— Taichi, est-ce que t'as rassemblé tout le nécessaire pour le prochain numéro de RC Mag ?

— Ouaip. Faut juste que je fasse le tri dans les données restantes et on est bons. Au fait, le sujet est « Zoom sur le catch professionnel via l'histoire du Brainbuster[2] ». Quand on entend « brainbuster » au Japon, on a tendance à penser que c'est une prise par derrière, alors qu'à la base, c'est tout le contr-

— La ferme.

— Hein ? Tu me poses la question, alors je te réponds.

— Je t'ai demandé si t'avais rassemblé le nécessaire, alors ta réponse devrait être « oui » ou « non ». Je t'ai rien demandé de plus. En fait, c'est parce que j'ai pas envie d'en savoir plus.

— Toujours aussi directe... Je pense que tu devrais employer des euphémismes... Non, en fait, je t'implore d'utiliser des euphémismes.

Maintenant que Taichi était assis, ses yeux étaient au niveau de ceux d'Inaba. Étant donné que Taichi était un peu plus grand que la moyenne des élèves de seconde, se pourrait-il qu'Inaba était plus grande que les autres filles une fois assise ? Non. C'était simplement parce qu'elle était assise avec le dos incroyablement droit. À cause de ça, les autres ne pouvaient s'empêcher de se demander s'il y avait un appareil qui lui maintenait le dos aussi droit. En plus de ça, ses jambes étaient très élancées et longues. En fait, elle était plutôt grande comparée aux autres lycéennes. « Fine et élancée » étaient des adjectifs très appropriés pour la décrire.

La porte tressaillit alors qu'elle fut violemment ouverte, et une voix pleine de vie résonna à l'intérieur de la salle :

— Yooo ! Pardon, je suis à la bourre.

Brillant de joie, un visage souriant apporta un peu de vent et de lumière chauds dans la pièce. C'était juste que la personne debout là souriait. Tout du moins, on aurait dit que la fleur épanouie du printemps était arrivée.

— Hmm ? Y'a que vous deux aujourd'hui ?

Celle qui penchait légèrement sa tête sur le côté tout en marmonnant ça était la présidente du Club de Recherche Culturelle, Iori Nagase.

Taichi, Inaba et Nagase étaient tous les trois dans la même classe, la 2nde C.

— Pff, dire que j'ai même couru pour venir — quelle perte d'énergie, se plaignit Nagase tout en s'affalant sur le canapé déchiré de couleur noire.

Elle leva le bras et utilisa sa main comme support pour sa tête, comme ces vieux qui regardent la télé pendant leurs vacances. Malgré le fait qu'elle venait de grimper les escaliers en vitesse peu auparavant, sa respiration semblait très calme et paisible.

— Iori, on voit carrément ta culotte dans cette position, tu sais.

Inaba regardait en direction d'Iori, tout en pointant calmement du doigt le nœud du problème.

— Et alors ? dit Nagase tout en faisant grand étalage de ses jambes artistiquement blanches et élancées.

Malgré ce qu'avait dit Inaba, elle ne semblait pas se soucier du regard des autres. Elle avait même tapoté ses cuisses.

— Je suis là aussi, tu sais, déclara à son tour Taichi.

— C'est 120 yens le rinçage d'œil.

— Il faut que je paie ?! Mais, ma foi, c'est un prix plutôt honnête...

— Taichi, même si ça partait d'un bon sentiment, tu réalises que vu l'âge de la personne à qui tu parles, c'est parfaitement illégal ce que tu dis là ? Tu devrais t'arrêter là, répliqua brusquement Inaba.

Nagase gloussa comme une enfant qui avait réussi sa farce, et s'assit sur le canapé.

Elle avait de grands yeux brillants avec des paupières tombantes, un nez large et droit et un visage légèrement ovale mais impeccable où il n'y avait aucune trace de maquillage. Malgré tout, sa peau claire et sensible était souple. Ses cheveux fins et lisses étaient aussi doux que de la soie et ne semblaient pas avoir fait l'objet d'un traitement par une quelconque substance, ils lui arrivaient légèrement au niveau des épaules et étaient juste simplement attachés derrière sa tête.

Bien que Nagase n'utilisait pas de maquillage, sa chevelure renforçait son côté mignon. En fait, son côté naturel ne la rendait que plus belle.

— Oh, au fait, Nagase, qu'est-ce qu'on fait pour le prochain numéro ? demanda Taichi.

— Hmm... En fait, je pensais justement à ce dont RC Mag manque.

— Et donc ?

— J'en ai conclus que comme Inaban est en charge des scandales, ma suggestion sera sûrement acceptée : on manque de violence et de sexe.

— Et qui va enquêter sur ce genre de choses pour un journal ?! En fait, est-ce que c'est approprié pour un magazine scolaire déjà ?

Dans le dernier numéro de RC Mag, Inaba avait dévoilé l'existence d'une liaison amoureuse entre deux professeurs (via une source anonyme). Par conséquent, durant le festival culturel de cette année, le club que tout le monde ignorait jusqu'ici avait eu l'occasion de participer à d'autres activités diverses, et était au centre de toutes les attentions. Et dans la foulée du festival, les deux professeurs s'étaient même plus tard décidés de se marier lors de la soirée dansante.

Pour résumer, l'ambiance alors était effervescente. En plus des autres professeurs, tout le monde était enivré par cette atmosphère de liesse autour des deux tourtereaux. Bien que les gens s'accordaient pour dire que c'était une fin merveilleuse, il y avait bien trop de tension du fait que leur relation était connue de tous. Il était impossible d'imaginer la gêne occasionnée par une rupture. Cet aspect était une source d'inquiétude au lycée Yamaboshi.

— Bah, cet article était une exclu' pour le festival, j'ai pas l'intention d'en réécrire un similaire pour le moment. Et puis, j'aime pas révéler mes infos comme ça. C'était juste sur un coup de tête la dernière fois.

Himeko Inaba avait pour passion de collecter des informations et les analyser (mais elle détestait les rendre publiques).

(À quoi peut bien lui servir toutes ces informations ?) se demanda Taichi.

— Ok, on va se servir de ce coup de tête pour écrire un article érotique ! dit Nagase en levant son pouce.

— Arrête de pousser une fille pure de seconde à écrire des articles érotiques, répondit Inaba, bien que son visage ne montra aucun signe de timidité propre à une fille pure de seconde.

— T'inquiète, c'est moi qui vais m'en occuper ! Il faut juste que tu me laisses prendre deux-trois photos hot de toi, et...

— T'as cru que j'allais accepter ?! Pourquoi je devrais donner aux garçons matière à assouvir leurs pulsions sexuelles ?!

— Donc Inaba part donc du principe qu'il est acceptable de publier ce genre de contenu dans un journal lycéen... murmura Taichi à lui-même sans se soucier de si Inaba pouvait l'entendre ou pas.

À en juger par l'intonation de sa voix, il semblerait que son imagination était des plus obscènes, ce qui était suffisant pour contester l'idée qu'elle était une fille pure de seconde.

— Et puis, Iori, t'es plus jolie que moi. Ça marcherait mieux avec des photos de toi plutôt, conclut Inaba, faisant mine d'être en pleine réflexion.

— Et puis quoi encore ? C'est justement parce que je suis l'archétype de la fille innocente que je peux pas le faire. Question sensualité, je t'arrive à la cheville, Inaban.

— Ces deux-là... elles envisagent vraiment de se déshabiller.

Apparemment, Nagase n'était pas en train de se vanter, vu qu'elle ne portait pas grande attention à son apparence. Néanmoins, elle était vraiment en train d'analyser ses points forts. Cela donnait l'impression que ne pas se maquiller était une de ses nombreuses techniques pour justement « se faire remarquer ».

Cependant, la vérité était sûrement qu'elle n'y avait même pas réfléchi.

— Je vais pas dire que je comprends pas... Mais attends, pourquoi on aurait besoin de quelque chose d'érotique ? J'ai pas l'impression que les lycéens en demandent tant. Le bon sens dirait qu'ils ont besoin de quelque chose de plus novateur, déclara Inaba.

— Nan, vu les lycéens d'aujourd'hui, un contenu mature et érotique marcherait bien plus... c'est que mon petit doigt me dit.

— D'après ton petit doigt, hein ? répondit ironiquement Taichi d'une petite voix.

Puis, les deux filles se tournèrent vers lui.

— En parlant de ça, on a un lycéen sous la main, non ? C'est quoi ton type de fille, Taichi ? demanda Inaba.

— Ouais, si t'avais le choix, tu préférerais voir laquelle à poil ? Inaban ou moi ?

La question de Nagase était complètement hors sujet.

(Je suis censé répondre sérieusement ?) Tout en se posant cette question, Taichi ferma les yeux et se mit à réfléchir pendant quelques instants. Puis il répondit :

— Ben, vu que je parle au nom de tous les gars du bahut, je dirais « les deux »....

Juste après qu'il eut fini, Nagase intervint :

— À 15h55, Taichi Yaegishi a demandé à deux filles du CRC de se déshabiller... T'as bien tout noté, Inaban ?

— Bien sûr, on va mettre ça dans le prochain édito, sourit Inaba d'un air machiavélique tout en tapant au clavier.

— Hmm... Bah, ce qui est fait est fait...

Il aurait beau essayer, Taichi n'aurait jamais pu retourner la situation avec des mots. Il baissa tristement la tête, reconnaissant à nouveau l'équilibre des forces du club.

Après ça, Nagase se mit à lire un manga, pendant qu'Inaba était sur son ordinateur et Taichi révisait ses cours. Les trois continuèrent ainsi paisiblement pendant les trente minutes suivantes. Aujourd'hui était le jour où les cinq membres du club s'étaient mis d'accord pour discuter ensemble. Cependant, deux manquaient à l'appel.

— Au fait, Aoki avait l'air un peu bizarre pendant les cours d'EPS aujourd'hui... murmura Taichi à lui-même sans espérer de réponse, alors qu'il s'était brusquement arrêter d'écrire.

Bien qu'Aoki était dans une autre classe que celle de Taichi, ils avaient cours d'EPS ensemble vu que ces cours étaient dispensés à deux classes en même temps.

Inaba commenta avec un regard pensif :

— Yui non plus n'était pas elle-même pendant le cours d'EPS.

— Ah bon... peut-être qu'il s'est passé quelque chose ? Vous croyez qu'Aoki a fini par parvenir à ses fins ?

— Impossible. Connaissant la situation, Aoki aurait beau y passer sa vie entière que ça n'arriverait jamais. Sauf à ce qu'il se rende compte de ce qui lui manque, il n'a strictement aucune chance.

Juste au moment où Taichi et Nagase s'étaient mis à parler des deux absents, la porte s'ouvrit lentement avec un léger grincement.

Les deux membres manquants, Yoshifumi Aoki et Yui Kiriyama, entrèrent en titubant dans la pièce.

Les cheveux d'Aoki étaient plutôt longs et bouclés. Il arborait toujours un sourire adorable (les mauvaises langues diraient narquois). Il donnait l'impression d'être paresseux mais c'était quelqu'un de facile à aborder (encore une fois, les mauvaises langues diraient frivole). Il était également grand et fin, et avait l'apparence de l'ado littéraire.

Les cheveux de Kiriyama, en fonction de la luminosité, étaient habituellement colorés d'une jolie teinte châtain clair. Sa chevelure était également souple et chatoyante. Ses cils droits étaient légèrement inclinés vers le haut et ses yeux étaient vraiment autoritaires. Bien qu'elle était de petite taille, elle ne faisait pas gamine, et il était évident qu'elle était du genre sportive, parce qu'elle avait un corps ferme et souple. Globalement, c'était quelqu'un de vivant.

Les personnalités des deux allaient vraiment bien ensemble, vu que les deux étaient généralement de nature plutôt joyeuse.

Cela dit, pour une raison inconnue, ils semblaient manquer de vitalité aujourd'hui. Ils avaient vraiment l'air d'être exténués.

Taichi, Nagase et Inaba étaient assis d'un côté de la table, pendant qu'Aoki et Kiriyama étaient en face.

— Alors... euh... qu'est-ce qui vous est arrivé ?

Nagase avait lancé les hostilités dans une ambiance indescriptiblement pesante.

— Hein... On peut dire que ça va, mais comment dire... se mit à dire Aoki avec hésitation, tout en se grattant la tête.

Bien qu'il portait habituellement son uniforme de façon délibérément désordonné, il avait l'air particulièrement débraillé aujourd'hui.

À ses côtés, Kiriyama se tenait la tête et regardait en direction d'un coin de la table tout en jouant de façon insignifiante avec ses cheveux.

— Quelle mouche vous a piqué tous les deux ? S'il y a un souci, vous devriez nous en parler. On va vous aider du mieux qu'on peut ! leur pria Taichi.

— Oh, c'est rassurant... Hmm ! Ok ! Alors commençons par le début ! Même si on est d'accord pour vous raconter, c'est assez difficile à expliquer. Alors ça va demander beaucoup de confiance pour...

— Crachez le morceau ! l'interrompt Inaba d'une voix tranchante.

Aoki sursauta de peur. Puis, il acquiesça et répondit, « Oui, oui ! » Peu importe l'adversaire qu'elle avait en face, Inaba ne faisait jamais dans la dentelle.

Aoki prit une profonde inspiration et chercha une confirmation dans le visage de Kiriyama. Bien qu'elle avait l'air plutôt réticente, elle finit par acquiescer pour montrer son consentement. Après ça, Aoki reprit la parole.

— En fait, hier soir...

Tout le monde retint son souffle. La pièce entière était plongée dans le silence. Aoki s'était tut, ce qui a permis de propager ce silence. Puis...

— On a échangé nos âmes ! cria-t-il.

— Quoi ? s'exclama Inaba.

— Hein ? s'étonna Taichi.

— Hahahaha... Ah ? s'interloqua Nagase.

Il y eut trois réponses simultanées. Bref, ils exprimèrent tous les trois leur surprise.

— Comme je l'ai dit, Yui et moi, on a échangé nos âmes, comme dans un manga... Aïeuh !

— Ohoh, une manchette en pleine tête.

Taichi était très impressionné par la précision et la finesse de l'attaque d'Inaba.

— Pourquoi tu m'as frappé, Inaba-chan ?!

— C'est triste de voir que t'es à fond dedans, mais cette blague est nulle.

— Mais non ! Je plaisante pas. Je suis on ne peut plus sérieux !

— Comparé au silence de mort après la blague alors que tout le monde était dans l'attente, l'attaque d'Inaba était bien plus dramatique, dit Taichi à faible voix.

— Et puis, si vos âmes ont vraiment été échangées, Aoki devrait maintenant être Yui, c'est ça ? T'as beau parler, ça sonne toujours aussi débile. Et, ta stupidité n'a pas vraiment changé.

— C'est pour ça que j'ai parlé au passé. On est retournés à la normale maintenant ! Et puis, Inaba-chan, pas la peine d'être aussi directe ! On t'a jamais appris que la violence verbale sans retenue était plus dangereuse qu'une lame de rasoir ?

Ensuite, Aoki, avec une pose indescriptiblement exagérée, s'efforça de convaincre les autres qu'ils avaient effectivement échangé leurs âmes. Mais malgré tous ses efforts, ce qu'il disait était bien trop absurde. Taichi et les autres n'en étaient que plus perplexes.

— Bon, de ce que je comprends... Raah ! Dans ce cas, qu'est-ce que t'as à dire, Yui ? Aoki a dit que son âme était en toi, s’enquit Inaba auprès de Kiriyama, qui n'avait encore rien dit mais dont le visage était perturbé.

Kiriyama se tint la tête et regarda au sol. Elle secoua la tête comme si elle refusait d'accepter la vérité. Quand sa chevelure châtain habituellement bien coiffée fut complètement ébouriffée, elle se décida à ouvrir ses lèvres jusqu'ici scellées.

— ... Bien sûr que c'est faux. Comment est-ce que ça pourrait vraiment arriver ? C'est bizarre, non ? Qu'Aoki devienne moi, et que je devienne lui... Non, c'est impossible !

Pendant qu'elle parlait, sa voix alla crescendo, et c'est alors qu'elle se leva brusquement pour déclarer :

— C'était juste un cauchemar !

Kiriyama s'était mise en position de combat.

— Je crois pas aux trucs surnaturels qui peuvent pas être expliqués par la science ! Ouaip, c'est ce que j'ai décidé. Alors arrête de m'entraîner dans tes délires bizarres, Aoki ! Un échange d'âme ? C'est complètement dépassé ce truc-là.

— Je-J'ai été trahi ! On l'a confirmé ensemble pourtant, non ?

— J'étais juste désorientée ! Ma capacité de jugement était proche du néant à ce moment-là !

— J'ai pas tout compris, mais je trouve ça cool, cette trahison, dit Taichi malgré que c'était une remarque futile.

— T'es en train de dire que c'était juste un rêve ?

— Oui ! C'était juste un peu plus réaliste que d'habitude ! Allez, Aoki, tu devrais te dépêcher de te réveiller !

Le visage de Kiriyama devint un peu étrange, comme si elle était entrée dans un état de rage.

— ... Du coup, tu veux dire qu'on a eu exactement le même rêve, qu'on a eu cette impression « d'échange d'âme » au même moment, et que même si on a jamais été dans la chambre l'un de l'autre, on pouvait parfaitement voir celle de l'autre, et quand j'ai permuté avec toi, les choses que j'ai déplacées dans ta chambre ont par pure coïncidence bougé de la même façon dans le monde réel ?

— C'est ce qui arrive quand les coïncidences s'enchaînent les unes après les autres ! Ouais, autrement dit, c'est un miracle !

— Alors t'es en train de dire que c'est un miracle qui a fait que nos âmes ont permuté...

— Pourquoi il a fallu que ce soit Aoki et moi ?! hurla Kiriyama comme si elle était sur le point de mourir.

— Ah bon ? Est-ce qu'on pourrait parler de destin ? Du coup, j'ai envie de dire qu'on devrait plier à la volonté du monde et sortir ensemble. Ah~

— Comment t'en es arrivé à cette conclusion ? répliqua Taichi de façon incisive alors que les deux concernés ne l'écoutaient pas.

— Aaaaaaaarg ! C'est parce que t'es tout le temps comme ça que je peux pas te supporter !

Kiriyama tremblait comme une feuille morte tout en retournant vers un coin de la salle.

— Bon, qu'est-ce qui vous est vraiment arrivé ? Même si ce sont des histoires à dormir debout, je suis prête à vous écouter, murmura Inaba d'une façon vraiment étrange.

— C'est pas la peine, Inaba ! Vu que nos âmes n'ont jamais été échangées ! Si j'avais permuté avec Iori, ça m'aurait pas dérangé. Mais si c'est Aoki, je refuse de l'admettre ! Niet ! No ! Nada ! Plutôt mourir ! Ce pervers veut m'imposer ses délires pervers ! cria Kiriyama tout en sautant dans les bras de Nagase.

Cette dernière se mit à caresser le dos de Kiriyama comme si elle avait affaire à un petit chien, avant de dire :

— Allons, allons, ne pleure pas.

— Hein ? C'est à cause de moi qu'elle refuse d'accepter ce qui nous arrive...?

Aoki laissa tomber ses épaules face au choc de cette révélation. Taichi lui dit de ne pas le prendre à cœur. Bien que leur histoire était rocambolesque, la tristesse d'Aoki n'était pas feinte pour Taichi.

Dans tous les cas, Aoki et Kiriyama continuèrent à se chamailler sur le fait d'avoir ou non échangé leurs âmes la veille.

Au moment où Taichi et Nagase tentèrent de profiter de l'occasion pour demander s'ils avaient mangé quelque chose de pas frais la veille, Inaba finit par prendre violemment la parole :

— Bon, allez tous prendre l'air. Ça suffit pour aujourd'hui !

Suite à la déclaration de la vice-présidente, il fut décidé d'ajourner la réunion du club au lendemain.


Notes de traduction

  1. Les villes désignées par ordonnance gouvernementale (Seirei shitei toshi), aussi connues sous le nom de villes désignées (Shitei toshi) ou bien encore sous celui de villes d'ordonnance gouvernementale (Seirei shi), sont des villes du Japon peuplées de plus de 500 000 habitants et désignées de cette manière par le Cabinet du Japon en vertu de l'article 252, section 19 de la Loi d'autonomie locale. (Wikipedia)
  2. Un Brainbuster est une prise de catch aussi appelé Avalanche suplex. L'attaquant applique un facelock avant (il saisit la tête de l'adversaire et la coince sous son bras de sorte que l'adversaire ne puisse plus retirer sa tête) et saisi le bas de son adversaire avec son bras puis le soulève comme pour une Suplex et tombe en arrière pour claquer la tête de l'adversaire au sol. Au Japon, la prise est plutôt connue sous le nom de Vertical Brainbuster. (Wikipedia)


Chapitre 2 : « Cette chose » commençant par un « S »[edit]

Afin de tenir leur réunion décalée, les membres du Club de Recherche Culturelle se ruèrent dans leur local. Bien entendu, Taichi était l'un d'entre eux.

Les cinq membres s'assirent autour de la table rectangulaire. On pouvait toujours sentir l'embarras de Yoshifumi Aoki et de Yui Kiriyama sur leur visage, mais au moins, ils avaient retrouvé leur calme et restaient silencieux.

Taichi n'avait pas encore mentionné l'incident de la veille vu que le sujet semblait être devenu assez sensible. L'ambiance était plutôt pesante dans la salle 301 du Bâtiment Récréatif.

La vice-présidente Himeko Inaba ne se soucia pas de cette atmosphère et décida de commencer la réunion.

— Bon ! Il est temps de débuter la réunion du club ! Primo-

— Ah ! J'ai oublié un truc dans mon casier.

La présidente, Iori Nagase, interrompt soudain la séance.

— Hmm ! Pour une fois que j'accepte gracieusement de diriger la réunion, c'est comme ça que tu me remercies ?!

Inaba commençait à être exaspérée.

— Allez, Inaban, reprends-toi~

— Tu sais que c'est de ta faute, non ?

— Bon, Inaban, je peux y aller maintenant ?

Un innocent sourire d'enfant se dessina sur le visage de Nagase. Ses cheveux, attachés derrière sa tête, semblaient sautiller... Bien entendu, une telle chose était impossible.

— Tu pourras les récupérer après... Non, laisse tomber. Vas-y maintenant... Et que ça saute.

— À vos ordres !

— Me vouvoie pas... Elle écoute pas, hein.

Sans attendre qu'Inaba finisse, Nagase s'était déjà ruée hors du local.

— Haha, même Inaba n'arrive pas à gérer Iori, dit Kiriyama, soulagée, pour la première fois depuis qu'elle était arrivée dans la pièce.

— C'est pas une question de pouvoir la gérer ou non, j'avais pas trop le choix de toute façon, soupira Inaba.

L'ambiance semblait s'être apaisée.

Puis, Aoki retrouva son état normal et se mit à faire des blagues pas drôles auxquelles Kiriyama et Taichi répondirent par des remarques sarcastiques.

Le local semblait avoir retrouvé son état normal.

— ... J'ai le sentiment qu'elle a fait ça justement pour détendre l'atmosphère, c'est pour ça que j'ai accepté sa demande.

À ce moment précis, la faible voix d'Inaba avait atteint l'oreille de Taichi...

... Et le monde devint tout noir.

Quand il reprit conscience, le monde était devenu horizontal.

(... Non, c'est ma tête qui est à l'horizontale), pensa immédiatement de façon logique Taichi.

Il n'était pas sur la chaise où il était assis précédemment. Qui plus est, son visage faisait face à un casier sous une table.

Taichi se leva et regarda autour de lui.

Une salle de classe.

Pas le local du club.

Il n'y avait personne. Des cris de membres d'autres clubs s'élevaient de la cour. Il y avait également des bruits de batte.

Taichi avait un peu la tête qui tournait. Il prit appui sur la table pour garder l'équilibre. Sa vue n'était pas très coordonnée... Était-ce à cause de la sensation de vertige ? Non, il y avait visiblement une raison particulière à cela.

(Je devrais être dans la salle du troisième étage du bâtiment récréatif. Et j'en suis sûr, vu que je parlais avec Inaba et les autres y'a pas deux secondes. Mais maintenant, sans raison particulière, me voilà dans la classe.)

Que s'était-il passé ?

Pour essayer de comprendre, Taichi jeta à nouveau un œil autour de lui.

La disposition des tables, les posters sur les murs, les noms écrits dans un coin du tableau noir, et la petite étagère au fond de la pièce — tout cela était familier pour Taichi.

C'était sa classe : la 2nde C.

S'il avait fait tout ce chemin depuis le local, peu importe sa vitesse, il lui aurait fallu au moins plusieurs minutes.

Taichi tremblait un peu. Il avait comme un mauvais pressentiment.

(Je me suis téléporté instantanément dans la classe ? Ou est-ce que j'ai marché jusqu'ici, mais pour une raison inconnue, j'ai eu une perte de mémoire ? Ou est-ce que le moment dans le local n'était en fait qu'un rêve alors que je m'étais endormi ici depuis tout ce temps ? Ou est-ce que ça serait... quelque chose d'autre ?)

— Qu'est-ce que ça pourrait bien... Hein ?

C'était trop soudain.

Taichi était tellement sous le choc que son corps tout entier tremblait alors qu'il tenait sa main devant sa bouche.

— ... C'est pas sérieux.

Tout en parlant à voix basse, il bougea sa main vers son cou.

Il ne pouvait pas sentir la bosse de sa pomme d'Adam. Son cou était aussi lisse que celui d'une fille.

(J'ai du mal entendre.)

Taichi tenta de tout son cœur de rejeter la voix qui était sortie de sa bouche. Mais il avait beau essayer, il n'y arrivait pas. Son côté rationnel lui disait qu'il devait avoir mal entendu.

— Pourquoi est-ce que j'ai une voix de fille ?

(Est-ce que je rêve ?)

(Non, c'est pas possible... Cette sensation n'a rien d'un rêve, c'est réel.)

(Du calme.)

Taichi répéta inlassablement ces deux mots dans sa tête. Il essayait d'empêcher ses pulsions de dériver là où il ne fallait pas. Mais, malgré ses efforts, il était impossible des les contrôler ou de les arrêter.

Les mots d'Aoki de la veille lui traversèrent l'esprit.

Dans tous les cas, il n'irait nulle part sans en avoir le cœur net. Taichi inspira alors profondément et, après avoir expiré, regarda lentement en direction de ses pieds.

De sa hanche à ses genoux, se trouvait un vêtement de forme cylindrique. Objectivement parlant, cela ressemblait à ce morceau de tissu que les filles portaient... Autrement dit, c'était une jupe.

Et, en dessous, il pouvait voir un bout de ses cuisses blanches et élancées. Et encore plus bas se trouvaient une paire de douces jambes enveloppées dans des mi-bas noirs.

— Arrrg ! cria Taichi.

Mais ce n'était pas la voix de Taichi... Ou pouvait-on admettre que c'était désormais la sienne ?

Taichi baissa la tête et se servit de ses mains pour palper cette « chose » qui recouvrait le haut de son corps, juste pour en avoir le cœur net.

Il ne faisait aucun doute qu'il s'agissait d'un uniforme du lycée Yamaboshi. Le seul hic... c'était que c'était un uniforme de fille.

Taichi était complètement désorienté.

Il n'arrivait pas à comprendre l'état, la situation et la détresse dans lesquels il se trouvait.

Non, plus précisément, « ce n'était pas tout ». Une telle conclusion impliquait une existence proéminente qui hantait son esprit. Malgré tout, une conscience développé depuis longtemps dans l'attitude des humains continuait à bouillonner dans son esprit et tentait de faire disparaître cette soudaine conclusion.

La réalité, cependant, s'imposa d'elle-même aux yeux de Taichi.

Si lui, à savoir Taichi, était un homme, alors cela ne devrait pas exister... cette « chose », qui était apparue sous ses yeux depuis le tout début.

La poitrine de Taichi avait grossi.

À ce niveau-là, on ne pouvait plus parler d'inflammation. Sa poitrine aurait beau avoir été soumise à une force des plus puissantes, ce genre d'excroissance n'était évidemment pas quelque chose d'atteignable pour les muscles pectoraux d'un garçon.

Sans l'ombre de doute, cela devait à la base appartenir à une femme, à savoir « cette chose » qui commence par un « s ».

Si c'était des vrais, il devait reconnaître ce « qui s'était passé ».

Taichi avala nerveusement sa salive comme pour essayer de se calmer.

Puis, il finit par décider de mettre ses mains en face de sa poitrine et de se servir de sa main droite pour saisir la bosse à droite et sa gauche pour la bosse à gauche. Puis il se mit à les masser.

Frr, frr, frr, frr...

Malgré leur grande souplesse, comme s'ils étaient sur le point de fondre, c'était dans le même temps plutôt ferme et élastique. C'était comme s'ils glissaient entre ses doigts mais en fait, non. C'était une sensation indescriptible et incroyable.

Mais c'était en fait une expérience inconnue. Et bien qu'il n'avait jamais touché de vrais du haut de ses seize ans, il croyait dur comme fer que c'en étaient.

... C'étaient des vraies « choses » commençant par un « s ».

Et à chaque fois qu'il caressait « cette chose » commençant par un « s », il pouvait le sentir. Autrement dit, ce n'était pas juste un objet qu'on aurait collé sur son corps — et juste au moment où Taichi se mit à penser ça...

Il entendit un cliquetis provenir de la porte de la classe. Cette dernière s'ouvrit. Une fille entra dans la pièce et son regard croisa celui de Taichi.

L'état dans lequel il se trouvait lui donnait un vertige si intense qu'il ne savait pas comment réagir face à cette situation inattendue.

La personne qui marchait de façon raide et qui tenait ses cheveux soyeux derrière elle tout en portant une paire de lunettes d'une certaine marque était — Maiko Fujishima, la déléguée de la 2nde C.

Après l'avoir dévisagé silencieusement pendant quelques instants, Fujishima se mit à parler lentement.

— Je... euh... j'ai vu que les fenêtres de la classe étaient ouvertes, alors je suis revenue les fermer. Ils annonçaient de la pluie pour ce soir à la météo... Et sinon, « Nagase-san », à... à quoi tu joues ?

... Fujishima avait appelé Taichi « Nagase ».

Il devrait être Taichi Yaegashi et non « Nagase », mais pourquoi était-il « Iori Nagase » maintenant ?

— Si j'ai bien vu ce que j'ai vu, tu semblais être en train de masser tes propres seins...

Après avoir entendu ça, Taichi réalisa alors qu'il tenait ses seins dans ses mains. Il se dépêcha de les retirer. Bien qu'il sentait que son cerveau ne fonctionnait plus faute d'espace mémoire, il comprenait tout de même la détresse de la situation.

— ...

— ...

Fujishima dévisagea Taichi puis ouvrit grand ses pupilles derrière ses lunettes pour examiner Taichi de la tête aux pieds. Il n'avait nulle part où fuir. Il ne put que se lever de façon rigide.

Un long silence s'était abattu dans la pièce.

Mais Fujishima le dispersa rapidement avec une question inattendue.

— Tu veux que je te file un coup de main ?

— ... Hein ?

Mais qu'est-ce qu'elle racontait ?

— C'est mieux que quelqu'un le fasse à ta place, non ? À tous les niveaux.

— Non, pas la peine.

Bien que le côté « à tous les niveaux » semblait alléchant, Taichi refusa malgré tout l'offre.

— Pas la peine de te retenir. Je suis très douée pour ça.

Fujishima fit un pas en avant.

— Fuji-Fujishima-san ?

La situation semblait avoir complètement transformé Fujishima.

La déléguée, qui était l'archétype de l'élève modèle, arborait un visage sensuel pour la première fois, ce à quoi Taichi ne savait pas comment réagir.

Fujishima s'approchait petit à petit de Taichi.

Kokoro p029.png

(Peut-être que c'est une crise de virginité ? Mais vu la situation, c'est à se demander si elle l'est vraiment... Non, c'est pas le moment de penser à ça.)

Taichi se mit à paniquer.

— Tu-Tu devrais te calmer, Fujishima-san ! Je suis sûr qu'on arrivera à se comprendre après avoir discuté !

— Oui, discutons... avec nos corps !

— Nos... corps ? Que... Attends !

(Mais qu'est-ce qui s'est passé pour qu'on en arrive là ?)

Taichi n'arrivait pas à comprendre la raison de tout ça.

Et c'est alors qu'une autre personne entra précipitamment dans la pièce.

— Taiiiichi !

La personne qui était essoufflée et qui criait était — « Taichi Yaegashi »...

(Non, une seconde, ça doit être « quelqu'un dans le corps de Taichi Yaegashi », non ?)

Taichi utilisa ce qui lui restait de neurones pour comprendre la situation.

Fujishima avait appelé Taichi « Nagase »... Du coup, en prenant en compte ce phénomène surnaturel, la personne qui venait d'entrer dans la classe dans le corps de « Taichi » devait être logiquement Nagase ?

— « Yae-Yaegashi-kun » ?

Soudain, « Taichi » s'approcha de Fujishima.

— Fujishima-san ! Si t'as besoin de parler avec Taichi... Non, c'est moi ça... non, avec « Iori Nagase » je veux dire, alors désolé ! Parce qu'il faut absolument que je l'emmène quelque part ! Allez, viens avec moi maintenant !

La personne qui se déplaçait dans le corps de « Taichi », qui était vraisemblablement Nagase, s'approcha de Taichi et le prit par la main en vue de l'entraîner hors de la pièce.

À ce moment-là, Fujishima attrapa l'autre main de Taichi.

— Que... Qu'est-ce qui se passe, « Yaegashi-kun » ? Tu vois pas qu'on est très occupées là ?

— Oui, quelque chose de très grave a failli arriver ! Lâche-moi, Fujishima-san ! Il faut que j'y aille ! dit Taichi « Nagase ».

— Tu vois, même Taichi... Euh, non, même « Nagase » elle-même le dit ! dit Nagase « Taichi ».

— Pourquoi est-ce que vous parlez aussi bizarrement tous les deux ? Enfin bref, si tu veux emmener Nagase-san, donne-moi une bonne raison !

Fujishima ne semblait toujours pas disposée à céder.

— Hmm, dans ce cas, prends ça !

Nagase « Taichi » sauta sur Fujishima pendant qu'elle poussa un cri.

— Guilli, guilli, guilli...

— Hein, ah, arrête...! Mon ventre... Hahaha. Arrête, « Yaegashi-kun », tu sais que ça s'appelle du harcèlement sex-sexuel, ça... Hahaha, arrête, arrête...

La salle de classe de la 2nde C était plongée dans des cris provenant de l'enfer.

□■□■□

— Alors c'est quoi la blague du jour ?

Inaba dévisageait Taichi et les autres avec un regard froid.

« Taichi » et « Nagase », qui étaient revenus dans le local, avaient immédiatement confirmé leur situation réciproque. Bien qu'ils avaient crié en voyant leur reflet dans la glace et qu'ils se trouvaient dans une grande détresse, ils s'étaient désormais calmés.

D'après Nagase, elle était dans la classe quand elle s'était soudain évanouie. Puis, quand elle s'était réveillée, elle était dans le local en face d'Inaba et des autres. En fait, d'après les témoins de la scène (Inaba et les autres), le corps de « Taichi », qui était à la base assis, s'était soudain affalé sur la table comme s'il perdait conscience, puis s'était redressé l'instant d'après.

Par la suite, Nagase s'était temporairement mise à paniquer. Jusqu'à ce qu'elle rappelle de ce qu'avait dit Aoki la veille, et s'était alors demandé, « C'est la même chose, non ? ». Du coup, elle avait accouru jusqu'à la classe où « Nagase » était... c'était ce qui avait dû se passer jusqu'ici.

— Ah... c'est pas nos âmes, mais plutôt nos personnalités qui ont été interchangées !

Hahaha... Nagase « Taichi » parlait d'un ton particulièrement vif et riait gaiement.

— C-C'est rare de voir Taichi rire comme ça... D'habitude, c'est quelque chose de plus tordu, dit Kiriyama, surprise, avec une voix faible tout en clignant des yeux.

— Oui. En fait, c'est pas si mal comme ça. S'il souriait tout le temps de cette façon, il aurait du succès auprès des filles ! abonda Aoki également.

— Mon sourire est si nul que ça...? Je pense sourire normalement pourtant...

— ... On s'en fiche de tout ça ! Changez pas de sujet !

Un bruit sourd se fit entendre au moment où Inaba frappa la table avec son poing.

— Aïeuh...

— Ça doit faire mal, ça...

— Taichi, est-ce que tu pourrais...

Inaba avait l'intention de frapper Taichi « Nagase ».

— ... arrêter de parler...

Mais avant de le frapper, elle se ravisa et se mit à lever les bras. Telle une danseuse de ballet, elle était debout en tenant ses bras en l'air sans bouger. Son visage continuait à se déformer, sous le coup de la honte ou de la colère.

— Inaban, t'as l'air de bien t'amuser !

Nagase « Taichi » avait envoyé un féroce coup fatal.

— Je crois que j'ai compris ce qui s'est passé — Inaba-chan a été victime d'une des remarques involontairement incisives de Taichi et a voulu riposter par une attaque physique comme à son habitude, mais en voyant que c'était Iori-chan... elle s'est arrêtée en plein milieu de son geste.

— Inaba a même droit à une remarque d'un type comme Aoki, quelle tristesse...

Aoki et Kiriyama s'étaient passés le relais et décrivaient Inaba d'un air condescendant.

Le visage d'Inaba se déforma de plus belle, mais elle avait gardé sa position, comme pour respirer profondément.

— C'est la première fois que je vois Inaba dans un état pareil ! dit Taichi « Nagase » du plus profond de son cœur.

Inaba fusilla Taichi du regard.

— ... Attends voir, Tai...

Au moment où elle allait parler, Inaba leva les yeux au ciel et se tut.

Nagase « Taichi », comme si elle attendait ce moment depuis le début, se mit à sourire d'un air sarcastique.

— Inaban, tu t'es tournée vers « Nagase » et tu l'as appelée Taichi, pas vrai ?

Iori Nagase était sûrement la seule personne du club en mesure de tenir tête à Inaba.

— Hmm...

Inaba arborait un visage amer.

— C'est parce que... vous êtes de bons acteurs tous les deux...

— Tu crois sincèrement que Taichi serait capable de m'imiter moi, Iori Nagase, aussi bien ?

Nagase, sous l'apparence de « Taichi », continuait d'attaquer Inaba. Sa voix et son apparence avaient beau être celles de « Taichi », mais ces actions et sa façon de parler étaient celles de Nagase.

— Inaba, tu vas sûrement pas le croire... même moi j'ai du mal, mais il faut que tu me croies ! Je suis Taichi, et ce « Taichi » là, c'est Nagase.

Malgré le malaise et le manque de coordination ressentis par sa voix aigüe, Taichi « Nagase » continua de plaider sa cause.

Après s'être mordu un ongle, Inaba demanda aux autres :

— Qu'est-ce que vous en pensez, Yui et Aoki ? Hier, vous... Non, c'était juste Aoki qui parlait de cette histoire d'échange d'âmes ou je sais pas quoi.

— Ouais, Taichi et Iori-chan ont dû échanger leurs âmes. Je parle d'expérience ! T'es pas d'accord avec moi, Yui ?

— Hmm... On dirait... que je suis contrainte d'admettre ce qui s'est vraiment passé...

— Je croyais que t'y étais fermement opposée hier ? se plaint Inaba.

— Parce que c'était une expérience vraiment horrible !

Kiriyama frappa avec ses deux mains sur la table tout en se levant, ce qui fit virevolter sa chevelure châtain.

— Oh. Alors ça veut dire que t'admets avoir échangé ton âme avec la mienne hier soir, pas vrai ?

Bien qu'on lui avait posé la question avec un sourire espiègle, Kiriyama ressentait un dégoût extrême, mais finit tout de même par répondre par un « Ouais... » tout en acquiesçant.

— C'est parce que... si je venais à dire que c'était un rêve, ça serait vraiment bizarre, et Iori et Taichi prétendent qu'ils ont également permuté...

— Hé... vous êtes sérieux là ? C'est digne des contes de fée ça...

Il était compréhensible qu'Inaba n'arrivait toujours pas à y croire. Après tout, des mots n'étaient pas suffisants rendre ce phénomène « d'échange d'âmes » crédible.

Néanmoins, contrairement à ce que le savoir et le bon sens pouvaient prétendre, ceux qui avaient déjà vécu la chose étaient plus enclins à accepter cette histoire.

Même si c'était logiquement impossible, une fois l'avoir vécu, l'inimaginable prenait peu à peu forme.

Inaba jeta un œil en direction des quatre autres membres. Ils hochaient tous la tête positivement.

— Alors vous allez sérieusement gober cette histoire...? Vous pourriez pas avoir l'air un peu paniqué ?

— Haha... une fois que t'as connu ça, tu te dis « Ah, hein ? Ouais ! »

— Nagase, c'est pas une explication ça, répondit Taichi « Nagase » d'un ton incisif.

— J-Je commence à sentir la migraine monter... mais si on continue comme ça, on n'arrivera à rien... Vous pouvez me confirmer une fois de plus que vous êtes pas en train de plaisanter, que Iori et Taichi ont vraiment échangé leurs âmes... ou plutôt leurs personnalités ?

— C'est pour ça que je suis Taichi sous l'apparence de « Nagase ».

— Du coup, ça veut dire que toi, dans le corps de « Nagase », tu devrais savoir des choses que seul Taichi sait, et vice versa, pas vrai ? suggéra-t-elle afin de s'assurer de l'identité qu'ils prétendaient avoir.

— C'est sûrement le moyen le plus simple. N'importe quelle question fera l'affaire. Demande-moi et je te répondrai volontiers... Enfin, ça risque d'être difficile de trouver quelque chose qu'Inaba et moi savons mais pas Nagase...

Néanmoins, Inaba n'avait rien à faire du dilemme de Taichi. Avec assurance, elle fit un signe de la main et dit :

— Ah, t'en fais pas pour ça. Ok, à partir de maintenant, réponds à mes questions. Je te croirais que si tu réponds immédiatement.

Inaba se leva et se pencha vers Taichi. Bien que son cœur battait à tout rompre du fait de son inimaginable sensualité, Taichi « Nagase » prit sur lui.

— Vas-y !

— Il faut que tu répondes en quelques millisecondes.

— Ok, je sais.

— Bon, commençons !

Inaba inspira profondément...

Puis posa la question d'une traite !

— C'est quoi le nom du dernier porno que t'as prêté Aoki ?

— « Les gros nichons de »... Une seconde, qu'est-ce que tu me fais dire là ? T'es même pas censée connaître la réponse toi-même !

Taichi « Nagase », qui avait presque accidentellement dévoilé le nom du film en question, se mit à paniquer.

— Ohoh ! C'est rare de voir Taichi parler aussi fort et perdre ses moyens comme ça... mais bon, au fait, comment est-ce que t'es au courant de notre marché ?

— Peu importe. Aoki, tu vas confirmer pour moi. Alors, Taichi, la réponse est...?

Bien qu'Inaba semblait sérieuse, on pouvait sentir une pointe de plaisir et d'amusement au plus profond de ses yeux.

Taichi lança un regard en direction de Kiriyama et Nagase « Taichi ». Kiriyama regardait Taichi avec un visage rouge comme une tomate. Et Nagase marmonna, « Gros nichons, hein... », tout en regardant Taichi les yeux vides. Avec Nagase qui avait l'apparence de « Taichi », Taichi était sur des charbons ardents.

— Du coup, Inaba, est-ce que je peux me contenter de murmurer la réponse à Aoki ?

Après un bref silence, Inaba fit un geste du menton en direction d'Aoki.

Soulagé, Taichi « Nagase » s'avança rapidement vers lui et se dépêcha de lui donner la réponse au cas où elle changeait d'avis.

— Alors, Aoki ?

— C'est exactement la bonne réponse, capitaine Inaba ! Et puis, quelle chance de pouvoir entendre ces mots salaces de la bouche de « Nagase » !

À cause de la déclaration stupide d'Aoki, Nagase « Taichi » se mit à penser, « Hein ? Comment ça ? J'ai l'impression d'avoir perdu quelque chose d'important. Est-ce que je devrais lui demander quelque chose en échange ? » et se sentit mal à l'aise.

— Bon, maintenant qu'on sait qu'on a deux idiots d'amateurs de gros seins dans notre club, mettons à l'épreuve la personne à l'apparence de « Taichi » pour s'assurer que c'est bien Iori.

— Inaba serait pas en train de profiter de la situation pour se venger de ce qu'on lui a fait subir tout à l'heure ? grommela Taichi « Nagase » face à l'effroi de cette découverte.

— Il faut que je fasse gaffe de ne jamais me mettre Inaba à dos...

Il semblerait que Kiriyama avait encore plus peur d'Inaba que jamais.

Inaba se leva, s'approcha de Nagase « Taichi » et lui murmura quelque chose à l'oreille. Puis...

— Que ! Kof, kof... Att... Ina-Inaban, c'est vrai ?

— Oui, dit Inaba distinctement.

— Pourquoi... t'es pas obligée de dire un truc pareil maintenant.

Nagase « Taichi » se couvrit les yeux avec ses mains tout en s'affalant sur sa chaise. Visiblement, on lui avait murmuré quelque chose de violent.

— Mais... c'est ça la croissance, hein... Snif.

Qu'avait-elle bien pu lui dire pour qu'elle soit dans cet état ? C'était vraiment curieux.

Inaba retourna droit à sa place. Puis, elle relâcha sa tension et leva les yeux au plafond tout en marmonnant.

— Un échange de personnalité, hein... C'est bon, j'y crois.

Oh... Les quatre autres membres sautèrent de joie en entendant ça.

— Entre la possibilité que Taichi soit capable de faire ce genre d'expressions et celle d'un échange de personnalité, après y avoir bien réfléchi, la deuxième semble la plus plausible.

— Comment est-ce que je suis censé réagir à ça... Et puis, pourquoi vous autres acquiescez avec un air de « Oh, c'est c'est ce qui s'est passé »...

Taichi voulait vraiment leur demander ce qu'ils pensaient de lui.

— Je comprends l'échange de personnalité entre Iori et Taichi... Enfin, maintenant que j'ai compris... Qu'est-ce que vous comptez faire tous les deux ?

Même s'il était un peu tard pour ça, Inaba avait mis le doigt sur le nœud du problème.

— Hmm... Ah... Que faire ? souria bêtement Nagase « Taichi ».

— Pourquoi t'es aussi insouciante aujourd'hui... se surprit Inaba.

— Sinon, j'aimerais en savoir plus sur l'échange entre Aoki et Kiriyama. Vous avez également permuté avant-hier, c'est ça ?

— Ouais... Comment dire... Il devait être aux alentours de 3 heures du mat' ? Je dormais dans mon lit quand soudain, je me suis réveillé et je me sentais pas bien. Ensuite, j'ai regardé autour de moi et je me suis rendu compte que j'étais dans une chambre que j'avais jamais vue avant. J'ai un peu flippé en voulant jauger la situation, mais j'ai eu droit à une agréable surprise en voyant Yui dans le miroir ! « Ah... » J'étais encore plus perdu qu'avant. Mais, à un moment donné, je suis revenu dans mon corps et j'étais à nouveau dans mon lit. Voilà ce que j'ai ressenti. T'as vécu la même chose, Yui ?

— Ouais, plus ou moins, à la différence près que j'ai cru que je faisais un cauchemar en me voyant dans le miroir. Du coup, je suis allée me cacher sous la couette. Franchement, je me fichais du fait que c'était pas mon lit. Puis, je me suis retrouvée dans ma chambre... Enfin, après être retournée dans « mon corps », je me suis rendue compte que c'était le bordel dans ma chambre.

Kiriyama jeta un regard de dédain en direction d'Aoki.

— Ah... Je suis vraiment désolé, s'excusa Aoki.

— Oh... Ça a duré combien de temps environ ? demanda Nagase « Taichi » à Aoki.

— Hm, pas plus d'une heure je dirais. Entre trente et quarante minutes peut-être ?

— C'est tout...? Bizarre. Enfin, non pas que ce phénomène en lui-même soit pas déjà très bizarre... dit Inaba en fronçant des sourcils.

— Ça aurait une durée limitée vous pensez ? Ou est-ce que ça serait dû à autre cho-

Avant d'avoir eu le temps de finir sa question, la vision et la conscience de Taichi s'arrêtèrent net comme si elles avaient été débranchées.

— Hé ! Ça va ?

Taichi fronça des sourcils et rouvrit les yeux en entendant ces cris tourbillonnant dans son esprit. Les ténèbres s'estompèrent enfin, et il put à nouveau apercevoir l'habituel local du club... Non, pas tout à fait.

Jusqu'ici, Inaba avait été devant lui à droite. Désormais, elle était pile en face. Aoki et Kiriyama avaient également échangé de place. Et « Nagase » avait désormais l'apparence de « Nagase » et le fixait du regard.

Ce qui voulait dire que...

— On est revenus à la normale ! crièrent Taichi et Nagase en cœur, qui avaient d'un coup repris du poil de la bête.

— Sérieusement... soupira Inaba tout en s'affalant sur son siège.

Au final, la réunion du jour se termina sur ordre de la vice-présidente Inaba :

— Ce phénomène d'échange de personnalités est confidentiel jusqu'à nouvel ordre, on devrait garder ça pour nous.


Chapitre 3 : Le type qui était intéressé[edit]

Après être arrivé à l'école ce matin-là, Taichi Yaegashi ne passa pas par sa classe, mais se dirigea directement au local du club situé au troisième étage du Bâtiment Récréatif. C'était parce que sur le chemin, il avait reçu un message de la part de Kiriyama : « En arrivant au lycée, merci de te rendre directement au club ! (PS : c'est un ordre) »

Après tout, il aurait été étrange s'il avait ressenti du plaisir après cet incident où il avait échangé sa personnalité avec celle de Nagase.

Juste après être entré dans la pièce, il aperçut Iori Nagase qui avait le regard désorienté et perdu, allongée sur le canapé. L'aura irrésistible qu'elle dégageait habituellement semblait être aux abonnés absents. Il ne savait pas si c'était parce qu'elle était trop fatiguée ou autre chose, mais il avait l'impression que l'existence même de Nagase n'était plus qu'une illusion.

— Salut. T'es Nagase, pas vrai ? la salua Taichi avec une question qu'il ne poserait généralement jamais.

— Salut, Taichi ! Et toi, t'es toi... pas vrai ?

C'était une étrange conversation.

Les autres membres du club arrivèrent au local une minute plus tard.

— Salut, Ao...

Nagase se tut.

C'était parce qu'Aoki ressemblait à un patient anémique alors qu'il pénétra dans la salle.

On avait l'impression d'assister à un remake de la scène de quelques jours auparavant.

— Ça va...? demanda Taichi en frémissant.

— Ah... ça... Comment ça pourrait aller ?!

Bien entendu, Aoki (sans compter ses traits tirés) ressemblait à un ado littéraire, frivole grand et fin. Cependant, le ton de sa voix...

— C'est toi... Yui ? Encore ?! demanda Nagase d'une voix intentionnellement enjouée.

Trois jours auparavant, Yui Kiriyama avait permuté avec Aoki.

(Encore un « échange d'âmes » ?)

— Ouais ! C'est moi, Yui Kiriyama ! Aha, j'en ai ma claque de tout ça... J'en peux plus...

Yui Kiriyama « Aoki » tremblait comme une feuille morte.

Elle avait beau crier « Je suis Yui Kiriyama », vu qu'elle avait l'apparence de « Aoki », il était difficile d'y croire. On avait juste l'impression que « Aoki » parlait volontairement comme une fille. Néanmoins, sa détresse montrait qu'elle ne plaisantait vraiment pas.

— Du calme, Kiriyama, on sait que t'as switché avec Aoki.

Il était difficile à dire si c'était parce que sa patience avait atteint ses limites ou à cause de quelque chose d'entièrement différent, mais la tentative de consolation de Taichi n'avait aucun effet et Kiriyama « Aoki » explosa soudain de colère.

— Mais bordel ! Pourquoi il a fallu que ça soit Aoki ? Pourquoi il faut toujours que je termine dans ce « corps moche » ? J'aurais préféré permuté avec Iori...

— Elle se plaint un peu bizarrement...

En fait, c'était... très étrange.

— Salut !

Les trois membres du club se crispèrent en entendant le ton désinvolte de ce salut de la part de la personne qui venait d'arriver.

— Haa, pourquoi une réunion si tôt dans la journée ? C'est vraiment pas ma journée... Hmm ? Quoi ? Qu'est-ce qui se passe ? Pourquoi vous tirez cette tête ?

La personne qui parlait de façon insouciante avec une petite voix féminine était « Himeko Inaba ». Cela dit, celle-ci n'avait jamais parlé de la même façon que « Aoki » jusqu'à ce jour.

*Boum* ! Le dernier membre entra précipitamment dans la pièce, les épaules tremblantes tout en respirant difficilement.

Après avoir avalé sa salive, la personne à l'apparence de « Kiriyama » cria.

— Vous avez vraiment dit vrai...! J-Je suis devenue « Yui » !

— Ce-, commença Taichi en levant la tête.

— Transfert-, continua Nagase.

— Est aussi possible... conclua Taichi.

En voyant que la personnalité de Kiriyama était dans le corps « d'Aoki », que celle d'Aoki était dans le corps « d'Inaba » et que celle d'Inaba était dans le corps de « Kiriyama », le Club de Recherche Culturelle décida à l'unisson de sécher les premiers cours ensemble.

□■□■□

Cet après-midi-là, Taichi, Nagase et Inaba furent convoqués dans la salle des professeurs.

Leur professeur savait que les cinq membres du club avaient manqué les deux premiers cours et qu'ils n'étaient venus qu'à partir du troisième.

— Hmm... Comment dire, c'est... Même si je pense que ça sert à rien, j'ai quand même une réputation à tenir, alors dites-moi tout pendant que je mange mon déjeuner... C'est un soba, vous savez, il risque de se ramollir si je le mange pas tout de suite.

Le professeur de physique de la 2nde C, Ryûzen Gotô (Go pour les intimes), avait ces trois élèves debout en face de lui pendant qu'il retira avec excitation le film plastique de son repas qui avait été livré par la cafétéria.

— Moi aussi, mon ventre crie famine... marmonna Nagase, debout à côté de Taichi.

— Après tout, vous êtes des élèves sérieux d'habitude, alors j'aimerais bien savoir ce qui s'est passé... Aah ! *Kof, kof*... Ah, je me suis étouffé. Bah, ça arrive toujours quand on mange un truc chaud, non ? Hein ? Pas vous ?

— Laissez-moi vous poser une question, Gotô.

— Inaba-san, je vais me répéter, mais comme j'aspire à être un prof cool et amical, j'ai autorisé les élèves à m'appeler « Go ». Pour autant, je me rappelle pas avoir permis qui que ce soit de m'appeler par mon nom.

Gotô était comme il l'avait dit, et traitait les élèves de façon amicale, ce qui expliquait sa grande popularité. Il avait dans les 25 ans et des goûts proches des lycéens, ce qui devait beaucoup jouer.

— Vous pourrez continuer à blablater uniquement quand vous aurez fait ce que vous avez à faire ! Je me demande qui s'est occupée de la compta du précédent festival culturel, Gotô ?

— Ah, merci pour ton aide, Inaba-san, hahaha... Oh, et si tu pouvais éviter d'en parler devant les autres profs.

Même si son attitude était très amicale, il n'était pas vraiment un professeur modèle.

Gotô aspira une nouille et but un peu de bouillon tout en gardant la nouille dans sa bouche.

L'estomac de Nagase gargouilla de façon mignonne. Taichi lui jeta un bref coup d'œil. Elle lui tirait la langue d'un air taquin, mais il ignorait si c'était pour masquer son embarras. Elle se comportait toujours de façon mignonne. Et personne ne pouvait y résister.

— Bon, qu'est-ce que je voulais dire déjà... Ah, c'est vrai, qu'est-ce que vous avez fait pendant les cours manqués ? Aoki et Kiriyama ont également séché les deux premiers cours... Tous les membres du Club de Recherche Culturelle en fait. Du coup, en tant que référent du CRC, l'heure est grave ! Bon, je vais d'abord devoir vous faire la morale, en bon prof que je suis.

Gotô était le professeur référent du Club de Recherche Culturelle. En fait, c'était même lui qui avait fondé ce club cette année.

— C'est rien de spécial. Hier, on a mangé des pains au chocolat qui se sont avérés périmés, du coup, on est venus tard parce qu'on avait tous mal au ventre... C'est tout, répondit Inaba de façon distincte et d'un ton solennel.

En fait, elle avait ordonné à Taichi et Nagase de se taire et de s'abstenir de dire quoi que ce soit.

— Aoki et Kiriyama répondront la même chose ? Visiblement, ils sont en train d'être interrogés par Hirata de la 2nde A.

— Évidemment.

Kokoro p047.png

Les membres du Club de Recherche Culturelle s'étaient déjà accordés sur leur version des faits.

— Hmmm...

Gotô, toujours en train de mâcher son soba, leva les yeux en l'air comme s'il réfléchissait à quelque chose.

— Bref, j'ai aucune preuve que vous mentez, alors je vais jouer le jeu. Vous pouvez y aller maintenant !

Gotô pointa la sortie avec ses baguettes.

— Bon, on y va. Au revoir, lança Inaba.

Taichi et Nagase lui emboitèrent le pas après avoir à leur tour salué Gotô.

Au moment où ils allaient sortir, Gotô leur dit :

— Faites en sorte de trouver une meilleure excuse la prochaine fois que vous séchez tous ensemble, ok ?

— On doit prendre ça pour une preuve de compassion ou de moquerie ?

Les concernés semblaient ne pas s'accorder sur ce point.

Sur ce... Bien que personne ne les écoutait, les trois s'excusèrent formellement avant de quitter la salle des professeurs.

Dans le couloir, Nagase commenta rapidement :

— Sacrée Inaban, y'a que toi pour sortir de telles salades avec un tel culot.

— Sa façon de mentir avec cet air arrogant...

— Un jour, j'ai l'impression qu'elle deviendra une sacrée arnaqueuse, ou encore une de ces personnes qui organisent des accidents de la route juste pour soutirer de l'argent.

— Si c'est tout ce que vous avez à dire, taisez-vous ! interrompt Inaba pour mettre fin à l'avalanche de commentaires sournois de Nagase et Taichi.

— Hein, mais on te complimentait, non ? répondit Nagase.

— ... T'étais vraiment sérieuse, hein ?

Vu de cette façon, « l'échange aléatoire de corps et d'âmes entre trois personnes », en cas de divulgation (bien entendu, en partant de principe que quelqu'un y croie), ne provoquerait pas qu'un simple émoi. Du moins, Taichi et les autres n'avaient semble-t-il pas ressenti de tels changements... mais manifestement, c'était juste une première impression. Peut-être que quelque chose se tramait déjà dans l'ombre.

(Néanmoins, si seulement il pouvait ne rien...)

... En un clin d'œil, les ténèbres s'abattirent.

Quand la lumière revint, deux filles inconnues se tenaient en face de lui. Bien qu'il semblait assis, il avait l'impression que son champ de vision était plus bas que d'habitude.

— Qu'est-ce qui t'arrive, « Yui » ? T'as l'air abasourdi. Ah, ton asperge est tombée par terre.

Peut-être que le véritable danger était à venir.

— I-Il faut que j'aille aux toilettes.

— Hmm ? Quoi ? Mais on n'a pas fini de manger. Tu te sens pas bien ?

— Non... C'est pas ça... mais...

— Attends, je t'accompagne.

— N-Non ! C'est pas la peine !

Un échange de personnalité s'était produit entre Taichi et Kiriyama. Taichi « Kiriyama » avait évité la crise en se réfugiant aux toilettes. Soudain, le portable de Kiriyama sonna. C'était Inaba. Au moment où Taichi allait décrocher, il se retrouva à nouveau dans son corps.

Cela avait duré environ trois minutes.

Bien que ça avait été aussi court... Non, c'était justement parce que ça avait été aussi court que ça avait particulièrement marqué Taichi et les autres.

□■□■□

Il était midi et le dernier cours avait pris fin.

Aussi simple que cela pouvait paraître, peu importe ce qui pouvait arriver à Taichi et les autres, si ces problèmes n'affectaient pas leur vie en dehors de l'école, le monde pouvait continuer comme si de rien n'était.

Après avoir discuté avec d'autres professeurs et rangé ses affaires dans son sac, le professeur Gotô entra dans la salle et fit une brève déclaration. Une fois avoir donné quelques informations et confirmé les élèves qui étaient de corvée de nettoyage, la journée de cours prit fin.

Les corvées du jour se déroulaient normalement.

Même si Taichi et les autres membres avaient connu leur pire tempête, le monde n'allait pas changer pour autant.

Taichi et les autres personnes de corvées se rendirent aux toilettes en quittant la classe ensemble.

Puis, un frisson parcourut son dos.

Au moment où il était sur le point de partir, il ressentit comme un regard qui l'épiait.

Il se rendit compte que c'était la déléguée qui avait assisté à l'échange de personnalité entre Taichi et Nagase de la veille. C'était Maiko Fujishima. Nagase était à côté d'elle, et visiblement extrêmement gênée, elle fit signe à Taichi de s'en aller.

— L'équipe de corvée aujourd'hui n'a pas encore...?

— Ah, désolé, je suis à la bourre... Arrrg !


Au moment où Taichi arriva au local du club et ouvrit la porte, Nagase lui sauta dessus.

— Taichi...! Je... J'ai un truc à te dire !

Nagase se tenait devant lui et lui bloquait le passage. Comme pour réprimer sa colère montante, elle tremblait et son visage mêlait confusion, malaise et nervosité.

— Ç-Ça va, Nagase ?

— Hier, avant que je débarque dans la classe... qu'est-ce qui s'est passé entre toi et Fujishima-san ?! Ahahaha !

(Il fallait s'y attendre... Ça va être compliqué à expliquer maintenant.)

— Hein, rien de particulier...

— C'est à moi d'en décider~ !

Il était assez rare de voir Nagase aussi énervée... Taichi crut entendre la voix d'Aoki, mais ce n'était pas le moment de se soucier de ça, parce que l'aura oppressante de Nagase grandissait à vue d'œil.

(Si j'essaie de sortir une excuse bidon, ça risque d'aggraver mon cas !)

Taichi décida alors de tout raconter dans les détails. Autrement dit, il lui expliqua que Fujishima l'avait vue se masser les seins.

— Quoiiiiiii~ ?! On m'a pelotée ?! Je peux plus me marier maintenant~ !

Des larmes montèrent aux yeux de Nagase.

— J-J'avais pas le choix, c'était juste pour comprendre la situation ! C'était pour confirmer si j'étais bien une fille ou non-

— Nan... en fait, on s'en fout de ça maintenant... A-Alors, Fu-Fuji-Fuji-Fuji-Fujishima-san m'a... Aaaaahh !

Nagase tremblait comme une feuille morte. Peut-être était-ce ce qu'on appelle un état de peur panique ?

— Qu'est-ce qui te prend, Nagase ? Pourquoi tu te mets dans tous tes états comme ça ? Et surtout, qu'est-ce qui se passe avec Fujishima ?

Taichi sentit une étrange peur... Il était impensable que quelqu'un pouvait la mettre dans cet état, alors qu'elle était parfaitement insouciante même pendant leur échange de personnalité.

— Une seconde ! Avant ça, j'ai une question pour Taichi ! s'exclama Aoki. Elle fait quelle taille la poitrine de Io-... Aaaarg !

Inaba avait frappé Aoki. C'était vraiment triste de voir des lycéens être victimes de violence physique.

— C'est pas le moment ! Mais si tu tiens vraiment à savoir, je vais te le dire, moi ! Iori fait du bonnet C. Oh, et au fait, moi je fais du B, et Yui du A.

— Pourquoi tu leur as donné le mien aussi ?! s'écria Kiriyama en se levant et faisant tomber sa chaise.

— Désolée, c'est sorti dans la foulée.

— Tu pouvais donner celui de Iori, mais pourquoi tu t'es sentie obligée de donner le mien dans la foulée ?! C'est vraiment pas cool !

Kiriyama se mit à rougir comme une tomate. Elle tapait la table pour se plaindre. Inaba gloussait de façon enjouée en direction de Kiriyama.

— C'est pas grave, Yui. Tu dois te faire une raison sur le fait que t'as de petits seins, mais t'as quand même du charme ! dit Aoki en souriant allégrement, dévoilant ses dents blanches.

— Comment ça, me faire une raison ? Y'a rien à reconnaître ! Des fois, c'est mieux petit !

— Oh, je vois. J'étais pas sûr de comment fonctionnait le système de bonnet. Alors comme ça, Inaba fait du B et Kiriyama du A...

— Taichi~ ! Comment tu peux rester aussi calme... *Kof, kof, kof*

Kiriyama s'étouffait à force de crier.

Il s'était passé beaucoup de choses, et sûrement que c'était encore loin d'être fini. Mais le fait était qu'il y avait de l'ambiance au CRC, et que ça n'avait pas encore changé.

Bien que Taichi et les autres s'amusaient depuis quelque temps, ils s'étaient remis à discuter sérieusement, étant donnée la gravité de la situation dans laquelle ils se trouvaient.

— Bah, récapitulons ! La première fois est arrivée il y a deux jours... enfin, pour être précis, c'était hier, non ? Vu qu'il était déjà minuit passé quand Yui et Aoki ont échangé leurs personnalités, énuméra la secrétaire Inaba tout fixant du regard le tableau noir. Puis, il y a eu l'échange entre Iori et Taichi après les cours hier juste après le début de notre réunion. Ensuite, il y a eu l'échange de ce matin où je suis devenue « Yui », Yui « Aoki » et Aoki « moi ». Enfin, il y a également eu ce bref échange entre Yui et Taichi... C'est à peu près tout.

— En y réfléchissant bien, on est vraiment dans une drôle de situation... à échanger, revenir puis re-échanger... Ça me donne froid dans le dos, murmura Nagase tout en laissant tomber sa tête sur la table.

— Maintenant, résumons ce en quoi consiste cet échange de personnalité ! Avant de commencer, il faut préciser que nos conclusions se basent sur nos premières observations jusqu'ici... Bon, primo, c'est arrivé du jour au lendemain. On n’a découvert aucun évènement déclencheur particulier. Deuxio, la durée des échanges n'est pas constante. Le plus court échange a eu lieu ce midi aujourd'hui, pour une durée de trois minutes, et le plus long fut ce matin, pendant une heure et demie. En tenant compte des quatre échanges, on arrive à une moyenne de quarante minutes. Tertio, l'échange n'a eu lieu qu'entre nous cinq... Enfin, ça n'a pas encore été confirmé. Après tout, c'est bizarre que ce phénomène ne s'applique qu'à nous. Il est très probable qu'il touche d'autres personnes à l'avenir. Et enfin, il arrive que cet échange implique trois personnes. Des commentaires jusqu'ici ?

— Ah, en fait, y'a un détail qui me turlupine, dit Kiriyama en frémissant.

— Bah, vu qu'on n'a aucun élément concret, vas-y.

Inaba l'incitait à poursuivre, sans tenir compte de ses sentiments.

— Peut-être que c'est juste moi mais... J'ai déjà connu ça plusieurs fois maintenant, alors ça me met mal à l'aise. Quand Iori a échangé avec Taichi, le corps de ce dernier est tombé brusquement et il est resté inconscient quelque temps, non ? Et pourtant, le lendemain, quand j'ai échangé avec Inaba et Aoki — enfin quand je me suis retrouvée dans le corps d'Aoki — mon corps est pas tombé et ensuite...

Le regard de Taichi croisa celui de Kiriyama.

— C'est vrai. Je suis tombé sur la table quand j'ai échangé avec Nagase, mais j'étais encore confortablement assis lors de mon échange avec Kiriyama, et je tenais même des baguettes entre les doigts... Même si j'ai fait tomber l'asperge par terre.

— Oui, cette fois-là, seules mes jambes s'étaient un peu pliées, mais je suis pas tombée...

— Ça voudrait dire... que nos corps s'habituent ? proposa Nagase de manière incertaine.

— Je vois. Dans ce cas, c'est très probable ! Bien joué, Yui... Mais est-ce qu'on devrait s'en réjouir...

La conclusion d'Inaba pesa énormément sur Taichi et les autres.

(Jusque quand va durer ce phénomène ?)

(Est-ce qu'il s'arrêtera de lui-même si on ne fait rien ?)

— Bon, s'il n'y a pas d'autres commentaires, je propose de discuter de façon pragmatique sur ce qu'on devrait faire.

Alors qu'elle avait eu du mal avec ce phénomène au début, Inaba avait enfin trouvé son rythme de croisière.

Avoir une vue d'ensemble de la situation — cela semblait être le crédo d'Inaba. « Trouver l'information clé pour comprendre et analyser la situation », telle était sa raison d'être.

— Déjà, il faut mettre au clair « la raison pour laquelle c'est arrivé ». Un tel phénomène ne peut être que la conséquence de quelque chose de logique, sinon, ça risque de devenir compliquer à gérer. Est-ce que vous avez une idée, les gars ? Je me rappelle pas avoir fait quoi que ce soit qui pourrait expliquer tout ce bordel !

— En fait, qu'est-ce qui a causé cet échange déjà ? Si on trouvait la cause de ce phénomène, ça pourrait peut-être nous aider.

— T'es débile ou quoi, Taichi ! On discute de ça justement parce qu'on n'en sait rien !

(Je sais bien, mais c'est pas une raison de me traiter de débile.)

— Hmm... Dans les mangas, ça a tendance à arriver quand deux personnages se cognent la tête très fort.

— Aoki... Toi et tes remarques débiles... Enfin, cette histoire est déjà débile en elle-même, alors je peux pas dire que ta remarque soit complètement à côté de la plaque...

En fait, quelqu'un avait fait une remarque pertinente, mais avait subi pire traitement.

— Raah, quand on reconnaît quelque chose d'anormal, on en vient à devoir en admettre d'autres en chemin.

Agacée, Inaba se mit à se ronger les ongles.

— Si on réfléchit bien, on devrait-

C'est à ce moment-là que...

La porte s'ouvrit.

Généralement, à part les membres du Club de Recherche Culturelle, personne ne venait dans la salle 301 du Bâtiment Récréatif. Il n'y avait aucune raison de s'y rendre. Et même s'il y en avait une, jusqu'ici, cela n'avait concerné que des membres du CRC.

Du moins, dans la mémoire de Taichi, seuls les cinq membres du CRC étaient venus dans cette pièce depuis qu'elle leur avait été allouée au printemps.

Dans une certaine mesure, le local du club était un lieu sacré pour les cinq membres. Cependant, quelqu'un d'autre avait ouvert la porte menant à leur sanctuaire.

La pièce fut soudain emplie par un sentiment d'inquiétude.

Une tragédie était sur le point de se produire.

Quelque chose « d'inhabituel » était en passe d'arriver.

Mais quoi donc ?

La personne derrière la porte était...

... le professeur principal de la 2nde C et référent du Club de Recherches Culturelle, Ryûzen Gotô.

— ... Oh~... Bien le bonjour...

Sa voix manquait terriblement d'entrain.

— Gotô ! Ne débarquez pas au pire moment possible ! J'ai failli avoir une crise cardiaque !

Même Inaba qui était toujours sûre d'elle semblait également abasourdie par la situation. Néanmoins, il était inutile de crier sur Gotô.

— Beeen, ceci n'est pas mon problème...

Le visage de Gotô était un peu bizarre. Il semblait manquer de vie. Même ses yeux étaient à moitié ouverts.

— ... Qu'est-ce qui vous arrive ? Vous ne vous sentez pas bien ? demanda Inaba d'un air inquiet en voyant son teint blafard.

— Ce n'est rien, je vais parfaitement bien... Après tout, « cette personne » est étrangement constituée... C'est de ma faute s'il manque de vitalité, d'entrain, de confiance, de persévérance, etc.

La façon de s'exprimer de « Gotô » paraissait extrêmement différente de d'habitude, et ce qu'il disait était également dur à croire.

Diverses pensées se mirent à traverser les esprits de Taichi et les autres.

— Qui êtes-vous ? lança Nagase avec un regard perçant et froid.

La « chose vivante à l'apparence de Ryûzen Gotô » se mit à parler :

— ... C'est vraiment pratique que Nagase-san soit vive d'esprit... parce que tout expliquer est vraiment pénible...

— Hé, qu'est-ce que vous racontez... Ah ?

Inaba avait prononcé ces mots comme pour essayer de trouver d'autres possibilités.

— Beeen, ce ne sont pas ce genre de questions que vous devriez poser, surtout dans cette situation...

— Une seconde, « Go », qu'est-ce qui vous arrive...? demanda Kiriyama en frissonnant, ne sachant pas si elle arrivait à suivre ce qui se passait.

— Ce qui m'arrive ? C'est, évidemment, pour venir voir quelles expressions intéressantes vous allez avoir suite à « l'échange de personnalité ». Pour être franc, je n'ai pas vraiment envie d'être ici... Ah, et si vous pouviez arrêter de m'appeler « Go » ou Gotô ? Après tout, je ne suis pas lui... Même si cela ne me dérange pas outre mesure.

Cette déclaration de « l'être vivant dans le corps de Gotô » avait fait tomber la train-train quotidien des cinq membres du club tel un château de cartes et avait marqué leur cœur au fer rouge.

Même si quelqu'un (genre Inaba) avait suggéré que Gotô plaisantait parce qu'il avait épié leur conversation, aucun d'entre eux n'était prêt à accepter cette explication. Après tout, ce type avait décrit précisément chacun des faits et gestes de Taichi et des membres du club depuis le début du phénomène d'échange de personnalité — mêmes des points sur lesquels ils n'avaient pas discuté. C'était juste trop difficile pour ne pas croire que c'était vrai.

Qui plus est, si sa personnalité et son « corps » avait été échangés, il n'était pas insensé de penser que cela pouvait arriver à d'autres.

— ... J'ai compris que « vous étiez anormal », et que « vous n'étiez pas le Gotô que nous connaissons »... Alors, qui êtes-vous ?

« Gotô » se mit à réfléchir quelques instants à la demande d'Inaba.

— Quelle personne... Quel genre de personne devrais-je dire... Mais j'ai effectivement un nom, « Pois de cœur »[1].

— « Pois de cœur »... Pourquoi le nom d'une plante aussi rare ? marmonna Inaba, contrariée.

— ... Ah... Qui sait ? Hmm, alors, dans mon cas, j'observe vos réactions... Ah, laissez tomber. Oui, considérez que je suis quelqu'un d'insignifiant.

— Observer nos réactions...? Mais... alors... et le vrai Gotô ? Il a été envoyé dans un « autre corps » ?

— Ah... C'est vraiment pratique que Yaegashi-san apprenne vite... Non, en fait, ce n'est pas quelque chose d'aussi compliqué que « l'échange de personnalité »... Ou plutôt, je dirais plutôt que « j'emprunte son corps » ? Mais cela ne vous mènera à rien de comprendre cela... Ah, mais alors pourquoi en ai-je parlé... Pourrait-on revenir au sujet initial maintenant ? Ok. Je vais commencer pour pouvoir rentrer chez moi... Merci.

« Pois de cœur » sous « l'apparence de Gotô », avait vraiment l'air apathique. Il parlait à un rythme très lent et ne semblait pas se préoccuper de ce que les autres pensaient et ressentaient.

— Hein... Ça veut dire que vous êtes prêt à nous expliquer la situation en détail ?

Les paroles d'Aoki étaient étrangement formelles.

— Ah... peut-être... mais ça ne sera pas ce à quoi vous vous attendez... Après tout, répondre à vos attentes serait futile... Alors... maintenant... Ah, cela ne servirait à rien de prendre des notes. Ouais, tant qu'il y a Inaba et sa très bonne mémoire.

— Comment est-ce que vous savez ça...

« Pois de cœur » sous « l'apparence de Gotô » ignora le murmure d'Inaba et se remit à parler.

— Hm... Alors à partir de maintenant, et pendant encore longtemps, tous les cinq... vous allez aléatoirement échanger de personnalités. Tout d'abord, laissez-moi vous exprimer ma compassion, vous avez travaillé dur... Même si je ne le pense pas personnellement... Hein ? Est-ce que j'ai dit quelque chose d'inutile ? Ah... J'ai encore tout raté. Est-ce à cause de mon monologue habituel ? J'ai vraiment envie de changer cette manie... Non, en fait, je n'y ai pas vraiment beaucoup réfléchi, alors, soit...

— Est-ce que les personnes et les heures seront choisies au hasard ? demanda Nagase, après être restée silencieuse jusqu'ici, mais en faisant preuve d'un incroyable calme olympien.

Ou plutôt, elle semblait même encore plus calme que d'habitude, et sa voix était froide et détachée.

— Ahh... Tu as raison. Je te reconnais bien là, Nagase-san... Dans ce cas, je vais observer ta réaction pendant le prochain échange... C'est tout. Ah... Ne vous en faites pas, je ne vais pas m'immiscer dans vos vies privées jour et nuit. Je vais juste surveiller s'il se passe quelque chose de spécial... Après tout, cela ne m'intéresse pas vraiment... Et puis, c'est assez fastidieux... Alors, est-ce que vous comprenez la situation ? De toute façon même si ce n'est pas le cas, je n'ai pas l'intention d'en dire plus.

— Ces explications ne suffisent pas... murmura Taichi.

— Pff... En temps normal, je vous aurais gueulé dessus en demandant « ce que vous baragouinez », mais on est effectivement tombé dans une situation sans queue ni tête, alors laissez-moi vous poser quelques questions sur ce que vous venez de dire. « Pourquoi nous ? », « Est-ce que vous contrôlez tout ? », « Comment y mettre fin ? », « Quel est le but de tout ça ? ». Si vous pouviez déjà répondre à ces questions, même si j'en ai encore bien d'autres.

Inaba avait pris le relais de Taichi. « Pois de cœur » « Gotô » fixa Inaba le regard vide pendant quelques instants.

— Inaba-san, tu sais choisir tes questions... Particulièrement en n'ayant pas demandé « comment cela fonctionne »... Même si c'est le genre de questions qu'on poserait dans une situation pareille... Mais en y regardant de plus près, cela n'a pas vraiment d'importance... Ah... Mon monologue insignifiant était trop long...

« Pois de cœur » continuait de maintenir son apathie et son insouciance.

— Quoi qu'il en soit, tu as bien raison... Pour la première question, je ne peux que répondre « c'est un hasard ». Ah... En fait, c'est parce que vous sembliez être des jeunes gens intéressants.

— Comment ça, « intéressants »... dit Taichi à voix basse.

— Beeen, vos vies ne sont-elles pas plus intéressantes que les gens normaux ? Et puis, il y a des gens qui en sont conscients et d'autres pas.

« Pois de cœur » semblait s'adresser à Taichi, Nagase, Inaba, Kiriyama et Aoki.

(Qu'est-ce que ça sous-entend ?)

— Quelles étaient les autres questions déjà ? Si je contrôle tout cela, comment y mettre fin, et mon intention...? Alors dans l'ordre... Hein ? Est-ce que je suis vraiment en mesure de répondre à tout ça ? Ah... Rien ne m'y oblige. J'ai failli en dire trop... C'était moins une ! Alors, maintenant, la seule chose que je peux vous dire, c'est de vous habituer à l'échange de personnalité. Tout cela s'arrêtera quand je me sentirai satisfait. Cela ne durera pas bien longtemps... Même si je serais incapable de définir ce « longtemps », et je n'ai de toute façon pas envie de le savoir...

— Quand vous vous sentirez "satisfait"... C'est complètement subjectif, çà ! Mais cela implique donc que vous pouvez contrôler quand ça finira... Et ça signifie également que c'est vous qui êtes à l'origine de tout ça, lança violemment Inaba.

— Ahh... Est-ce que j'en ai trop dit... Ou est-ce que ma question n'a fait que le confirmer ? Quoi qu'il en soit, n'y prêtez pas trop attention... Vivez vos vies comme à votre habitude, parce que s'inquiéter n'est qu'une perte de temps. Dites-vous simplement que « quoi qu'il arrive, tout est bien qui finira bien, alors il n'est pas nécessaire de se plaindre ». Ne vous en faites pas, aucun mal ne vous sera fait... Et puis, ne cherchez pas à comprendre comment fonctionne cet « échange de personnalité »... Vous ne comprendriez pas de toute façon... Si vous avez vraiment du temps à perdre, contentez-vous de réfléchir à ce qui vous concerne. Cela conduira plus efficacement à mettre un terme à cette situation... Vous serez contents, et moi aussi. Ah... Que c'est gratifiant.

(Il veut qu'on se contente d'accepter tous ces évènements comme tels ? Cette situation sans queue ni tête ?)

— Aurais-je oublié quelque chose... Ah, c'est vrai, merci de garder cette histoire d'échange de personnalité pour vous et assurez-vous que les autres n'apprennent rien... Vous devriez comprendre. Si cela venait à se savoir, cela vous causerait plus de problème à vous qu'à moi. J'insiste sur ce point.

« Pois de cœur » se gratta la tête, comme pour essayer de se remémorer de quelque chose, puis, il laissa vagabonder son regard dans le vide.

— Bon... je crois que j'ai dit tout ce que je devais dire... Par ailleurs, j'ai décidé de m'en aller comme si rien ne s'était passé... Bon courage ! Je vous soutiendrai du plus proche de mon cœur... Enfin, je devrais dire « du plus profond » même si c'est un mensonge.

« Gotô »... ou plutôt « Pois de cœur » se retourna et se dirigea lentement vers la porte du local.

Il marchait sans prêter attention à Taichi et les autres. Il s'était contenté de dire ce qu'il avait à dire et de partir comme il était venu.

— Hé, une seconde.

... Bien entendu, la caractère d'Inaba l'empêchait de le laisser filer si facilement.

Elle s'approcha rapidement de « Pois de cœur » et l'attrapa par l'épaule.

— J'ai écouté sagement tout ce que vous aviez à dire, mais j'ai encore une tonne de questions pour vous. Et puis, vous avez pas répondu à aucune de mes questions !

Il n'y avait aucune trace de peur dans ses paroles.

— Comment on pourrait vous laisser partir si facilement alors qu'on s'est retrouvés dans cette histoire à dormir debout ?

Nagase fit craquer les os de ses poings derrière Inaba.

Quand l'éternelle ambitieuse Inaba et l'incontrôlable tête de mule de Nagase unissaient leurs forces, elles étaient inarrêtables.

— Alors... laissez-moi vous dire, il y a des choses que vous ne devriez pas faire... Je n'ai pas l'intention de m'opposer à aucun d'entre vous... C'est la vérité... Mais je n'ai pas non plus envie d'être ami avec vous... Oh, j'aurais mieux fait de ne pas dire ça, dit platement « Pois de cœur », qui semblait être ennuyé par l'attitude d'Inaba.

— Va pas croire que tout va se passer comme tu le souhaites !

Inaba usa d'encore plus de force pour obliger « Pois de cœur » à se retourner.

Les yeux de « Pois de cœur » brillèrent intensément l'espace d'un instant.

*Bam* !

Un bruit de chair et d'os qui craquaient de concert résonna dans la pièce.

Dans le même temps, le corps d'Inaba vola dans les airs.

Elle atterrit directement sur Nagase qui était debout derrière elle, et même Aoki fut pris dans sa chute. C'était digne d'une scène de film d'action.

Chaises et tables tombèrent au sol.

Des grognements émergèrent.

Inaba était tombée sur Aoki. Elle se tint la poitrine, puis toussa avant de commencer même à vomir. C'était comme si elle avait reçu un coup de coude au plexus.

— Aaaaarg...

Nagase avait fait une lourde chute sur le sol. Elle se massait la hanche pour atténuer la douleur. Même si ce qu'elle faisait était un peu bizarre, elle semblait aller bien au final.

— Je ne voulais pas faire ça, même si vous dévoiler mes pouvoirs auraient pu tout résoudre beaucoup plus rapidement... Ah, je n'ai pas envie de faire ça... Après tout, c'est vraiment pénible.

Au moment où « Pois de cœur » se remit à parler, l'atmosphère tendue reprit ses droits.

C'était un immense choc.

Si quelqu'un venait à demander ce qu'il y avait de si choquant, Taichi aurait été incapable de répondre, mais il était persuadé que ça l'était.

Inaba, qui tentait de faire disparaître la douleur, parvint à lâcher d'une voix rauque :

— Les gars... *kof, kof, kof*... le laissez pas... s'échapper !

— Inaba, arrête, intervint Aoki tout en la tenant dans ses bras.

— ... J'ai beau être contre l'usage de la violence, je crois que c'est nécessaire maintenant, dit Taichi tout en s'avançant.

« Pois de cœur » se mit soudain à le regarder tout en restant parfaitement immobile.

Il provoquait un sentiment de malaise et d'incompréhensibilité tout en ayant l'apparence de « Gotô ».

Mais comme l'avait dit Inaba, ils ne pouvaient pas laisser partir « Pois de cœur ». Il était bien trop impliqué dans leur situation actuelle. S'ils le laissaient partir, ils risquaient de plus jamais le revoir. Et puis, il semblait impossible de le convaincre verbalement. L'usage de la force était donc nécessaire.

... Taichi pensait qu'il devait endosser seul la responsabilité de ce cas de force majeure.

L'apparence de « Gotô » rendait la chose compliquée. Mais malgré tout, c'était crucial.

Avec ce fait en tête, Taichi s'avança, mais un bras se tendit devant lui.

— Attends, Taichi, je m'en charge.

La personne à qui appartenait ce bras était... Kiriyama.

— Mais, si je fais pas...

— Taichi, y'a aucune raison pour que ce soit toi qui le fasses.

Kiriyama tenta d'esquisser un doux sourire pour masquer le léger froncement de ses sourcils. Elle était quelqu'un de têtu et d'excessif.

— Et puis, je suis bien plus forte que toi, non ? Tout ira bien, je vais m'occuper de lui !

Taichi, bien qu'il voulait lui répondre, se tut et se mordit la lèvre. Kiriyama était effectivement plus forte que lui. En tant qu'homme, il était plus fort qu'elle. Mais en situation de combat, Kiriyama, championne de karaté full-contact et considérée comme une prodige de la discipline, était bien plus forte.

Mais sa voix tremblait.

Et donc...

— Alors allons-y ensemble...

— Reste en arrière.

La suggestion de Taichi fut refusée avant qu'il eut le temps de finir.

— Yui ! Laisse-moi ai-...

— Dégage !

Elle ne montrait jamais aucune pitié pour Aoki.

Tout en se déplaçant légèrement sur la pointe des pieds, Kiriyama écarta ses jambes. Elle était en position de combat. Sa chevelure châtain virevolta dans les airs pendant quelques millisecondes avant d'être attirée par la gravité et de retomber.

L'aura de Kiriyama avait radicalement changé.

Du haut de son mètre cinquante et quelques, Kiriyama, malgré sa petite taille, émanait une aura qui semblait dire qu'elle attaquerait quiconque bougeant le petit doigt.

Sa posture était celle d'un taureau dans un magasin de porcelaine.

Mais « Pois de cœur » ne montra aucun signe de peur et la regardait d'un air vide.

— Désolée de vous avoir fait attendre... Ou plutôt, pourquoi est-ce que vous m'avez attendu ? Vous n'avez montré aucune intention de fuir, demanda Kiriyama tout en réduisant petit à petit la distance qui les séparait.

— ... Ah, vraiment... J'aurais mieux fait de fuir... Mais j'ai pu voir quelque chose d'intéressant, alors... Mais c'est juste une technique évidente pour que les gens se demandent si c'est vraiment le cas...

— ... Je vais vous passer l'envie de rester calme et détendu.

Kiriyama fit un grand pas en avant dans le même temps.

Puis elle prit fortement appui sur son pied gauche lors de son deuxième pas et sauta en avant.

— Pardon, « Go » !

Son coup de pied sauté était tel un aigle écartant ses griffes pour saisir sa proie.

Malgré la différence de plus de 20cm de hauteur, le coup avait directement heurté le visage de « Pois de cœur » — enfin, avait été arrêté par son bras juste avant qu'il ne touche son visage.

Kiriyama avait visé sa tête et avait frappé à la vitesse de l'éclair.

Pour autant, « Pois de cœur » avait arrêté le coup sans le moindre effort.

Pour quelqu'un de normalement constitué comme Taichi, ce qui se passait sous ses yeux était déjà choquant, mais la suite du combat dépassa vraiment de loin tout ce qu'il aurait pu imaginer. Il n'aurait pas cru que ça allait continuer après qu'elle eut atterri sur le sol.

Kiriyama envoya un coup de poing à mi-hauteur.

Ses cheveux gracieux faisaient office de faire-valoir à sa magnifique posture d'oiseau.

Mais...

« Pois de cœur » se comportait comme si de rien n'était et se servit de sa main libre pour attraper le poignet droit de Kiriyama.

Malgré la facilité avec laquelle « Pois de cœur » avait agi, même Taichi savait que c'était presque impossible pour un humain normal.

Au moment où Kiriyama atterrit sur ses deux pieds, elle s'assit par terre, exténuée. On avait juste attrapé sa main droite, mais à en juger par son teint pâle, elle avait déjà perdu toute velléité de combat.

Elle baissa la tête et se mit à gémir comme un nouveau-né qui ne pouvait rien faire d'autre que pleurer. Sa puissante aura avait disparu en un instant.

— Yui !

— Kiriyama !

Nagase et Taichi se ruèrent au chevet de Kiriyama.

Et à ce moment-là...

La vision de Taichi se déforma et disparut.

L'instant d'après, il était à genoux en train de tenir le corps d'Inaba.

Il fut désorienté l'espace d'un instant.

Puis, il comprit ce qui venait de se passer.

S'il tenait Inaba dans ses bras, cela signifiait qu'il était devenu « Aoki ».

« Inaba » se mit à tousser dans les bras de Taichi « Aoki ».

— Hé, ça va ?

— *Kof, kof, kof*... Inaban, ça fait vraiment mal.

« Inaba » avait dit « Inaban ». Parmi les membres... non, l'école toute entière, une seule personne l'appelait de cette façon, et c'était Nagase.

Taichi leva la tête pour confirmer ce qui se passait autour de lui.

Dans un coin, il pouvait voir quelqu'un avec l'apparence de « Taichi » allongé de façon impuissante par terre. À en juger par ce qui venait de se passer, cela devait être Kiriyama.

Après avoir été agrippée au poignet par « Pois de cœur » et toujours assise par terre, « Kiriyama » ne pouvait toujours pas bouger. Taichi vit que son visage était aussi pâle qu'un linge.

Puis, quelqu'un à l'apparence de « Nagase » croisait les bras et se tenait debout en faisant les gros yeux.

— Aaah, se pourrait-il... qu'il vient d'y avoir un échange de personnalité ? C'est peut-être... un peu intéressant, dit « Pois de cœur » sans montrer le moindre intérêt tout en jetant un œil au chaos ambiant. Ah... on dirait que cela tombe bien pour moi, il faut que j'y aille maintenant...

« Pois de cœur » lâcha la main de « Kiriyama » et tendit la sienne vers la porte.

— Hé, répondez à au moins une dernière question avant de partir !

La personne qui avait interpellé « Pois de cœur » était celle à l'apparence de « Nagase ».

— On sait qu'on peut pas vous arrêter, alors je voulais savoir... est-ce qu'on pourra vous revoir... vous, « Pois de cœur » ?

— ... C'est difficile à dire. Quand tout cela finira, nous devrions nous revoir. Mais je ne peux pas vous le promettre. Ah, cette personne est « M. Gotô », n'est-ce pas ? Ne soyez pas trop durs avec lui... Et puis, je n'ai pas envie que vous perdiez du temps avec ça.

— Hm... Ça veut dire qu'il va être compliqué de riposter... Hmph ! Peut-être que c'est pas vraiment le cas... « Pois de cœur », je crève d'envie de vous détruire, mais j'en suis incapable... C'est vraiment lamentable. Est-ce que je peux faire part de mes remarques avant que vous partiez ?

« Nagase » riait sans peur et parlait avec une voix attentive. La seule personne qui pourrait en être capable dans ce genre de situation était Inaba.

— Quand vous êtes arrivé, vous avez dit que vous étiez venu parce que nos visages apeurés quand nos personnalités permutaient étaient amusants. Autrement dit, si cela ne l'avait pas été, vous ne seriez pas venu. Aussi, vu que vous avez été impressionné par mes questions, cela implique que vous avez déjà fait ça plusieurs fois, pas vrai ? D'un autre côté, si vous avez un nom, à savoir « Pois de cœur », cela veut dire qu'il y a d'autres gens comme vous, je me trompe ?

Malgré la situation, Inaba était parvenue à comprendre les motivations de l'adversaire en se servant du peu d'informations à sa disposition. Même si elle avait l'apparence de « Nagase », elle souriait d'un air machiavélique. C'était vraiment effrayant.

— ... Qui sait ? se contenta de répondre « Pois de cœur » après avoir écouté Inaba.

Pour la première fois, « Pois de cœur » avait infléchi le coin de ses lèvres. C'était une expression qui n'avait jamais montré « Gotô »... Un visage sombre avec un sourire inquiétant.

D'invisibles menaces s'échangeaient entre Inaba « Nagase » et « Pois de cœur » « Gotô ».

Mais ensuite, « Pois de cœur » retrouva son apathie précédente.

— Bon... Je vous souhaite à tous bon courage... Ah... Je n'ai pas le moindre enthousiasme et je n'ai pas l'intention de vous encourager, mais j'ai dit ça à cause de l'ambiance... Peut-être que j'avais juste envie de dire ça.

« Pois de cœur » avait lâché ces mots, tel un fardeau sur Taichi et les autres, avant de quitter la pièce.

Depuis le temps, Taichi avait deviné qu'Aoki était la personne à l'apparence de Kiriyama par élimination.

À ce propos...

Plus tard, toujours intrigués par ce qui s'était passé, les membres du club s'étaient rendus dans la salle des professeurs et avaient aperçu le professeur référent du Club de Recherche Culturelle. Quand ils demandèrent ce qu'il faisait, il répondit, « Quoi ? J'étais en train de remplir ce formulaire... Bizarre. Tiens, comment ça se fait que j'ai toujours pas avancé après tout ce temps ? C'est vraiment bizarre ! Vous devriez l'ajouter aux sept merveilles de l'école et le publier dans le prochain numéro de RC Mag. » Inaba sembla incapable de le supporter. Puis « Hmm ? J'ai un peu mal à la main gauche... Oh ? Elle est toute rouge ! Un instant, ceci explique cela... J'ai compris ! J'ai mal parce que je me suis endormi sur ma main gauche ! Ce... C'est donc ce qui s'est passé ! Haha... J'en ai mal à la tête... » Ces mots firent exploser Inaba et, malgré qu'elle se trouvait dans la salle des professeurs, elle utilisa une cravate[2] sur Gotô (25 ans, professeur) et fit tourbillonner son poing contre sa tête.

— Aïeaïeaïeaïeaïeuuh, Inaba-san ! Je reste ton prof, tu sais !

— Dans ce cas, vous devriez penser et vous comporter comme tel ! Vous aider est une perte de temps et d'énergie !

Taichi semblait comprendre pourquoi « Pois de cœur » s'était servi du corps de « Gotô », même si cela n'était qu'une hypothèse sans fondement.


Notes de traduction

  1. Le Pois de cœur, ou Fûsen Kazura en japonais, est une plante grimpante avec des fruits circulaires en forme de ballons. Aussi appelée Cœur des Indes.
  2. Prise de catch (headlock en anglais) qui consiste à enrouler son bras autour du cou de l’adversaire.


Chapitre 4 : La semaine des relations et des détonations[edit]

Au lycée Yamaboshi, faire partie d'un club était obligatoire — et c'était bien la seule chose que les élèves estiment pénible dans cette école. Pour le reste, les autres règles étaient très laxistes.

Du point de vue de l'école, le fait d'être occupés par les activités d'un club donnait moins de temps aux élèves pour la délinquance et autres activités malveillantes. Les latitudes permettaient aux élèves de devenir plus autonomes.

Malgré tout, cela déplaisait à certains élèves. Ils trouvaient qu'être forcés de prendre part à des activités extra-scolaires n'était pas du tout raisonnable. Mais, pour le côté positif, les budgets et locaux alloués dans ce lycée dépassaient de loin ceux des autres écoles.

La chose la plus attractive dans cet établissement était son grand nombre de clubs.

Quand un club avait suffisamment de membres, celui-ci était libre de faire ce qu'il voulait. Du fait de la simplicité des procédures d'inscription, les clubs proliférèrent petit à petit jusqu’à atteindre un nombre conséquent. Le nombre total de clubs fondés dépassait la centaine. Malgré cela, la majorité disparaissait au bout de quelques années. Le nombre de clubs montait et descendait à mesure que de nouveaux étaient fondés et que les anciens clubs inactifs étaient rayés de la liste.

Cela dit, même si un club n'était plus actif, il existait toujours de nom. Ou du moins, jusqu'à ce que l'administration ne le retire complètement. Ainsi, les élèves de seconde devaient toujours faire leur choix dans une liste d'une centaine de clubs.

Un dernier point est qu'il existait une règle stipulant que « en dessous de cinq membres, un club ne pouvait plus continuer en tant que tel ».

Au lycée Yamaboshi, vu qu'il est impératif de s'affilier à un club, les nouveaux arrivants devaient remettre leur formulaire d'inscription avant une date bien précise. S'ils choisissaient un club actif, ils le rejoignaient directement. Sinon, si c’était un club qui n'existait que de nom, ils devaient alors se mettre à la recherche d'autres membres de seconde, première ou terminale afin de respecter le seuil de cinq membres minimum.

Cela dit, la majorité des étudiants voulaient s'inscrire dans des clubs toujours en activité. Après tout, la plupart des choix étaient plutôt normaux et avaient suffisamment de membres. Surtout, peu avaient envie de se donner la peine de faire revivre des clubs inactifs.

Mais il y avait tout de même des élèves qui souhaitaient rejoindre un club inactif, ils devaient généralement se mettre d'abord à la recherche d'autres membres. Ainsi, il n'y avait aucune période où quelqu'un souhaitait rejoindre un club mais où il n'y aurait pas suffisamment de monde.

Malgré tout, il existait des exceptions.

Après tout, peu importe le lieu ou la date, dès qu'il est question de société, il y a des hors-la-loi.

Par exemple, il y avait ce garçon à l'enthousiasme extrême pour le catch pro, qui ne connaissait pas cette règle des cinq membres, et qui s'était inscrit au « club des fans du catch professionnel » directement après avoir vu son nom dans la liste. Ce garçon était Taichi.

Il y avait aussi cette fille qui s'était beaucoup investie dans le karaté jusqu'au collège, mais dont on ignorait si sa passion pour les choses mignonnes venaient de là ou non. Et ainsi, elle était tombée sur le « club chic » dans la liste, mais ignorait totalement que ce club n'était resté actif que deux ans (et c’était il y a six ans de cela). Elle croyait que son existence était une sorte de révélation divine, et même quand les autres lui disaient qu'il n'y avait pas assez de monde, elle déclarait (naïvement) que tout irait bien vu qu'il y avait beaucoup de jolies filles cette année-là et avait écrit « club chic » sur son formulaire d'inscription. La fille qui avait fait tout ça n'était autre que Yui Kiriyama.

Un autre exemple était quelqu'un qui avait décrit sa passion pour « la collecte et l'analyse de données ». À la base, elle voulait rejoindre le club d'informatique, mais du fait d'une grosse dispute avec le président de ce même club le dernier jour avant la clôture des inscriptions (ce qui fut imputé à son arrogance et à la faible tolérance du président en place à ce niveau-là), elle se dépêcha de récupérer sa feuille d'inscription auprès de son professeur. Du coup, elle avait choisi de faire revivre une antenne du club d'informatique qui avait elle-même été fondée suite à une précédente dispute — le club d'analyse de données. La fille en question était Himeko Inaba.

Et un autre exemple était ce garçon qui croyait en une légende urbaine. Selon cette légende, il y avait un club au lycée Yamaboshi qui s'appelait le « club de drague ». Ce genre de clubs existait dans certaines universités, mais ce n'était pas le cas dans les lycées. Il pensait pouvoir rejoindre un club juste en écrivant le nom sur la feuille d'inscription, même si celui-ci n'était pas dans la liste. Il sentait que ce club était super intéressant vu qu'il n'était pas dans la liste (et pour cause, il n'existait pas). Hélas, au lieu d'être admis dans ce club imaginaire, il fut rangé dans la catégorie des élèves qui voulaient fonder un club. Le nom de ce garçon était Yoshifumi Aoki.

Un dernier exemple était cette fille qui pensait que choisir un club dans la liste était trop compliqué et trop pénible. Pensant qu'il était excitant de laisser le libre choix au destin, et que c'était un bon moyen de se faire des souvenirs mémorables (du moins, de son propre point de vue), celle qui écrivit « à vous de choisir<3 » en face de club choisi s'appelait Iori Nagase.

Les lois de cette société nommée « école » punissaient ce genre de hors-la-loi, surtout ceux qui n’étaient encore que des lycéens, en les forçant à coopérer entre eux jusqu'à la fin.

Mais ce point devait être nuancé par un « généralement ».

En effet, dans la plupart des cas, ces parias avaient tendance à succomber face au pouvoir.

Mais des fois, ces derniers se rebellaient.

Par exemple, Taichi Yaegashi, Iori Nagase et Himeko Inaba de la 2nde C du lycée Yamaboshi répondirent respectivement, « Monsieur, je n'avais pas entendu parler de cette règle des cinq personnes minimum », « Been, j'ai écrit « à vous de choisir »... donc j'ai hâte de voir votre choix ! » et « Pouvez-vous décaler un peu la date limite ? Il faut que je trouve quatre autres personnes. »

Ou par exemple, Yui Kiriyama et Yoshifumi Aoki de la 2nde A du lycée Yamaboshi qui avaient respectivement déclaré, « Monsieur ! Il doit y avoir une erreur ! Pourriez-vous essayer de solliciter à nouveau l'école ? Toutes les lycéennes aiment les choses mignonnes, alors ça ne devrait pas être un problème ! » et « Hein ? Ce club n'existe pas ? Alors est-ce que je peux essayer de le fonder ? J'ai besoin de cinq personnes ? Je vais faire ça en deux temps trois mouvements... »

Malgré tous leurs efforts, au final, aucun d'entre eux ne parvint à atteindre son objectif parce que le monde n'était pas si simple ou suffisamment faible pour qu'une rébellion lancée par n'importe quel quidam puisse le changer si facilement. Dans la plupart des cas, ce genre de plaidoyers était directement éliminatoire ou anéanti par le règlement.

Mais il existait évidemment des exceptions.

Des fois, les rebelles pouvaient être la cause de changements inattendus.

Par exemple, une certaine personne qui était en gros quelqu'un d'indélicat, apathique et négligent — d'un côté, affranchi de toutes règles, et d'un autre, distrait — pensait que convaincre Taichi, Nagase et Inaba de rejoindre un club existant serait trop pénible. Ainsi, il s'était dit, « Je vais pousser ces trois-là à unir leurs forces pour fonder un club où ils pourront librement s'amuser ensemble ! » Cette personne se tenait du côté de la loi, mais était à l'écoute des rebelles. La personne qui proposa cette idée novatrice et inhabituelle était le professeur dénommé Gotô.

Un autre exemple était une belle femme naïve qui était plutôt inconsidérée, aimait s'incruster dans les fêtes et prétendait être populaire durant ses années lycéennes. Les garçons la voyaient comme quelqu'un de « bien et très mignonne » et appréciaient son côté noble, tandis que d'autres trouvaient que ses compétences pédagogiques restaient encore à prouver. Quand elle entendit Gotô dire « Du coup, j'ai l'intention de fonder un nouveau club », elle proposa, « Eh bien, j'ai deux élèves qui pourraient convenir dans ma classe ». Ainsi, elle décida de laisser Kiriyama et Aoki rejoindre le club en question suite à cette brève conversation. Cette personne, également du côté de la loi, était la professeur principale de la 2nde A, Ryôku Hirata.

À la suite de ces multiples coïncidences, le Club de Recherche Culturelle était né.

Autrement dit, le CRC était l'incarnation de la victoire des hors-la-loi. C'était le résultat d'une réaction chimique entre des élèves et des professeurs atypiques.

Cette deuxième affirmation semblait prendre tout son sens maintenant... ou pas... Peu importe, c'était sans importance de toute façon.

L'objectif du Club de Recherche Culturelle fraîchement sorti de terre était de « transgresser toutes les restrictions et lois, afin d'enquêter sur tout avec un angle différent ». Ou autrement dit, « faire comme ça nous chante ».

Ainsi, Taichi et les quatre autres s'étaient servis du budget alloué au club en accord avec les objectifs du club — à savoir, faire ce qu'ils avaient envie de faire.

Néanmoins, un club de lycée ne pouvait pas s'en sortir si facilement, alors l'école demandait à chaque club de remettre un rapport mensuel de leurs activités et de l'archiver afin de maintenir l'autorisation au club d'exister. Le Club de Recherche Culturelle avait transformé ce rapport pour donner naissance au « RC Mag » qu'il publiait et distribuait dans l'enceinte de l'école (le contenu qui sortait de l'ordinaire semblait rencontrer un certain succès auprès d'une poignée d'élèves).

Mais, un jour de septembre...

Le Club de Recherche Culturelle s'était retrouvé dans une situation de vie ou de mort... Non, l'existence du club importait peu face aux répercussions que cela pouvait avoir sur la vie de chacun d'entre eux.

Bien entendu, il était question du « phénomène d'échange de personnalité » et de leur rencontre avec « Pois de cœur ».

□■□■□

— Je pense que vous devriez tous être conscient qu'on se réunit pour faire le point sur notre comportement de la semaine !

Taichi, Nagase, Kiriyama et Aoki réagirent différemment à la déclaration passionnée mais quelque peu agressive d'Inaba.

Leur rencontre avec « Pois de cœur » le vendredi passé, soit une semaine auparavant. On était samedi et les cinq membres du Club de Recherche Culturelle s'étaient rassemblés chez Inaba.

— Bon, on commence... Hmm ?

Une sonnerie de téléphone retentit dans une des pièces.

— Une seconde, je vais décrocher d'abord. Restez sagement ici le temps que je revienne, dit Inaba d'un ton enjoué et espiègle comme si elle s'adressait à des enfants.

Elle quitta ensuite la chambre.

— Hmm... La chambre est vraiment à l'image de sa propriétaire ! La dernière fois qu'on est venus ici, c'était quand on devait se mettre d'accord sur l'itinéraire pour le camping, non ? dit Aoki tout en examinant la salle.

Effectivement, la pièce entière était unicolore et semblait sobre et mature. Des objets tels qu'un lit, une table, une étagère, une télévision et un ordinateur étaient présents mais c'était à peu près tout. La chambre était disposée dans un objectif de productivité et d'efficacité — ce qui correspondait bien à la personnalité d'Inaba.

— Waah~ Inaba a tellement de chance d'avoir une chambre suffisamment grande pour nous accueillir tous les cinq. J'ai bien ma propre chambre, mais y'a pas beaucoup de place vu qu'elle est plutôt petite, et avec les meubles... Et comme ma petite sœur a pas de télé dans sa chambre, elle vient tout le temps squatter la mienne... Ou plutôt, comment ça se fait qu'elle grandit aussi vite ! Elle est même plus grande que moi... Même si je considère qu'être petite me rend plus mignonne, marmonna Kiriyama tout en étant assise par terre et en grignotant des biscuits.

— Tu veux parler de tes seins ? demanda Taichi d'un air sincère.

Mais-

— Aïeuuuh ! Ça fait mal !

Les biscuits éclatèrent en morceaux en heurtant le visage de Taichi, provoquant une vive douleur.

— Qui a parlé de ça ?! Je parlais de ma taille, neuneu ! Oh, je sais. C'est parce que tu penses qu'aux seins que t'en es arrivé à cette conclusion...! Je croyais que t'étais pas comme les autres... J'aurais jamais cru que t'étais un gros pervers comme ce type assis là.

— Non, c'est parce que t'as dit que c'était plus mignon quand c'était petit...

— Hé, c'est de moi que tu parles là ? Je suis pas comme ça.

— Mais bien sûr.

Il était triste de voir Aoki subir un traitement aussi injuste.

— Hé ! Ramassez les morceaux de biscuit par terre, ou Inaban va piquer une crise ! Après tout, c'est quelqu'un de très ordonné.

— T'as raison ! J'ai pas envie de me faire engueulée à cause de ces pervers.

En entendant le rappel de Nagase, Kiriyama s'accroupit et commença à ramasser les miettes. Sa longue chevelure châtain tomba en direction du sol. Du haut de son petit corps et dans sa robe subtilement bordée de fleurs de lotus, son ombre suscitait un certain attrait.

Kiriyama avait également remarqué ses propres miettes qui étaient tombées au moment où elle mangeait, et alors qu’elle s’était décidée de les ramasser-

— Deux garçons ne loupaient pas une miette de la scène dans l'espoir de pouvoir jeter un œil sous la robe de Yui, qui était occupée à ramasser les miettes, décrivit Nagase dans un style très littéraire.

— Na-Nagase ! Qu'est-ce que tu racontes ? Je ferais jamais-

— Raah ! On y était presque !

Le garçon aux côtés de Taichi était vraiment quelqu'un de direct et stupide.

Kiriyama se dépêcha de mettre ses mains sur le bas de sa robe et s'assit sur le sol, le visage rouge et le corps frissonnant.

Taichi avait un sentiment de malaise mais ne voyait pas comment désamorcer la situation.

Kiriyama tendit lentement ses mains vers l'assiette de biscuits.

— Yui, fais pas ça ! Si tu leur jettes ça, Inaban va vraiment être en rogne !

Nagase était à l'origine de la situation, mais elle tentait malgré tout de résoudre le problème au lieu de se contenter de rire.

— Alors... sers-toi plutôt de cet « oreiller du néant » !

... Ou peut-être pas.

— Nagase, ça risque de faire bien plus mal ! Et puis, « l'oreiller du néant », ça sonne bien trop pompeux !

Mais personne n'écoutait les plaintes de Taichi. Tout en gloussant bruyamment, Nagase lança « l'oreiller du néant » en direction de Kiriyama qui fit tournoyer son corps et frappa celui-ci avec le pied avant qu'il ne touche le sol.

— Oh, je peux voir sa culotte maintenant.

... Kiriyama poussa encore plus fort en entendant Aoki.

— Feeeeu...!

Le coup de pied de Kiriyama atterrit droit dans « l'oreiller du néant », et ce dernier fendit l'air avant de s'abattre sur Aoki dans un énorme fracas.

— Aaaaaaarg !

Malgré s'être protégé avec ses mains, Aoki fut projeté en arrière par l'oreiller.

La porte s'ouvrit au même moment...

— Hé, c'est quoi tout ce bouc...

« BAM ! »

Malgré sa perte de vitesse après avoir rebondi sur Aoki, « l'oreiller du néant » avait continué sa route à une impressionnante vitesse et avait atterri en plein dans le visage d'Inaba — en plein dans le mille. La tête d'Inaba se pencha en arrière sous l'impact surprise. Après avoir perdu sa vitesse, « l'oreiller du néant » ne tomba pas par terre, mais resta vissé sur le visage d'Inaba.

Le temps s'arrêta — les secondes suivantes parurent durer une éternité. Inaba finit par se redresser et « l'oreiller du néant » tomba.

Inaba se tenait debout avec un regard féroce et machiavélique.

Les quatre autres ne purent que trembler.

— ... Levez les mains et confessez vos pêchés tant qu'il est encore temps...!

Par la suite, Nagase et Taichi furent gratifiés d'une pichenette sur le front, tandis que Kiriyama et Aoki eurent droit au tarif double. Aoki eut également droit à une claque en plein visage.

Après leur rencontre avec « Pois de cœur » qui était dans le corps de « Gotô », Taichi et les autres ne pouvaient qu'accepter le défi de l'échange de personnalité.

Tout d'abord, ils ne pouvaient pas le prendre à la légère. L'échange pouvait avoir lieu à n'importe quel moment. Ainsi, ils ne pouvaient pas se contenter de rester chez eux.

Ensuite, ils ne pouvaient rien faire pour s'y opposer. Bien qu'ils le désiraient vraiment, ils n'avaient aucune idée de comment s'y prendre. La seule chose qu'ils pouvaient faire était de se mettre à la recherche de « Pois de cœur », la personne la plus intimement liée à ce phénomène, pour obtenir plus d'informations. Mais après avoir observé Gotô en long, en large et en travers pendant une semaine, ils n'avaient pas senti la moindre trace de « Pois de cœur » en lui.

Ils ne trouvaient pas d'idée pour contrecarrer le phénomène.

La seule chose sur laquelle ils pouvaient se reposer dans ces ténèbres métaphoriques était le peu d'informations objectives que leur avait fournies « Pois de cœur ».

Il n'y avait aucune raison de ne pas le croire. Autrement dit, ils avaient accepté leur sort et espéraient que ça allait finir tôt ou tard.

Leur réunion de rétrospective avait fini par commencer après quelques accrocs. Inaba était l'hôte et la décideuse finale.

— Bon, faisons le point sur ce qu'on a appris cette semaine. Déjà, les bonnes pratiques quand on échange nos personnalités. La règle d'or est de contacter la personne avec qui on a échangé, afin de confirmer la situation. Ensuite, essayer de se comporter comme elle/lui pour que les autres ne s'en rendent pas compte. À ce sujet, il y a pas mal de points à améliorer... Concentrez-vous !

Assise en tailleur, Inaba dévisageait tout le monde. Malgré sa posture, son dos restait bien droit. En fait, elle semblait être en train de méditer.

— On commence par les bases. Que ceux qui sont allés dans les mauvaises toilettes pendant un échange lèvent la main !

« Moi. », « Moi. », « Moi. », « Moi. »

Tous à l'exception d'Inaba s'était trompé de toilettes.

— Quelle erreur de débutant ! Quand c'est un échange entre deux personnes de sexe opposé, il faut faire particulièrement gaffe ! C'est la base de la base, les gars !

— C'est pas évident de changer ses habitudes du jour au lendemain... Et la plupart du temps, on y va pour s'y réfugier... Yor ?

— Comment ça, « yor », Kiriyama ? C'est justement à cause des échanges qu'on est de plus en plus gênés d'aller aux toilettes !

Des lycéens qui se tromperaient de toilettes ? Plutôt que de se prendre des remarques, ces personnes avaient plus de chances d'être silencieusement mises à l'écart. Particulièrement dans le cas de personnes comme Taichi ou Inaba. Seulement dans le cas d'une personne à l'apparence « d’Aoki » provoquerait une hystérie où les filles crieraient au pervers (Kiriyama était cette personne et elle avait été convoquée par les professeurs. Elle avait failli pleurer.)

— Hé, j'ai une suggestion. Et si on allait aux toilettes en dehors des périodes d'échange ? demanda Kiriyama en levant la main.

— Tu viens pas justement de dire que c'était gênant d'y aller ? murmura Inaba d'un air désespéré.

— Mais, quand une fille devient « Taichi » ou « Aoki », elle se voit obligée de voir ces trucs dégueux aux toilettes ! Beurk !

Kiriyama tapota son propre bras, comme pour essayer de maîtriser ses émotions après s'être remémorée un mauvais souvenir.

— Je pense que c'est pas la peine d'en faire tout un plat. Après tout, c'est juste un truc sur ton corps. Et tu veux aller aux toilettes pour éviter d'avoir à y toucher, c'est ça ? Bah, vu que t'en parles, Aoki et moi, on va essayer de faire gaffe.

— Ok. Merci, Taichi.

— Hé, Taichi, pourquoi t'essayes de te faire bien voir ? Moi aussi, je vais faire attention, Yui.

— Faut pas en faire tout un fromage franchement. Écoute ça, Yui, je peux même faire pipi debout !

Nagase gloussa.

— C'est trop... Et puis, t'es pas obligée de le dire en jubilant, répliqua Taichi de façon incisive.

La contre-attaque de Nagase avec un sourire innocent l'avait laissé pantois.

— Bah, c'est vraiment pas la mer à boire. D'ailleurs, celle de Taichi est la plus grosse, déclara Inaba avec un sourire malicieux.

— Qu'est-ce que ça peut faire... Et puis, les compare pas ! Ah, Aoki ! T'en fais pas pour ça !

— Bon, passons à autre chose. L'important, c'est... est-ce que notre virginité... nos corps sont en sécurité ?

Inaba avait arrêté de plaisanter et posa la question d'un air sérieux.

Taichi pouvait l'affirmer sans faillir :

— Oui, pas vrai... Aoki ?

— Bah, je me suis effectivement retrouvé dans un corps de fille... Alors forcément, je suis tenté d'essayer des trucs... Hein ? Quoi ? Me regardez pas comme ça ! J'ai vraiment rien fait... parce que c'est immoral et que j'ai pas eu l'occasion d'aller aux toilettes... Aaaah... Je suis sérieux ! Arrêtez de me fusiller du regard comme ça, hahaha...

Les rires vides d'Aoki résonnaient dans la chambre.

— Moi, j'ai rien fait.

— Taichi... Ok, si tu le dis.

Inaba cherchait confirmation.

— Bien sûr que j'ai rien fait non plus...

— ... T'es sûr ?

Inaba examinait Aoki avec un regard méfiant.

— C'est la plus pure vérité ! La confiance, c'est important de nos jours, pas vrai ? Jamais je ferais une chose pareille.

— ... Tu l'as dit.

Inaba avait hésité l'espace d'un instant avant de répondre ironiquement. Taichi voulait lui demander ce qui lui prenait, mais Kiriyama se mit à parler à Aoki avant qu'il en eut le temps.

— Ah, en parlant de ça, quand t'es devenu « moi » l'autre jour, t'as appelé ma mère « maman » au lieu de « mère » comme je le fais habituellement. Et tu te trompes tout le temps de chambre. C'est impardonnable.

— Désolé. D’ailleurs, on m'a souvent demandé, « qu'est-ce qui te prend aujourd'hui ? » aussi.

— C'est vraiment un très gros problème !

Inaba se racla la gorge deux fois pour mettre fin au conflit.

— Effectivement. D'un autre côté, il commence déjà à y avoir des bruits qui courent à notre sujet. N'empêche qu'il est très peu probable que la raison derrière notre comportement soit identifiée.

En effet, sans une connaissance parfaite de la situation, il était impossible d'imaginer ce qui se tramait. C'était pour ça que leur étrange comportement n'était associé qu'à une autre facette de leur personnalité.

— En parlant de maison... Iori, à chaque fois que je deviens « toi », même tard le soir, y'a personne chez toi. Comment ça se fait...? Je trouve ça un peu dangereux qu'une lycéenne soit seule chez elle la nuit...

Kiriyama parlait avec une voix decrescendo, sûrement parce que ce n'était pas quelque chose d'évident à mentionner.

Nagase se crispa pendant un moment sans répondre.

Un silence de mort tomba dans la pièce.

— Oh... Eh bien... C'est... C'est parce que j'ai jamais eu l'occasion d'en parler, mais mes parents sont divorcés. Et là, je vis avec ma mère qui est très occupée... S'il arrive quoi que ce soit, je peux toujours compter sur ma lacrymo à base de poivre. Alors y'a vraiment pas à s'en faire...

— Bien sûr que *si* ! Même avec des gens normaux, ça serait une erreur de les sous-estimer ! Si tu te prépares pas comme il faut, il sera trop tard quand le pire arrivera ! cria Kiriyama de toutes ses forces, nerveuse et indignée.

— Hein...? Oh, euh... Dé-Désolée, s'excusa Nagase, abasourdie.

(C'est vraiment rare ça... Non, c'est même la première fois que ça arrive.)

Suite aux excuses de Nagase, Kiriyama se calma en même temps que ses nerfs. Puis, elle baissa la tête en signe d'excuse.

— Hm, ah, c'est moi qui devrais m'excuser.

L'atmosphère était devenue crispante et pesante.

(... Mais en y repensant, on a eu de la chance d'une certaine façon.)

(Malgré la situation aberrante dans laquelle on se trouve, nos relations et vies n'ont pas trop changé.)

(Il y a bien eu quelques couacs.)

(Mais jusqu'ici, les seuls changements n'ont été que superficiels.)

(Quand les personnalités de plusieurs personnes s'échangent aléatoirement entre elles, est-ce qu'il est possible que ça n'ait aucun impact, positif comme négatif ?)

(Non. C'est tout bonnement impossible.)

(Cela veut dire que le pire reste encore à venir.)

(Mais jusqu'à quand la chance sera de notre côté ?)

(Et si le « pire » venait à arriver, qu'adviendrait-il de nous ?)

(Comment ça se passe quand des gens sont connectés entre eux ?)

Inaba tapa dans ses mains.

— Pour conclure, la durée des échanges de personnalités, à savoir le temps qu'une personne reste dans « notre corps », est inférieure à quelques heures. Donc, si tout le monde fait attention, prend ses responsabilités et règle les soucis dès que possible, ça devrait atténuer les effets de ce phénomène. Bien entendu, c’est pas avec ça qu’on va résoudre le problème dans son ensemble... Nan, ça sert à rien de parler de ça pour l'instant.

Bien qu'un peu à contrecœur, Inaba était tout de même parvenue à apaiser l'atmosphère.

Tout le monde comptait sur elle pour les remettre dans le droit chemin, non pas juste à cause de son attitude naturellement exigeante et objective, mais également parce qu'elle avait l'habitude de gérer ce genre de situations. Telles étaient les pensées de Taichi.

Puis, elle devint ironique.

— Le problème maintenant, c'est de gérer le mal qui a déjà été fait. N'est-ce pas, Aoki ?

— Hein, quel mal ? s'exclama Aoki en la regardant la bouche bée.

Inaba se laissa tomber en avant, choquée.

— Comment t'as pu oublier ça ? T'as chopé une sale note à mon dernier contrôle d'anglais !

— Ah... ça. Mais j'ai bossé dur pourtant...

— Sept sur trente, et tu dis avoir bossé dur ? À cause de toi, je vais me taper des cours de soutien ! Et les gens se sont mis à douter de moi vu que j'ai de bonnes notes d'habitude... Franchement ! Je sais que t'es débile, mais causer des problèmes aux autres te rend pas moins coupable.

— J'y peux rien. J'ai jamais demandé à l'être, tu sais.

Aoki jouait avec ses mèches avec mécontentement.

— Allons, Inaba, sois pas trop dure avec lui. Après tout, ce contrôle affectera pas tes notes finales. Et puis, un débile reste un débile, peu importe le mal qu'il se donne.

Taichi tentait de les réconcilier, mais c'est alors que...

— C'est vrai, Inaban, la débilité ne se guérit pas, même après la mort, dit Nagase.

— Ouais, Inaba, les débiles n'ont qu'à mourir dans leur stupidité, continua Kiriyama dans la foulée.

— Dites... Vous vous rendez compte que vous m'aidez pas là ? Ou plutôt, vous êtes allés trop loin !

Aoki était effectivement adoré de tous.

— Vous pensez peut-être que c'est pas grave, mais en fait, si. On sait pas jusqu'à quand ça va durer. Si ça continue jusqu'aux exams finaux...

Les trois (Taichi, Nagase et Kiriyama) poussèrent un soupir à l'unisson. Ils s'étaient mis à imaginer la suite de la phrase délibérément laissée en suspens par Inaba et commençaient à trembler de peur.

La stupidité de cette personne devint le cœur du problème.

— Hein ? Comment ça ? Si je deviens quelqu'un d'autre pendant les exams, alors j'aurais moins de chance de me rétamer ? Pfiou~

— Oui, et de la même façon, quelqu'un va avoir plus de chance de se rater ! Ou plutôt, tout le monde ici à part toi a des notes correctes !

L'ironie d'Inaba ne montrait aucune compassion pour Aoki.

— Soyons positifs... et j'ai bien dit positifs ! Je crois que ce phénomène va bientôt s'arrêter, marmonna Kiriyama tout en jouant avec ses mèches et pressant sa tête.

Ils continuèrent leur rétrospection avec entrain — et cela s'était transformé en discussion pure et simple en cours de route — mais le soir arriva, et Inaba annonça que ses parents allaient bientôt rentrer et que la réunion devait toucher à sa fin.

Après avoir quitté le domicile d'Inaba, Taichi, Kiriyama et Aoki dirent au revoir à Nagase, qui passait par un autre chemin, puis se mirent en route. En théorie, du moins. Au moment où ils arrivèrent à la station, Aoki et Nagase échangèrent de personnalité.

Ils se contactèrent afin de confirmer le chemin menant à leur domicile respectif. Si l'échange venait à durer plus longtemps, ils avaient décidé d'aller tuer le temps quelque part en attendant.

— Ah, alors c'est ce qu'on voit à travers les yeux « d'Aoki »... Quelle hauteur ! C'est la première fois que je me retrouve dans son corps. Il fait plus d'1m70.

Nagase « Aoki » était enjouée et ne montrait aucun signe de nervosité.

— Moins fort... Non, en fait, même si quelqu'un t'entendait, il comprendrait rien à ce que tu racontes.

Taichi voulait le lui rappeler, mais avait par la suite changé d'avis.

— Oh... Yui, t'as l'air toute mimi avec ta petite taille.

Nagase « Aoki », dans une optique de la taquiner, tendit ses mains dans la direction de Kiriyama. Cependant, Kiriyama la repoussa et baissa immédiatement la tête. Elle gardait également ses distances avec Nagase.

— Hein ?

— Ah...

Soudain, un silence gênant s'installa entre les deux.

Elles voulaient dire que ce n'était pas grave, mais l'ambiance les en empêchait.

Puis, Nagase « Aoki » esquissa un sourire embarrassé.

— Non, c'est pas ce que tu crois, Iori. C'est pas que je te déteste ! C'est juste que t'es « Aoki » là, alors...

— Je comprends, Yui. C'est moi qui devrais m'excuser... J'ai juste pas réfléchi.

— ... Si Aoki voyait ça, j'estime à quatre-vingt pourcent les chances qu'il se mette à pleurer, soupira Taichi en pensant à son ami.

— C'est juste qu'Aoki est imprévisible et me saute dessus sans crier gare. Du coup, j'ai tendance à riposter par réflexe conditionné. Je le déteste pas vraiment contrairement à ce que vous pensez ! Il est peut-être stupide, mais pas méchant...

— Oh, je vois.

Alors qu'elle répondait à un sarcasme, Kiriyama parlait avec une voix sérieuse. Ce qui intrigua beaucoup Taichi.

Puis, le tram de Kiriyama arriva et les autres ne purent que lui dire au revoir dans une atmosphère pesante.

Ensuite, ils finirent par atteindre la station près de chez Aoki, mais comme Nagase était toujours dans le corps « d'Aoki », Taichi décida de lui tenir compagnie et descendit avec elle.

En l'état actuel du phénomène d'échange de personnalité, en incluant les cinq membres du Club de Recherche Culturelle, les permutations se produisaient entre une et huit fois par jour et leur durée variait d'une minute à deux heures. Et ça passait vite.

Taichi et Nagase « Aoki » se dirigèrent vers la salle d'attente de la station. Il n'y avait personne à l'intérieur.

Taichi regarda à sa droite et aperçut un visage familier. Mais ce n'était pas la personne que c'était censé être. C'était en fait une autre amie qui était assise là.

— J'ai été trop imprudente...

Nagase « Aoki » était restée silencieuse pendant tout le trajet en tram. Mais elle s'était mise à marmonner pour tuer le temps.

— Tu veux parler de ce qui s'est passé avec Kiriyama tout à l'heure ? Hmm, je pense que c'était juste un problème de timing. T'as pas à t'en vouloir autant pour ça.

— Je sais bien... mais je peux pas... J'aime pas mettre les gens mal à l'aise... Je peux... Je devrais jamais faire ça.

Nagase se tut étrangement. Mais il semblerait qu'un autre remords la torturait, bien plus grand que celui qu'elle ressentait après ce qu'elle avait fait à Kiriyama.

— Haa...

Nagase « Aoki » se pencha et recouvrit son visage avec ses mains.

Sentant qu'elle n'était pas dans son assiette, Taichi était déterminé à la soutenir pour ne pas qu'elle se mette à déprimer.

— Ça va, Nagase ? Je peux faire quoi que ce soit pour aider ?

Nagase « Aoki » ne répondit pas et resta immobile.

Le temps s'écoula pendant quelque temps.

Taichi trouvait que c'était déplacé de fixer quelqu'un du regard pendant trop longtemps, alors il détourna le regard vers le paysage dehors.

— ... Taichi, commença doucement Nagase « Aoki » peu après.

— Oui ? répondit lentement Taichi.

— Eh bien, après que tout ça a commencé, je suis allée dans une vieille librairie pour feuilleter des mangas avec des soi-disant « échanges de personnalité ».

— Oh, alors tu lis des mangas, toi aussi.

Taichi ne voyait pas du tout où elle voulait en venir.

— La plupart de ses mangas parlaient d'échanges entre garçons et filles. En plus, très souvent, la fille qui devenait le « garçon » se mettait à jouer avec « le truc » du garçon ! fanfaronna Nagase avec un sourire gai et enjoué. Alors je me demande si je devrais aussi faire la même chose...

— Attends, attends une seconde. Quel rapport avec la conversation avec Kiriyama ?

— Héhé, hohoho, qu'est-ce que tu racontes, Taichi ? Pourquoi il devrait y en avoir un ?

— Hé, où est passé ce silence de mort ? Je réfléchissais aux possibles implications de ce que tu disais alors j'étais concentré et je t'écoutais... Rends-moi mes efforts !

(Nagase change d'humeur comme de chemise. Elle semblait être en train d'agoniser... mais quand est-ce qu'elle s'est mise à penser à ces bêtises ?)

— J'ai juste parlé de jouer avec. Mais je sais pas comment m'y prendre alors j'aimerais que tu m'apprennes à m'en servir, Taichi...

— Arrête de parler de ça ! Et puis, je sais pas de quoi tu parles, alors je peux pas t'apprendre à te servir de « ça » !

— Mais si je venais à faire ça sur un garçon, vu que j'y connais rien, si ça venait à arriver, ça serait... comme ça.

— Ça suffit, tu devrais pas faire ça avec le truc d'un garçon, donc ça arrivera pas vu que t'as pas fait ça avec ça.

— C'est vrai, si je fais pas ça avec le truc d'un garçon, alors peut-être que ça arrivera pas vu que j'ai pas fait ça avec ça. Mais du coup, je saurais pas faire ça avec le truc d'un garçon pour provoquer cette réaction qu'on appelle comme ça... Non ?

— Nagase, en fait, t'as juste envie de répéter ça à tout va, c'est ça ?

— Oh, tu m'as démasquée~

— T'as même le culot de dire ça !

— Mais Taichi, notre petit jeu t'a bien excité, pas vrai ?

... Taichi ne pouvait pas le nier. En fait, ça l'avait bien excité.

— Hmm... Mais sérieusement, je ferais jamais « ça » avec « le truc » d'un garçon. Sinon, vous allez me détester, non ?

— Je te le fais pas dire...

— Dans ce cas, je le ferais pas.

Nagase « Aoki » se mit à glousser. Parce que son sourire était plein de satisfaction et de joie, Taichi se mit soudain à penser :

— C'était parce que tu voulais chercher quoi faire pendant un échange de personnalité que t'as feuilleté ces mangas ?

— Voici l'heure de la question de Iori Nagase à l'attention de Taichi !

Nagase avait sciemment ignoré Taichi. Elle paraissait un peu gênée pendant qu'elle fredonnait un jingle.

Un moment déprimée, enthousiaste la seconde d'après. Donnant l'impression de ne pas beaucoup réfléchir et de faire ce qui lui chantait, mais en fait ne s'arrêtant pas de réfléchir et planifiant chacun de ses faits et gestes. Racontant des blagues salaces sans rougir ni même bégayer, mais tergiverser pour des choses étranges... La multitude d'expressions de Nagase captivait Taichi.

Puis, Nagase arbora une nouvelle expression, différente et dure à décrire.

— On croit tous que notre âme, ou notre conscience, ou encore notre « personnalité », détermine notre identité, ou qui nous sommes. Autrement dit, le corps « d'Aoki » qui contient l'âme de Nagase devrait être reconnu comme étant Iori Nagase. Mais cette explication se heurte à un problème : nos âmes, ou ce qu'on appelle conscience ou personnalité, sont des choses vagues. Je veux dire par là qu'on ne peut ni les voir ni les toucher.

Comme pour garder ses distances avec ce qui se passait, un sourire se dessina sur le visage de Nagase « Aoki ».

— C'est pour ça que, même si on est tous d'accord sur le fait que notre existence est déterminée par notre âme, ou conscience, ou personnalité, on distingue généralement l'identité de quelqu'un par son « corps ». On vit cette expérience d'échange de personnalité tous les jours. Mais même quand quelqu'un se dit qu'on se comporte bizarrement, il ne connait pas la vérité. On est les seuls, pas vrai ?

Nagase, comme un hôte qui prononçait un discours longuement préparé, parlait calmement.

— Donc, autrement dit, nos « corps » sont le fondement de ce que nous sommes. Mais, si le « corps », du fait d'un échange de personnalité, devient à son tour quelque chose de vague ? Est-ce qu'on peut toujours garder sa propre identité ? Je suis juste en train de dire tout ce qui me passe par la tête.

Puis, elle s'arrêta de sourire — à ce moment-là, « Aoki » ferma momentanément les yeux avant d'à nouveau les ouvrir.

— ... Ah ? Oh, Taichi, dit « Aoki » en regardant son corps.

— On dirait que j'ai récupéré mon corps... Pfiou. J'ai enfin retrouvé mon « corps »... Hm, en réfléchissant bien, ce que je viens de dire est un peu bizarre.

(Il semblerait que l'échange de personnalité vient de prendre fin.)

Pour réagir à ce qu'Aoki avait dit au sujet de sa récupération, Taichi parla sans vraiment réfléchir. Il ne savait même plus de quoi il parlait.

Il était juste très surpris.

Son esprit était toujours préoccupé par l'ombre de Nagase « Aoki ».

Nagase était vraiment très différente de d'habitude avec son visage sans expression débitant des idées philosophiques pour tenter de les interpréter.

Quel message Nagase tentait-elle vraiment de lui faire passer ?

C'était à cause de son attitude calme que cela ressemblait à un appel à l'aide... C'était ce que pensait Taichi, mais les pensées ne reflétaient pas toujours la réalité. Après tout, il y avait des choses qu'il savait... et d'autres pas.

Il n'arrivait pas à comprendre où Nagase voulait en venir.

Malgré tout, il voulait comprendre.


Chapitre 5 : La réflexion du jobber[edit]

On était le lundi suivant. Le premier cours avait pris fin et la pause était arrivée. Taichi Yaegashi tentait de discuter calmement de l'étrange comportement de Iori Nagase avec Himeko Inaba.

Il se disait qu'être trop sérieux pourrait être problématique pour Iori. Alors il tenta d'en parler sur le ton de l'humour. Mais Inaba l'écoutait avec détermination.

— Oh... Vous en êtes là ? dit Inaba en tenant son menton dans sa main.

— Comment ça, « vous en êtes là » ?

— Ça veut dire ce que ça veut dire... Franchement, j'avais espéré que ça se soit pas un coup d’épée dans l’eau.

— Et qu'est-ce que tu veux dire par là ?

— ... Bah, un coup d’épée dans l’eau, c'est un coup d’épée dans l’eau, voyons ! Sers-toi de ton cerveau ! Ou demande-lui directement !

Inaba poussa fort Taichi dans le dos. Il fit quelques pas en avant, puis son regard se posa sur Iori qui venait de se lever.

Avec un sourire rempli de satisfaction, Iori sautilla avant d'atterrir juste à côté de Taichi.

— Hm ? Qu'est-ce qui se passe ?

— Nan, rien... Au fait, Nagase, au sujet de ce dont tu m'as parlé samedi dernier quand on rentrait chez nous...

— Quoi ? Qu'est-ce qu'il y a ?

Nagase arborait un impeccable sourire innocent, faisant mine de ne pas savoir de quoi parlait Taichi.

Ce sourire lui donna un peu le vertige, alors il se mit à penser que tout ça n'était peut-être qu'un malentendu. Peut-être qu'elle avait juste dit ça sur un coup de tête, se disait-il.

— Ah... Non, rien.

Il n'y avait pas à s'en faire, conclua Taichi, et il passa à autre chose... Inaba, qui était derrière lui, fit délibérément claquer sa langue, comme pour lui montrer ouvertement son insatisfaction.

□■□■□

Aujourd'hui était un jour comme les autres de mi-septembre. Après la fin du cinquième cours, une ambiance hostile régnait dans la salle de la 2nde C.

Comme d'habitude, tout le monde discutait joyeusement et s'amusait. Mais malgré tout, ils jetaient de temps en temps des regards en direction d'un point particulier de la pièce.

À cet endroit, aussi connu sous le nom de no man’s land, était assise Inaba. Reconnue unanimement comme étant la cause de cette ambiance hostile, elle dégageait une aura qui disait, « Je suis en rogne. Ne pas s'approcher de moi. Sinon, je réponds plus de rien. » (Bien entendu, elle ne le disait pas à voix haute.)

(On n'est pas à l'abri d'une explosion si quelqu'un venait à pénétrer dans cette zone de non droit. Du coup, on devrait désamorcer la situation avec la plus grande prudence.)

— Oh, allez, Inaban, fais pas cette tête.

Nagase se balançait sur sa chaise devant Inaba.

Son cran et son audace forçaient l'admiration de ses camarades de classe.

« Ça devient sérieux ! », « C'est trop dangereux ! », « Iori... t'es vraiment quelqu'un de bien. », « Wow ! Mais que fait le démineur ?! ».

Des avis divergents se répandaient dans tous les coins de la salle. Les actions inattendues de Nagase avaient amplifié les murmures.

À ce propos, « le démineur » en question faisait sûrement référence à Taichi, qui se tenait prêt de l'épicentre... En fait, Taichi était encouragé quand on parlait de lui.

La situation était simple. Au début du cinquième cours (littérature), Himeko Inaba et Yoshifumi Aoki avaient échangé leur personnalité. Pendant le cours, Aoki « Inaba » s'était profondément endormi dans la classe de la 2nde C. Quand le professeur s'en était rendu compte, il l'avait frappé à la tête avec un livre. Quand il s'est réveillé, la personnalité d'Inaba était déjà retournée dans son corps. Voilà toute l'histoire. (Même s'il restait à confirmer si le retour avait eu lieu quand il était endormi ou au moment où elle a été frappée.)

— Moi... Frappée à la tête par un pauvre prof ? Quelle humiliation !

(Pour qui se prend Inaba au juste ? J'ai vraiment envie de lui poser la question une bonne fois pour toutes.)

— Du calme, Inaban. Il faut que tu comprennes que certaines choses doivent être acceptées comme telles. Tout ce que tu peux faire, c'est prendre sur toi et tout relâcher dans la face du coupable.

— Iori, tu sais qu'Aoki a signé son arrêt de mort, pas vrai ?

— Exactement. Hihihi... Le prix à payer est très élevé.

Inaba souriait de façon audacieuse, avant de se lécher la lèvre supérieure.

Son apparence de criminelle assoiffée de sang semait la terreur dans la classe.

« Heiiin ?! », « Que quelqu'un la calme, et vite ! », « C'est bon, elle va pas nous faire de mal ! », « Le démineur a vraiment l'intention de rester les bras croisés ? ».

Visiblement, tout le monde s'était pris d'intérêt pour la suite des évènements.

— C'est moi ou j'entends des commentaires foireux...?

Après avoir pris conscience des murmures, Inaba tourna la tête pour examiner la classe.

— C'est juste ton imagination, Inaba !

Pour son honneur de démineur, Taichi avait arrêté Inaba.

Pile à ce moment-là, la sonnerie retentit, signalant la fin de la récréation et le début du sixième cours (la réunion de classe). Dans le même temps, le professeur principal, Ryûzen Gotô, se rua dans la salle. Il avait l'air un peu différent. Généralement, il arrivait un peu en retard du fait de sa paresse.

— Hé ! Dépêchez-vous de vous assoir ! ordonna d'une voix claire Gotô à ses élèves.

Après avoir dit au revoir à Inaba, qui faisait toujours la tête, Taichi et Nagase retournèrent à leur place.

Sans raison apparente, Gotô se racla la gorge à plusieurs reprises. Il avait vraiment l'air bizarre.

— Euh... Ok, écoutez-moi.

La voix de Gotô était anormalement formelle. Comme s'il avait préparé son discours à l’avance, il annonça :

— Certains sont peut-être déjà au courant, mais notre lycée se porte régulièrement volontaire pour participer à des activités de nettoyage. Comme presque personne n'y participe de façon active, ce sont les clubs de sport qui se relaient en général pour le faire. Mais du fait des tournois à venir et d'un manque d'organisation, on manque de bras. Nous autres professeurs avons collégialement décidé de choisir trois élèves parmi trois classes de seconde et première pour prendre part à cette activité imposée. Les terminales ont été exemptés du fait des examens à venir.

Malgré un fort sentiment d'inquiétude, les élèves de la 2nde C se raccrochaient au moindre espoir et étaient pendus aux lèvres de Gotô.

— Puis, pour choisir les trois classes en question, nous avons joué à pierre-feuille-ciseaux. Et moi, votre professeur principal, a magnifiquement...

Gotô jeta un lent regard tout autour de la classe, ce qui ne faisait que maintenir un suspense inutile.

— ... perdu...

« Quel tocard ! », « Comment avez-vous pu perdre ! », « Pourquoi avoir maintenu le suspense ? C'était insupportable ! ».

L'amère fin avait mis en colère les élèves. De toutes parts, ils s'attaquaient verbalement à Gotô.

— J'ai pas fait exprès de perdre ! Du coup, notre classe doit envoyer trois personnes ! Je vous laisse choisir entre vous ! Et pas la peine de vous mettre en grève ! Sinon, la classe toute entière sera obligée d'y aller la prochaine fois... Alors, Fujishima-san, je te confie le reste ! Rassemblement devant le lycée après les cours !

Gotô s'enfuit de la salle à peine son discours terminé.

— Mon-Monsieur ?

La déléguée de la 2nde C, Maiko Fujishima, était nerveuse et abasourdie par la tâche qui lui avait été subitement confiée.

« Hé, il s'est enfui ! », « Il a fui ses responsabilités ! », « Et ça se dit prof ?! ».

Les élèves exprimèrent leur mécontentement les uns après les autres. Hélas, cela ne faisait que résonner dans le vide, vu que Gotô était déjà parti.

— Ahh... Je vois. Bon, que ceux qui veulent participer... Enfin, personne n'a envie, j'imagine ? Que ceux qui se portent volontaire lèvent la main.

Bien qu'à contrecœur et d'un air vraiment contrarié, Fujishima se tenait debout devant la classe pour assumer la responsabilité de la mission qui lui avait été donnée.

Bien entendu, personne ne leva la main. Seul quelqu'un avec des problèmes psychologiques participerait à cette activité non rémunérée et pénible.

« Tu devrais y aller. », « Désolé, je suis très pris par mon club. », « Au fait, tout le monde est dans un club ici, non ? », « Les clubs de sport y vont d'habitude. Peut-être que les clubs culturels peuvent aider cette fois-ci ? », « Aucun rapport avec le sujet, non ? ». Bien que tout le monde se trouvait des excuses différentes, au final, ils ne faisaient que se défiler.

Fujishima voulait à la base prendre sérieusement en considération les remarques de tout le monde, mais du fait du chahut actuel, elle avait abandonné l'idée.

— Pfiou... Dans ce cas, on va déterminer comment choisir les désignés volontaires. S'il n'y a pas assez de monde, on va décider ça à pierre-feuille-ciseaux.

« Hé, tu vas déjà abandonner ton devoir de déléguée ? » Les élèves lui lancèrent tous leurs problèmes en plein visage et se mirent à la critiquer.

— Oui, oui, j'ai compris ! Je me porte volontaire. Il en faut juste deux de plus. Ça vous va ?

C'était digne de Fujishima. Tout le monde se mit à l'applaudir — leur attitude changeait vraiment du tout au tout.

(En fait, Fujishima est vraiment quelqu'un de bien... Même s'il faut pas oublier qu'elle est capable de faire trembler Nagase.)

Puis Taichi se mit à réfléchir.

(Si seulement ce travail bénévole était un poil plus intéressant... J'ai beau réfléchir, je vois pas pourquoi quelqu'un se porterait volontaire pour faire ça. C'est pas étonnant que tout le monde se cherche des excuses.)

(Si on doit décider par le dialogue, les plus faibles seront forcés de participer.)

(Dans ce cas, on doit décider à pierre-feuille-ciseaux. Mais si on venait à imposer ça à quelqu'un qui a vraiment quelque chose d'important à faire, ça pourrait être problématique. Ou peut-être qu'on pourrait demander qui a vraiment un truc important pour les éliminer directement. Mais y'a de grandes chances que ça se finisse mal, vu que c'est quelque chose de subjectif.)

(On n’arrivera à rien si ça continue comme ça, peu importe les idées proposées.)

(Mais, il y a bien un moyen de résoudre le problème, non ?)

Même si c'était quelque chose qu'il savait depuis le début...

C'était à la fois simple et innocent.

(Comme ça, tout sera réglé.)

(Bien sûr, il manquera toujours une personne. Mais au moins, ça sera toujours ça de gagné.)

Taichi poussa un soupir. Il ferma les yeux et leva sa main droite.

— Je suis volontaire.

... Mais sa voix n'était pas normale. Il s'en rendit immédiatement compte.

Il ouvrit les yeux.

(La distance avec le tableau... Non, même ma position a changé.)

(Ce qui veut dire que...)

— Ah, euh... Alors tu te portes volontaire, « Inaba »-san ? demanda Fujishima avec un visage extrêmement surpris.

Taichi et les autres étaient déjà habitués aux échanges de personnalité, alors même lors des pires échanges, ils étaient toujours en mesure d'y faire face calmement.

(Mais c'était quoi ce timing ? C'est bien trop précis pour être un hasard...)

Taichi tourna la tête pour regarder où « Taichi Yaegashi » était assis.

— M... Moi aussi, je me porte volontaire.

Le visage crispé, « Taichi », ou plutôt sûrement Inaba, pointait son index gauche vers sa poitrine et levait sa main droite.

Après être revenu dans la salle et s'être fait réprimander par des élèves en colère, Gotô annonça la fin de la réunion de classe.

« Je peux comprendre pour Taichi, mais Inaba ? », « Elle est vraiment pas dans son état normal aujourd'hui. », « En fait, ces deux-là ont l'air bizarre ces derniers temps. »

Dans le chahut de la salle de classe, Taichi « Inaba » était debout aux côtés d'Inaba « Taichi » pour discuter de ce qui s'était passé.

— Raah... Ça suffit ! Mais c’est quoi cette journée de merde ?

Inaba « Taichi » était dans une colère noire, mais comme elle était consciente de la situation, elle se plaignait à voix basse.

— Hm... Je me répète, mais je suis vraiment désolé. Cette fois-ci, tu peux t'en prendre qu’à cet échange de personnalité qui est tombé au pire moment possible.

— Je sais, en comptant l'échange avec Aoki, le timing des échanges d'aujourd'hui est vraiment suspect. N'empêche que je t'en veux quand même.

Inaba « Taichi » fusillait Taichi « Inaba » du regard.

Taichi se disait que c'était assez amusant. Il n'imaginait pas son corps capable de telles expressions.

— Je saurais me faire pardonner. Je t'en supplie, m'en veux pas.

— Hmph. Comment est-ce que je vais me venger ?

Au lieu d'accéder à sa requête, Inaba semblait plutôt être impatiente de récupérer de sa perte... C'était vraiment une démone.

— Ok, ok. « Taichi », ne la regarde pas comme ça. Sinon les gens vont se poser des questions ! Allez, souris.

Nagase, qui semblait avoir un autre objectif en tête, pinçait les joues d'Inaba « Taichi », comme pour la forcer à sourire.

— Quoi ? Ce regard est un peu bizarre et malsain. Ah, je sais ! C'est parce que Taichi sourit jamais d'habitude.

— Alors arrête ça. Personne n'a rien à y gagner.

Taichi se sentait un peu gêné et amer de voir quelqu'un jouer avec « son » visage.

— Assez plaisanté, on dirait que Fujishima est en train de nous regarder là, alerta Inaba « Taichi » alors que Nagase était toujours en train de jouer avec ses joues.

Taichi « Inaba » se tourna pour regarder. Fujishima se tenait debout les bras croisés et le regard posé sur eux.

Bien qu'elle était généralement gentille et amicale, l'expression de son visage faisait à cet instant vraiment peur.

Fujishima demanda à Taichi et Inaba de venir faire le travail. Nagase se rendit au local du club non sans avoir dit, « Allez les gars, au boulot ! Faites ça bien ! Bye~ ».

Les trois laissèrent leurs affaires dans la classe et se rendirent vers le portail d'entrée. Fujishima se mit en marche et les deux autres lui emboitèrent le pas.

Sur le chemin, Inaba « Taichi » tapota légèrement l'abdomen de Taichi « Inaba » avec son coude et lui demanda à voix basse :

— Fujishima est toujours aussi agressive avec toi ?

— Ouais. Elle est comme ça, depuis mon échange de personnalité avec Nagase.

— Je vois. C'est pas facile de se remettre d'avoir été touchée par un mec bizarre. Et puis, Fujishima semble être de l'autre bord et en pincer pour Iori. Quoi de plus normal après l'avoir vue se masser naïvement les seins. Mais bon, qu'elle te prenne pour son rival… Ça s’annonce prometteur tout ça !

— Je vois pas ce qui y'a de prometteur là-dedans.

Fujishima tourna subitement la tête vers Taichi et Inaba.

— Inaba, je peux t'emprunter Taichi une seconde ?

— Oh, qu'est-ce que-, avait commencé à répondre Taichi « Inaba ».

— Qu'est-ce qu'il y a ? l'interrompt bruyamment Inaba « Taichi ».

Inaba « Taichi » donna un grand coup de coude à Taichi « Inaba » avant de s'avancer à grands pas vers Fujishima. Sur le chemin, elle le regarda en marmonnant un « espèce d'idiot ».

(C'était moins une... C'est trop dur de pas réagir quand on prononce mon nom.)

En face, Inaba était bien plus remarquable. Elle avait même aidé à réparer les erreurs des autres tout n'en faisant aucune elle-même. Elle était vraiment d'une grande aide.

— Ça me travaille depuis quelque temps, alors dis-moi... Quelle est ta relation avec Nagase-san ?

— Hein...? s'étonna Taichi « Inaba », qui écoutait au loin.

Pouvoir poser des questions sans détour et sans se préoccuper des personnes qui pourraient l'entendre — c'était Fujishima, une fille honorable.

— Vous aviez l'air très proche aujourd'hui. Et puis, l'autre jour, tu l'as même emmenée avec toi...

— T'as beau me poser la question...

Après avoir hésité quelques instants et s'être tournée pour jeter un regard vers Taichi, elle sembla avoir pensé à quelque chose et arbora un visage plein d'espoirs.

Mais malgré tout, Taichi ne voyait lui que désespoir.

— On sort ensemble !

(... Elle manque pas d'audace.)

— Tu mens.

(... Mais l’autre est pas née de la dernière pluie.)

— Que... Comment tu sais ?

— Me sous-estime pas. Pour quelqu'un de mon niveau, il est facile de déterminer si une fille a été oui ou non touchée par un garçon rien qu'en la regardant.

(Le potentiel insondable de Fujishima me donne des frissons quand elle ajuste ses lunettes sur son nez, même si je sais pas vraiment si c'est un compliment.)

— Ah bon ? Dans ce cas, je vais être franc.

Le murmure émotionnel d'Inaba « Taichi » était inexplicable.

Taichi voulait l'interrompre et l'empêcher d'en dire plus, mais il était trop tard. Et puis, même s'il essayait, ça ne convaincrait pas Fujishima tant que la personne n'était pas Taichi lui-même.

— On est... presque un couple !

— Presque... C'est surprenant. L'heure est peut-être grave !

— Je te le confirme, alors t'approche pas de Nagase !

— C'était tout ce que j'avais à dire à quelqu'un qui pelote les filles sans leur consentement...

— Bon, ça suffit maintenant !

Taichi « Inaba » s'était interposé entre les deux pour mettre fin à leur dispute et éviter que ça ne dégénère.

Inaba « Taichi » fit claquer sa langue pour manifester son mécontentement pendant que Fujishima poussa un grognement.

Taichi ne pouvait que se contenter de soupirer en voyant leur réaction.


Une professeur expliqua (à contrecœur) aux élèves rassemblés devant le portail ce qu'ils devaient faire. En gros, il s'agissait de ramasser les détritus près de l'école. Si l'un d'entre eux était pris en train de fouiller dans les poubelles pour récupérer de quoi satisfaire le quota, il serait sévèrement puni. Ensuite, elle ordonna aux élèves de prendre une paire de gants et un sac poubelle (et certains eurent même droit à une pince). Puis ils se mirent tous au travail.

Fujishima étant partie avec ses amies d'une autre classe, Taichi et Inaba furent laissés livrés à eux-mêmes alors qu'ils sortirent de l’enceinte de l'école.

Sous un beau ciel dégagé, ils errèrent dans un parc étrangement spacieux près du lycée.

— Arg... C'est un rencard où je ramasse des déchets avec toi, c’est ça ? marmonna paresseusement Inaba « Taichi » tout en écrasant un morceau de papier entre ses mains.

Effectivement, la météo était très propice à une balade. Si on ne tenait pas compte du fait qu'ils ramassaient des déchets (et qu'ils n'avaient pas le choix), ils semblaient effectivement être en rencard.

— Tant pis, je...

D'un coup, leur vision se teint tout de noir et leur position changea — ou plutôt s'inversa. La personnalité de Taichi était retournée dans le corps de « Taichi » et celle d'Inaba dans le corps « d'Inaba » — tout était revenu à la normale.

— ... Je reviens dans mon corps au pire des moments ? Quelle vie de merde... Oh, Taichi, file-moi la pince, se plaignit furieusement Inaba avant d'arracher la pince des mains de Taichi.

— T'énerves pas pour ça.

— Comment je pourrais ? À cause de toi, l'image que j'avais mis six mois à me forger a volé en éclat en l'espace de quelques heures.

— Ta façon de parler ressemble à l'accent espagnol qu’ils utilisent pour présenter les catcheurs quand ils diffusent des matchs américains à la télé japonaise.

— Ça te dirait d'utiliser des références que le commun des mortels comprenne ? Espèce d'idiot.

(Je sais bien que c'est stupide, mais des fois, je peux pas m'en empêcher.)

— Mais étaler d'autres facettes de toi, comme dormir en cours ou montrer que t'es en fait quelqu'un de bien... c'est le genre de trucs qui te rend plus populaire, non ?

— Je compterai pas trop dessus. C'est juste tendre le bâton pour me faire battre par mes ennemis — ça me fout en rogne.

— Quels ennemis ?

— En gros, tout le monde à part moi, sourit audacieusement Inaba.

Elle dit ensuite, « Oh, en voilà un gros », avant de se servir de sa pince pour attraper sa cible et la jeter dans son sac poubelle. L’objet en question semblait être un magazine déchiré trempé par la pluie.

— J’apprécie moyennement ta définition d'ennemis, mais passons... Qu'est-ce qui t'a pris avec Fujishima ?! T'étais obligée d'aller aussi loin ? Je veux pas me faire d'ennemi dans la classe.

Il insista sur chacun de ces mots, mais elle se contenta de répondre en ricanant.

— Hé, t'es pas obligé de me remercier, mais je vois pas ce que tu me reproches ! Je me suis ouvertement opposée à Fujishima, non ? Si tu donnes tout, je parie que t'arriveras à sauver Iori des griffes de Fujishima.

— Je vois pas où tu veux en venir.

— Qu'est-ce que tu racontes ? Ça te va pas ? Et...

Inaba s'arrêta momentanément et son regard croisa celui de Taichi. Ses yeux étaient remplis de compassion, de sympathie, de reconnaissance, de colère et d'inquiétude. S’il ne s'y trompait pas, il y avait également un peu de jalousie.

Puis elle se remit à parler.

— T'es un idiot qui adore se sacrifier.

— Comment ça...?

Taichi ne comprenait pas vraiment ce qu'elle voulait dire. Qui plus est, il commençait à avoir du mal à respirer.

— Ça veut dire ce que ça veut dire. C'était pas assez clair pour toi ? demanda d'un air confiant Inaba en penchant la tête sur le côté.

— J'ai pas trouvé ça très clair moi...

— Dans ce cas, dis-moi pourquoi tu t'es porté volontaire pour cette corvée.

— ... Parce que personne voulait le faire, mais quelqu'un devait le faire. En me portant volontaire, les autres n'avaient plus à...

— Et pourquoi tu t'es pas mis dans le groupe des « autres » comme tu les appelles ? Je suis sûre que t'avais pas envie de le faire non plus. Du coup, c'est pas toi-même qui t'es forcé à y prendre part ?

— Bah...

Taichi était sans voix. Il voulait dire quelque chose, mais ne trouvait pas les bons mots. Ces derniers devaient s'être cachés au plus profond d'un épais brouillard.

— T'es vraiment un idiot qui adore se sacrifier. Pourquoi tu te considères pas comme tu considères les autres ? Pourquoi tu te traites aussi différemment ? Oh, j'essaye pas de dire que tu veux te faire mousser, mais au contraire — t'as tellement peu d'estime pour toi que ça te dérange pas de te sacrifier. J'arrive pas à comprendre les gens qui s’aiment pas. Pire, ça me dégoûte.

Inaba employait des mots durs pour attaquer Taichi sans relâche.

— Pourquoi est-ce que t'aimes le catch pro ?

Inaba avait brusquement changé de sujet.

Même si c'était soudain, c'était quelque chose qu'il adorait. Il pouvait donc répondre de façon claire et distincte.

— Si je devais expliquer à une profane du catch, je dirais que c'est « la beauté de recevoir ». Les matchs de catch sont scénarisés, donc c'est pas des combats où les adversaires se battent pour leur vie. Au contraire, le but est d'attirer les gens et « de se battre pour l'audimat ». Le catch, c'est pas seulement sortir de beaux coups, c'est aussi savoir les « recevoir ». Que ce soit les coups ou la compétition qui attirent les gens, ou que le match se termine sur un magnifique finish, ça repose essentiellement sur celui qui « reçoit » les attaques. Le catch pro ne pourrait pas être ce qu'il est sans quelqu'un pour recevoir les coups. J'aime tout particulièrement ceux dont la tâche est de se comporter volontairement comme des losers, les « jobbers »[1]. Si je devais parler des avantages en fonction de leur visage de perdant-

— La ferme, sale taré de fanatique de catch.

Inaba s'en était pris violemment à Taichi sans même tenter de dissimuler son mépris pour lui.

— M-Mais c'est toi qui m'as demandé...

— Personne t'a demandé d'entrer dans les détails, sale taré de fanatique de catch.

Elle répéta avec une voix pleine de dédain.

— T'es pas obligée de le répéter deux fois de suite...

— Du coup, ce que je veux dire, c'est que cette « beauté de recevoir », une fois appliquée à ton cas, s'appellerait « la beauté du sacrifice de soi ».

— Non, Inaba, tu te trompes, c'est-

— Te méprends pas. Je parle pas de catch pro là, mais de ton cas.

— Mais moi non plus, je...

(C'est à cause de son attitude persuasive que j'ai du mal à répondre...? Ou est-ce parce qu'elle a mis le doigt en plein dans le mille ?)

— Hmph, c'est dur à dire.

Inaba poussa un soupir tout en regardant par terre, puis elle ramassa une boite en plastique vide et la jeta dans son sac poubelle. Il était difficile à dire si elle avait fait ça parce qu'elle avait déjà fini de dire ce qu'elle avait à dire ou non.

Comparée à Inaba, qui avait ramassé pas mal de déchets depuis le début, le sac de Taichi était toujours complètement vide.

Kokoro p125.png

— Bon, pour en revenir au sujet initial... T'es amoureux de Iori, pas vrai ?

— Gnééé !

Taichi ne put s'empêcher de s'étouffer.

— T'as de vraies réactions maintenant. Avant, t'avais quasi pas d'émotions.

« Hahaha » — Inaba se tenait le ventre tout en éclatant de rire. Il était évident qu'elle savait que Taichi allait réagir comme ça.

— J'ai pas le choix ! Et puis, de quel sujet tu parlais ? T'es revenue sur aucun sujet du tout.

— Mon intention est de t'encourager à conquérir Iori le plus vite possible avant que Fujishima te la vole.

— Comment t'en es arrivée à cette conclusion ? Je vois pas l'intérêt de me battre contre Fujishima. Et je parle même pas de la partie « conquérir Iori ».

— Tu comprends pas ? Des cinq membres du Club de Recherche Culturelle, Iori est la plus faible ! J'ai jamais vu quelqu'un d'aussi instable qu'elle.

(J'y pense... Ma discussion avec Nagase « Aoki » de l'autre jour quand elle avait montré tant d'émotions en si peu de temps... Est-ce qu'elle était pleine d'émotions ou c'était parce qu'elle est instable ?)

— Et puis, t'aimes les faibles, non ? Après tout, t'aspires à devenir le mur face au vent, l'homme qui endurera toutes les peines du monde pour protéger son prochain. Si tu le fais pas, elle risque de péter un câble ! Pour quelqu'un dévoué au sacrifice de soi, elle est la cible parfaite.

— ... C'est pas à toi d'en décider, Inaba. J'ai même jamais pensé à tout ça.

(Je sais qu'Inaba est plus intelligente que moi, mais je me connais bien moi-même, alors c'est pas à elle de me dicter ma façon de vivre.)

— Dur à dire... dit doucement Inaba, avant de jouer avec sa pince.

— C'est toi qui comprends pas, alors ça risque d'empirer. Et puis, je vais te dire un truc, Iori aussi t'aime.

— N'importe quoi, répondit calmement Taichi de manière incisive.

— Tss, ta réaction était naze ce coup-ci. T'aurais dû t'améliorer la deuxième fois.

Inaba avait une logique étrange.

— Je m'en fiche ! C'est toi qui te fais des films.

— T'es bien impertinent, toi ! Bien sûr que j'ai des preuves de ce que j'avance. Cette fille a besoin de quelqu'un sur qui se reposer ! Elle a absolument besoin de confirmer son existence. C'est parfait pour toi, le gars à la stupidité sans nom qui veut se sacrifier pour le bien des autres. Taichi, c'est à cause de ta vision erronée et insensée du monde que toi et Iori iraient parfaitement ensemble. C'est exactement comme les rouages d'une horloge, non ?

(Elle va trop loin.)

— Tu vas trop loin-

— Et puis, c'est toujours avec Iori que t'es le plus vivant.

C'était la seule phrase qu'Inaba avait lâchée en détournant le regard.

— Ah bon ?

Elle parlait d'un ton tellement déplacé et avec un tel mordant que quand elle se mettait à parler normalement, c'était véritablement surprenant.

— Ça m'est égal de toute façon. C'est un problème entre toi et Iori. Faites ce qui vous chante. C'est pas mes oignons. Je voulais juste m'immiscer un peu dans vos affaires-

Inaba aussi se rendit compte que ça ne lui ressemblait pas, alors elle s'éloigna à toute vitesse après ce commentaire embarrassant.

Même si elle était du genre à dire tout ce qu'elle pensait aux autres de façon franche et sans détour mais sur le ton de l'humour, c'était la première fois qu'il avait été autant marqué. L'échange de personnalité devait y être pour quelque chose.

— Mais n'empêche que je pense quand même- murmura Inaba avec sa grande posture de mosaïque dépareillée.

» que Iori est en grand danger.

— En danger... Comment ça ?

— Du fait de cet « échange de personnalité », je pense que Iori est celle qui a le plus de chance de péter un câble. Et celle qui subira le plus d'effets négatifs de cette expérience, expliqua-t-elle d'un air sincère.

— Des effets négatifs du fait de l'échange de personnalité ? Oui, c'est sûr, il y aura des problèmes, mais de là à péter un câble ? On sait pas trop ce qui nous attend, mais pour l'instant, c'est juste un peu pénible. Pourquoi on devrait le prendre aussi sérieusement ? Après tout, ça ne dure que deux heures, et dans la plupart des cas, moins. Si on le prend tel quel, y'a pas à s'en faire, ou du moins, on n'a rien connu de particulièrement inquiétant jusqu'ici, répondit Taichi sans y avoir vraiment réfléchi.

— Mais quel idiot ! le réprimanda furieusement Inaba avec un ton empli de dérision.

Elle baissa la tête et arrêta de bouger. Elle continua tout en tremblant comme une feuille :

— T'es sérieux là ? Comment tu peux prendre tout ça à la légère ? Aucun doute là-dessus : t'es le type le plus long à la détente que j'ai jamais vu, Taichi. Peut-être que c'est parce que t'es un idiot qui aime se sacrifier que tu crains pas la douleur. Mais dans nos cas à nous, c'est bien plus grave — on est au bord du désespoir ! N'importe qui pourrait à n'importe quel moment être blessé ou dévasté, peu importe le lieu et par n'importe quoi. Tu comprends pas ça ? Dans cet échange de personnalité, y'a rien qui ne soit pas sérieux ou insignifiant !

Inaba releva la tête et dévisagea Taichi avec ses longs yeux élancés, comme si elle était sur le point de le tuer.

(Inaba s'emporte vite, mais elle est pas du genre à s'énerver au point d'en perdre ses moyens.)

(C'est l'état dans lequel elle se trouve actuellement.)

(Ça montre sa colère intense. Mais elle reste raisonnable. Elle a remarqué que c'était une situation de détresse extrême, et m'a même alerté, alors que moi, j'ai parlé comme un idiot sans vraiment réfléchir.)

(À un moment, je m'étais moi-même dit que cet échange de personnalité était particulièrement dangereux. J'ai eu l'occasion de penser comme Inaba, mais peut-être que j'ai voulu m'auto-persuader d'être optimiste, et ça m'a fait dire des choses naïves et stupides.)

— ... Désolé, Inaba, s'excusa spontanément Taichi.

Elle esquissa un sourire embarrassé.

— Ahhh... Non, c'est moi qui devrais m'excuser. On dirait que je suis allée trop loin aujourd'hui. J'étais d’humeur massacrante après tout ce qui s'est passé... Désolée.

Elle se tut et le regarda d'un air peu assuré. Ses sourcils renforçaient sa mélancolie.

Elle murmura d'une voix tremblante, comme si elle avait peur de quelque chose :

— Est-ce que... tu veux bien me pardonner ?

Inaba semblait à la fois timide et faible, ce qui ne lui ressemblait vraiment pas.

Les battements de cœur de Taichi se mirent à accélérer en voyant cette nouvelle facette d'Inaba, mais il parvint malgré tout à prononcer quelques mots :

— ... Y'a pas à être désolée ou à te pardonner. Et puis, je pense que t'avais raison... Hé, c'est pas grave, t'as pas à t'inquiéter pour ça.

En entendant les paroles réconfortantes de Taichi, Inaba se détendit et arbora un visage naturel et à l'aise, ce qui suffit à intriguer Taichi au plus profond de son cœur.

— Bon, faut qu'on s'y remette ! Si on reste plantés là, on y est encore demain.

Taichi était un peu gêné. Il s'avança sans regarder Inaba.

— ... T'es vraiment long à la détente.

Le murmure d'Inaba fut transporté par le vent jusqu'aux oreilles de Taichi.

— Parce que... t'as même pas remarqué que ton sac poubelle a été emporté par le vent.

— ... Hein ?

Taichi jeta un œil à ses mains.

Le sac poubelle qui aurait dû se trouver entre ses gants avait disparu.

— ... Inaba, tu l'as vu s'envoler ?

Inaba esquissa un sourire faussement pudique comme si elle contenait sa joie au plus profond d'elle.

— C'est au moment où j'ai dit « T'es amoureux de Iori, pas vrai ? » et que t'as gueulé « Gnééé ! »

— C'était y'a un moment ça. Pourquoi tu me l'as pas dit plus tôt ?

— Parce que... ça aurait pas été drôle.

Inaba, qui taquinait toujours les autres malicieusement telle une sadique, se tenait simplement là.


Notes de traduction

  1. Mot valise entre job et loser. Catcheur qui perd généralement ses matchs dans le but de mettre en valeur ses adversaires.


Chapitre 6 : La théorie du plus puissant coup bas[edit]

Quelques jours après l'activité bénévole de nettoyage, nous retrouvons nos héros dans le local du Club de Recherche Culturelle. À l'intérieur, il y avait Taichi Yaegashi qui était transféré dans le corps de « Himeko Inaba » et Yoshifumi Aoki dans celui de « Yui Kiriyama ».

Les deux arboraient des sourires machiavéliques alors qu'ils s'amusaient à regarder des vidéos qu'ils avaient prises avec leur téléphone.

Sur l'écran du téléphone...

— Je-Je... peux plus continuer comme ça... En fait, je... je suis tombée follement amoureuse de toi, Aoki... Pardonne-moi... pour cet aveu si soudain... dit « Kiriyama » avec des yeux étincellants.

— J-Je, euh... Je, mon cœur... Euh, en fait... Je t'aime vraiment... Est-ce... est-ce que tu veux bien... sortir avec moi ? bafouilla « Inaba » tout en baissant la tête d'embarras.

Les filles du Club de Recherche Culturelle semblaient être occupées ailleurs. (En réalité, ceux qui avaient du travail à faire étaient Iori Nagase, Taichi et Aoki, mais Kiriyama était dans le corps de « Taichi » et Inaba dans celui « d'Aoki ».) Après avoir échangé avec les « deux filles », les garçons s'étaient mis en tête de révéler les « véritables » sentiments des filles en se servant de leur corps. Évidemment, cette idée stupide était venue d'Aoki.

— Raaah, c'est terrible ! D'habitude, « Inaba » est sarcastique, garçon manqué, indifférente et méchante avec tout le monde... mais quand elle avoue ses sentiments avec l'embarras d'une jeune fille... Cette différence la rend... trop chou !

Même si ça avait été gênant pour Taichi de jouer cette scène, Aoki semblait avoir apprécié ses talents d'acteur.

— Aoki... t'as vraiment transmis tes désirs les plus profonds.

— Pas vrai ? Aah~ Je rêve qu'un jour elle me prononce ces mots d'elle-même, soupira Aoki « Kiriyama ».

Aux yeux de Taichi, c'était déjà un miracle d'entendre ce genre de mots de la bouche de « Kiriyama ».

— Au fait, Aoki. T'es vraiment fidèle à Kiriyama.

(Aoki ne perd jamais courage et ne sombre pas dans le désespoir malgré la façon dont elle le traite. Pour être franc, je le respecte vraiment à ce niveau-là.)

— Ouais, elle m'a complètement envoûté sans que je sache pourquoi... Non, il y a sûrement une raison ! Par exemple, elle est mignonne, vivante, pure et puérile. Quand elle a une idée en tête, elle agit sans se soucier des conséquences. En plus, c'est une tsundere[1].

Le fait qu'elle soit une tsundere était plus un vœu de la part d'Aoki que la réalité.

— Mais mon instinct est le plus important ! C'est pour ça que je dis que j'ai été envoûté.

Aoki « Kiriyama » acquiesça tout en exprimant son amour pour Kiriyama.

— Enfin bref, on s’est bien marrés. Supprimons ces vidéos maintenant.

En entendant les paroles de Taichi « Inaba », Aoki « Kiriyama » exprima rapidement son désaccord, tout en haussant des épaules comme ces acteurs américains dans les films comiques.

— Ça fait que commencer.

Aoki « Kiriyama » souriait comme un démon.

— Mais...

— Tu comptes vraiment t'arrêter en si bon chemin ?

Aoki avait réussi à convaincre Taichi de filmer leur première vidéo, mais pour une raison ou une autre, Aoki « Kiriyama » avait cessé d'être aussi persuasif qu'auparavant et semblait attendre quelque chose... Non, plutôt, il semblait pousser Taichi à se mettre à fredonner une chanson.

— ... Si tu insistes, alors soit.

Cela dit, Taichi avait l'impression de perdre une part d'humanité en lui.

Leurs esprits s'étaient complètement emportés au moment où ils recommencèrent à se filmer. En théorie, ils devaient avoir suffisamment de temps pour s'amuser encore avant que les autres ne reviennent. Hélas, les deux s'étaient laissé aller.

Ils avaient été bien trop imprudents.

La porte grinça.

« Taichi » et « Aoki » étaient revenus plus tôt que prévu. (S'il n'y avait pas eu de nouvel échange entretemps, Kiriyama et Inaba devaient toujours être « Taichi » et « Aoki » respectivement.)

À leur arrivée, Taichi « Inaba » et Aoki « Kiriyama » se crispèrent immédiatement.

Elles ne devaient pas avoir entendu ce qu'ils avaient dit précédemment, alors s'ils se comportaient normalement, ils devaient pouvoir s'en sortir. Hélas, ils avaient complètement perdu leur calme (parce qu'ils étaient trop nerveux pour s'en rendre compte).

Un long silence fut inévitable.

Mais les deux membres du Club de Recherche Culturelle fraîchement arrivées n'étaient pas suffisamment naïves pour gâcher ces quelques secondes.

— Yui ! Attrape ce téléphone, ordonna immédiatement Inaba « Aoki ».

— Donnez-moi ça !

Il y avait une grande différence de force quand elle changeait de corps — Kiriyama « Taichi » fonça sur Aoki « Kiriyama ».

— Aaaah !

Aoki « Kiriyama » poussa un cri perçant tout en se recroquevillant sur lui-même. En un clin d'œil, Kiriyama « Taichi » avait déjà confisqué son téléphone avant de le remettre à Inaba « Aoki ».

— Voyons voir ce que vous avez fait sur mon téléphone... Hein ? Une vidéo, hein...

Dans le local plongé dans le silence, les seuls bruits audibles provenaient de la vidéo prise par le téléphone. Ils résonnaient dans la pièce.

Des répliques cucul la praline se répandirent en continu dans la salle silencieuse.

Taichi jeta un regard vers Inaba « Aoki », qui ne montrait aucune émotion alors qu'elle se tenait immobile. Il pouvait même entendre ses veines se gonfler... enfin, dans son imagination.

— Héhé... on dirait que vous vous êtes bien éclatés.

Tout en parlant, Inaba « Aoki » retira sa veste, défit sa cravate et déboutonna sa chemise. Pendant que tout le monde retenait encore son souffle, elle jeta la chemise en l'air et retira son maillot de corps. Le torse nu, elle se mit à retirer la ceinture de son pantalon.

— A-Attends. À quoi tu joues ? finit par crier Kiriyama « Taichi ».

Elle était déjà rouge comme une tomate.

— Hein ? Je vais juste courir à poil dans l'école pour me rafraîchir les idées.

— T-T'es pas sérieuse, si ? Inaba ?

Taichi « Inaba » était complètement abasourdi par l'idée de vengeance d'Inaba.

— Qui sait ? P't'être bien que oui, p't'être bien que non... Hihihi.

— Arrête, je t'en supplie, Inaba-chan ! Si tu fais ça, « je » vais mourir pour de bon !

— C'est vrai, Inaba. Même si t'es en colère, la peine de mort est un peu...

Même si c'était Inaba, elle devait lui rester encore un peu de conscience-

— Crève.

... Finalement, il ne semblait plus rien rester de sa conscience.

— Je t'en supplie, Inaba-chan ! Je pourrais plus vivre avec ce corps si tu fais ça !

Aoki s'était agenouillé devant Inaba, même si c'était étonnant de voir « Kiriyama » se prosterner devant « Aoki ».

— La ferme ! C'est ta punition pour avoir fait ces choses humiliantes avec « mon corps » !

Au final, avec un peu de persuasion, les trois (après tout, vu que c'était vital, Kiriyama s'était rangée du côté de Taichi et Aoki) finirent par arrêter Inaba, qui était toujours en colère.

Alors que l'ambiance dans le local s'était apaisée, tout le monde retrouva son « corps » (ou plutôt, ils s'étaient calmés justement parce qu'Inaba était retournée dans son propre « corps »).

— Tss... Si jamais vous recommencez, vous savez ce qui vous attend.

— Oui, on est sincèrement désolés, Inaba-san.

Taichi et Aoki se confondirent en excuses.

— Moi aussi, je suis en colère. Si je vous trouve en train de recommencer, je vais vous donner une violente leçon.

Kiriyama souriait (ou du moins, faisait semblant).

— Oui, oui... j'ai compris.

Taichi était effrayé. (Si elle est sérieuse, je pourrais peut-être même finir à l'hosto.)

— Comme c'est bizarre, j'ai vraiment envie que tu me donnes une leçon ! s'exclama Aoki sans réfléchir. Ah, au fait. Il y a quelque chose qui me turlupine. Est-ce que, par hasard...

Aoki hésita comme si c'était un sujet délicat, mais il parvint à continuer.

— Est-ce que par hasard, t'aurais peur de nous, Yui ? À chaque fois que je deviens « toi », quand on... enfin, quand des garçons s'approchent de moi, mon « corps » se met à trembler.

Taichi ne comprenait pas bien de quoi parlait Aoki. Il pencha la tête de façon dubitative.

Cependant...

Les paroles d'Aoki semblaient avoir touché le cœur du problème.

Kiriyama se crispa avec un visage pâle.

Son regard s'était également figé.

Elle ne clignait même pas des yeux.

Elle était telle une marionnette dont les fils étaient cassés.

Puis, Kiriyama sursauta comme si on venait de la rebrancher. Elle s'efforça de sourire et de prononcer quelques mots comme si elle avait un problème mécanique.

— ... Ah... Hein ? Comment ça... Comment je pourrais avoir peur de types comme vous ? N'importe quoi ! Parce que... je suis très forte ! Je suis plus forte que vous... alors... alors j'ai pas peur des garçons.

Néanmoins, peu importe ce qu'elle disait, ils savaient que la vérité était toute autre.

Kiriyama se tint les épaules avec les mains pour atténuer ses tremblements, on pouvait à tort penser que c'était à cause du froid. Dans le même temps, elle s'agrippa à ses longs cheveux châtain et à sa chemise blanche avec la même main. Sa chevelure était fermement empoignée.

Elle se pencha un peu en avant, ce qui fit tomber ses mèches de façon à ce qu'on ne puisse plus voir l'expression de son visage. Son corps semblait plus petit que d'habitude.

En voyant cette fille vulnérable et seule, Taichi savait qu'il devait faire quelque chose... N'importe quoi, mais il le devait.

Mais jusqu'ici, il ignorait totalement l'existence de cette facette de Kiriyama.

(C'est la première fois qu'elle est dans cet état... Non, peut-être que c'est moi qui l'avais jamais vue comme ça. Peut-être que j’avais jamais fait gaffe.)

— Pardon !

Aoki s'était soudain levé et s'était excusé en courbant son corps.

— On se connait depuis un moment maintenant, et je t'ai même dit que je t'aimais. Sans cet étrange phénomène, j'aurais jamais su ce que tu ressentais... Peut-être même que je t'ai fait souffrir... Je... je suis vraiment nul de chez nul ! cria-t-il de toutes ses forces.

Kiriyama leva soudain la tête.

Ses habituels yeux ambitieux et forts étaient emplis de larmes. Ses sourcils se convulsaient douloureusement. Des mèches de cheveux étaient coincées entre ses lèvres couleur cerise.

Son regard croisa ceux d'Inaba, d'Aoki puis de Taichi respectivement.

Après avoir confirmé l'expression de leur visage, elle s'enfuit.

Elle se tourna subitement, ce qui fit virevolter ses cheveux et sa jupe. Elle se servit de la force élastique accumulée dans ses jambes et accourut jusqu'à la porte. Personne n'eut le temps de l'arrêter.

— Yui ! cria Aoki même s'il était déjà trop tard, avant de se lancer à sa poursuite.

Cependant, Inaba interposa son bras devant Aoki pour l'arrêter.

— Inaba-chan ?

— C'est cool que tu t'en sois rendu compte, mais t'aurais dû réfléchir au timing avant d'en parler... Enfin, d'après ce que j'ai pu voir, ça n'aurait pas changé grand-chose... Ou plutôt, ce genre de sentiment semble gravé dans le « corps ». J’étais au courant de sa phobie, mais je l'ai jamais ressenti quand j'étais « Yui ». Alors c'est un problème au niveau corporel ? Aoki, tu réfléchis peu, mais t'es vraiment sensible à tes sentiments, marmonna Inaba tout en se grattant la tête avec son autre main.

— Inaba, t'étais au courant ? Alors pourquoi Kiriyama... demanda Taichi pour en savoir plus, vu qu’il tombait des nues.

— C'est normal que vous vous en soyez pas rendu compte... même si ça peut vous paraître cruel. Après tout, elle a tout fait pour le cacher. C'est pas quelque chose dont on peut se rendre compte juste comme ça... Même si j'ai fini par le découvrir. En fait, son problème est assez grave ! Ah, j'ai pas envie d'entrer dans les détails. Si vous voulez en savoir plus, allez lui demander.

— Dis... Tu peux me laisser y aller maintenant ?

Aoki poussa la main d'Inaba et tenta de passer.

— Arrête. Même si t'y vas maintenant, je doute que tu puisses faire quoi que ce soit. Yui est du genre stressée. Il vaut mieux que j'aille essayer de la calmer plutôt que t'ailles empirer la situation.

Ils se dévisagèrent pendant quelques secondes, puis il finit par céder.

— ... Je comprends... Mes espoirs reposent sur toi, Inaba-chan.

— Tout ce que je peux faire pour l'instant, c'est la réconforter. Il va falloir que tu réfléchisses à la suite... Et toi aussi, Taichi.

— J-Je sais.

Taichi acquiesça, bien qu'il avait un peu peur du regard froid d'Inaba.

Elle le regarda de façon indécise pendant un instant, prit son téléphone puis quitta la pièce.

Avant de refermer la porte, elle leur dit :

— Je savais que quelqu'un souffrirait... Non, en fait, ça dépend de la personne.

Inaba ferma la porte après ça.

Il ne restait plus que Taichi et Aoki dans le local.

— Ah... J'en peux plus de ma débilité... Ça me fout en rogne d'avoir mis autant de temps à m'en rendre compte... Ouaah, je crois que je me déteste... J'en reviens pas que Yui ressentait ça depuis tout ce temps... Pourquoi je l'ai pas remarqué avant...? Et c'était grâce à mon échange de personnalité avec « Yui »... C'est un peu de la triche.

Aoki posa lâchement sa tête sur la table, rongé par les regrets.

— Il y a des choses inévitables. Et puis, Inaba elle-même a reconnu qu’elle le cachait bien... Et aussi... Même quand je suis devenu « Kiriyama », j'ai rien remarqué... Comment ça se fait ?

— Ah, ça dépendait des moments et des endroits. Je l'ai juste ressenti vaguement. Ahh... Même si c'est vrai...

Taichi et les autres avaient découvert que le secret de Kiriyama pouvait changer beaucoup de choses.

(Peut-être que ça aurait été mieux si on l'avait jamais appris.)

C'était ce que pensait Taichi sur le moment, puis décida rapidement que c'était faux.

Vu qu'il était ami avec Kiriyama, ce secret serait sorti tôt ou tard d'une façon ou d'une autre. Il était impossible de ne pas le découvrir. Ce n'était qu'une question de temps. Mais dans ce cas, il n'avait pas été révélé au moment opportun.

— Mais en réfléchissant bien, c'est vraiment bizarre ! Par exemple, est-ce que t'as déjà touché Yui ou l'inverse ? Bien sûr, sans compter les échanges de personnalité.

— ... Non... je crois pas. Mais c'est pas étonnant vu qu'on est lycéens.

— Hm, pas vraiment non. Prends le club par exemple. Inaba-chan s'énerve facilement et devient violente, il lui arrive de nous toucher de temps en temps. Idem, Iori-chan semble être du genre tactile... Alors ça fait déjà beaucoup de contre-exemples, non ?

Effectivement, les membres du Club de Recherche Culturelle étaient très proches alors il n'y avait pas vraiment de séparation entre garçons et filles. « Toucher et être touché » étaient des choses courantes pour eux.

— Dans cette ambiance propice au contact physique, Yui, qui est également quelqu'un de vivant, n'y a jamais eu recours. C'est bizarre, non ? En plus, Yui est une fille qui reste fidèle à ses sentiments, elle aurait pu se substituer au rôle violent d'Inaba-chan. Mais elle ne l'a jamais fait. C'est vraiment bizarre, non ?

— Yui est quelqu'un qui n'aime pas se battre... Non, c'est pas vrai. Après tout, elle m'a bien jeté des biscuits à la figure l'autre jour.

— Sans compter « l'oreiller du néant ».

C'était ce qui s'était passé chez Inaba.

— Je dis pas qu'il serait normal qu'elle fasse ces choses-là. C'est juste que ça paraît bizarre en y réfléchissant bien.

Il y avait plusieurs exemples pour étayer son hypothèse. Par exemple, la fois où Nagase « Aoki » avait failli toucher Kiriyama...

— Aoki... T'es vraiment perspicace.

— C'est parce qu'on parle de la fille que j'aime ! s'écria Aoki avec le regard vif.

— T'es toujours fidèle à toi-même en toute situation.

Taichi ne put s'empêcher de le dire.

— Parce que c'est ma façon de vivre ! Tant que je suis heureux, ça me va.

— Je suis jaloux.

— Tu m'étonnes ! Aoki souriait de manière puérile.

Ce qui fit sourire Taichi à son tour.

— Héhé, je sais ce que tu vas me dire. Après tous les échanges de personnalité et ce type appelé « Pois de cœur »... on se trouve dans une situation complètement imprévisible. Alors t'as envie de me dire « Sois un peu sérieux », pas vrai ?

— C'est plutôt Inaba qui dirait ça.

(Je préfère plutôt répondre avec sarcasme d'abord.)

— Mais je peux pas être sérieux, vu que j’aime mon style de vie et qu’il est tellement inébranlable qu'il pourrait jamais être affecté par ces choses-là.

— T'as pas dit que « ton inébranlable style de vie » allait bien « tant que t'étais heureux » ?

— Oui, parce qu'il représente tout pour moi. Peu importe mon objectif, si j'utilise toutes mes forces, je sais que j'ai déjà gagné.

L'affirmation d'Aoki semblait complètement insensible aux critiques de Taichi.

— Si je peux vivre une vie où, sur mon lit de mort, je pourrais dire « Ah, je me suis bien amusé », alors je serais heureux et satisfait. Alors, si possible, j'espère que cet échange de personnalité est quelque chose qui peut être géré avec le sourire. C'est peut-être un souhait qui ne se réalisera jamais... Surtout, j'ai déjà fait souffrir Yui...

(Se pourrait-il que la personne la plus proche d'atteindre la vérité de la Vie, avec un grand V, dans notre club serait Aoki ?)

Bien entendu, Taichi ne connaissait pas cette vérité, alors il ne pouvait pas en être certain.

Aoki poussa un cri soudain, comme s'il avait eu une révélation.

— Waah ! Pourquoi je suis aussi sérieux comme ça ? Ça me ressemble pas.

— Hein, en fait, t'es un type incroyable, Aoki. Ça me rend un peu triste...

— Ouais... Une seconde, pourquoi triste ?

— Non, parce que je me suis également dit que t'étais stupide.

— Taichi, sale enfoiré... Hé ! Ah, ça serait à cause de ce phénomène d'échange de personnalité...? Merde, au début, y'avait qu'Inaba-chan. Comment ça a pu arriver...

— En parlant de ça, moi aussi, j'ai subi les critiques acerbes d'Inaba récemment.

— Ça a pas toujours été le cas ?

C'était rare qu'il dise ce genre de choses sans hésiter.

— Non... C'était pire que d'habitude, elle m'a littéralement taillé un nouveau costard...

— Ah... C'est rare que ça te touche comme ça. T'es pas du genre à t'en faire sur des détails comme ça. Alors qu'Inaba, elle... On peut en parler si tu veux.

Après une brève hésitation avant d'accepter sa bonne volonté, Taichi lui raconta comment Inaba l'avait traité « d'idiot qui adore se sacrifier » (sans mentionner la partie sur Nagase évidemment).

— Ha... Je vois... Hmm, ah. Ah bon ? Oh...

Après avoir écouté Taichi, Aoki arborait un visage qui montrait qu'il avait parfaitement compris la situation tout en hochant la tête positivement.

— Aha, je vois pourquoi Inaba-chan dirait ça ! Franchement, ça colle parfaitement. Quelle fille, cette Inaba-chan.

— Même toi, tu penses la même chose...

Taichi sentait la déprime pointer le bout de son nez.

— Ouaip. Écoute, Taichi. Je pense que y'a pas de problème avec mon style de vie, même si certains pensent le contraire et que je devrais me soucier plus des choses importantes. Mais je changerai jamais, peu importe ce qu'ils peuvent dire ! Ou plutôt, pour être franc, j'ai beau m'être vanté que ma façon de vie était inébranlable, je devrais dire qu'elle ne peut pas changer plutôt qu'elle ne changera jamais, parce que c'est ce que je suis. Les humains changent constamment en surface. Malgré tout, notre « nature » ne change pas si facilement même avec de la volonté. Même quand celle-ci semble avoir changé, ce changement n'a en fait lieu qu'en surface. C'est juste que ma nature a ce caractère « très dur à changer même en surface ». C'est tout, expliqua Aoki de façon imprévisible, tout en touchant du doigt le nœud du problème.

Effectivement, il semblait ne jamais changer même après s'être retrouvé dans cette drôle de situation. Mais c'était justement parce qu'il n'avait pas trop changé que ça se voyait encore plus qu'avec les autres.

— Même si je me suis mis à parler de choses que je dirais normalement jamais, ce que j'essaie de dire, c'est que le problème est de se comprendre soi-même et de trouver sa propre façon de vivre. Peut-être qu'il serait préférable de changer ce côté « sacrificiel », mais il y a des choses qui ne peuvent être faites qu'avec ce trait de caractère, non ? Et puis, dans la plupart des cas, c'est difficile de changer, même avec de la volonté, pas vrai ?

(De ce que je comprends, l'idée est d'abandonner une partie, mais le point central de sa réflexion n'est pas du tout de baisser les bras.)

(Autrement dit, il faut accepter et se confronter à la réalité pour pouvoir avancer.)

— T'es... vraiment pas croyable.

C'était comme si Aoki avait découvert quelque chose qu'il aurait fallu infiniment plus de temps à Taichi et bien d'autres pour le découvrir.

— Sois pas aussi sérieux, je vais me sentir gêné ! Ou plutôt, je trouve que t'es encore plus incroyable que moi. En termes de « potentiel », t'es bien devant.

— Quel genre de potentiel ?

— Ben, c'est parce que t'es trop pur pour t'en rendre compte, mais c'est la vérité : t'es vraiment incroyable ! C'est pas pour rien que t'as hérité du titre « d'idiot qui adore se sacrifier ». Comment dire... Le truc avec Yui, j'ai le sentiment que tu serais plus à même de le résoudre que moi. Quand je m'en suis rendu compte, je savais pas trop comment la regarder en face... Je me sentais impuissant...

Qu'allait-il se passer maintenant que Taichi et les autres avaient découvert le secret que Kiriyama tentait de dissimuler depuis tout ce temps ? Et puis, comment devaient-ils réagir ?

— Ouais... Qu'est-ce qu'on pourrait faire pour elle ?

— Comme je l'ai dit... t'es vraiment le meilleur dans ce genre de situation... C'est trop pour moi ! Tu veux la sauver à tout prix, pas vrai ? Moi, j'ai déjà mal à la tête rien que de penser à comment gérer ma relation avec elle.

— Non, je pensais pas à quelque chose d'aussi incroyable...

— C'est parce que tu donnes l'impression que tu vas vraiment le faire que ça fait peur... Mais, au fait, si jamais ça se passe comme ça, est-ce que Yui va tomber amoureuse de toi ? Merde, j'ai vraiment l'impression que ça risque d'arriver !

Aoki se mit à agoniser face à ses propres délires.

□■□■□

Un échange de personnalité frappa soudain Taichi, de la même façon que d'habitude.

Après le dîner, Taichi regardait généralement la télévision avec sa sœur dans le salon, quand ça arriva.

Il se redressa alors qu'il était allongé dans un lit puis jeta un œil autour de la pièce.

Sa vision était floue, comme si elle était submergée d'eau. Il sentait que quelque chose était sur le point de couler de son nez, alors il inspira profondément pour l'en empêcher. Dans le même temps, il se rendit compte que ses joues étaient trempées. Il essuya ses larmes qui coulaient le long de ses joues avec le col de sa chemise rose.

Il ne comprenait pas trop, mais il ressentait une immense douleur dans sa poitrine.

Il avait visiblement à nouveau échangé de personnalité avec quelqu'un.

Il lui fallut un peu de temps pour s'habituer à la différence de hauteur. Il s'extirpa du lit et regarda dans un miroir en forme de cœur avec des bordures rouges qui se trouvait sur une table voisine. Il jeta un œil sur son reflet.

Ses yeux et nez étaient rouges. Sa chevelure châtain semblait avoir perdu de son lustre et de sa vitalité habituels. Son visage était pâle et faisait encore plus immature que d'habitude. C'était le genre de visage qui éveillait l'instinct protecteur des gens.

« Yui Kiriyama » se trouvait dans le reflet du miroir.

« La situation dans laquelle on se trouve est vraiment grave — on est au bord du désespoir le plus total ! »

« N'importe qui pourrait à n'importe quel moment être blessé ou dévasté, peu importe le lieu et par n'importe quoi. »

La voix d'Inaba s'était mise à résonner dans la tête de Taichi.

C'était seulement maintenant que Taichi pouvait se rendre compte des effets pervers de l'échange de personnalité.

Est-ce que Kiriyama avait pleuré en continu depuis qu’elle était rentrée chez elle ? Avait-elle arrêté à un moment, avant de ne pouvoir s'empêcher de refondre en larmes ? Ou est-ce qu'elle pleurait pour une toute autre raison ?

(J'ai beau être dans la peau de « Kiriyama », je sais même pas pourquoi je pleure. Malgré l'échange entre nos corps et nos personnalités, ça veut pas dire que nos cœurs et nos pensées sont connectés.)

Taichi essuya à nouveau ses yeux, s'allongea dans le lit et se mit à réfléchir sur ce qu'il devait faire. La lampe fluorescente était trop lumineuse, alors il tendit sa main droite pour bloquer les rayons de lumière. Bien que blanches et rompues aux arts martiaux, ses mains, savait-il, étaient bien trop petites pour bloquer quoi que ce soit.

(Les larmes versées par Kiriyama n'étaient pas censées être vues par quelqu'un d'autre, mais je les ai ressenties avec mon propre corps encore plus intensément que le plus immergé des espions ne l'aurait jamais pu. Est-ce que c'est pardonnable ?)

(Le bon sens me dit que c'est pas le cas, parce que ça n'aurait jamais pu arriver en temps normal.)

(Mais...)

(Y'a aussi des bons côtés, non ?)

(Par exemple, je peux au moins subir la douleur ressentie par son corps à sa place — sa poitrine, ses yeux, son nez. Même si c'est rien comparé à la douleur de son cœur, elle devrait en théorie toujours se sentir mieux que si elle avait à tout supporter par elle-même.)

(Est-ce que je me trompe ?)

(Les gens se plaignent tout le temps de leurs problèmes.)

(Ils se plaignent toujours de quelque chose. Ils détestent ce qui leur arrive. Ils rêvent d'un monde utopique où les choses seraient différentes de ce qu'elles sont actuellement. S'ils ignorent leurs propres erreurs et se disent que c'est impossible de les réparer, alors ils pensent pouvoir être pardonnés.)

(Mais, c'est juste une forme de fuite. C'est ce qu'on appelle baisser les bras. Au lieu de faire quelque chose, ils se voilent la face et ne font rien de concret pour résoudre leurs problèmes.)

(Cependant, pendant les épreuves, on découvre la lumière en nous : c'est ce qu'on appelle se battre, non ? Et puis, se battre, c'est complètement différent d'être simplement libre et optimiste.)

(C'est différent de ce mode de pensée irresponsable et insouciant où l'on croit que les choses vont se régler par elles-mêmes.)

(Il faut qu'on fasse de notre mieux pour trouver une solution.)

(Si je me mets à penser comme ça après avoir compris et reconnu le désespoir, est-ce qu'Inaba me pardonnera ?)

Une sonnerie de boîte à musique retentit du téléphone.

Taichi se releva pour chercher la source de ce bruit. Il trouva un téléphone de couleur rose pâle sur le lit et le saisit rapidement pour confirmer l'identité de l'appelant. Les mots « Taichi Yaegashi » apparaissaient sur l'écran.

Il décrocha immédiatement. Il s'était déjà habitué au son de sa propre voix, mais elle sonnait toujours bizarre.

— Allô, est-ce que c'est toi... Taichi ?

C'était la voix de « Taichi Yaegashi ».

— Oui, c'est moi.

— Tu t'en doutes sûrement, mais c'est Kiriyama ! Et... je... même si je donnais l'impression de pleurer, j'espère que... tu veux bien... non, merci d'oublier !

La voix de « Taichi », à travers ses mots, transmettait la détermination de Kiriyama.

(C'est normal, peut-être même prévisible, d'espérer que quelqu'un oublie quelque chose qu'il n'était pas censé voir. Si je ferme les yeux dessus, alors je pourrais faire mine d'oublier. Mais ça ne ferait que créer une fausse impression de stabilité.)

Taichi n'avait pas l'intention de condamner complètement cette recherche de stabilité, parce que cela pouvait donner un sentiment de sécurité. En reconnaissant certaines choses, cela pourrait être un fardeau trop lourd à supporter pour eux.

Il comprenait bien.

Néanmoins...

— Impossible pour moi d'oublier ça.

Taichi savait que la vérité devait être acceptée avant de pouvoir avancer.

Il pouvait clairement imaginer dans son esprit Kiriyama « Taichi » retenir son souffle devant le téléphone.

— Ou plutôt, est-ce qu'il vaudrait pas mieux que t'oublies toi-même ces larmes, Kiriyama ? enchaîna Taichi, mais il devait rapidement réfléchir à la suite maintenant.

Même s'il n'avait pas encore trouvé comment résoudre ce problème et qu'il ne s'était que contenté de manifester son souhait oralement, c'était un bon début.

— Comment ça ? Qu'est-ce que tu essaies... de me faire comprendre par là...

Le son de la voix de Kiriyama « Taichi » donnait l'impression qu'elle était sur le point de fondre en larmes.

— Kiriyama, est-ce qu'on peut se voir ?

Taichi voulait la voir en personne, parce qu'il savait désormais que le problème ne pouvait pas être résolu qu'avec des mots.

(On va y aller pas à pas.)

(On sait pas ce qui nous attend en bas de cette route sombre. Peut-être qu'on va trébucher et se faire mal. Ou peut-être qu'on va tomber du haut d'une falaise.)

(Malgré tout, je crois quand même que si on avance, on trouvera la lumière. Sûrement que seul un fou pourrait y croire.)

(Mais j'ai vraiment envie de « sauver » Kiriyama.)

Il était maintenant huit heures trente du soir. Le ciel s'était déjà complètement assombri.

Comme Kiriyama avait dit qu'elle préférait un endroit peu fréquenté, ils avaient décidé de se rencontrer dans un parc isolé qu'ils connaissaient tous les deux. Le parc se trouvait quelque part entre leurs domiciles respectifs et un peu loin, mais ils pouvaient s'y rendre à vélo. Malgré le fait qu'ils s'y dirigeaient en partant d'endroits qui ne leur étaient pas familiers, ils n'eurent aucun mal à trouver le chemin du parc.

Un banc, une balançoire et un bac à sable parsemaient le parc. Un lampadaire éclairait vaguement ces installations. Le parc avait été construit pour remplir l'espace entre deux quartiers, alors il n'était pas suffisamment grand pour que les enfants puissent y jouer au baseball ou à cache-cache.

À cette heure tardive, il n'y avait presque aucun piéton ni voiture, mais ce n'était pas devenu un repaire pour délinquants juvéniles non plus. Le parc était situé juste à cet endroit, comme s'il avait été oublié depuis longtemps.

Dans ce parc, se trouvaient actuellement deux ombres sur leur vélo.

Elles appartenaient à Taichi Yaegashi et à Yui Kiriyama, qui avaient échangé leur personnalité.

Bien que Taichi avait un peu peur qu'elle pleure encore, Kiriyama « Taichi » semblait imperturbable. Elle portait les mêmes vêtements qu'il portait habituellement chez lui — un pull ras-du-cou avec une veste à capuche fine de couleur bleue et un pantalon de jogging.

— Désolée, Taichi... Ta sœur risque de penser que c'est bizarre, commença Kiriyama « Taichi ».

— Hm, il s'est passé quelque chose ?

À cette heure de la nuit, il était normal d'avoir peur. Surtout que c'était arrivé quand elle pleurait.

— Comme c'était soudain... enfin, c'est toujours comme ça, j'ai eu particulièrement peur cette fois-ci... alors ta sœur m'a dit « tu te comportes bizarrement ces derniers temps, Taichi. T'es sûr que ça va ? Tu veux qu'on t'emmène à l'hôpital ? »

— ... Alors c'était au point où je devrais aller à l'hosto, hein...

(Ça craint, il faut que je trouve le moyen de remédier à ça plus tard.)

— Enfin, passons. On parlera de ça plus tard. Kiriyama...

— Tu veux parler de ce qui s'est passé tout à l'heure ? interrompt Kiriyama « Taichi ».

— Ouais... en effet.

— Juste avant notre échange, Aoki m'a téléphonée pour me parler de notre rencontre en détails. Mais il avait tellement de choses à dire et il s'est mis à s'excuser comme un fou... Il s'est excusé un grand nombre de fois.

Tandis que Taichi se demandait encore quoi faire, Aoki semblait s'être déjà mis en action.

— C'est de ma faute... Maintenant, vous êtes tous les deux inquiets à mon sujet... Quand j'y pense, je me sens tellement inutile... En plus, peut-être que je ne vais plus pouvoir m'amuser avec vous comme avant... Et quand je me suis dit ça, je me suis sentie triste et je me suis mise à pleurer. Pardon... Je suis trop faible.

Malgré son apparence de « Taichi », son corps dégageait un sentiment de fugacité et de tristesse qui ressemblait à Kiriyama. Taichi se disait que c'était une aura qu'il était incapable de dégager lui-même.

— Arrête de dire que t'es désolée. Je pense que t'as aucune raison de le faire... Mais laisse-moi le dire une fois... Désolé.

Même s'il y avait tant de choses à dire, Taichi pensait qu'il n'était pas nécessaire de les lister une par une.

Taichi ignorait si Kiriyama serait vraiment d'accord avec lui. Elle s'était contentée de simplement acquiescer avec un « Mmm ».

— Alors comme ça... tu souffres d'androphobie, c'est bien ça ?

Après avoir prononcé ces mots, Taichi « Kiriyama » se rendit compte qu'ils étaient bien plus lourds qu'il ne s'y attendait. Ils étaient bien trop lourds à porter par une personne.

— ... Mmm. C'est pas un problème pour discuter tant que ça implique pas de contact physique... Dans ces cas-là, je me sens mal — au point de trembler.

Hahaha — Kiriyama « Taichi » riait légèrement. Son rire était semble-t-il une tentative de se convaincre que ce n'était pas si grave, comme pour atténuer sa peine.

— Quand est-ce que ça a commencé...? Il y a sûrement une raison derrière cette phobie, non ? Ça te dérange pas de m'en parler ?

Taichi « Kiriyama » se tenait debout, en regardant Kiriyama « Taichi » droit dans les yeux comme pour tenter de lui transmettre ses pensées.

Elle ria doucement et détourna le regard.

— Tu te mêles vraiment de mes affaires.

— Ça te dérange ?

— Non, mais ça m'inquiète.

Kiriyama « Taichi » parlait d'un air vaguement sombre — que Taichi avait du mal à interprêter.

— Mais... ça te ressemble bien, Taichi... Je suppose que ça ira si c'est toi ! À ce sujet, je n'ai jamais raconté cette histoire à personne à part Inaba, dit-elle avec un ton légèrement plus clair, avant de se courber tel un clown. Enfin, c'est rien de spécial malgré tout ce que j'ai dit. En tenant compte de l'incident en lui-même, c'est rien — ça arrive assez souvent en fait.

Après cette introduction, Kiriyama « Taichi » entra dans le vif du sujet.

— C'est arrivé au collège — j'ai failli être violée par un garçon — mais c'était pas si grave ! Après tout, il n'a pas réussi. Il ne m'a rien fait de spécial. Et j'étais parvenue à lui résister et à m'enfuir, continua-t-elle sans regarder Taichi.

— Ce qui m'a le plus choquée dans cette histoire... c'est que j'étais très forte en karaté. J'avais confiance en mes capacités. Depuis la primaire, j'avais jamais perdu contre un garçon, alors j'étais persuadée de pouvoir riposter en cas d'attaque. Mais, quand j'ai été confrontée à la situation pour de vrai, ça ne s'est pas passé comme prévu — je n'ai pu que m'enfuir... Tu le sais déjà, non ? Les hommes sont vraiment forts, bien plus que les filles, la comparaison est même désespérante. C'est alors que je me suis dit que je ne pourrais jamais gagner contre un garçon.

Kiriyama « Taichi » leva la tête vers le ciel étoilé. Taichi « Kiriyama » en fit de même. Le premier quartier de lune se tenait dans le ciel sombre — c'était exactement une demi-lune.

— Jusqu'ici, même si j'avais déjà perdu contre des garçons plus âgés en match, je ne m'étais jamais laissée abattre au point de penser que même en m'entraînant jusqu'à la fin de mes jours, je n'y arriverais pas. Mais même contre des garçons ordinaires, cette pensée a fini par grandir en moi. C'était à peu près à cet âge où les garçons prennent petit à petit le dessus sur les filles à la puberté. C'est à cause de cet amoncellement de choses que j'ai fini par avoir peur des garçons en me disant que je ne pourrais jamais les battre. Puis, j'ai commencé à penser que garçons et filles étaient des créatures différentes et ma peur a empiré. Quand j'ai réalisé cette différence, j'ai d'abord pensé aux différences en termes physique. Et ça n'a fait qu'empirer les choses... Je suis vraiment bête.

— Non, c'est faux — il n'y a rien d'étrange à penser ça.

Bien sûr, Taichi, en tant que garçon, n'avait pas l'intention de dire quelque chose de présomptueux comme « je compatis à ton malheur ». Malgré tout, il pouvait imaginer ce qui s'était produit.

— ... Bref, c'est à cause de cet incident que les garçons sont devenus comme des aliens dans mon cœur. À une époque, je me sentais mal rien que de m'approcher d'eux. Mais ça n'a pas duré, et je peux parler et interagir normalement avec eux maintenant. Mais, en cas de proximité extrême ou de contact physique, j'ai toujours... Pour être précise, quand j'ai l'impression qu'un garçon pénètre dans mon espace vital, je le prends pour une attaque et j'ai un fort sentiment de rejet.

— Ce qui veut dire... que la distance où tu te tiens habituellement pour communiquer avec nous est suffisante pour que tu puisses riposter en cas d'attaque ?

— Du moins, c'est une distance où je peux les contrer.

En théorie, Taichi devait avoir fréquemment été à une distance normale de conversation avec elle.

— Comment ça se fait... Même si je pense pas que l'incident soit la cause du traumatisme en lui-même, c'est sûrement parce qu'au moment où on m'a retenue par les bras et que je ne pouvais plus bouger, mon inconscient s'est mis à penser que je pouvais perdre quand un garçon a pris le dessus sur moi... C'est sans aucun doute un problème de mon côté, mais je comprends pas du tout. C'est bizarre.

C'était ce qui s'était passé — Kiriyama « Taichi » se courba à la fin pour en finir avec son rôle de clown.

Son traumatisme semblait être plus profond que prévu, et était difficile à observer.

Dans son cœur, elle n'évitait pas intentionnellement les garçons, c'était son instinct qui les considérait comme des dangers — autrement dit, même si elle comprenait que c'était faux, son corps ne réagissait pas comme elle le souhaitait. Ce n'était pas une situation idéale pour surmonter cette épreuve.

(Surmonter sa phobie...)

Est-ce qu'Aoki et Inaba allait le traiter d'optimiste du fait de ces pensées ?

(Pour commencer, la première chose est de se détendre.)

— Dis, Kiriyama, comment est-ce que tu veux gérer ça ? Je veux dire... ton androphobie.

Même s'il n'aurait peut-être pas dû poser la question, Taichi désirait tout de même obtenir clarification.

— Eh bien... je ne sais pas vraiment quoi dire.

Kiriyama « Taichi » fronça des sourcils et esquissa un sourire vexé. Taichi avait déjà vu ce regard auparavant — il devait déjà avoir vu « Kiriyama » dans cet état.

— Est-ce que ça te dérange de me dire ce que tu souhaites vraiment ?

— Mais...

Cette fois-ci, elle semblait vraiment vexée. Elle voulait parler, mais n'y arrivait pas.

— Je veux t'aider, dit Taichi « Kiriyama » d'un air ferme.

— ... C'est tout le problème.

Kiriyama « Taichi » avait pointé du doigt le problème et poussa un soupir. Ce soupir contenait bien plus que de la surprise ou un refus, c'était quelque chose de proche de la gentillesse.

— Te le dire reviendrait à te demander « à l'aide ».

(Est-ce que c'est parce qu'elle se trouve dans mon corps que mon cœur s'est serré en entendant ces mots ?)

(... Ça serait ma « nature » ?)

— Et ça te va ?

— Pas vraiment... mais j'aime pas ça. Je me sens mal à l'aise parce que ma faiblesse cause des soucis aux autres...

Kiriyama « Taichi » souriait ironiquement, comme si elle était extrêmement troublée.

En la voyant, Taichi se dit que « les humains étaient des créatures vraiment frustrantes ».

Bien qu'ils pensaient chacun l'un à l'autre, ils ne pouvaient pas se comprendre. La gentillesse était toujours si facilement balayée. Même si l'un pensait que c'était de la gentillesse, l'autre pouvait penser que c'était tout le contraire.

Malgré leur échange de personnalité, et même s'ils se sentaient proches l'un de l'autre, ça ne changeait rien. Le cœur humain n'était pas visible ni audible — sans parler, personne ne pouvait savoir.

(Alors, dis-le !)

(Dis-le et va de l’avant !)

— De mon point de vue, c'est un problème que tu sois androphobe, Kiriyama.

Taichi sentait aussi que ce qu'il avait dit était un peu trop dur.

Mais c'était à prévoir vu que la vérité devait être mise à jour.

Alors il l'avait dit.

(Peu importe qu'elle soit androphobe. On peut résoudre ce problème petit à petit en la protégeant et en la soutenant. De cette façon, même s'il est peut-être insoluble, on pourra maintenir la paix en surface.)

Mais Taichi avait déjà dit que c'était un problème alors il ne pouvait plus faire marcher arrière. S'il n'y arrivait pas, l'échec était la seule chose qui l'attendait.

Comme prévu, Kiriyama « Taichi » se mit à trembler comme une feuille alors que la colère monta en elle.

— T'es... allé trop loin, non ? J'ai pas demandé à être comme ça ! Je trouve déjà ça répugnant ! Et toi, tu dis que c'est un problème...

— Alors laisse-moi t'aider.

— Que...

— T'as déjà dit que t'aimais pas ça.

(On va arrêter de jouer la sécurité et fonçons tête la première.)

(Je nie pas les faits, mais je les ai acceptés et suis prêt à me jeter dans la bataille.)

— Co... Comment ça ? Qu'est-ce qui te prend... Arrête de t'en mêler, s'il te plaît, dit en tremblant Kiriyama « Taichi » qui se tenait immobile.

Du point de vue de Taichi, les obstacles qui n'avaient pas été surmontés ne pouvaient pas l'être si on n'y faisait pas face. Même cela comportait beaucoup de risques — c'était sa façon de faire les choses, une façon qu'il ne pouvait et qu'il ne voulait pas changer.

Et surtout, Taichi avait eu une idée.

(Si ce sont des choses qui n'arrivent que sous cette condition, alors il devrait également y avoir des choses qui ne peuvent être faites que sous cette même condition.)

— Kiriyama, t'as peur que les garçons prennent le dessus sur toi. Autrement dit, t'as peur d'être maîtrisée et battue face à un adversaire qui se sert de la force brute, c'est ça ?

— Hein ? O-Ouais.

— Alors, Kiriyama, t'arrives pas à te comporter comme tu le voudrais malgré que t'en sois consciente... En gros, t'as développé une forme de réaction de rejet, mais tu sais pas vraiment si ça vient de ton corps ou de ton subconscient. Je me trompe ?

Taichi « Kiriyama » se rapprocha lentement de Kiriyama « Taichi ».

— Non... oh, et pourquoi tu te rapproches de moi ?

— Autrement dit, si tu fais comprendre à ton subconscient que c'est pas la peine de s'en faire pour ça, tu pourras surmonter ta peur... Tu comprends ce que je veux dire ?

— ... Plus simplement, c'est... Hé, pourquoi tu me regardes comme ça ?

Ils étaient tellement proches qu'ils pouvaient entendre le son de leur souffle respectif en tendant l'oreille.

Même si Taichi était seulement un peu plus grand que la moyenne comparé aux autres élèves de seconde, du point de vue de « Kiriyama », son corps paraissait assez large.

— Maintenant, en me servant de mon corps, je vais te montrer que tu peux pas perdre contre un garçon. C'est ce qu'on appelle une thérapie de choc, t'es prête ?

— Hmm... T'avais l'air un peu agressif à l'instant... et ça fait même encore plus peur d'être approchée par « moi-même ».

Tout en disant ça, Kiriyama « Taichi » recula, pendant que son visage se liquéfiait.

— Fais-moi confiance, Kiriyama. Alors tiens-toi à « mon corps ».

— Ok.

Kiriyama « Taichi » posa sa main sur l'épaule gauche de Taichi « Kiriyama » tout en tremblant.

Après avoir entendu le passé d'une personne et en être conscient, Taichi « Kiriyama » se sentait mal à l'aise d'être touché par « Taichi », un garçon... C'était ce que ressentait Taichi.

Kiriyama « Taichi » jeta un coup d'œil vers Taichi avec un regard inquiet. Celui-ci lui répondit alors par un franc sourire.

Il inspira profondément pour se préparer.

Même s'il allait faire mal à son « corps », ça lui était égal.

(Alors tu vas voir, Kiriyama !)

Taichi « Kiriyama » visa les « parties intimes » de Kiriyama « Taichi » et se servit de son genou pour les frapper lourdement.

La « partie » molle au bout du genou se transforma et se déforma.

— Ah !

Taichi « Kiriyama » cria sans raison.

Bien que c'était pas de toutes ses forces (quand il pensa à la douleur, il ne put se résoudre à tout donner), la précision de l'attaque était telle que l'assaillant lui-même se sentait mal.

— Que...!

Kiriyama « Taichi » poussa un cri au fond de sa gorge, mais aucun son n'en sortit. Elle semblait avoir perdu conscience et plia son corps, ne gardant plus sa posture défensive et lui jetant un regard vide.

(... Est-ce qu'elle est morte ?) pensa sérieusement Taichi.

(Non, c'est bon, elle bouge encore.)

Kiriyama « Taichi » grognait des sons que Taichi avait rarement entendu (voire jamais) dans sa vie. Elle était agenouillée par terre, tout en se massant avec la main gauche. Peut-être que c'était à cause de la nausée qu'elle se recouvrait la bouche avec l'autre main.

Le visage de Taichi « Kiriyama » avait également tressailli. Après tout, c'était dur de voir son propre « corps » se tordre de douleur. Bien entendu, ça ne devait être rien comparé à celle ressentie par Kiriyama.

Kiriyama « Taichi » se calma petit à petit. Elle était recroquevillée sur elle-même par terre et respirait bruyamment.

Taichi « Kiriyama » saisit cette opportunité pour s'accroupir à côté d'elle.

— Tu vois, Kiriyama, tu peux neutraliser un ennemi en un coup comme ça.

Kiriyama « Taichi » leva tant bien que mal la tête, pour fusiller Taichi « Kiriyama » du regard. Des gouttes de sueur coulaient sur son front et ses yeux étaient remplis de larmes.

— Tu... Tu... peu importe les circonstances... y'a des choses... que tu peux faire... et d'autres, non.

— Mais grâce à ça...

Au moment où il allait conclure son raisonnement...

Au début, il pensait que c'était une blague.

Taichi leva la tête et aperçut « Kiriyama » devant lui. Jusqu'ici, il était dans ce corps, et regardait le corps de « Taichi » qui était par terre.

(Ce qui veut dire que...)

(On est retournés à la normale ?)

Au moment même où Taichi comprit ça, une puissante douleur se fit ressentir entre ses jambes.

— Aïeaïeaïeaïeaïeaïeeeeeeeuh !

(Oh, oui, je suis à nouveau dans mon corps là.)

Il se dépêcha de presser la zone sensible avec ses mains et secoua son corps d'avant en arrière pour tenter d'atténuer la douleur.

Mais ses efforts étaient vains — c'était comme se servir de la vapeur pour éteindre un feu. Des larmes montèrent à nouveau aux yeux de Taichi.

Kokoro p169.png

— Maintenant, tu comprends.

Taichi ne pouvait plus parler normalement.

— Comment ça ? Ah ! Pfiou... j'ai jamais eu aussi mal de toute ma vie... J'ai cru que j'allais mourir... Bizarre...? Hé, Taichi, quelqu'un vient par ici.

Même s'il avait entendu la voix effrayée de Kiriyama, Taichi n'était pas en état de s'en soucier. La seule chose à laquelle il pensait, c'était à résister à cette intense douleur...

— Hé, tu m'écoutes ? La personne approche d'ici. Vite, fuyons...! Je sais qu'on a rien fait de mal, mais j'ai pas envie qu'on nous voit dans cette situation. Allez, on y va...!

Après tout, des grognements et des cris avaient résonné à cet endroit même, donc Kiriyama n'avait pas tort, mais...

— Dans ce cas... abandonne-moi ici... Va-t-en... Je crois pas être en état de bouger...

— Tu te crois dans un film ou quoi ? Ah, debout, vite !

Taichi n'agissait pas comme ça sciemment.

— Non, je pense pas pouvoir me lever... Alors je me vois encore moins courir...

— Qu'est-ce qui se passe ici ? cria une voix au loin.

Cette voix pleine de reproche semblait être féminine.

— Rah ! Oh, allez, debout maintenant !

Kiriyama tira les manches de la veste à capuche de Taichi pour essayer de le soulever. Et il finit par se tenir debout — bien que le dos courbé.

— Aïeaïeaïeaïe... Laisse-moi me reposer, tu veux...

— Chut ! Tiens bon et cours !

Kiriyama maintint sa pose et se mit à courir en tirant Taichi derrière elle.

— Waaah...!

C'était une choquante démonstration de puissance — digne d'une prodige du karaté.

— Aaaaaah !

Kiriyama cria pour s'encourager et pour augmenter la vitesse de ses jambes et la puissance de ses bras qui tiraient Taichi... Au final, ils coururent pendant une vingtaine de minutes.

Avant qu'ils ne s'en rendent compte, ils avaient déjà atteint le fleuve de la ville.

— Kiri-Kiriyama...! C'est... bon maintenant... dit Taichi en haletant fortement.

Il avait déjà dépassé ses limites.

Kiriyma l'avait attrapé et traîné sur une longue distance. La fille qui les avait trouvés suspects ne semblait pas les avoir pris en chasse (même si elle n'en avait sûrement pas eu l'intention depuis le début).

— Hein ? Ah, oui.

Kiriyama finit par s'arrêter de courir et respira profondément. Sa modeste poitrine se balançait de haut en bas avec ses profondes inspirations, qui étaient rapides mais rythmées — elle semblait même calme.

Taichi inspira, apaisa son cœur puis son esprit. Il avait qu'il devait absolument dire maintenant.

— Kiriyama... regarde ta main gauche, dit-il.

— Hein ?

Kiriyama déplaça sa vision lentement en direction de sa main gauche.

Celle-ci agrippait fermement la main droite de Taichi.

Durant leur fuite, Kiriyama avait semble-t-il inconsciemment lâché ses manches pour tenir sa main. C'était sûrement peu pratique de tirer quelqu'un par les manches tout en courant.

— Hein... Est-ce que...

Kiriyama lâcha immédiatement prise, serra sa poitrine et fit deux-trois pas en arrière.

— Kiriyama... C'est une bonne chose... non ? dit Taichi avec un sourire.

— C'est parce que... je courais de toutes mes forces, alors... Mais, vu que c'était t-toi...

Kiriyama détourna le regard et caressa sa main gauche avec sa main droite tout en rougissant.

— Mais maintenant, on peut affirmer... que ton androphobie... peut être surmontée, au moins temporairement.

Il savait depuis le tout début qu'une bonne préparation pouvait venir à bout de n'importe quel problème.

Parce que... Kiriyama et Gotô, qui était possédé par « Pois de cœur », s'étaient déjà battus l'un contre l'autre.

Il avait déjà été prouvé que ce n'était pas impossible dans des situations d'urgence.

La respiration de Taichi s'était enfin calmée.

— Et puis... ce coup bas était vraiment efficace, hein ?

Le visage et les oreilles de Kiriyama virèrent au rouge écarlate.

— Exactement ! C'est ce qui s'est passé ! Qu'est-ce qui t'a pris ? T'aurais pu réfléchir un peu plus ! Et puis, t'aurais pu prévenir avant...

— C'est ce que j'ai fait, non ? C'était une thérapie de choc — et ça a marché, pas vrai ?

— Pourquoi est-ce qu'une fille comme moi devrait vivre la douleur d'un garçon ? Arrrg. À cause de toi, même après être retournée dans mon propre « corps », j'ai encore cette sensation en moi... Je te déteste ! Comment est-ce que j'ai pu parler de ces choses...! Je... j'ai envie de mourir !

Elle semblait bien s'amuser.

— J'ai compris. Calme-toi, Kiriyama.

— Ce-C'est à cause de toi que ça s'est terminé comme ça ! s'écria de toutes ses forces Kiriyama.

Ses yeux humides et son visage rouge étaient mignons — si mignons qu'en fait, personne n'aurait pu résister à l'envie de lui caresser la tête. Taichi avait envie de le dire, mais il sentait qu'elle risquait de se mettre à crier encore plus fort. Il décida alors de garder ça pour lui.

— Haha, haha. Kiriyama respirait de façon agitée.

Puis elle reprit.

— Mais ça faisait vraiment mal... Cette attaque... marche sur tous les garçons ?

— Ouais, je suis pas une exception. T'en fais pas.

— Oh, je comprends... Mmm... Quand un garçon est frappé à cet endroit, il est complètement neutralisé... Même si en théorie, je le savais, je m'attendais pas à ce que ça fasse aussi mal... mmm... Je peux gagner en un seul coup...

Kiriyama se mit à frapper dans le vide (sans raison particulière).

— ... Ça marche peu importe ta posture, tant qu'on te retient pas par derrière ou qu'on te maintient au sol... Hmm... Au moins, si on te retient par le poignet, tu pourras t'en sortir...

Bien entendu, ses coups allaient désormais systématiquement viser le point faible des hommes.

— Est-ce que... j'ai créé l'arme la plus dangereuse au monde contre les hommes...?

Kiriyama laissa tomber ses bras et se redressa de sa posture de combat. Visiblement, elle était satisfaite...

— Je vais m'entraîner chez moi plus tard.

(Quoii ? Elle veut devenir encore plus forte, on dirait... Ça fait flipper.)

— Mais, ce coup fait vraiment mal, alors il est très dangereux... Hmm... Taichi, pourquoi être allé aussi loin pour m'aider...? Au point de faire mal à ton propre « corps »...

Kiriyama jouait avec ses longs cheveux châtain alors que le vent d'automne soufflait. Elle attendait une réponse avec un visage mélancolique. On dirait que cette expression voulait dire bien plus de chose que Taichi était capable de comprendre.

Mais même après avoir été questionné de façon aussi sérieuse, seuls des mots simples vinrent à l'esprit de Taichi.

— Parce que je le voulais. Cette réponse te convient ? tenta de répondre Taichi avec un regard sérieux.

Kiriyama ne put s'empêcher d'éclater de rire.

— ... Ça te ressemble bien, en effet.

Kiriyama se rapprocha lentement de Taichi après avoir parlé.

Puis, elle leva son poing gauche au niveau de son visage et souffla dessus.

Elle envoya son poing lentement et celui-ci s'enfonça doucement près du cœur de Taichi.

... Son poing tremblait.

Mais Kiriyama sourit d'un air joyeux en direction de Taichi. Son sourire était si enjoué qu'il aurait pu sauver les personnes qui le voyaient. Puis, elle dit :

— Merci, Taichi.

(En marche, Kiriyama.)

Taichi la soutenait mentalement.


Notes de traduction

  1. Tsundere est un terme japonais utilisé pour définir une personnalité qui est au premier abord distante, hautaine, voire pimbêche, et qui devient affectueuse et tendre par la suite. ([https:fr.wikipedia.org/wiki/Tsundere Wikipedia])


Chapitre 7 : Final et autre commencement[edit]

Le lendemain matin, Taichi Yaegashi fit la rencontre inattendue du témoin du chaos de la veille dans le parc.

C'était parce que la déléguée de la 2nde C, Maiko Fujishima, était directement allée lui demander, « T'étais pas dans le parc avec une fille hier soir ? » Apparemment, Fujishima passait toujours par là quand elle promenait son chien (un bulldog).

— J-Je vois pas de quoi tu parles, Fujishima. J'étais pas là hier.

Bien entendu, Taichi avait décidé de nier. Il ne se sentait pas en bon terme avec elle ces derniers temps.

— ... Vraiment ? C'étaient pas Yaegashi-kun et une fille de petite taille aux longs cheveux que j'ai vus collés l'un à l'autre dans le parc hier ?

— On n'était pas collés l'un à l'autre.

On...?

Les yeux de Fujishima s'éclairèrent derrière ses lunettes.

— N-Non, je voulais simplement relever un problème de grammaire.

— ... Ah bon ? Peut-être que je n'ai bien vu parce qu'il faisait sombre. Peut-être que je l'ai pris pour toi. Dans ce cas, je m'excuse de t'avoir accusé.

Même s'il ne l'avait pas voulu, Taichi se sentait coupable de lui avoir menti et de l'avoir fait s'excuser.

— ... Et moi qui croyais t'avoir pris la main dans le sac en train de la tromper... dit Fujishima lentement tout en tournant la tête sur le côté.

Il y avait tant de choses à relever dans ce qu'elle venait de dire que cela soulagea les remords de Taichi.

— Enfin, passons. Au fait, je voulais te demander... Yaegashi-kun, tu te comportes bizarrement ces derniers temps, non ?

— Oh ! Tu trouves...? J'ai toujours été comme ça.

— Oh... Et pas que toi, Inaba-san et Nagase-san aussi ! Vous êtes dans le même club, alors en tant que déléguée, je me pose des questions.

— ... Il ne s'est rien passé. Mmm... Après tout, la moitié de l'année scolaire est déjà passée, on est devenus plus proches, ce qui a révélé certaines facettes de notre personnalité... Je crois ?

— Ah bon ? Dans ce cas, très bien... Enfin, je suis certaine d'être en mesure de trouver des preuves de tes méfaits. Et à ce moment-là, c'en sera fini de toi.

Après avoir renforcé son affirmation en pointant du doigt Taichi, Fujishima s'en alla.

(Peut-être qu'il faudrait sérieusement envisager de dissiper tout malentendu avec elle.)

À ce moment-là, Iori Nagase arriva et s'assit sur le siège devant Taichi.

Elle le fixa du regard sans raison.

— ... Taichi... Cette fille de petite taille aux cheveux longs... c'était Yui ?

— T-T'as entendu tout ça ? Bah, ça court les rues les filles de petite taille aux cheveux longs...

Taichi ne put qu'essayer de trouver la première excuse venue pour tenter de se défendre., Taichi could only defend himself to dispatch her. -->

— Si tu le dis. De toute façon, c'est pas mes affaires... Cette fille... Elle racontait ce qui lui passait par la tête ?

Faisant la moue, Nagase ne semblait pas de bonne humeur.


S'il ne se passait rien de spécial, tous les membres du Club de Recherche Culturelle se rassemblaient dans le local après les cours. Le seul moyen d'éviter la plupart des problèmes était de mettre les cinq victimes d'échange de personnalité dans la même pièce.

Ils y faisaient tous quelque chose de différent : Himeko Inaba travaillait comme d'habitude sur son ordinateur, Nagase lisait un manga, Kiriyama faisait des colliers de perle dernièrement, Taichi révisait et préparait ses cours, tandis qu'Aoki ne faisait que déranger les autres.

(J'aimerais bien que quelqu'un joue avec lui.)

Ce jour-là, Taichi révisait assidûment ses cours pour essayer de les mémoriser. Aoki était également en train de travailler (peut-être parce qu'il avait un devoir à rendre pour le lendemain). Inaba leur jeta un œil, et se remit à taper sur son clavier.

Après un moment, Nagase et Kiriyama entrèrent dans la pièce.

— Salut !

Nagase jeta son sac sur le canapé tout en se dirigeant vers lui.

Elle cria « Salut, Taichi ! » sur le chemin et lui donna une grande tape dans le dos.

— ... Pourquoi tu fais comme si c'était la première fois que tu me disais bonjour de la journée ? On s'est vus y'a pas un quart d'heure.

— Mais avec cette ambiance, j'ai l'impression que c'est la première fois aujourd'hui.

— J'ai rien dit. C'est pas un problème de ressenti ?

(Cette fille est trop insouciante...)

Même Taichi en était peut-être jaloux.

— Salut... Taichi !

Cette fois-ci, la même partie de son dos fut tapée, mais encore plus fortement.

— Aïeuh !

Taichi ne put s'empêcher de crier et de se retourner. Il aperçut alors Kiriyama qui se tenait debout derrière lui, avec un sourire gêné.

— ... Salut, Kiriyama, répondit Taichi avec un sourire.

Ils se fixèrent du regard pendant un moment. Pendant ce temps, Kiriyama continua à tapoter le dos de Taichi.

— ... Tu peux arrêter maintenant ?

Ce après quoi, elle arrêta. Taichi était sûr que son dos était devenu tout rouge.

— Au fait, Taichi, je me suis reprise d'intérêt pour les sports de combat, dont le catch pro. On pourra en discuter quand t'auras du temps libre, dit Kiriyama avec une faible voix, comme pour serrer les dents en parlant.

— Compte sur moi ! Si tu veux, on peut le faire main-

— Non, p-pas maintenant... La prochaine fois !

Kiriyama secoua négativement sa tête et calma les ardeurs de Taichi qui s'était emballé en entendant ces paroles.

(Ça valait le coup d'être gentil.)

En regardant Kiriyama, Taichi se dit soudain que son attirance pour les choses mignonnes avait peut-être un lien avec son androphobie... Peut-être qu'elle voulait s'enfermer dans un monde sans homme.

À ce moment-là, il réalisa que les trois autres personnes — Nagase, Inaba et Aoki — le regardaient tous d'un air ébahi.

— ... Qu'est-ce qui s'est passé entre vous deux ? demanda Aoki avec un visage fermé.

— Hein, euh...

Taichi regarda du coin de l'œil vers Kiriyama et se demanda par où commencer.

— Rien ! Rien du tout !

Tout en niant tout d'un bloc en rougissant, Kiriyama s'assit rapidement sur le siège en diagonale de Taichi et se mit à fouiller dans son sac.

Les trois la regardèrent pendant quelque temps.

Puis, Aoki tourna la tête pour examiner tour à tour les visages de Taichi et Kiriyama.

Nagase cachait son visage à moitié derrière son manga et fixait légèrement du regard Taichi.

L'atmosphère était plutôt pesante.

De son côté, Taichi ne pouvait pas leur raconter ce que Kiriyama ne voulait pas qu'ils sachent, alors il se racla deux fois la gorge et se reconcentra sur ses cours.

Kiriyama sentait également l'embarras dans l'air, alors elle dit, « J-Je vais aux toilettes ! » avant de s'échapper de la pièce.

Après l'avoir vue partir, Nagase commença :

— ... Je l'ai vue aller aux toilettes tout à l'heure déjà.

— Qu'est-ce qui se passe Taichi ! Il s'est passé quelque chose hier ? J'ai l'impression que Yui était pas comme ça hier au téléphone, demanda rapidement Aoki.

— J-J'ai rien fait de spécial ! On a juste... eu une petite discussion au sujet de ses problèmes. Toi aussi, t'as discuté avec elle hier, non ? C'était plus ou moins la même chose.

Une petite discussion, hein ? Comment on peut devenir si proche avec ça ?! Je m'en serais jamais douté... Merde, Taichi, t'es devenu mon plus grand rival ?! Et c'est terrible que tu t'en rendes pas compte...! grogna Aoki pour montrer sa détresse. Dans ce cas... Iori-chan ! C'est parti pour le conseil de guerre !

— J-Je vois pas ce que je viens faire là-dedans. Ou plutôt, ça a rien à voir avec moi ! se lamenta Nagase.

Puis ce fut au tour d'Inaba de mettre son grain de sel.

— Bon, il s'est passé quoi au juste ?

Bien qu'à contrecœur, Taichi pouvait sentir dans les yeux d'Inaba qu'il ne pourrait pas s'en sortir si facilement.

— Ahh... J'ai vraiment rien fait de spécial ! J'ai juste donné un petit coup de pouce à Kiriyama et maintenant, elle marche sur ses propres pieds.

(Oui, c'est tout ce qui s'est passé.)

Inaba cligna plusieurs fois les yeux de surprise avant de sourire légèrement.

— Alors... peut-être que cette histoire d'échange de personnalité peut être bénéfique ! Mais peut-être que c'est grâce à toi qu'il y a pu avoir ce miracle.

Elle le regardait comme si elle était submergée de pensées.

Tout en souriant à nouveau calmement à Taichi, elle s'adossa au dossier de sa chaise, leva les yeux au ciel et recouvrit ses yeux avec sa main droite, avant de marmonner :

— De mon côté... j'y voyais que des problèmes potentiels.

Inaba semblait anormalement faible.

Plus tard, le mauvais pressentiment de Taichi s'était avéré exact.

Parce que, ce jour-là... Inaba s'évanouit.

— Alors, je dois m'occuper de quelque chose pendant que tu te reposes sagement. Si M. Gotô arrive avant que je revienne, dites-lui bonjour de ma part.

Ce après quoi, Tôka Yamada (30 ans, divorcée), l'infirmière, quitta l'infirmerie.

— Inaban... j'ai cru que t'étais morte...

— Idiote, j'avais juste la tête qui tourne. Je vais pas mourir à cause de ça.

Tout en étant allongée dans le lit, Inaba avait répondu faiblement à Nagase qui se faisait toujours un sang d'encre et qui semblait sur le point de fondre en larmes. De l'évanouissement d'Inaba jusqu'à ce qu'à son transport à l'infirmerie, Nagase semblait dans une extrême détresse.

— Ouah, j'ai vraiment eu la peur de ma vie... T'es tombée d'un coup, *boum* !

Kiriyama était également visiblement exténuée.

— Je me sens pas super ces derniers temps... Mais c'est rien de grave. En fait, c'était pas nécessaire de m'emmener à l'infirmerie.

— Non, Inaba-chan ! Il faut que tu prennes soin de ton propre corps !

Dénoncée à son tour par Aoki, Inaba se contenta de dire, « Oui, oui » avec un regard agacé pour qu'il se calme.

Après quelque temps, le professeur principal de la 2nde C et professeur référent du Club de Recherche Culturelle... autrement dit, celui qui chapeautait toutes les activités d'Inaba à l'école, Ryûsen Gotô, pénétra dans l'infirmerie.

— Salut, Inaba-san ! Comment tu vas ? Oh, tous les autres sont là aussi.

Une élève s'était évanouie — comment pouvait-il être aussi insouciant ?

— Je vous ai causé beaucoup de problème, Gotô. Vous pouvez partir maintenant.

— ... Tu pourrais montrer un peu plus de respect envers ton prof... Enfin bref.

Il s'en fichait pas mal.

— Hein ? Où est Mme. Yamada ?

— Elle est occupée... Et, d'après elle, Inaba s'est effondrée parce qu'elle a accumulé trop de stress, alors elle ira mieux après assez de repos.

— Merci, Yaegashi-kun. Alors, qu'est-ce qui s'est passé, Inaba-san ?

— Rien de spécial, déclara-t-elle sans hésiter.

— Dans ce cas... d'après ce qu'a dit Mme. Yamada, il n'y a pas de problème. Eh ben, c'est rare de vous voir tous ici, alors si vous avez quelque chose à me dire... Mmm ?

— Ah ! cria Kiriyama comme si elle venait de se souvenir de quelque chose.

— ... J'ai rien écrit pour le numéro de « RC Mag » de ce mois-ci...!

« Ah », « Ah », « Ah », « Ah ».

Les quatre autres membres du Club de Recherche Culturelle crièrent en cœur.

Apparemment, ils se réunissaient tous les jours à cause du CRC, mais ils avaient complètement oublié l'objectif du club... La seule tâche qui leur permettait de confirmer l'existence et l'objectif du club.

Puis, Gotô se mit à son tour à crier.

— Ah, oui, au fait, j'ai pas reçu votre maquette avant la date limite.

— Désolée, Gotô. C'est parce qu'on était occupé avec une interview à grande échelle récemment. On dirait qu'on tiendra pas les délais. On mettra les bouchées doubles pour le numéro du mois prochain, ok ?

Inaba s'en était immédiatement sortie. Comment pouvait-elle mentir si facilement ?

— Une interview à grande échelle, hein ? Mais « RC Mag » sort tous les mois pour augmenter la visibilité du club... Enfin bref.

Il s'en fichait pas mal.

C'étaient seulement dans ces moments-là que Taichi était content qu'il soit aussi négligé.

Par la suite, bien qu'elle avait refusé leur gentillesse, ils étaient tout de même déterminés à la raccompagner chez elle au cas où. Mais comme Inaba avait déclaré qu'il n'était pas nécessaire de le faire à quatre et que deux personnes suffisaient, au final, seuls Taichi et Nagase, qui avaient gagné à pierre-feuille-ciseaux, eurent le privilège de la raccompagner.

Les trois discutaient de tout et de rien pendant le trajet jusqu'au domicile d'Inaba, et pendant les dix minutes de marche qui séparaient sa maison de la station la plus proche. Même si elle ne se sentait pas bien, Inaba se comportait comme si de rien n'était.

— Alors, tu vas finir par cracher le morceau, oui ? Taichi, qu'est-ce qui s'est passé entre toi et Yui hier ? demanda subitement Inaba sur le chemin.

— Comment ça « ce qui s'est passé » ? Je vois pas le rapport.

— Y'en a pas. En gros, si tu me raconte pas tout, je risque de m'énerver et d'à nouveau tomber dans les pommes~

Inaba s'appuya faiblement sur Taichi en passant son bras autour de son cou, exactement comme un ivrogne.

— Hm, on se sert de son corps comme arme... T'es vraiment trop fourbe...

— Et puis, Iori aussi veut savoir, pas vrai ?

— Ouais, vu que je m'entends bien avec vous deux, je me dois de savoir.

En voyant Nagase parler aussi sérieusement, Inaba murmura un « Gné ? » et sembla perplexe. Il semblerait qu'elle ne s'attendait pas à ce que Nagase réagisse comme ça.

— Ah, c'est pas si bizarre... Laissez tomber. Regarde, Iori aussi le dit.

— Mais Kiriyama veut pas en parler...

— Ah~ c'est que tu commences à soûler ! Si c'était quelque chose qui s'était mal fini, on insisterait pas. De ce que j'en ai compris, je pense que tu peux en parler. Alors, dis-nous tout !

— O-Ouais. Si tu parles pas, je risque moi aussi d'être très vexée et avoir une mauvaise opinion de notre relation à tous les cinq... Et me retrouver clouée au lit~

— N-Nagase tient aussi tant à savoir. Hé !

— Co... Comme elle le dit, j'ai...

C'était Nagase qui donnait la réplique à Inaba, mais Inaba s'arrêta au milieu de sa phrase. Elle semblait être déprimée... Se sentait-elle encore mal ? Mais ce n'était semble-t-il pas le cas.

Taichi voulait lui demander si ça allait, mais avant qu'il puisse le faire, elle retrouva immédiatement son apparence habituelle.

— Au final, si tu craches pas le morceau, je vais crier « Ah, un pervers ! »

(... Faut croire que je peux pas leur tenir tête plus longtemps.)

Taichi n'entra pas dans les détails. Il se contenta de leur raconter ce qu'il avait fait pour que Kiriyama surmonte sa phobie.

— Bwahahahaha, comment t'as pu penser à ça ?! « Un idiot qui adore se sacrifier »... Ça, c'est de la thérapie de choc ! Hahaha, tu m'en bouches un coin là.

Inaba avait réagi exactement comme prévu.

Mais Nagase réagit complètement différemment, ce qui laissa Taichi perplexe.

— Même si je savais que Yui avait du mal avec les garçons... j'aurais jamais imaginé que c'était aussi sérieux, au point de ne pas pouvoir toucher les garçons... Comment est-ce que j'ai pu passer à côté de ça...

Nagase baissa la tête et l’agita de gauche à droite. Sa chevelure soyeuse s'ébouriffa complètement.

— Je peux même pas... être ami avec quelqu'un... même après tous ces efforts...

(Ça lui fait si mal que ça ?)

(Pourquoi est-ce qu'elle va aussi loin ?)

Bien que Taichi en ignorait la raison, il dit :

— Nagase, écoute.

Taichi regarda du coin de l'œil l'expression du visage de Nagase, elle leva vivement sa tête. Après avoir confirmé que ses yeux, qui étaient aussi beaux que des perles et qui reflétait sa silhouette, étaient au bord des larmes, il continua.

— Je pense que la dernière chose que Kiriyama voudrait... serait de voir quelqu'un se mettre dans cet état pour elle.

C'était parce qu'il avait vu le visage en larme de Kiriyama lorsqu'Aoki s'était excusé.

— Alors Nagase, ne t'en fais pas autant pour ça. Sois comme avant avec elle. Kiriyama t'en sera plus que reconnaissante.

Cette affirmation s'appliquait également à Taichi.

— Comme avant... c'est-à-dire...?

C'était une voix tremblante comme pour demander à l'aide.

— Comme avant... comme avant... Non, pas la peine de trop réfléchir. Nagase, tout ira bien si tu la traites sans a priori. C'est le seul moyen... de faire plaisir à Kiriyama.

— T'es sûr... que ça ira ?

— Ouais, ça suffira.

Ce n'était pas pour la réconforter. Taichi y croyait dur comme fer.

— Hihihi, vous allez vraiment parfaitement ensemble, interrompt Inaba.

— Vous avez tous les deux besoin l'un de l'autre, alors ça peut pas mal se terminer.

— I-Inaban ! Tu peux arrêter de raconter tout le temps n'importe quoi ?

— Hmm ? Tout le temps...?

Taichi restait dubitatif.

— Tu m'as bien entendue ! Inaban a aussi dit que toi et moi, on formait... la « combinaison parfaite ».

Inaba avait effectivement mentionné à Taichi comment les deux allaient bien ensemble.

(Peut-être qu'elle a dit la même chose à Nagase, ce qui explique sa réaction.)

— Mais je réitère mes propos, vous êtes la « combinaison parfaite ». C'est comme ça... Ah~ Mais Yui est sûrement tombée sous le charme de Taichi.

— Bwah !

Taichi faillit s'étouffer.

— I-Inaban... t'es trop directe...

— Mais c'est un fait. J'y peux rien, moi. Le problème avec les idiots qui adorent se sacrifier, c'est qu'ils les font tomber comme des mouches. Après tout, quand on est prêt à tout pour aider quelqu'un, c'est source de malentendus. Pour résumer, Taichi, t'as pas intérêt à faire pleurer Iori ou Yui, ou tu vas avoir affaire à moi... Et oublie pas que des fois, la gentillesse peut aussi blesser.

— Je sais.

Taichi s'inclina devant Inaba.

— Mais à vous trois, ça ferait un triangle amoureux ? Haha... Et en ajoutant Aoki, un rectangle amoureux ? Tant que vos relations s'emmêlent pas les pinceaux, ça me va.

Elle était désormais dans un état où elle pouvait dire tout ce qui lui passait par la tête.

Alors qu'ils discutaient de tout et rien, ils avaient déjà atteint le domicile d'Inaba. Bien que celle-ci leur avait dit qu'il n'était pas nécessaire de l'accompagner jusqu'au bout, Taichi et Nagase avaient insisté pour la suivre jusqu'au pas de sa porte.

— Merci de m'avoir raccompagnée, Taichi, Iori.

— Pas de quoi. Et repose-toi surtout.

— En parlant de ça, Inaba, t'es tout le temps en train de réfléchir pour nous. Mais maintenant, tu devrais penser à toi et te reposer.

— Je sais... Je vais bien.

Inaba détourna le regard et esquissa un sourire narquois. Son sourire cachait également un soupçon de sadisme.

Elle traversa le luxurieux jardin occidental et se dirigea vers la porte d'entrée... mais sur le chemin, elle se retourna et dit sans détour :

— Oh, au fait. J'ai failli oublier... Iori, demande à Taichi de te guérir de ton traumatisme.

Bien qu'elle l'avait dit sans mauvaise intention, à en juger par le visage sidéré de Nagase, il était facile de comprendre que c'était un sujet extrêmement délicat.

— Inaban... tu m'avais promis de ne jamais en parler à personne, non...? demanda Nagase d'une voix glaçante à donner des frissons dans le dos et avec un regard froid digne d'une sculpture de glace.

En voyant l'expression du visage de Nagase, Taichi en tomba presque à la renverse.

— Taichi, si tu peux l'aider, merci de le faire.

L'ombre austère d'Inaba disparut dans la maison. Jusqu'au tout dernier moment, elle se préoccupait toujours des affaires des autres.

Puis, ils devaient maintenant se rendre à la station la plus proche et se dire au revoir... Mais il y avait une ambiance pesante entre Taichi et Nagase.

C'était à cause des dernières paroles d'Inaba.

(Est-ce que je devrais lui demander ou pas ? Est-ce que je devrais y faire face ? Est-ce que je devrais résister à l'envie de lui demander ?)

En toute honnêteté, Taichi ne pouvait voir qu'une seule réponse.

— Dis, Nagase, c'est quoi ton traumatisme ?

Malgré sa question, Nagase ne répondit pas et se mit à accélérer le pas.

Taichi n'insista pas et se tut.

(Elle ne tient pas du tout à en parler ? Dans ce cas, je devrais arrêter de l'embêter avec ça...)

Au moment où Taichi s'était fait une raison, Nagase commença à parler :

— Inaban est trop impulsive ! Même si je sais bien qu'elle a fait ça pour nous et qu'elle a raison...

Nagase ne regardait pas Taichi et continuait à regarder devant elle.

— Tu souhaites vraiment en savoir plus ? Si tu promets de toujours me traiter comme avant, je veux bien te raconter.

Comme si elle avait peur de croiser le regard de Taichi, elle lui tournait complètement le dos. Son visage était aussi fragile que du verre prêt à se briser au moindre contact.

Qu'était-il arrivé à Nagase que les autres ignoraient ?

Taichi ne pouvait estimer l'ampleur et noirceur de son véritable visage, mais il sentait qu'il serait en danger s'il allait trop loin. Une fois qu'on a vu la partie immergée, on ne peut plus faire comme si de rien n'était.

Néanmoins, peu importe le risque...

— Je comprends. Je te le promets. Je suis prêt à tout si je peux aider.

(Si j'accepte pas, je pourrais jamais rien y faire.)

(... Je serais pas en mesure de penser à ceux qui se tiennent à mes côtés.)

(... et encore moins de les sauver.)

— Je savais que tu dirais ça.

Après avoir dit ça, Nagase finit par se détendre un peu et esquissa un sourire à la fois tendre et moqueur — un sourire qui lui était familier, un sourire que Kiriyama avait également esquissé, un sourire qui évoquait une impression de mystère.

— Tu veux t'assoir un moment ? suggéra Nagase.

Taichi accepta et ils s'assirent sur un petit mur en béton près d'un parking.

Nagase étira ses jambes. « Haaa », soupira-t-elle profondément.

— J'avais pas envie d'en parler et je sais que je devrais pas... mais maintenant qu'Inaban l'a mentionné, si je refuse de t'expliquer, tu vas te sentir inquiet et vexé, pas vrai ?

— Inaba a même ajouté que je devais t'aider si je pouvais, alors dire que ça ne m'inquiète pas serait mentir.

— Je le savais~ dit Nagase en tapant dans des petits cailloux avec ses pieds.

Ces derniers rebondirent mais dévièrent vers la droite avant de tomber dans la canalisation.

— Alors, écoute bien.

Nagase fixa Taichi avec ses yeux de perles noires. C'était la première fois que Taichi se rendit compte de la beauté sidérante d'un magnifique visage parfait qui ne montrait aucune émotion. Nagase regarda au plus profond des yeux de Taichi, comme pour en confirmer l'existence, avant de se mettre à parler.

— ... Mais avant ça, laisse-moi te raconter une blague !

— ...... Gné ?

(Mais qu'est-ce qu'elle raconte ?)

— Baah, quand on était tout seuls l'autre fois... Enfin, quand j'étais devenue « Aoki »... à cause de la tension, j'avais aussi raconté une blague pour détendre l'atmosphère. Alors je me suis dit qu'on devrait toujours commencer par une blague.

— C'est pas la peine, hein ?! C'est pas ce que j'attendais ! Pourquoi tu te sens obligée de détendre l'atmosphère quand on n'est que tous les deux ?

Ce qu'elle avait dit n'était pas qu'un problème d'être sérieux ou pas.

— Mais là maintenant... j'ai aucune idée de blague !

— Alors tu devrais laisser tomber !

— Nan, je plaisantais. En gros, ça veut dire que « la blague était une tentative de dire une blague sans en avoir »... Qu'est-ce que tu dis de ça ?

— Comment ça, « ce que j'en dis » ?! T'as beau dire que « la blague était une tentative de dire une blague sans en avoir », mais j'avais pas envie d'en entendre une de toute façon !

— Peut-être bien, mais j'espère que t'as bien compris que le fait que « la blague était une tentative de dire une blague sans en avoir » ne veut pas dire que j'avais pas de blague, c'est juste que j'ai volontairement choisi une blague qui n'en est pas une !

— Oui, j'ai bien compris que le fait que « la blague était une tentative de dire une blague sans en avoir » ne veut pas dire que t'en avais pas, mais que t'as fait exprès d'en choisir une qui n'en est pas une !

— Je pourrais également ajouter que « la blague qui était une tentative de dire une blague sans en avoir » n'était pas juste « une blague qui était une tentative de dire une blague sans en avoir », c'était aussi une répétition volontaire du mot « blague » pour faire référence à la blague de la dernière fois, créant ainsi une blague dans la blague... Hmm... Ça commence à devenir compliqué tout ça...

— J'avais déjà vaguement deviné depuis le début !

— Au fait, tu joues toujours le jeu à chaque fois que je pars dans mes délires, Taichi !

— Bizarrement, quand je suis avec toi, c'est toujours comme ça...

(Pourquoi est-ce qu'on est assis devant un parking à raconter des bêtises pareilles ?)

— Maintenant, revenons-en à nos moutons...

Puis, le sourire jovial de Nagase disparut pour laisser place à un visage sans émotion.

— Je... En fait, j'ai cinq pères... Ah, enfin, seuls trois le sont légalement. Ouais, c'est ce qui s'est passé.

Avant que Taichi eut le temps de se préparer, Nagase l'avait déjà laissé s'immiscer dans son côté sombre.

Bien entendu, il était dubitatif.

— Hm... alors ça veut dire que ta mère a divorcé et... s'est remariée plusieurs fois ?

— Ouais, quelque chose comme ça, mais c'était rien de spécial. Bien que j'ai rencontré des gens de nature différente, aucun n'était complètement insupportable. Tout type d'homme — un qui essayait de bien s'entendre avec moi, un qui me détestait ou un autre qui avait lui-même déjà un enfant... Peu importe la personne, je m'entendais plutôt bien avec.

Taichi n'avait pas connu ce genre de choses, alors il ignorait si c'était quelque chose d'effrayant ou pas. Quatre pères et des frères ou sœurs qui étaient à la base de parfaits étrangers... Nagase pouvait les considérer comme des membres de sa famille sans aucun problème.

— Mais c'est normal que je m'entendais avec eux ! Vu que je m'adaptais à chaque fois pour.

— Tu... t'adaptais...?

Nagase continua tout en regardant le sol en béton du parking.

— Mon deuxième père — ou mon premier « beau-père » — était un peu dur à gérer. J'étais encore au CP ou en CE1... Pour faire simple, il était violent. Ah, mais c'est pas lui le responsable de mon traumatisme ! Enfin, de mon point de vue, y’a même pas de traumatisme de toute façon.

» Alors quand Inaban a parlé de m'aider, elle parlait peut-être d'autre chose, ajouta-t-elle. J'ai parlé de violence, mais c'était pas au point de me retrouver à l'hôpital. On peut dire que je le laissais pas faire... Ou plutôt, « je l'ai laissé de pas le faire » ?

Taichi ne pouvait qu'écouter attentivement.

— J'ai joué un rôle, celui « d'aller dans le sens des autres ».

Que ce fusse ses yeux, son nez, sa bouche ou ses oreilles, ils avaient tous grandi naturellement. La fille, qui n'avait besoin d'aucun changement, esquissa un sourire sans fard, et du fait de sa parfaite clarté, elle ne paraissait que plus mystique et onirique.

— ... Je voulais bien me faire voir, mais dans le même temps, je ne pensais pas « jouer un rôle ». Je comprenais juste ce que « je » devais faire et ce que « je » devais devenir pour ne pas me faire réprimander... Alors je l'ai fait. J'ignore par contre si je dois m'estimer heureuse ou pas d'être douée pour ça, au point même de comprendre que « si je fais ça et que je deviens comme ça, non seulement on me réprimandera pas, mais on me complimentera en plus »... Alors je l'ai fait. J'ai même suivi leurs goûts et leurs aversions... J'ai géré tout ce qui pouvait « me » changer.

(Changer son comportement de façon à plaire aux autres était quelque chose d'ordinaire, plus ou moins, alors ce qu'elle a fait est une version encore plus poussée et aboutie de ça ?)

— Peu après que j'ai commencé à faire ça, ils ont divorcé. Je suis partie avec ma mère, et elle s'est vite remariée, et un nouveau père devint un « membre de ma famille ». Ce nouveau père n'était pas si mauvais. En fait, il était gentil, alors je n'avais pas à le faire... Mais pourquoi ? Peut-être que même si j'étais une gamine, je me sentais obligée de jouer un rôle. Et encore une fois, j'ai joué le rôle qu'il souhaitait.

Nagase esquissa un sourire d’auto-dérision tout en secouant la tête.

— Après ça, je ne pouvais plus m'empêcher de jouer de nouveaux rôles pour plaire aux gens. Les uns après les autres, les uns après les autres... Le temps s'écoula, et quand je suis entrée en troisième — l'année dernière donc — mon cinquième père... mourra des suites d'une maladie. C'était un homme qui parlait peu, mais qui était particulièrement bon. Il avait même découvert que je jouais un rôle. Et avant de mourir, il m'a dit de « vivre plus librement ».

Sa voix était aussi claire et transparente que l'eau de roche, et vibrait comme si sa propriétaire était en pleurs. Peut-être était-ce parce qu'elle s'était remémorée son père décédé et le temps passé à ses côtés.

— Ma mère aussi semblait beaucoup l'aimer. J'ignore jusqu'où elle a changé, mais après sa mort, ma maman m'a dit en pleurant qu'elle était désolée que son côté impulsif ait pu me causer du tort et qu'à partir de maintenant, elle allait essayer de me donner une vie qui me convenait. Après ça, même si on n'était plus que toutes les deux, c'était une vie tout à fait ordinaire... Au final, ma vie a été remplie de changements radicaux, mais la fin est heureuse ! Tu vois, y'a aucun traumatisme, non ?

Nagase regardait dans les yeux de Taichi en plissant les yeux.

La lumière du soleil d'automne plongeait petit à petit dans l'horizon, teintant sa douce chevelure flottant dans le vent d'une couleur dorée.

— Mais, après ça — le pire arriva.

Le visage de Nagase perdit toute trace d'émotion, comme si elle s'était transformée en statue.

— Agir librement et faire ce que je voulais... Pour ça, j'ai essayé de changer, mais... à ma grande surprise, tout ce qui me venait à l'esprit était des questions stupides du genre « Qu'est-ce que j'aime ? » ou « Qu'est-ce que je veux ? » ou « Qui suis-je vraiment ? ». Parce que j'avais joué un rôle pendant près de dix ans, je semblais avoir oublié... le vrai « moi ».

Ces dix années auraient dû être la période intégrale où elle se serait forgé une personnalité. Mais, durant toutes ces années, cette fille s'était constamment adaptée à son entourage. Au final, elle était devenue la Nagase d'aujourd'hui.

— Puis... j’ai commencé à stresser. Même si je désirais vraiment être libre et moi-même, je ne savais pas quoi faire. J'étais totalement... perdue. Alors j'ai décidé de jouer un rôle pour m'adapter en conséquence à l'ambiance, et ce, jusqu'à aujourd'hui.

(Alors c'est pour ça qu'elle est comme ça.)

(Alors c'est pour cette raison qu'elle avait laissé son professeur choisir son club ?)

(Parce qu'elle n'avait pas de « moi » sur quoi se baser.)

(Et la Nagase qui s'entend bien avec les gens du club est en fait un rôle aussi, qui pense que cette Nagase n'est pas vraiment elle-même ?)

(C'est à cause de ses multiples rôles qu'elle arrive à choisir et à montrer une telle diversité d'expressions ?)

— Le seul moyen pour moi d'être sûre que c'était ma personnalité originale se trouvait à travers ma capacité à déterminer les attentes des autres, ce qui avait fait que j'étais devenue ce que je suis aujourd'hui. Mais paradoxalement, c'était également le dernier rempart qui empêchait le vrai « moi » de complètement disparaître... En théorie, du moins... Mais maintenant, peut-être du fait que j'étais trop obnubilée par l'idée de faire les choses librement... récemment... même cette capacité — mon dernier rempart... s'est mis à s'effriter... un sentiment est né en moi.

Du fait qu'elle n'avait pas remarqué l'androphobie de Kiriyama, Nagase s'était mise à avoir peur.

— Que faire... pensé-je. Si j'ai perdu ma capacité, je vais perdre le vrai « moi »... Et comment allais-je faire à partir de maintenant... pour continuer à bien m'entendre avec tout le monde...? Où et quand devais-je jouer tel ou tel rôle...? Ces derniers temps, le rôle que j'essaie de jouer... semble... hors de contrôle...

Inaba avait admis que Nagase était la personne la plus instable et la plus en danger.

— Puis, ce moi... a fait l'expérience des échanges de personnalité et de corps... Bien que j'ai presque perdu l'existence de mon « moi » qui a une personnalité, je peux toujours vivre en tant que Iori Nagase. Parce que tout le monde m'appelle ainsi quand ils voient mon « corps »...! Peu importe ce qu'il y a à l'intérieur... seulement quand j'ai ce « corps »... Mais, si du fait de ce phénomène, même mon corps venait à devenir quelque chose de vague... je perdrais alors ce « moi » qui a une personnalité... Je perdrais ce « moi » qui a un « corps »... Si ça continue comme ça... petit à petit plus personne ne saura vraiment que « je suis qui je suis »... pas même moi... Est-ce que... je vais disparaître de ce monde à cause de ça ?

Tout en tentant désespérément de fuir son passé, ce qu'elle découvrit à la fin était que son monde avait déjà perdu sa forme originelle.

Pour son monde fragile qui avait déjà commencé à s'effondrer, l'immense séisme causé par « l'échange de personnalité » avait été trop puissant.

Ayant complètement perdu pied, Nagase était désormais en train de s'enfoncer dans les ténèbres, des ténèbres d'une profondeur abyssale. Taichi voulait l'aider. Même si cela impliquait qu'il devait plonger dans ses ténèbres, il était tout de même prêt à le faire. Mais il ne pouvait pas. Pas parce qu'il avait peur, mais parce que même s'il faisait quoi que ce soit, ça ne l'aiderait pas — tout était vain.

(Il faut que je réfléchisse et vite.)

(Ce que je peux faire pour elle pour le moment...)

— Tu disparaîtras jamais de ce monde, affirma d'un ton ferme Taichi.

— Pourquoi ? demanda Nagase avec des yeux purs et parfaits.

— Parce que peu importe ce qui arrivera, peu importe qui tu deviendras, je sais que tu seras toujours « toi ».

Taichi ne pouvait même pas lancer une corde pour sauver Nagase de la noyade. La seule chose qu'il pouvait faire, c'était lui montrer une lueur d'espoir.

Elle cligna momentanément des yeux, surprise, puis se mit à murmurer doucement :

— C'est... impossible...

— Si.

Taichi regardait Nagase dans les yeux tout en parlant.

— Comment... tu peux... en être aussi sûr...?

Nagase semblait effrayée. Dans le même temps, elle avait interrogé Taichi comme si elle était dans l'expectative.

— C'est parce que... Nagase, je t'...

À ce moment-là, la voix d'Inaba résonna dans son esprit.

« Un idiot qui adore se sacrifier. »

Cette phrase pesa lourdement sur Taichi.

(Qu'est-ce que j'allais dire ?)

(Et puis, pourquoi je ne l'ai pas dit ?)

(Est-ce que c'était pour l'aider et lui montrer une lueur d'espoir ? Ou autre chose ?)

Taichi l'ignorait.

Mais il était sûr que vu qu'il l'ignorait, il n'avait pas le droit de prononcer « ces mots ».

Alors, Taichi se mit à parler de façon évasive et dit :

— Euh... Du coup, je peux le faire. Fais-moi confiance, c'est vraiment pas grave.

Ce qu'il avait dit était absurde et ridicule. Quelqu'un qui avait un soupçon de doute dans son cœur ne pourrait jamais sauver Nagase.

Sa peau pure et claire avec ses yeux en forme de pierre précieuse étaient si brillants que Taichi ne put s'empêcher de détourner le regard.

— Si tu le dis, je vais essayer de te croire...

Nagase semblait un peu satisfaite, mais pourtant seule.



Chapitre 8 : Elle est née comme ça[edit]

— Salut, Taichi.

Au retour du weekend, revoir Nagase était inévitablement un peu gênant.

— ... Salut, Nagase.

Un inconfortable silence s'installa.

Nagase, comme pour se remonter le moral, se servit de ses deux mains pour tapoter sur ses joues blanches, souples et élastiques.

— « Ne pas changer d'attitude peu importe ce que tu vas entendre ». On s'était pas promis ça d'homme à homme ?!

— Pourquoi tu parles comme ça ? répliqua Taichi.

— « Ne pas changer d'attitude peu importe ce que tu vas entendre ». On s'était pas promis ça d'homme à homme ?!

— Pourquoi tu répètes deux fois la même chose ? Et puis, t'es pas un homme... En fait, tu voulais juste que je réagisse comme ça, pas vrai ?

Bien que Taichi ignorait si c'était le cas, Nagase éclata de rire.

— N'empêche, pourquoi est-ce que cette conversation semble être extrêmement passionnée si je dis que c'était d'homme à homme ? Si c'était entre femmes ou entre un homme et une femme, on ressentirait pas un tel niveau de passion !

— J'en sais rien... Au fait, ça va ? demanda soudain Taichi, passant du coq à l'âne.

— ... Oh, oui, ça va !

Nagase plissa les yeux et fit le signe de la victoire avec ses doigts.

(Est-ce que je devrais prendre ce sourire pour argent comptant ?)

— Alors, en gros, si t'as besoin de mon aide, dis-moi.

— Ouais, merci. C'est sympa de ta part, murmura Nagase tout en baissant la tête.

Mais ensuite, elle donna l'impression d'avoir réalisé quelque chose et son regard devint subitement sérieux.

— Mais... c'est pas à moi qu'il faut demander si ça va.

Taichi suivit le regard mélancolique de Nagase et aperçut Himeko Inaba, qui venait juste de pénétrer dans la salle avec les traits tirés.

□■□■□

Bien que c'était le début de la semaine, l'état d'Inaba se n'était pas amélioré, et même pire, il s'était détérioré.

Taichi s'inquiétait pour Nagase, mais également pour Inaba. Après tout, elle semblait aller de pire en pire jour après jour. Il était tout à fait compréhensible de s'inquiéter pour elle.

Cela dit, Taichi n'avait absolument rien fait. Les journées s'écoulèrent comme d'habitude. Et le vendredi suivant, lors du cours d'histoire...

C'était pourtant comme d'habitude, mais au moment où sa vue s'assombrit totalement, il eut soudain une envie extrême de vomir.

— Wuaaah !

Il se couvrit rapidement la bouche avec une de ses mains pour empêcher le contenu de son estomac de sortir.

Il n'avait pas eu le temps de confirmer « qui » il était devenu, mais il se leva immédiatement et se rua hors de la classe.

Il se dirigea en courant vers les toilettes.

Il pouvait voir des bas noirs et une jupe à ses jambes, alors il décida d'entrer dans les toilettes des filles.

Taichi se précipita dans les toilettes les plus proches pour cracher le vomi accumulé dans sa bouche, puis d'autres choses qui continuer à remonter de son estomac. À cause de l'acide gastrique, sa gorge le brûlait, et il ressentait un malaise, si intense qu'il avait l'impression qu'on lui arrachait les tripes. Même sa tête le faisait souffrir.

Il remarqua que quelqu'un était entré en trombe dans les toilettes derrière lui.

— Inaban ! Ça va ?

En entendant Nagase, il comprit qu'il était devenu « Inaba ».

— Quoi, c'est vraiment Taichi qui a pris ma place ? Ah... Sérieux ? T'es pas fichu de supporter ça ? T'as vraiment aucune volonté.

Cette fois-ci, c'était la voix agacée de « Taichi ».

(80% de chance que ce soit Inaba. Je peux pas me tromper.)

— Ouais... c'est moi... Mais... je vois pas comment on peut supporter cette douleur juste avec de la volonté...?!

Taichi « Inaba » se rinça la bouche avec l'eau du robinet tout en grognant.

Pendant ce temps, Inaba « Taichi » rassura le professeur qui s'était accouru : « Elle se sent juste un peu mal, elle se sentait déjà pas très bien ce matin. Je vais l'emmener à l'infirmerie. » Le professeur n'insista pas plus et se dépêcha de retourner en classe (sûrement parce qu'il voulait continuer son cours dès que possible).

— Iori, tu devrais retourner en classe. Je m'en occupe.

— Comme je disais... Inaban, tu devrais prendre soin de ton corps... Ça m'a vraiment fait flipper... Taichi, ça va aller ? demanda Nagase d'un air inquiet.

— .. Oh, ça va bien mieux maintenant que j'ai vomi... Peut-être que je peux retourner en cours maintenant.

— Taichi, oublie pas que t'es dans le corps « d'Inaban » là, dit-elle en lui faisant la morale.

— ... T'as raison, désolé. Après tout, je suis dans le « corps » de quelqu'un d'autre, faut que je fasse gaffe... se rendit compte Taichi de façon logique.

— Tant que c'est le « corps » de quelqu'un d'autre, hein...

Inaba « Taichi » semblait vouloir ajouter quelque chose.

— Ça m'inquiète de vous laisser gérer ça... Vous vous fichez de vos propres problèmes... Tu devrais aller à l'infirmerie et te reposer. Si t'en peux plus, ne force pas et rentre chez toi. Compris ? Des remarques ? leur dit Nagase comme pour montrer son exaspération, puis elle retourna dans la classe.

— Qu'est-ce qui lui prend ? On a l'air de tant manquer de confiance que ça ?

Inaba « Taichi » répondit au murmure de Taichi « Inaba » :

— T'as raison. Alors allons au local du club.

— ... J'ai l'impression que tu te contredis avec ce que t'as dit tout à l'heure...

Bien entendu, il n'y avait pas matière à débattre — leur destination était le local du club.

Quand ils furent sur le point de l'atteindre, leur échange de personnalité prit fin.

— ... On est revenus, marmonna Taichi à voix basse.

— Ouais, répondit Inaba.

— Qu'est-ce qu'on fait maintenant ? On devrait pas aller à l'infirmerie ? Même si on n'est pas à l'abri d'un autre échange...

Inaba craignait que les autres échangent avec elle, alors elle décida d'entrer dans le local plutôt que d'aller à l'infirmerie.

— Dans le local, on aura le contrôle de la situation... Et si c'est juste pour se reposer, le canapé fera l'affaire.

Inaba prit le repose poignet pour s'en servir d'oreiller et s'allongea dans le canapé. Même si quand elle tendait ses jambes, celles-ci dépassaient du canapé, c'était malgré tout assez confortable.

— Haha, je t'ai causé bien des soucis, Taichi. Tu devrais te dépêcher de retourner en classe.

— Oh, t'as raison... Comme si j'allais dire ça ! T'as vraiment pas l'air dans ton assiette — comment est-ce que je pourrais te laisser seule ? Et puis, même si j'avais plus cette envie de vomir, mon corps était toujours lourd et ma tête me faisait un mal de chien.

— T'as dit à Iori que t'allais bien pourtant ! Et arrête de toujours vouloir avoir le dernier mot — c'est soûlant.

— Arrête de dire que je te soûle ! Et fais en sorte d'aller mieux.

Les deux se turent un instant.

— Quand je suis dans cet état, je cause des problèmes inutiles aux autres... pas vrai ? Désolée... dit Inaba d'une voix fuyante, qui semblait larmoyante, tout en regardant le plafond.

— Non, c'est pas des problèmes inutiles... mais tu te sens pas bien, non ? Avec le timing des échanges, on n'est pas à l'abri que quelqu'un d'autre se retrouve dans ton corps... Enfin, la santé avant tout, ça n'a rien à voir avec l'échange de personnalité.

— Mmm... Ouais, répondit vaguement Inaba tout en recouvrant ses yeux avec sa main droite.

Il était rare que Taichi soit furieux.

— Dis, Inaba... il faut que tu te reposes. T'es vraiment bizarre ces derniers temps. Tu t'es évanouie l'autre jour, et aujourd'hui, ça. T'as beau dire que tout va bien et qu'on devrait pas s'inquiéter, tout le monde sait que c'est faux — on peut vraiment devenir « toi », non ? C'est vraiment inquiétant de voir que t'allais bien jusqu'ici, et que ton état s'est détérioré depuis le début de ce phénomène. S'il y a une raison, dis-nous pour qu'on puisse t'aider... Si ça n'a rien à voir avec l'échange de personnalité et que c'est juste une maladie, dis-le nous au moins, ok ? Si tu veux pas nous dire, t'es pas obligée de donner le nom de la maladie.

(Peut-être que je suis mal placé pour dire ça, mais je peux pas rester les bras croisés en la voyant dans cet état.)

— ... Arrête de gueuler. Ça me donne encore plus mal au crane.

Elle tentait encore d'éluder le problème avec une réponse sans rapport.

— Inaba, je veux t'aider.

Taichi ignorait si sa passion avait atteint Inaba, mais elle se redressa, s'assit — son corps avait beau être dans un sale état, sa posture n'en demeurait pas moins élégante — et le regarda avant de dire :

— Pourquoi tu veux m'aider...? Et je veux pas entendre que c'est parce que tu le veux ou parce qu'on est camarades.

— Oh...

C'était ce qu'il voulait dire à la base, mais après ce qu'elle venait de lui couper l'herbe sous le pied, il devait se mettre à penser rapidement à autre chose.

— ... C'est parce que tu penses toujours à nous et que tu veilles sur nous. Même si t'as souvent l'air réticente à le faire, mais dans les moments critiques, tu réponds toujours présente, alors c'est que le juste retour des choses.

(Qu'est-ce que tu dis de ça ?)

Taichi baissait les yeux en direction d'Inaba tout en pensant ça.

Hélas, son discours fut balayé du revers de la main par le rire nasal d'Inaba.

— Alors, si je vous avais pas aidé, tu voudrais pas m'aider ? Et si tu pouvais arrêter de dire des choses embarrassantes, espèce d'idiot.

— Non, je t'aiderais quand même... mais ta façon de le dire était un peu trop méchante.

— Pas du tout, dit platement Inaba, pour ne pas laisser à Taichi l'occasion de pleurer sur son sort.

— ... Hein.

Rectification : il ne pouvait que pleurer sur son sort.

— Mais pourquoi vous êtes si gentils ? Je comprendrais jamais... Si vous étiez plus « méchants », ça pourrait changer bien des choses... Non, c'est plutôt moi qui devrais changer, hein ?

Inaba exprima ses émotions comme si de rien n'était. Ses sentiments étaient la chose la plus importante aux yeux de Taichi à ce moment-là.

Puis, il se mit à penser à quelque chose.

(D'ailleurs, Inaba a déjà montré le vide de son cœur à plusieurs reprises, non ?)

Jusqu'ici, elle avait sans cesse mis en garde Taichi, mais... Non, pas que lui, tous les membres du club n'avaient pris cet avertissement que pour eux-mêmes.

Comme il venait d'Inaba, comme elle était ce genre de personne, comme elle excellait en tout, elle n'avait besoin de personne pour s'inquiéter pour elle, et parce qu'elle était toujours là pour pointer les erreurs de Taichi et les autres... Comment quelqu'un qui était capable de tirer les autres vers le haut pouvait avoir une personnalité aussi stéréotypée ?

Taichi commença lentement, la voix tremblante :

— Inaba... Ça va... aller ?

— ... De quoi ? Si tu parles de mon corps, j'ai juste besoin d'un peu de repos.

— Pas ça... Je parle de l'état dans lequel on s'est retrouvés à cause de ce phénomène.

(Peut-être que j’ai donné l’impression de crier mon désespoir d’un air grave ?)

Pour lui, Inaba détendit soudain son visage.

C'était un sourire extrêmement tendre, gentil, chaleureux, imperturbable, apaisant et gracieux.

Bien qu'elle montrait effectivement ses émotions, l'impression habituelle qu'elle dégageait était comme si elle se cachait derrière un masque. En gros, ses changements d'émotion se faisaient sous la surface. Mais, l'Inaba actuelle exposait ses véritables sentiments, qui étaient emplis d'insécurité. Peut-être qu'il y avait encore plein de choses à remarquer chez elle.

Et c'est alors qu'elle dit :

— ... Comment ça pourrait aller ?

En effet.

Oui, ce qu'Inaba avait dit contenait également un conseil à l'attention de Taichi et les autres.

(Mais peut-être qu'elle voulait montrer son côté fragile ? Est-ce qu'elle essaye de dire que c'est à cause de sa clairvoyance qu'elle s'est retrouvée dans cet état ?)

(Inaba a dit une fois que la situation était sans espoir.)

(Autrement dit, ça veut dire que c'est ce qu'elle ressentait ?)

Mais même après l'avoir écoutée, Taichi n'était toujours parvenu à aucune conclusion. C'était seulement maintenant qu'Inaba était mal en point que Taichi était parvenu à voir à travers l'illusion de son apparente défense impénétrable.

Inaba avait raison. L'idiot qui aimait se sacrifier qu'il était était trop ignorant. Elle s'était retrouvée dans cet état à cause de l'échange de personnalité, mais aussi parce qu'elle n'avait pas reconnu ses camarades de club à leur juste valeur.

Elle était plus intelligente que les autres, mais comme ils en étaient conscients, personne ne lui avait laissé une chance de montrer son côté fragile.

À ce moment-là, le visage d'Inaba montrait de la surprise.

— Attends... ce que j'ai dit compte pas... Laisse tomber.

(Qu'est-ce qui compte pas ?)

— Non... ce... ce que je voulais dire par « comment ça pourrait aller », c'est que cette situation est vraiment problématique, je parlais pas spécifiquement de mon cas.

En voyant Inaba, qui se cherchait des excuses alambiquées pour se défendre, Taichi comprit à quel point il avait été cruel avec elle.

— C'est parce que c'est toi qui as le plus souffert de ce phénomène, pas vrai ?

(Comment est-ce que je pourrais prétendre être son ami alors que j'avais même pas remarqué ça ?)

Les genoux de Taichi se tordirent gauchement et il s'assit faiblement sur le sol.

— On dirait... que la situation empire d'heure en heure... Ah. Quel manque de pot ! C'est vraiment pas mon jour... Il a même fallu que je dévoile mes points faibles à « l'ennemi ».

Inaba se rongeait les ongles nerveusement.

— Tu me considères... comme un « ennemi » ?

— Non, c'est pas ce que je voulais dire, mais...

Inaba s'arrêta et ses yeux bougèrent d'avant en arrière, témoignant une grande hésitation.

Bien qu'elle essayait de dire tout ce qu'elle avait sur le cœur, elle ne tenait pas à exposer ses sentiments si ouvertement.

— Vous êtes les personnes les plus importantes au monde à mes yeux. Et c'est pour ça que vous êtes également mes pires « ennemis ».

Peut-être que c'était la première fois qu'elle révélait quelque chose qu'elle ne voulait pas que les autres sachent. La porte menant au cœur d'Inaba s'ouvrait peu à peu. Le sens du mot « ennemi » pour elle était...

— Qu'est-ce que...

— Le sujet est clos, dit explicitement Inaba, claquant la porte menant à son cœur.

— T'en as déjà trop dit... Tu devrais pas t'enfuir comme ça, Inaba. Bah, vu que t'as admis qu'on était tes amis et que t'es prête à me raconter tout ça, tu pourrais au moins me laisser partager une partie de ta peine. J'ai pas envie de voir une amie souffrir autant !

— Alors ferme les yeux.

— Je vois pas ce que ça changerait.

(Inaba a vraiment l'intention de continuer à endurer la douleur toute seule ?)

Taichi ne pouvait cautionner une telle décision. Il connaissait déjà la vérité.

(Fermer les yeux, fuir les problèmes ou tenter de les éviter — à quoi bon ?)

(Vu l'existence du problème, on doit nous-mêmes l'accepter tel qu'il est et y faire face. C'est la seule façon d'aller de l'avant.)

(C'est ce qu'on devrait faire.)

Taichi posa ses mains sur ses genoux et se leva.

— Les gens incapables de comprendre la douleur des autres sont indignes d'être qualifié d'ami.

Le visage d'Inaba se déforma comme si elle allait fondre en larmes.

— Mais si je m'explique... alors tout sera fini et...

— Je sais pas ce qui se cache derrière tout ça, mais je suis sûr que ça sera la fin de rien du tout. Arrête de mépriser les autres, Inaba.

À ce moment-là, Taichi avait vraiment l'impression d'avoir affaire à une fille de son âge.

Elle était forte, mais avait à la fois un côté fragile.

— Comment tu peux être si sûr de toi... Vous et moi... on est différents, complètement différents...! Et puis, c'est... inutile.

Inaba, visiblement troublée, se mit à trembler et s'agrippa alors au cuir du canapé si intensément qu'il était sur le point d'être arraché. Si elle venait à forcer encore plus, ses doigts tendres et blancs risquaient de voler en éclat.

(Est-ce qu'on peut vraiment se contenter de ça ?)

(Peut-être bien... Mais, il faut qu'on aille de l'avant. Si on trouve pas la raison derrière les agissements d'Inaba, on pourra jamais trouver de solution. Même si ça signifie être blessé, je suis prêt à être le premier sur la ligne de départ.)

Puis, avec un regard littéralement sans peur, il dit :

— Inaba, il n'y aura absolument aucun problème. Laisse-moi te sauver.

Pouvait-on être considéré comme le dernier des imbéciles parce qu'on disait des choses infaisables ? Mais après cet aveu, Taichi savait qu'il était un peu plus proche de la vérité.

Inaba regarda Taichi, avant de serrer ostentatoirement le poing et de taper sur le mur, comme pour essayer de se faire mal.

— Comment tu peux dire qu'il y aura aucun problème alors que tu sais pas de quoi il en retourne ? Je comprends pas du tout... Bon, ok, je vais t'expliquer.

Les yeux d'Inaba étaient forts et perçants — à tel point qu'on pouvait sentir la haine en elle.

(Il n'y aura aucun problème, j'en suis convaincu.)

— J-Jamais je pourrais vous faire confiance, dit-elle, de façon inattendue. L'échange de personnalité... autrement dit, cela veut dire que le « corps » et donc son image sont récupérés par quelqu'un d'autres. Tu comprends ce que ça implique ?

Les paroles agressives d'Inaba firent reculer Taichi.

— Pendant un échange, que ce soit un crime ou autre, toute la responsabilité de tout ce qui a été accompli est portée par le propriétaire du corps en question. Tu peux faire ce que tu veux et mettre toute la responsabilité sur le dos d'un autre. Tu peux tuer, voler ou violer sans avoir à en assumer les conséquences.

— Mais... si quelqu'un fait ça, ça va causer de gros problèmes au propriétaire du corps.

— Qui en a quelque chose à foutre des autres ? l'interrompt de façon glaciale Inaba. Peut-être que je suis allée un peu loin sur certains crimes, mais si on échange de corps alors qu'on se trouve chez nous, on pourrait très bien se mettre à fouiller la maison et récupérer des secrets ou voler de l'argent, non ?

— Oui... ça pourrait arriver...

— Je peux pas m'empêcher de vous imaginer en train de le faire. Qu'est-ce qu'on fait à mon corps quand il est possédé ? Ça me travaille tellement que j'arrive plus à fermer l'œil de la nuit.

Les cernes sous ses yeux semblaient plus profonds et visibles qu'avant.

— Et le pire dans tout ça, c'est que je me déteste à cause de toutes ces pensées. J'ai l'impression que je ferais mieux de mourir... Je sais que vous êtes mes amis et que vous feriez jamais ça, mais... vraiment. Peut-être que ça peut paraître bizarre, mais j'espère que tu me comprends... Hélas, penser et croire sont deux choses différentes. Même si je pense pouvoir comprendre, je peux pas m'empêcher de croire que ça pourrait arriver. Alors à chaque fois que je retourne dans mon corps après un échange, je vérifie qu'il ne s'est rien passé de tout ça. J'ai peur... de te montrer cette facette immonde de moi.

Le monologue d'Inaba continua comme si elle ne pouvait plus s'arrêter.

— Je pensais que les humains avaient tous plus ou moins cette facette. Que même si leur expression disait aux autres qu'ils leur faisaient confiance, mais qu'en réalité, il y avait une part de scepticisme en eux. Mais, après le début des échanges de personnalités, j'ai compris que vous aviez vraiment confiance aux autres, moi compris. Vous avez pas l'air d'avoir peur du tout... Alors que moi...

Ce n'était pas qu'elle refusait de croire, mais plutôt qu'elle n'y arrivait pas. Elle voulait qu'on lui fasse confiance autant qu'elle le fasse en retour, mais elle n'y arrivait tout simplement pas. Bien entendu, Taichi ne pouvait qu'imaginer ce qu'elle pensait, mais rien que ça faisait déjà bien assez mal. Cela devait vraiment être une torture pour elle.

— Mais, Inaba... malgré tout, on te détestera jamais.

(Exactement. Même si elle pense comme ça, ça change pas le fait qu'elle est Inaba...)

— Même si vous n'allez pas me détester du jour au lendemain, rien ne sera plus jamais comme avant, non ?

— Eh bien...

— Du moins, pour moi. Je suis pas assez folle pour dire à ceux qui croient en moi, « je ne vous fais pas confiance » et me comporter comme si de rien n'était.

Peu importe ce que Taichi et les autres pensaient, si Inaba disait que c'était ce qu'elle croyait, alors il n'y avait aucun moyen de la sauver.

Inaba se mit à prendre de profondes inspirations, avant de poser sa main sur sa poitrine, comme si elle avait besoin de se préparer.

— Je ne fais confiance à absolument personne, pas même à ma famille. Alors tout le monde est mon « ennemi ». Et vous êtes mes pires « ennemis », parce que peut-être... que sans mon tempérament, vous me feriez confiance plus que n'importe qui d'autre... Si je me méfie de tout le monde, alors peut-être que tout ira mieux. Et malgré ma méfiance, ça ne veut pas dire que je les déteste non plus. Je pense que si je peux me comporter comme tout le monde et bien m'entendre avec les autres, alors tout ira bien... Mais du fait de mon indécision, je souffre toujours chaque jour qui passe.

— Ah... Ah ! finit par dire Taichi, ce qui fit éclater de rire Inaba.

— Alors...

Taichi était sans voix. Comme si elle s'en était rendu compte, elle courba délibérément le coin de sa bouche vers le haut. C'était un sourire qui fut immédiatement empli d'un sentiment de mélancolie.

— En plus de ça, t'auras beau chercher, tu trouveras jamais le moyen de me sauver... Parce que j'ai toujours été comme ça.

S'engouffrant dans une drôle de direction, Inaba continua à parler effrontément.

— J'ai pas de traumatisme comme Yui ou Iori... Il arrive souvent que les personnages d'une histoire soient pessimistes à cause de terribles expériences par le passé, pas vrai ? Quand on voit ça, on a tendance à compatir avec eux. Mais de mon point de vue, ils devraient s'estimer heureux parce qu'au moins, ils ont une bonne raison d'être comme ça. Si c'est à cause de leur traumatisme, ils peuvent encore être sauvés, parce qu'on peut encore trouver un moyen de les guérir — c'est aussi simple que ça. Par contre, comment est-ce qu'on fait quand il n'y a justement pas de traumatisme ? La raison étant qu'ils sont nés comme ça. Du coup, on ne peut rien pour eux. Après tout, ils sont nés avec leurs problèmes. Le seul moyen de corriger ça, c'est de les transformer en quelqu'un qu'ils ne sont pas... Tu penses pas que ça serait pire que tout ?

» Je crois pas être l'héroïne d'une tragédie, dit Inaba tout en balançant sa main devant son visage.

» Ce que je vais dire se base énormément sur mon avis personnel. Je pense qu'en réalité, la plupart des gens n'ont pas de traumatismes précis et dramatiques dignes d'en faire un roman. Bien entendu, je dirais pas qu'il n'y a pas d'influence externe sur moi, mais la majorité des gens n'ont pas eu tant d'expériences horribles que ça, c'est juste qu'ils sont nés comme ça. Si ça avait été une histoire, l'auteur aurait fait en sorte de préparer un moyen d'y remédier, de montrer les raisons derrière les obstacles et mélanger tout ça pour faire une belle histoire. Mais en fait, je pense que la plupart des traumatismes du monde réel n'ont pas de remède, et sont des « histoires qui n'ont pas pu en devenir ». Il existe peu de cas de guérison dans ce monde... Dans un certain sens, peut-être que ton sens du sacrifice est également incurable. T'as toujours été comme ça ?

Selon sa théorie, les choses deviennent ce qu'elle avait dit. Les choses comme les sauvetages ou les guérisons étaient rares.

Et puis, Taichi était également...

— Tu as raison... Il n'y a aucun remède pour ceux qui n'ont pas de traumatismes.

Kokoro p221.png

Taichi ne pensait pas que ce qu'avait dit Inaba était foncièrement faux, mais — cela ne voulait pas non plus dire que c'était vrai.

Non, c’était plutôt qu'il ne voulait pas croire que c'était vrai, parce que si c'était le cas, ce monde allait devenir trop superficiel.

Puis, Taichi se souvint soudain de quelque chose.

(Si je dis ça, elle se mettra peut-être en rogne.)

Même s'il avait ses propres doutes, Taichi décida malgré tout de continuer parce qu'il savait que peu importe l'issue, il se devait d'aller de l'avant.

Après tout, Taichi avait demandé à Inaba de parler en toute franchise de tout ce qu'elle tentait désespérément de cacher — même après s'être évanouie. Par conséquent, il devait assumer ses responsabilités.

— C'est parce qu'en fait, il n'y a pas besoin d'être sauvé, non ?

(Est-ce que je suis trop optimiste ?)

— Ah ?

Inaba plissa les yeux et regarda Taichi avec un air surpris.

— Comme je l'ai dit, je pense que si on est nés avec ce genre de personnalité, c'est pas vraiment un problème, si ?

En effet, parce que c'était une personnalité que Dieu avait décidé de conférer aux humains depuis leur naissance.

À ce moment-là, Inaba ne parvint pas à comprendre ce qu'il sous-entendait, mais comme Taichi s'y attendait, ce qu'il avait dit sembla immédiatement la mettre en colère.

Colère — son corps tout entier semblait empli de cette rage noire à cet instant précis.

— Oh... Donc comme ça, tu dis que c'est pas la peine de se faire du mouron pour ces futilités, c'est ça ? Et qu'en plus, les gens qui iraient jusqu'à tomber dans les vapes à cause de ça ne sont que des idiots.

Taichi sentit un miasme d'une puissance qu'il n'avait jamais rencontrée de toute sa vie.

— J-J'ai pas dit un truc « aussi » méchant, si ?

Il avait envie de céder.

Mais il devait y faire face.

Ce monde n'était pas assez naïf pour qu'on puisse gagner sans risque de se blesser.

— Mais, peut-être qu'au final, y'a de ça, oui.

— Taichi !

Inaba se leva, fit un grand pas en avant et saisit Taichi par le col.

Encerclés par de longs cils sensuels, ses petits mais longs yeux brûlaient d'émotion. Bien que ses lèvres étaient pâles, ses joues étaient toutes rouges. L'expression de son visage, ne dissimulant aucune de ses émotions, accompagné de son intrinsèque beauté, dégageait une incroyable énergie malgré l'état dans lequel elle se trouvait.

Jusqu'à maintenant, Taichi avait unilatéralement pensé que la facette cachée d'Inaba était aussi forte que la façade, mais en réalité, c'était bien différent. Il savait que même si c'était Inaba, elle avait un côté fragile.

Son cou était serré si fortement qu'il avait du mal à respirer, mais il n'y prêta aucune attention et se remit à parler.

— Ou plutôt... qu'est-ce que... ça peut faire que tu sois comme ça ?

Inaba parut abasourdie.

— Non... C'est déprimant que tu veuilles pas nous faire confiance, mais je pense que t'es pas obligée de te changer juste pour cette raison... Je pense que tout le monde devrait s'accepter tel qu'il est... Même si ça veut dire que nos relations s'en retrouvent changées.

Le cou de Taichi fut tiré encore plus fermement.

— Ce genre de personne... si ça avait été moi, je l'aurais pas accepté...!

Inaba arborait un regard tordu de douleur comme si elle s'enfonçait dans le désespoir.

Alors Taichi lui dit sans détour :

— Moi, si.

Ses mains se détendirent.

— Que... Qu'est-ce que tu racontes...

— Comme je l'ai dit, je t'ai déjà acceptée telle que tu es ? Alors... Nagase, Kiriyama et Aoki aussi. Tout le monde t'acceptera, il faut juste essayer, ok ? Comme ça, t’arrêteras de souffrir. Et puis, si tu peux changer d'attitude avec une telle détermination, t'aurais également aucun mal à trouver un moyen de te défendre, non ? Comme ça, tout sera réglé.

— T-T'es débile ou quoi ? Comme si c'était si facile que ça ! cria Inaba plus surprise qu'énervée.

— Mais peut-être bien que si.

— Que... mais c'est trop risqué... comment est-ce que je pourrais ?! Et si jamais ils me rejetaient, qu'est-ce que je deviendrais ?

En vérité, la bonne réponse serait « il te faudra vivre avec ».

Et pourtant, Inaba avait directement demandé son avis et son aide malgré son habituelle assurance. Taichi croyait qu'il devait trouver un moyen de la sauver. Mais il n'avait rien pu trouver de transcendant.

— Il te restera moi, ça te suffit pas ?

— Quoi...!

Inaba resta sans voix, et dans le même temps, elle fit deux pas en arrière.

— Tu... tu dis vraiment ces trucs sans réfléchir...? C'est ton instinct...?!

Inaba écarquilla les yeux comme si elle avait vu un extraterrestre.

Mais Taichi se disait qu'il n'était pas nécessaire d'être aussi choquée.

— En gros, il faut d'abord que tu commences par t'accepter telle que tu es. Et personne ne pourra t'aider pour ça.

(On a beau vouloir changer, le premier pas, c'est de s'accepter soi-même.)

— ... J'en reviens pas que Taichi me donne des leçons.

Inaba refit quelques pas en arrière, et quand ses jambes rencontrèrent le canapé, elle s'assit en s'effondrant dessus. Elle s'allongea dans la foulée et cacha son visage dans ses bras.

C'était la première fois que Taichi la voyait vraiment sans défense à tous les niveaux.

Taichi se dit qu'il devrait la laisser se reposer, et s'assit sur une chaise.

Il sentait qu'ils allaient devoir manquer le prochain cours également.

Il y avait plusieurs centaines d'élèves qui allaient dans ce lycée. Et dans cette pièce, se trouvaient seulement deux personnes, alors c'était extrêmement relaxant. Bien que Taichi n'en connaissait pas la raison et ne saurait l'exprimer avec des mots, il aurait aimé qu'Inaba partage le même sentiment que lui.

À ce moment-là, Inaba bondit subitement du canapé.

— Oui... mais non, ça marchera pas !

— Pourquoi ?

— Je l'ai déjà dit... je peux pas dévoiler ma pire facette aux autres. Quoi que je fasse, je ne vois qu'un échec au bout.

Inaba recouvrit son visage et baissa la tête. Son habituelle arrogance et confiance avaient disparu.

— Mais, ça me dérange pas, moi...

— Projeter ce que tu penses sur les autres est bien trop difficile.

(... C'est moi ou elle me traite de taré là ?)

(Bon, que faire maintenant...)

À ce moment-là, Taichi eut une autre idée.

— ... Dis, Inaba, selon moi, si quelqu'un pense que dévoiler son secret est la fin de tout, c’est peut-être parce qu'ils ont tendance à en faire toute une montagne.

— Tu parles d'un réconfort...

— Alors j'ai décidé de te raconter un secret que je voulais à la base emporter avec moi dans ma tombe.

— Hein ?

Inaba était visiblement abasourdie pour la nième fois aujourd'hui.

— S'il venait à s'ébruiter, ce secret pourrait profondément perturber ma vie lycéenne. En fait, cela reviendrait à me condamner à mort socialement ou à perdre mon statut d'être humain. C'est un secret tellement dangereux que j'en tremble rien que d'y penser...

(J'ai dit ça sans détour, mais j'ai pas pu empêcher ma voix de trembler.)

(Est-ce que j'ai bien fait de suivre ce chemin ? Si j'échoue, cela se terminera mal, et ça sera pas drôle à voir.)

Même s'il était trop tard pour faire marche arrière, Taichi se mit à se sentir faillir.

— ... Au fait, à quoi bon me révéler ton secret... t'as l'intention de me dire « je t'ai dit mon secret, à ton tour...? »

— Exactement.

Inaba se leva, le visage en colère, avant de foncer vers Taichi.

— Aïeuh !

Elle avait poussé farouchement la table !

— Ouah !

La longue table heurta Taichi à l'abdomen !

(Qu'est-ce qui lui prend ?)

— Mais qu'est-ce que t'as dans la tête ?!

Ce cri aurait pu paralyser n'importe qui en un instant.

— ... Tu cries trop fort, Inaba. Et même s'il y a une certaine distance entre ce bâtiment et le principal, y'a des élèves en cours là...

Inaba tapa sur la table avec son poing.

— Ah ! Comment dire, y'a tellement de choses qui me foutent en rogne, alors j'ai accumulé pas mal de stress là. C'est juste que c'était la goutte d'eau.

Ses yeux sadiques brillaient de mille feux.

— Alors vas-y, raconte-moi ton secret...!

Un sourire amer se dessina sur son visage. C'était donc son véritable visage... Peut-être était-il préférable qu'elle ne soit pas fidèle à elle-même ? Taichi voulait vraiment croire que son instinct se trompait.

— Bon... tu dois me promettre que tu seras également honnête avec les autres...

— Accouche, et ensuite je déciderai. Et puis, je t'ai déjà dévoilé une partie de mes secrets.

Taichi déglutit nerveusement. Franchement, révéler son secret était bien trop dangereux.

Parce que c'était un sujet tabou à ne jamais aborder avec les filles.

Taichi voulait s'enfuir à grandes enjambées... Mais, il parvint à se convaincre de faire le premier pas.

(Commençons par résoudre le problème qui se présente. Je me fiche de ce qui peut se passer après.)

— Alors... je suis prêt à le dire maintenant...

(C'est la première fois que je suis aussi nerveux de toute ma vie. Mon corps tout entier est engourdi. J'ai l'impression que je vais recracher tout le contenu de mon estomac.)

Taichi ignorait si Inaba était choquée par son inhabituelle apparence, mais il vit un visage crispé, prêt au combat.

Il se prépara mentalement.

— Un jour... je... je me suis masturbé en pensant à toi.

Le temps s'arrêta.

L'air de la pièce s'était figé comme si la température avait atteint le zéro absolu.

Le corps de Taichi ne pouvait pas bouger d'un pouce. S'il le faisait, l'air allait fondre et se répandre. Il voulait qu'Inaba ne réagisse pas tout de suite.

Mais le temps ne pouvait pas s'arrêter indéfiniment.

— ... Comment ça... De quoi tu parles exactement ? demanda Inaba.

— ... Bah, je me suis branlé quoi... Pas besoin de te faire un dessin, si ?

— Oh... Ah bon ? Je vois... alors tu t'es servi de moi comme... alors ça veut dire que Iori et Yui aussi...?

... Même si ses tripes le brûlaient comme si on les lui arrachait, Taichi n'avait pas d'autres choix que d'acquiescer pour l'admettre.

— Sérieux ? Alors Taichi se sert des filles de son âge comme ça, hein...

Avec un ton calme et l'esprit méthodique, Inaba était l'être vivant le plus effrayant qui n'ait jamais existé sur cette planète.

— ... Tu m'as bien eue... Ha ! Hihihi, gahahahaha !

Inaba se tint l'estomac et éclata de rire. Elle riait tellement fort qu'elle avait du mal à respirer, tout en étant assise de travers sur le canapé et en tapant du poing dessus.

— Ah... Hé... Je le fais rarement ! Et je l'ai quasi jamais fait... Tu m'écoutes ?

Bien que Taichi ne s'était pas regardé dans le miroir, il savait qu'il était rouge comme une tomate.

— Ah~hahaha... Ah... J'en ris tellement que j'ai mal aux côtes... Hihihi.

Inaba finit par arrêter de rire. Elle essuya ses larmes et haleta comme si elle sortait d'un marathon.

Elle se frotta à plusieurs reprises les yeux et respira profondément. Malgré ça, elle ne semblait pas avoir suffisamment ri et avait des rechutes quand elle y repensait. Mais au final, elle se calma tant bien que mal.

Puis, elle s'écria d'un ton rempli de dégoût, de désapprobation et de mépris :

— Per23:57, 11 June 2017 (CEST)~~vers !

Ce mot avait l'effet d'une grande coupure incisive faite à la hache.

— Sale pervers, cochon, taré, psychopathe, merde, vermisseau, animal, fumier !

Chacune de ces attaques verbales transperçait littéralement le cœur de Taichi.

— ... Argaaah...

Il ne pouvait même plus s'exprimer comme un être humain.

(Je suis fichu. Cette méthode était vraiment...)

— Mais...

À ce moment-là, le regard froid d'Inaba se détendit comme si elle était satisfaite.

— ... Qu'est-ce que ça peut faire ? dit-elle en souriant. Non, je devrais plutôt dire que... vu que t'es en pleine puberté, c'est tout à fait normal. Au fait, t'as un sacré cran pour révéler un truc pareil... Si tu t'y prends mal, ça peut être direction prison... Avec moi, c'est pas grave. Alors évite de dire ça aux autres filles, pigé l'idiot ?

— Comme je l'ai dit... ce secret que je cachais jusqu'ici est maintenant mon plus grand danger ! Et je peux le dire qu'à toi.

— Qu'à moi, hein ? C'est censé me faire plaisir ? Au fait, c'est tellement débile ! Dévoilé ce secret était débile. Penser que le dire à quelqu'un et que tout ira bien est débile. L'entendre et se dire que c'est pas grave est également débile... et la chose la plus débile, c'est que ça m'a touchée...

Inaba leva les yeux au ciel, en essuyant ses larmes comme pour dire « je ne dois pas pleurer ». Malgré ça, elle s'y était prise un peu tard, alors elle ne pouvait que frotter en continu ses yeux avec le col de sa chemise.

— C-C'est pas ce que tu crois ! C'est juste parce que j'étais morte de rire à l'instant !

(T'es une gamine ou quoi ?)

Mais il réalisa qu'elle était, en fait, une enfant... C'était toujours une enfant.

(Alors il y a tant de fois où on souffre le martyr. On peut pas toujours parler de nous-mêmes. Des fois, il faut que quelqu'un vienne à notre rescousse. Mais, ça ne changera sûrement jamais, même quand on sera devenus adultes.)

— Bah, je pourrais dire qu'en tant que fille, tu pourrais utiliser un mouchoir.

Taichi se mit à côté d'elle et lui en tendit un.

— .... À quoi tu joues... Tu fais que des trucs débiles... T'as l'intention de me faire aussi craquer pour toi, c'est ça...?


Ils voulaient le faire dès que possible alors ils appelèrent rapidement les autres membres du CRC.

Ils avaient décidé d'organiser une réunion dans le local pendant la pause déjeuner.

En attendant, Inaba, dont le visage était rouge comme une tomate, dit à Taichi, « Oublie que j'ai pleuré et toutes les bêtises que j'ai pu dire ! Si tu tiens à la vie, bien entendu~ ! » Elle incitait fortement Taichi à tout oublier.

Après ça, la sonnerie de l'école indiqua la fin du quatrième cours, ce qui marquait également le début de la pause déjeuner...

— ... Voilà toute l'histoire.

Inaba avait raconté tous les secrets qu'elle cachait et ses angoisses à Nagase, Kiriyama et Aoki. Bien qu'elle s'était enfuie jusqu'ici, elle restait toujours Inaba. Quand elle était déterminée, elle était capable de tout sans détour.

Malgré tout, elle n'arrivait pas à se débarrasser de sa gêne et de sa peur. Ses jambes tremblaient légèrement pendant qu'elle parlait.

« Je sais que ça va aller. Je l'ai dit après tout. Même si Inaba est ce genre de personne, ces trois-là l'accepteront » croyait dur comme fer Taichi, tout en observant minutieusement leur réaction comme s'il priait.

(Si tout se passe pas comme prévu, et dans le pire des cas, comment est-ce que je vais pouvoir me faire pardonner ? Non, avant ça, qu'est-ce que va devenir le Club de Recherche Culturelle ?)

(Mais, si c'est eux, je suis sûr que...)

Les trois restaient silencieux (parce qu'Inaba leur avait demandé). La première personne à se manifester fut Nagase.

— Inaban, en gros, tu veux dire que...

Elle se tut.

Inaba tremblait nerveusement.

(Comment Iori va réagir après avoir entendu toute mon histoire ?)

— ... t'aimes t'inquiéter, c'est ça ?

Ce fut... impensablement inattendu.

— J-J'aime m'inquiéter...? Iori, t'as écouté ce que j'ai dit... c'est pas un problème que tu peux résoudre comme ça... murmura Inaba, abasourdie.

Puis, ce fut au tour de Kiriyama de parler.

— Je peux comprendre. Je suis pareille. Après être retournée dans mon corps suite à un échange avec Aoki, la première chose que je fais, c'est vérifier chaque centimètre carré de mon corps et ensuite, je vérifie que j'ai rien perdu dans mes affaires.

— Je suis meurtri ! Ce que tu viens de dire m'a littéralement crucifié ! Pourquoi que quand c'est moi ? Et Taichi alors ?

Kiriyama répondit, « Chut ! Je me base sur le comportement de chacun », et écrasa Aoki avec une puissante voix.

— Ce... C'est tout ce que vous avez à dire...?

— Hmm... ta façon de penser était un peu surprenante — genre les crimes et tout. Mais t'en fais pas, j'ai une conscience, une éthique et des valeurs, alors je ferais jamais ça. Je suis le genre de personne à jamais traverser au rouge !

Kiriyama bomba le torse de fierté, tout en faisant une pose en adéquation avec.

Bien qu'il y avait des désaccords entre eux, après avoir discuté, ils savaient que Kiriyama avait un problème similaire. Elle n'avait également pas renié la façon de penser d'Inaba et l'avait naturellement accepté.

— Et puis, Inaba fait confiance à personne, c'est pas que moi ! dit Aoki.

Inaba marmonna comme si elle était tombée dans le désespoir :

— Est-ce que c'est vraiment important ça...?

— C'est le plus important. Le reste, on s'en fiche !

Aoki était même certain que ce n'était vraiment pas important.

Telles furent les diverses réactions des membres du Club de Recherche Culturelle.

— Alors, ce que j'ai envie de te dire Inaba, c'est que — le plus important...

Nagase utilisait un ton anormalement formel avant, pour attirer l'attention de tout le monde, de dire :

— ... de se dépêcher de retourner en classe chercher son déjeuner.

Elle avait soulevé une boîte à carreaux rouges et blanc et l'agitait devant son visage, avant d'arborer l'expression la plus sérieuse de la journée. Elle, Iori.

— Oui, c'est vrai.

— Ouais.

Kiriyama et Aoki acquiesçaient de concert.

— Ok, c'est décidé alors. Bon, allez-y ! Taichi, toi aussi ! Je commence à crever la dalle !

Nagase donna une pousse dans le dos d'Inaba et Taichi et les força à sortir du local. Dans le même temps, Nagase avait murmuré quelque chose à l'oreille d'Inaba que Taichi ne put entendre.

Peut-être était-ce parce qu'elle n'était pas en pleine possession de ses moyens, mais Inaba sembla perdue pendant qu'elle était poussée hors du local. Puis, elle se remit à parler sur le chemin.

— Comparé au déj, mes inquiétudes, alors qu'elles m'ont presque anéantie, sont moins importantes, c'est ça ? C'est vraiment abusé, non ?!

Elle avait raison.

Néanmoins, vu leur différence de point de vue, peut-être que ses inquiétudes n'étaient pas fondées. Après tout, quelque chose comme « la vraie personnalité de quelqu'un » ne méritait pas autant d'attention.

— Ah, je me sens stupide... Tous ces problèmes qui me torturaient l'esprit et toutes ces choses embarrassantes auxquelles j'ai pensé...

Si c'était comme elle le pensait, les problèmes qui la hantaient devaient maintenant lui paraître futiles.

(Tout ira bien...)

— ... Enfin, passons. Après tout, j'ai pu obtenir un secret qui me permettra de te mener par le bout du nez.

... Alors qu'Inaba avait réussi à passer à autre chose, Taichi en était incapable.

— Dis... Inaba, si possible, j'espère que tu pourras graver ça dans un coin de ta tête... Non, tu ferais mieux de tout effacer de ta mémoire...

— Non.

(... On dirait que mes journées restantes en tant que lycéen ne pourront se passer correctement qu'en lui obéissant au doigt et à l’œil.)

Ah... Taichi soupira comme s'il était sur le point de s'effondrer. Inaba explosa de rire tout en lui donnant une tape dans le dos.

Après ça, elle s'arrêta et posa légèrement sa main sur l'épaule de Taichi.

— J'oublierai jamais, mais par contre, je vais te raconter un petit secret. Comme ça, on sera quittes.

Inaba s'approcha de Taichi et se pencha vers son oreille.

Un doux parfum de miel émanait de son corps.

— Moi aussi, je me suis déjà masturbée en pensant à toi, dit-elle tout en exhalant un doux et tiède souffle.

— Qu'est-ce... que...

Du fait de la honte, l'inquiétude et la peur, Taichi fut pris de panique.

(Autrement dit, ça veut dire que... cette chose... deviendra ça... deviendra ça... c'est ce qui s'est passé...)

Comme si elle s'amusait de son malaise, Inaba continua à glousser.



Chapitre 9 : Un aveu et l'arrivée de la mort[edit]

— Au fait, qu'est-ce qui se passe entre toi et Iori ?!

En arrivant à l'école ce matin-là, Inaba s'était complètement remise après le weekend. Elle semblait même en meilleure santé et forme qu'avant, au point de donner la migraine à Taichi.

— R-Rien de spécial, vraiment.

Même après les révélations d'Inaba, il n'y avait pas eu beaucoup de changements au Club de Recherche Culturelle.

Et puis, récemment, tout le monde avait commencé à développer une forme d'immunité à l'échange de personnalité. Il n'y avait pas de problème particulier même après un échange. Bien qu'ils étaient toujours nerveux quand ça arrivait et qu'ils savaient que des mines pouvaient exploser à tout moment, ils avaient toujours une certaine forme de flegme.

Était-ce ce qu'attendait « Pois de cœur » ? Le cas échéant, cela voulait-il dire que ce phénomène allait encore durer un certain temps. Si non, qu'allait-il se passer ?

Nagase était la seule personne pour laquelle Taichi s'inquiétait.

— Après m'avoir raccompagnée chez moi l'autre jour, vous avez beaucoup discuté, pas vrai ? Alors je pensais qu'il y avait peut-être eu des changements depuis, et j'ai attendu... Au final, il s'est rien passé ! Merde. Y'a que tes désirs sexuels qui ont passé le test ?

— Inaba, si tu pouvais éviter de parler de désirs sexuels de bon matin, merci. Et j'ai l'impression que quand tu parles de ce sujet, tu risques de dévoiler « ce secret » sans le vouloir. Alors, merci de parler d'autre chose !

Mais elle ne l'entendait pas de cette oreille.

— Tu devrais savoir que Nagase est en danger extrême.

— Hmm... Oui, je sais... En fait, comment tu sais ça ?

— Parce que Iori et moi, on a nos petits secrets. Le moment venu, je t'en parlerai peut-être. Mais on s'en fout pour de ça. Tss, en fait, j'ai pas envie de le faire, mais j'ai plus le choix maintenant... Je vais devoir me servir de cette thérapie de choc !

Une thérapie de choc que même Inaba était réticente à l'utiliser — elle devait être vraiment brutale... Taichi ne voulait même pas y penser.

□■□■□

Pendant la pause déjeuner dans un endroit isolé de l'école, il y avait un certain nombre de silhouette se faufilant derrière le Bâtiment Est. Du fait de sa position géographique stratégique, c'était (soi-disant) devenu le lieu prisé des déclarations d'amour.

Tout d'abord, se cachant derrière les buissons, il y avait dans l'ordre Taichi, Inaba et Nagase. Devant eux, se trouvaient Yui Kiriyama et Yoshifumi Aoki qui s'étaient donné rendez-vous.

— Inaba... D'où est-ce que t'as obtenu cette info...? demanda Taichi en se baissant à Inaba qui était à ses côtés dans la même position.

— J'ai découvert par hasard quand j'ai échangé avec Yui récemment... Ah, et c'était pas volontaire ! C'est parce qu'Aoki a envoyé un message à ce moment-là. J'ai pas pu m'empêcher d'y jeter un œil.

— N'empêche, tu devrais pas te servir de ce que tu sais pour ça... genre, tu devrais faire semblant de pas l'avoir vu...

— Chaque information en ma possession est comme un trésor ! Bien sûr, je pourrais pas le faire quand c'est du bon sens, et je le ferais pas. Mais ici ça n’a rien à voir... Je suppose.

— Si ça a aucun rapport avec le bon sens, alors qu'est-ce qui en a ? Et puis, qu'est-ce que tu supposes ?

— Chut. Ils ont commencé à parler !

Nagase les interrompt dans leur débat.

Elle et Taichi avaient quasiment été traînés ici par Inaba, mais quand Kiriyama et Aoki arrivèrent, Nagase retrouva sa bonne humeur et observa passionnément ce qui allait se passer.

— Qu'est-ce qui se passe... et pourquoi tu m'as fait venir ici ? On est dans la même classe et dans le même club. On aurait pu discuter n'importe où, non ? Je veux manger.

Kiriyama était mécontente, mais sa voix était un peu nerveuse. Bien qu'il y avait une bonne distance entre Taichi et les autres, du fait du silence environnant, ils pouvaient distinctement les entendre.

— J'ai quelque chose de sérieux à te dire.

Le ton d'Aoki était très sérieux, bien loin de sa voix habituelle.

— Q-Qu'est-ce qu'il y a...?

Ne sachant pas quoi faire, Kiriyama ne tenait pas en place et parlait comme si elle était prête à s'enfuir à tout instant.

Kokoro p243.png

Aoki semblait avoir remarqué son comportement et s'exprimait de façon claire et déterminée.

— Peut-être que tu penses que c'est un peu tard, mais il me faut me répéter — je t'aime, Yui Kiriyama-san. Si ça te va, sors avec moi.

Cette déclaration d'amour aurait pu être parfaite et directe.

— Ohoh... Bien qu'Aoki passe son temps à dire qu'il « l'aime », le faire dans les règles de l'art demande toujours une bonne dose de cran...! Magnifique...!

Même Inaba ne put s'empêcher d'être impressionnée. À ses côtés, Taichi et Nagase restaient sans voix.

C'était déjà tellement éprouvant à regarder de loin... Pour Kiriyama, à qui était adressée cette déclaration d'amour, cela devait être encore pire que ce qu’ils ne pourraient jamais imaginer.

— Wuwu, une seconde... Qu'est-ce que tu racontes... Awawa...

En entendant ces sons qui ne ressemblaient même plus à des mots, le visage de Kiriyama devint instantanément rouge écarlate.

— Wu... Raaaah ! Mais quelle mouche t'a piqué ?

— Comment ça ? Je t'ai dit que je t'aime, c'est une déclaration d'amour...

— Mais tu dis déjà tout le temps que tu m'aimes, alors c'est rien de nouveau. Et puis, à chaque fois, je me rappelle t'avoir rejeté !

— Mais ça n'a rien changé à mes sentiments. Et puis, je pense que t'as pas changé de...

— Non ! N'importe quoi... ce... c'est pas le moment...

La voix de Kiriyama s'éteignit lentement et baissa la tête.

— Je sais bien, mais au moins, on peut développer notre relation pas à pas, non ?

Aoki ne savait pas si c'était stupide ou non, si c'était insensé ou génial. Il n'avait rien prévu ou peut-être qu'il sentait juste les choses.

— D-Déjà, je me disais, pourquoi moi ? Comparée à moi, Iori est bien plus mignonne. Elle est plus fine et elle est belle et optimiste. Inaba aussi est jolie. Avec son corps de top model et en plus, elle est intelligente... bien meilleure que moi... qui suis petite et plate comme une planche à pain, et je suis bête... Même Taichi m'a dit une fois que j'aurais « beaucoup de potentiel sur le marché des lolitas... »

Inaba et Nagase se tournèrent rapidement vers Taichi. Elles lui lancèrent des regards aussi perçants que des flèches, comme pour le critiquer.

— Hé... Ça veut pas dire que je suis pédophile. C'est juste un avis global...

Les deux continuèrent tout de même à le regarder avec des yeux suspicieux sans rien dire. Taichi sentait qu'il n'arriverait pas à y couper pour l'instant.

— Non, non, t'as beaucoup de qualités ! Par exemple, t'es mignonne, optimiste, pure et un peu immature... Et plein d'autres choses encore, mais peu importe, parce que c'est mon intuition qui me le dit. Au moment où on s'est rencontrés, je sentais que je tomberai amoureux de toi, Yui, et ça a été le cas. Et je t'aime toujours autant.

— Hmm... Ah... Hein ?

En face d'Aoki qui était devenu très sérieux, Kiriyama était troublée et ne savait plus quoi faire.

Tout en essayant de se calmer, elle inspira profondément à deux reprises avec tout son corps.

— Ah... alors pourquoi t'as attendu tout ce temps pour me le dire ?

— Yui, et... qu'est-ce que tu ressens pour Taichi ?

— Je... Wuhu...

Inaba couvrit rapidement la bouche de Taichi qui était sur le point de crier.

— Eh ben, c’est sorti de nulle part... Ah, excuse-moi.

— Pouah ! T-T'es anormalement douée pour faire taire les gens ! J'ai failli m'étouffer ! cria Taichi aussi fort que possible, tout en gardant sa voix basse, pour protester.

— Chut ! Ils vont nous voir !

Désormais, la personne la plus silencieuse était peut-être Nagase.

— Ce que je ressens pour lui ? Euh... comment dire...?

— Tu vas pas me dire que tu sais pas... t'es pas Taichi quand même.

— ... Je sais pas pourquoi... je me sens légèrement insulté là, marmonna Taichi pour se plaindre.

Kiriyama faisait tournoyer ses mèches avec ses doigts.

Après un long moment à jouer avec ses cheveux châtains, elle sembla avoir pris sa décision et relâcha lentement ses bras.

Puis, elle se redressa et dit :

— J'aime Taichi !

« Hm... Wemu... » « Hmmm... Mwu... »

Inaba avait recouvert les bouches des deux à côté d'elle alors qu'ils étaient sur le point de crier.

— ... comme un ami.

— Hein ?

— Comment ça ? Qu'est-ce que tu croyais ?

— Eh ben, elle m'a vraiment bien eue... Elle a volontairement maintenu le suspense, se plaignit capricieusement Inaba alors que c'était elle qui violait la vie privée des autres.

— A-Au fait, et qu'est-ce que tu penses de moi ? Juste pour savoir...

— En tant qu'ami, je te déteste.

— Sérieusement ?

— ... Bien sûr que non ! Il y a plein de choses qui me plaisent pas, mais je vais pas détester quelqu'un qui est prêt à me dire qu'il m'aime.

Kiriyama semblait être parvenue à prendre le contrôle de la conversation et était devenue plus loquace.

— Enfin... si je devais choisir entre aimer et détester, je choisirais aimer... mais en tant qu'ami ! continua-t-elle tout en se servant de tout son corps pour insister sur la dernière partie. C'est... tout ce que je peux dire pour l'instant... Je suis désolée. Je peux pas sortir avec toi pour le moment. En fait, je pourrais sortir avec personne !

Malgré la distance, Taichi pouvait tout de même ressentir la sincérité de Kiriyama.

— Ah bon ? Je comprends maintenant... Merci de m'avoir donné une réponse claire... J'avais vraiment besoin d'une confirmation directe ! Et puis, je me sens toujours bien maintenant que je sais que rien n'est perdu !

— O-Ouais... mais, parmi mes amis garçons, Taichi est bien mieux classé que toi.

— Quoi ? Alors c'est vraiment mon plus grand rival... Yui, t'as vraiment beaucoup changé. Avant, t'aurais jamais pu dire ça...

— Parce que je peux pas faire du surplace éternellement. Il faut que j'aille de l'avant... Ok, fin de la discussion. Retournons manger en classe !

Kiriyama se retourna et se dirigea vers le bâtiment principal. Elle marchait à grands pas fermes et assurés. Enfin, du fait de sa petite taille, ce n'était pas de si grands pas que ça.

— Hein ? Ça veut dire que tu m'invites à déjeuner avec toi ?

— Non ! Mes amies m'attendent là !

Les voix des deux s'éteignirent petit à petit jusqu'à devenir inaudibles.

Des trois cachottiers, la première personne à se lever fut Inaba.

— ... Grâce à cet échange, on a eu la chance de pouvoir assister à cette scène. Mais je savais que ça finirait comme ça, c'était ce que j'avais prévu.

(Effectivement.)

Taichi se leva à son tour.

— Comment dire... Qu'est-ce que...

Nagase était toujours immobile, assise par terre. Elle semblait être en train de cogiter sur quelque chose.

— On y va, Nagase.

Taichi tendit sa main vers elle. Surprise, elle cligna des yeux avant de regarder sa main.

Après un moment, elle esquissa un léger sourire. Dans le même temps, Taichi eut l'impression que « quelque chose d'important » était sur le point de fondre et que ce « quelque chose » s'était mis à bouillonner.

— Non merci, ça ira.

Après avoir dit ça, Nagase se leva par elle-même sans se servir de la main tendue par Taichi.

□■□■□

Le lendemain après les cours, Taichi se retrouva seul au Club de Recherche Culturelle.

La réunion de classe d'Aoki et Kiriyama, la 2nde A, semblait avoir été prolongée. De l'autre côté, Nagase et Inaba avaient été convoquées en tant que représentantes du Club de Recherche Culturelle.

Bien qu'il était en train de réviser sur la table, il avait la tête ailleurs et il le savait. Qui plus est, il était conscient que...

À ce moment-là, quelqu'un ouvrit la porte et entra.

C'était Nagase. Elle jeta un œil autour d'elle.

— Y'a que toi ?

— Oh, oui...

Elle semblait différente de d'habitude.

— Mmm, après tout, la réunion de la 2nde A est pas encore finie, dit Nagase avant de s'assoir d'un air grave sur le canapé, le dos bien droit.

— ... C'est toi, Inaba ?

Le visage de « Nagase » tressaillit et ses sourcils se levèrent.

— Ouais...

— Alors, où est passé ton corps ? T'as échangé avec Nagase ?

— Na... Iori a échangé avec moi quand j'avais un truc à faire. Mais c'était un truc qu'elle pouvait faire aussi, alors ça devrait pas poser problème.

— Merci. Même si on est dans ce genre de club, y'a quand même pas mal de responsabilités derrière.

— Pas vraiment. Au fait...

« Au fait... » répéta-t-elle à nouveau. Elle hésita pendant un long moment.

— Qu'est-ce que t'as pensé de Yui et Aoki pendant le déjeuner ?

— Hein... Pourquoi tu me demandes ça maintenant ?

— Parce que. Et puis, tu vas pas me dire que ça t'a rien fait.

— Mmm... C'est vrai. Mais... peut-être du fait que j'ai jamais eu l'occasion de faire comme eux, j'ai l'impression qu'ils vivent dans un autre monde. Pour être franc, j'en ai rien pensé de spécial, mais c'était quand même génial. Par contre, je sais pas si c'était ce que je pensais d'eux ou d'autre chose.

Il avait eu le sentiment d'être choqué, mais ce sentiment était si vif qu'il n'était pas parvenu à bien le comprendre.

« Nagase » ne réagit pas beaucoup à la réponse de Taichi et se contenta de murmurer un « Oh... »

— Ou plutôt, c'était quoi le but de nous faire assister à cette scène ? demanda Taichi.

« Nagase » écarquilla les yeux et semblait vouloir dire qu'elle n'en revenait pas qu'il pose cette question.

— Taichi... tu ignores vraiment pourquoi j'ai fait ça ?

— Hein...

En entendant ça, Taichi se remémora le fil des évènements.

(Est-ce que je connais vraiment pas la réponse ?)

(Est-ce que je sais mais que je fais semblant de pas le savoir ?)

(... Dans ce cas, pourquoi ?)

— Arg... laisse tomber. Allons droit au but...

« Allons droit au but », répéta « Nagase » avant d'hésiter pendant un temps.

— Alors... qu'est-ce que tu ressens pour Iori ?

Cette question transperça littéralement le cœur de Taichi.

— ... Inaba, t'as pas changé — tes mots font toujours mouche... Et puis, comme t'es dans le corps de « Nagase », ça me perturbe encore plus.

Taichi ne savait pas si ce qu'il disait était juste, mais il tenta malgré tout de garder un ton détendu.

Parce qu'il pensait que c'était le seul moyen pour que ses blessures disparaissent.

— C'est le moment parfait, non ?

« Nagase » esquissa un sourire volontaire plus rigide qu'habituellement.

— Comment ça... Enfin, je...

(Pourquoi je devrais répondre à cette question ?)

Cette pensée avait soudain traversé son esprit.

Mais quand il le remarqua, il avait déjà commencé à parler.

— Je pense qu'on est sur la bonne voie. J'ai pas envie de détruire notre relation... mais... malgré tout...

À cet instant précis...

La porte du local s'ouvrit à nouveau. « Inaba » entra et dit :

— Hé, Iori. Au sujet de ce que tu m'as dit tout à l'heure, le prof était pas là, du coup... Hein, qu'est-ce qui se passe ?

Puis, « Nagase », qui prétendait être Inaba et qui était assise sur le canapé, marmonna :

— Inaban, t'es revenue trop tôt...

« Nagase » regarda le visage de Taichi d'un air soudainement choqué.

(Qu'est-ce que...)

Taichi semblait désorienté...

Il pensait que la personnalité à l'intérieur de la personne assise sur le canapé avec l'apparence de « Nagase » était celle d'Inaba, comme elle le prétendait. Et la personne qui venait d'entrer avec l'apparence « d'Inaba » devait être Nagase — mais celle-ci ne semblait pas faire l'objet d'un échange de personnalité et semblait bien être Inaba, sans compter qu'elle avait appelé la personne à l'apparence de « Nagase » Iori. Enfin, cette même personne avait réagi en l'appelant « Inaban », un nom que seule Nagase utilisait pour désigner Inaba...

Autrement dit...

— ... Je t'ai bien eu !

« Nagase », qui était assise sur le canapé, n'avait en réalité pas échangé sa personnalité avec Inaba et était la vraie Iori Nagase. Elle tenta de s'enfuir, mais Inaba la retint rapidement par la main.

— Qu'est-ce qui te prend, Iori ?

— Inaban ! Lâche-moi !

— Comment je pourrais alors que tu pleures... Hé, ah !

Nagase s'extirpa de l'emprise d'Inaba et s'enfuit en courant du local.

Inaba quitta à son tour la pièce en trombe pour tenter de la rattraper, mais elle revint une dizaine de secondes plus tard.

— Merde ! Quand elle court sérieusement, je fais pas le poids...! Faut dire qu'elle est particulièrement sportive. Au fait, Taichi...! Qu'est-ce que t'as fait ?!

Inaba s'avança âprement vers Taichi avant de le saisir par le col.

— Ah... J'en sais rien...! J'ai pas tout compris, mais Nagase se faisait passer pour toi... Et elle...

— Elle se faisait passer pour moi... Comment ça ?

— Comme je l'ai dit, elle m'a fait croire qu'elle avait échangé sa personnalité avec toi et je suis tombé dans le panneau ! Après ça, t'es arrivée... et voilà.

Taichi ne comprenait pas non plus — non, au contraire.

(Je sais bien pourquoi.)

(J'ai dit à Nagase que je pourrais le faire quoi qu'il arrive, non ?)

(Et je lui ai aussi demandé de croire en moi.)

(Je lui ai dit que je serais toujours en mesure de déterminer qu'elle était elle, quelle que soit la situation.)

(Est-ce qu'elle me testait ?)

(Non, c'est pas ça.)

(Un test ?)

(Mais qu'est-ce que je raconte, moi ?)

(Quand est-ce que je vais arrêter de penser que le monde tourne autour de moi ?)

— Nagase, elle... voulait essayer de croire, hein !

Taichi s'indignait de son propre échec à répondre aux attentes de Nagase.

Il avait peur que leur relation ne vole en éclat, alors il n'avait pas osé s'aventurer plus loin, et s'était donc enfuit sans même réfléchir. Nagase ne voulait pas le voir dans cet état, ce qui l'avait poussée à faire le premier pas de manière détournée.

Inaba détendit sa main qui agrippait le col de Taichi et la relâcha contre son corps.

— On dirait que tu sais très bien de quoi il en retourne.

— Ouais... J'ai bien compris que j'étais le plus gros débile de tous les temps.

— Oh... je peux te frapper alors ?

— Quel rapport... Mais, non me- bwah !

Avant qu'il puisse finir sa phrase, Inaba l'avait fermement giflé à la joue gauche.

— Aïeuh... Q-Que... Non, merci. Ça m'a requinqué.

(Ne pas avoir peur et ne pas fuir. Faire face ! Aller de l'avant ! Résister de toutes ses forces !)

(Cette fois-ci, c'est à mon tour d'avancer — me servir de ma grande sincérité pour répondre à Nagase qui était toujours prête à croire en moi.)

(Est-ce que les autres se moqueront de quelqu'un qui a déjà échoué ?)

(Mais même si tel est le cas, ça m'est égal. Parce que rien n'empêche d'apprendre de ses erreurs pour progresser.)

— ... Votre stupidité ne cessera de me surprendre, vraiment ! J'en peux plus, déclara Inaba tout en s'allongeant sur le canapé. Bon, ouste, du balai maintenant. Après tout, c'est pas moi qu'elle attend.

Inaba ne regarda pas en direction de Taichi et agita sa main comme pour chasser un chien.

— ... Compris.

(Mon échec a fait du mal à Nagase, alors il faut que j'admette mon erreur et que je lui exprime clairement mes pensées en face.)

Taichi se prépara mentalement avant de quitter la pièce.

Enfin, pendant un moment, il avait regardé en direction d'Inaba.

Mais celle-ci semblait fermement décidée à ne pas le regarder.

Après avoir dévalé les escaliers, Taichi réalisa un énorme problème.

— Où est... passée Nagase...?

(Ok, on va commencer par le bâtiment principal.)

À ce moment-là, une personne se tint devant lui avec un air hargneux.

Ses cheveux étaient attachés derrière elle, ses lunettes brillaient de mille feux, et son corps tout entier émanait d'un sublime style.

C'était la déléguée de la 2nde C, Maiko Fujishima.

Elle s'avança rapidement pour barrer la route de Taichi.

(Ce n'est vraiment pas le moment, Fujishima...)

— Yaegashi-kun !

Mais elle s'adressait clairement à lui, alors il ne pouvait pas se contenter de partir.

— Haa... Haa... Qu'est-ce qui se passe... Fujishima...? J-Je suis pressé là...

— C'est toi qui as fait pleurer Nagase-san ?

Elle avait vu en plein dans le mille.

— Ah, ouais...

Elle fit un pas en direction de Taichi.

— J'ignore la raison exacte, mais quand un garçon fait pleurer une faible fille, il mérite une claque. Est-ce que tu es prêt ?

Fujishima avait expliqué ces règles à Taichi comme si elles étaient universelles, mais il n'en avait jamais entendu parler.

— Que... Non, je suis prêt à encaisser.

(Ce genre de punition est logique, et si ça peut faire en sorte qu'elle me lâche...)

— Oh ? Mais ta joue gauche est déjà rouge et gonflée, on dirait. On t'a déjà frappé de ce côté-là.

— O-Ouais... C'était juste- Wah !

Il fut à nouveau giflé à la joue gauche.

— Muu... Elle était déjà rouge et gonflée comme t'as dit. T'aurais dû gifler la droite, non ? Et puis, tu m'as frappé tellement fort que je crois avoir découvert une nouvelle forme de douleur !

Taichi avait découvert à travers cette mésaventure que Maiko Fujishima était une grande sadique.

— Au fait, est-ce que les couples devraient être exclusivement composés d'un garçon et d'une fille ? Qu'est-ce que t'en penses, Yaegashi-kun ?

Il ne comprenait pas le sens de sa question.

— Bah en fait, Fujishima, j'ai pas le temps de rester là à débattre avec toi...

Taichi tenta de la contourner par la droite mais celle-ci fit un pas de côté pour l'en empêcher.

— Tu penses pas qu'abandonner ces idées préconçues et entrer dans un monde où tu peux aimer ceux que tu aimes serait plus idéal ?

Cette fois-ci, Taichi essaya de la contourner par la gauche... mais elle le bloqua à nouveau tout en gardant son visage impassible.

— Mais c’est impossible si c’est à sens unique ! Pour tout te dire, pour pouvoir aimer quelqu'un, encore faut-il être déjà aimé — c'est important. J'espère que tu t'en rappelleras.

Fujishima sortit une clé qui était attachée à son porte-clés de couleur rouge. À en juger par la forme, cela devait être une clé d'antivol pour vélo.

— Tu viens en cours en tram, pas vrai ? Alors je te prête ça.

— Hein ?

— On dirait que la personne dont a le plus besoin Nagase-san, c'est toi, et non moi. Alors dépêche-toi de la poursuivre ! Elle est partie par la gauche après le portail d'entrée.

Taichi était abasourdi par son inattendue suggestion et regarda la clé dans sa main.

— Fujishima... t'es sûre de toi ?

— T'en fais pas. Vu que c'est crucial pour Nagase-san, c'est logique, non ?

» Y a-t-il une chose plus importante que de mettre un terme à ses larmes de tristesse ? continua Fujishima en se dirigeant vers le parking à vélo comme pour sous-entendre intelligemment « suis-moi ».

(Il devrait y avoir une limite à sa perspicacité.)

(J'ai failli avoir le coup de foudre.)

— Ah... Une dernière chose, vu que tu sembles t'être mépris à mon compte. Je... j'aime les garçons aussi.

Maiko Fujishima affirmait qu'elle aimait les garçons et les filles.

Taichi monta sur le vélo que Fujishima utilisait pour venir en cours et traversa en trombe la ville. Il avait tenté de téléphoner à Nagase à plusieurs reprises le long de la route, mais en vain. Elle semblait avoir éteint son portable, ou alors celui-ci n'avait plus de batterie.

Une heure s'écoula en un rien de temps.

Taichi n'aurait jamais cru qu'il était aussi difficile de retrouver quelqu'un dans cette ville.

— En plus, elle était à pied, alors elle devrait pas être si loin... Ses affaires sont toujours au club, alors peu de chance qu'elle soit rentrée chez elle. Peut-être que je devrais d'abord retourner au lycée pour l'instant...

Juste au moment où il s'était mis à penser ça alors qu'il traversait le pont au-dessus du fleuve qui scindait la ville en deux...

Le crépuscule triste et mélancolique semblait se dessiner autour de la silhouette d'une personne.

Cette personne avait une très forte présence que l'on pouvait sentir sous ce magnifique paysage.

Ses petits bras et jambes. Sa chevelure attachée flottant dans le vent.

Une personne qui aurait pu être l'héroïne d'un film — Iori Nagase.

La brise légèrement forte souffla et Nagase se retourna un peu pour s'en protéger. Comme si elle avait aperçu Taichi d'un coin de l'œil, elle écarquilla ses yeux.

— Tai-Taichi — Wah !

— Attention !

Nagase avait perdu l'équilibre alors qu'elle était assise sur la rambarde — mais elle se rattrapa au dernier moment.

Taichi avait eu des sueurs froides. Elle n'en serait pas morte, mais le pont était assez haut et il y avait un mur en béton sur les berges du fleuve, alors cela n'aurait pas été simple de remonter.

— J-J'ai vraiment eu peur... Au fait, qu'est-ce que tu fais là...

Nagase descendit de la rambarde et se tint debout devant Taichi.

Il y avait toujours des traces de larmes sous ses yeux.

Le cœur de Taichi commença à se serrer.

Il gara son vélo sur le côté de la route et s'inclina crânement devant elle en guise d'excuse.

— Je suis désolé de pas m'en être rendu compte alors que je t'avais promis... J'ai joué au héros, mais j'ai échoué sur toute la ligne...

— Qu'est-ce qu'on appelle humain... Qu'est-ce qu'on appelle « moi » ? Après avoir échangé de personnalité, même en se comportant comme d'habitude, les autres ne se rendent compte de rien. C'est ce que je pensais, mais j'ai également découvert que si en plus, on essaye d'imiter son comportement, on peut devenir quelqu'un d'autre... Ah, mais je t'en veux pas ! T'as rien fait de mal ! C'était entièrement de ma faute... Je suis sûre que n'importe qui serait tombé dans le panneau dans ces conditions vu qu'on a tous une relation basée sur la confiance... Alors je suis vraiment désolée. Je le referai plus... Sincèrement, sincèrement... désolée, se repentit Nagase d'un air abattu. Mais c'était ta façon d'essayer de faire avancer les choses, pas vrai ? Alors, merci. Et maintenant, c'est à mon tour.

(Jusqu'à maintenant, j'avais pas essayé « d'y » faire face.)

(Jusqu'ici, je « n'y » avais pas pensé.)

(Alors « ça » ne pouvait pas avancer.)

(De quoi est-ce que j'avais peur ? Qu'est-ce qui me perturbait ? Est-ce parce que j'étais dans cette situation pour la première fois ? Est-ce que c'était vraiment pour ça ?)

(Mais ça serait le cas pour tout le monde ? Avoir peur de l'inconnu. Ne pas savoir comment réagir à cause de ça.)

(Si c'était quelque chose de joyeux, alors plus ça l'est, et plus c'est difficile et effrayant à gérer.)

(Mais si on reste sur notre réserve et qu'on ne fait rien, on pourra jamais l'obtenir.)

(Même si on pourrait bien échouer à aller de l'avant, la vérité s'y cache toujours.)

(Peut-être que ça risque de se terminer en tragédie et qu'on pourrait perdre « cette chose » qu'on désire.)

(Peut-être qu'on va souffrir.)

(Mais, même si ça nous demande de nous exposer à bien des risques, « ça » ouvre la porte à d'infinies possibilités.)

(Comment est-ce que je m'en suis rendu compte ?)

(L'accepter, y faire face, y réfléchir et aller de l'avant !)

— Ces derniers temps... il s'est passé bien des choses... beaucoup de choses.

Ces choses avec Aoki, Kiriyama, Inaba et enfin Nagase... Taichi se remémora tout ça. Quand il les accepta, leur fit face, et y réfléchit, il avait découvert que ce qu'il en avait retiré était devenu une force pour aller de l'avant.

— Et puis, j'ai compris et beaucoup appris... Ensuite, j'ai remarqué... pour tout te dire, on dirait que...

Les yeux en forme de joyaux reflétaient distinctement Taichi.

— On dirait que je suis quelqu'un d'insipide et d'impassible !

— Je sais.

... Taichi pensait à la base que cela serait une immense révélation.

— Hein... Du coup... je t’envie tellement.

— Moi ? Tu... m’envies ?

— Exactement. J'ai toujours pensé que si je pouvais être comme toi et avoir toute cette panoplie d'expressions comme être heureux, en colère, content, triste et des fois joyeux, des fois maussade, des fois sérieux et des fois drôle... La liste est interminable... mais je pense que ça serait génial d'être comme toi.

En effet, Taichi enviait la spectaculaire collection d'expressions et la vie joviale de Nagase.

— C-C'est... juste parce que... j'ai joué tellement de rôles... C'est pas quelque chose d'enviable. Je suis quelqu'un... qui a perdu son véritable « moi »... qui a plein de défauts.

Le côté sombre de Nagase se montrait.

Mais, pour Taichi, cela prouvait l'existence d'une réponse.

« Est-ce que c'est vraiment important ? » s'interrogea Taichi. Peut-être que sa prévision était vraie, ou peut-être pas — il y avait un risque. S'il échouait à nouveau, la possibilité de revenir à leur relation initiale était proche du néant.

Mais, s'il y avait une infime probabilité de pouvoir sauver Nagase, il était prêt à prendre le risque.

— C'est vraiment ce que tu penses ? demanda-t-il.

Au début, Nagase resta bouche bée, et semblait ne pas comprendre où il voulait en venir. Mais son visage devint petit à petit froid et dur.

— Comment ça ? Qu'est-ce que tu veux dire ? T'as mal compris un truc ? dit Nagase avec une voix pleine de reproches et un visage impassible qui fit reculer un peu Taichi.

Malgré tout, même si c'était ça...

— Tu plaisantes, tu joues l'idiote, tu te sens gênée, tu racontes des blagues salaces, tu fais des choses sans réfléchir ou tu pousses les autres à le faire, tu fais tout ce qui te passe par la tête, t'es quelqu'un qui propose de bonnes idées et qui est sensible aux détails, des fois, tu penses pas assez et d'autres fois, tu réfléchis trop, t'es des fois optimiste, des fois pessimiste, et quand tu parles d'un sujet sérieux, tu te décourages et tu fais semblant d'être idiote. Des fois, tu parles sérieusement de sujets débiles, tu montres parfois ton côté sombre et d'autres fois ton bon côté, il t'arrive d'être froide, il t'arrive de faire des fois la gamine et d'autres d’être mature, tu es parfois gentille, t'aimes faire des farces et quand on a l'impression que tu t'en fiches, c'est en fait tout le contraire...

— ... Hein ? Qu'est-ce que tu racontes ?

— Je décris la personne nommée « Iori Nagase ».

Le corps de Nagase se crispa, puis elle ferma fermement sa bouche comme si elle serrait les dents.

— Et donc ? Qui est le vrai « moi »...? Non, aucune d'entre elle...

— Chacune d'entre elles.

— ... Comment... ça...

— Toutes... chacune d'entre elles... forme Iori Nagase...

Peut-être que c'était vraiment le cas.

— Non, attends... Comment est-ce que ça pourrait être possible d'avoir autant de facettes différentes...?

— C'est normal, non ? On en a tous plusieurs à la base. C'est juste un problème de nombre. Moi, j'en ai pas beaucoup et toi plein — c'est aussi simple que ça.

— Mais... j'ai fait ça pour bien me faire voir...

— Tout le monde adapte son comportement à la situation. Ta façon de le faire est un peu plus extrême... T'avais pas dit que tu pouvais plus changer de rôle comme avant ces derniers temps ?

— C'était... mais je... il faut que je prépare quelle attitude adopter pour bien m'entendre avec les autres...

— Personne ne peut s'entendre à merveille avec les autres sans un peu de préparation tout en se comportant de la même façon jusqu'au bout, non ?

— M-Mais, mêmes mes goûts changent... en fonction de la situation...

— Ça veut juste dire que t'aimes plein de trucs, et que tu peux changer ce que tu préfères pour t'adapter à ton environnement, non ?

— M-Mais... j'ai même pas pu choisir un club par moi-même...

— Bah, y'a bien des gens qui choisissent un club qui semble tranquille ou qui suivent leurs amis.

— ... Tu cherches juste à contredire tout ce que je dis ou quoi ?

— En fait, c'est exactement ce que je fais, oui.

— Quoi, tu l'admets ? dit Nagase en s'esclaffant.

Taichi la suivit et se mit à rire, ce après quoi, Nagase lui emboîta le pas et ria, et ainsi de suite. Leur rire contaminait l'autre et se transformait en vortex de rire.

Le plaisir, rien que le plaisir. Un plaisir qui donnait l'impression que tout le bonheur du monde s'était rassemblé ici.

Les deux rirent pendant un long moment. Puis, Nagase dit tout en haletant :

— Ahhaha, ha... Je suis fatiguée... En fait, moi aussi j'aimerais être comme toi. Quels que soient le lieu, l'heure, ou ce qu'il se passe... tu te poses pas de question et tu t'accroches à mon vrai moi peu importe qui te fait face. Tu restes toi. T'es resté toi-même pendant tout le long, bien que j'ai adopté différentes personnalités devant toi, t'es toujours resté fidèle à toi-même. Alors je me sens sûre de moi avec toi... J'ai toujours désiré avoir un moi clair et précis, pour pouvoir mettre en confiance les autres.

Haha... Taichi gémissait dans son cœur. Ils étaient similaires tous les deux, tout en étant diamétralement opposés.

Il avait moins d'émotions que la majorité. Elle avait un peu plus d'émotions et plus prononcées que les autres... Mais après tout, ce n'était qu'un peu alors ce n'était pas un gros problème tant qu'ils gardaient leur forme originelle. En fait, Taichi s'en fichait pas mal de tout ça. C'était Nagase qui avait vécu un traumatisme à l’origine de sa confusion, et qui pensait que sa personnalité était une anomalie... Était-ce ce qui s'était passé ?

(En comparant avec les angoisses typiques des héros, comme l'abattement le plus total ou la crise de nerf aiguë, c'est un problème minuscule à côté. Malgré tout, les gens ont toujours tendance à angoisser et à s'inquiéter pour des détails. Ces petits soucis — de leur point de vue — sont si gros qu'ils pourraient les écraser. Mis bout à bout, tous ces petits soucis se trouvent être bien plus importants que l'angoisse la plus grosse et la plus insurmontable. Il n'y a aucune raison derrière — cela veut juste dire que ce monde où l'on vit est comme ça.)

(Dans un monde pareil, embourbés dans nos petits tracas, on devrait faire quelque chose pour vivre...)

Ce quelque chose n'était pas le sacrifice de soi — du moins, Taichi en était certain maintenant. On aurait pu croire qu'il le faisait pour Nagase, mais c'était également pour lui-même.

(Alors, on va courir après « ça ».)

— Je t'aime, Iori Nagase, alors j'aimerais sortir avec toi.

(Il nous manque à tous les deux quelque chose que l'autre a. En allant de l'avant main dans la main, plein de petits tracas pourraient disparaître. Alors, vivons ensemble.)

La bouche de Nagase s'ouvrit et se referma face à la surprise de cette déclaration. Elle semblait sans voix. Malgré le crépuscule, on pouvait clairement discerner son visage rougissant.

Puis, elle continua à cligner des yeux. Et après un moment, elle se recroquevilla et baissa la tête.

Et quand elle finit par la relever...

Mais...

L'expression sur son visage était...

« Le néant ».

Ses joues un instant plus tôt rouges étaient soudain livides.

C'était comme si elle portait un masque Noh[1].

Ses yeux étaient sombres et voilés.

Elle avait perdu sa vitalité.

Elle ressemblait au « Ryûsen Gotô » qu'il avait vu un jour.

Et c'est là que « ce type » commença :

— Bonjour... Cela faisait un bail... et pardon. Ahah... À en juger par ton visage, je pense que tu as parfaitement compris... Je suis « Pois de cœur ».

... Jusque-là, Taichi avait oublié quelque chose.

C'était un monde qui était en ce moment sous le contrôle de « Pois de cœur ».

Il n'y avait rien d'étrange à ce que quelque chose arrive, aussi surnaturel soit-il.

« Pois de cœur » pouvait contrôler « Gotô ».

Alors forcément qu'il pouvait le faire avec « Nagase ».

— Ahah... Je vais commencer par m'excuser... Désolé... Aussi, aide-moi à m'excuser auprès de Nagase plus tard... C'est vrai... sincèrement je dirais... Mmm, peut-être que je suis seulement désolé à un niveau intermédiaire... Ahah... Il fallait que je rectifie le « sincèrement »... mais qu'est-ce que j'y peux ? C'est parce que vous êtes trop intéressants...

« Pois de cœur », qui avait pris l'apparence de « Nagase », jeta son portable et son portefeuille devant Taichi. Puis, il monta sur la rambarde du pont à grande vitesse et se tourna vers la route où Taichi se trouvait.

Une forte brise souffla et son uniforme dansait avec.

*Badoum !*

Le cœur de Taichi battait comme s'il était sur le point de bondir hors de sa poitrine.

Est-ce qu'il avait déjà ressenti un sentiment aussi fulgurant et sinistre dans sa vie ?

À ce moment-là, il la voyait avec insouciance.

Il voyait « Nagase », qui brillait jusqu'ici de mille feux, dégager une aura sombre (comme si une ombre noire l'enveloppait) qui était la négation de la « vie ».

— Hé... qu'est-ce que...

Sa gorge était subitement tellement sèche qu'il n'arrivait plus à prononcer un mot. Taichi s'approcha de « Pois de cœur » lentement de façon à ne pas le brusquer.

Mais ce dernier ne semblait pas y prêter attention et conclut sans la moindre trace de sincérité :

— ... Comme je l'ai dit, je suis désolé...

Le corps de « Nagase » tomba de sa position instable et étroite.

Puis...

« Nagase » — « Pois de cœur » tomba tête la première dans l'eau du fleuve.

— Hé, dites-moi que je rêve !

Au moment où Taichi se rua vers la rambarde, sa vision devint d'un coup complètement noire.

Quand elle revint à la normale, ses fesses sentirent quelque chose de dur. Ce qu'il apercevait semblait appartenir à un certain local de club.

Et devant lui se trouvaient Inaba et Aoki.

□■□■□

Les membres du Club de Recherche Culturelle étaient maintenant réunis dans un coin du premier étage de l'hôpital de la ville. C'était une salle d'attente avec seulement un banc et un distributeur de boisson. Tous les membres étaient là... à l'exception de Nagase.

Elle se trouvait maintenant dans l'unité de soins intensifs.

Ils étaient tous pâles comme un linge, même Taichi, qui repensait à ce qui s'était passé l'esprit anormalement clair et calme.

— Merde...! Iori-chan est en train de mourir, mais on peut rien faire...!

Les mots d'une voix nasillarde d'Aoki semblaient être prononcés avec une intense douleur alors qu'il frappait avec ses poings sur ses cuisses.

— C'est pas ta faute, Aoki. On peut vraiment rien y faire, le convainc calmement Inaba.

Sa voix était étrangement râpeuse mais réconfortante.

— Pardon... Si j'avais... quand je suis devenue « Taichi »... j'aurais dû sauter pour la sauver... mais je risquais de me noyer avec elle... alors le mieux à faire était d'aller chercher de l'aide ou quelque chose qui flotte... alors j'ai... commença Kiriyama en sanglotant.

À ses côtés, Inaba la serra fort dans ses bras, alors que Kiriyama semblait si faible qu'elle pouvait s'effondrer à tout moment. Elle posa la tête de Kiriyama contre sa poitrine tout en lui caressant doucement la tête.

— Yui, t'as rien fait de mal — je dois même applaudir ton calme dans pareille circonstance ! Si t'avais pas fait ça, ça aurait pu être bien pire... t'as fait ce qu'il fallait.

La dernière phrase eut beaucoup d'effet sur Kiriyama qui se mit à sangloter encore plus fort, comme pour essayer de dire que tout ce qu'elle voulait était de pleurer toutes les larmes de son corps. D'un autre côté, Inaba était dans tous ses états.

— Oui... C'est de ma... Aïe !

Au moment où Taichi voulut parler, Inaba lui donna un grand coup de pied dans le mollet.

Il se tourna vers elle et vit son visage tordu de douleur et ses yeux humides.

Inaba pencha sa bouche fermée vers l'oreille de Taichi et dit d'une voix serrée :

— Je t'en supplie, t'excuse pas à ton tour... Merci... de te retenir. Je suis déjà à bout, je vais finir par craquer moi aussi... alors si tu pouvais prendre un peu sur toi... merci...

(Elle est tombée avant d'être sauvée et envoyée à l'hôpital où j'apprends de la bouche de l'infirmière qu'elle est « dans un état extrêmement critique ». Même avec toute la bonne volonté du monde, comment est-ce que je pourrais supporter une telle pression ?)

Taichi connaissait la raison — parce qu'Inaba devait également faire face à la même situation.

Taichi regarda droit dans les yeux d'Inaba et acquiesça.

(Tout le monde a ses limites, et c'est valable pour Inaba aussi.)

Elle acquiesça à son tour et son visage se détendit un peu.

(Personne n'a rien fait de mal ici. Tout le monde sait « qui » est le responsable de tout ça. Malgré tout, on peut pas s'empêcher de s'en vouloir parce qu'on veut cacher notre impuissance.)

Il n'y avait que les quatre membres du club dans la salle d'attente. La mère de Nagase ne semblait pas être chez elle alors elle n'avait pas pu être contactée. Gotô semblait être en route.

Taichi leva la tête et regarda en l'air. Le haut plafond s'étendait à perte de vue. Un des deux néons fluorescents au-dessus de lui était grillé et ne produisait plus qu'une faible luminosité.

Tap, tap.

Des bruits de pas résonnaient au loin. Ils devenaient de plus en plus forts à chaque pas alors qu'ils s'approchaient de la salle d'attente.

Un étrange silence enveloppa la pièce. Bien entendu, ils ne pouvaient pas savoir qui arrivait rien qu'à ses bruits de pas. Mais tout le monde se disait que c'était « peut-être ce type » et retenait sa respiration.

Et effectivement, « ce type » arriva dans la salle d'attente.

Ils l'avaient deviné rien qu'en regardant son visage. Après tout, aucun humain ne pouvait avoir un visage manquant autant de vitalité.

C'était la deuxième fois qu'ils rencontraient « Pois de cœur » dans le corps de « Gotô ».

— Bonjour, enchanté... Ahaha... Vous me regardez tous avec de tels regards... Merci de ne rien tenter de problématique... Je vous demande votre coopération du fond du cœur.

Comme s'il ne sentait pas responsable le moins du monde, « Pois de cœur » « Gotô » parlait avec une voix monotone.

Il arborait même une attitude qui montrait un désintérêt total pour l'effroyable situation. Cela ne faisait que renforcer le désarroi des membres du club.

(Est-ce que je devrais être en colère ? Ou je devrais avoir peur ? Je devrais lui en vouloir ? Devrait-on le laisser expliquer la situation ? Est-ce que je devrais paniquer ? Lui tenir tête ? M'enfuir ? Le frapper ? Me sentir terrorisé ? Me plaindre ? Qu'est-ce que je devrais faire ?)

(À chaque fois que j'arrive pas à discerner la moindre émotion chez « Pois de cœur », je sais pas quelle attitude adopter. Et du coup, je me sens encore plus désorienté, c'est un cercle vicieux.)

— Qu'est-ce que vous faites ici ? Qu'est-ce que vous voulez ?

Alors que les autres n'arrivaient pas à décider quoi faire, Inaba avait déjà calmement montré sa colère. Le sentiment de tranquillité qu'elle donnait présageait de violentes éruptions.

— ... Que tu me demandes les raisons m'aide vraiment, Inaba-san... Ahaha. Alors est-ce que Yaegashi-kun m'a aidé à le décrire ? Ahaha... C'est rare pour moi d'entrer dans le vif du sujet, mais j'ai dérivé... encore... Enfin, passons. Hmm... d'ici trente minutes...

» le corps de « Nagase » va mourir.

Il donnait l'impression d'avoir annoncé quelque chose d'insignifiant.

(Les blagues les plus courtes sont les meilleures.)

— ... Qu'est-ce que vous racontez ?! Vous voulez dire que vous contrôlez la vie et la mort de quelqu'un ? rugit évidemment Inaba.

— Non, non, Inaba-san... Comment pourrais-je être capable d'une chose pareille... Je ne suis que « Pois de cœur », je n'ai rien de spécial... Du moins, je sais que c'est vrai... Cela dit — le corps de « Nagase » va mourir. Est-ce que vous avez tous compris ?

— Comment... Qui croirait à des salades pareilles ?!

La voix de Kiriyama était proche du cri, mais elle l'avait dit crânement.

(Oui, on ne peut pas lui faire confiance.)

— Je sais que ça dépend de si vous me croyez ou non... J'espère vraiment que vous me croyez... J’ai fais tout ce chemin rien que pour ça, alors si je n'obtiens pas ma récompense, je n'arriverai pas à me sentir en forme... Ahaha, non pas que je sois quelqu'un d'énergique à la base... mais, pour être franc, je me sens un peu énergique en ce moment... parce que vous êtes très intéressants... Aha, j'ai encore dit quelque chose que je n'aurais pas dû... alors qu'il y a bien plus important à dire. Ah, alors, vous êtes prêts...? Inaba-san... est-ce que tu peux m'aider à leur expliquer de ce que je vais dire ? Je n'ai ni l'énergie ni la patience de me répéter.

Après une courte pause, « Pois de cœur » se remit à parler avec une intonation monotone.

— Vos personnalités bougent maintenant librement entre vos « corps »... Évidemment, chaque « corps » contient une personnalité... ce qui veut dire que si un « corps » meurt, une personnalité sera détruite avec. Mais... c'est très important — la personnalité qui mourra ne sera pas forcément celle qui correspond au « corps »... Mmm... En fait, même si la personnalité ne correspond pas au « corps » qui la contient, la personne peut vivre sans souci... alors j'ai une suggestion — pourriez-vous choisir la personnalité qui va mourir avec le « corps de Nagase » ? Je vais également vous donner un supplément... à savoir qu'à partir de maintenant et pour les trente prochaines minutes, je vais vous laisser échanger avec la personne de votre choix... Voilà, c'était tout ce que j'avais à dire...

(Mais qu'est-ce qu'il raconte ?)

— ... Au fait, hmm... ça veut donc dire que vous contrôlez à volonté l'échange de personnalité...? Alors, ce n'était pas... aléatoire...? murmura Aoki d'un air extrêmement surpris.

— Ayahayah, la capacité d'échanger les personnalités aléatoirement mais pas de choisir précisément... D'après toi, est-ce que le bon sens juge que c'est possible ? Ahah... Mais jusqu'ici c'était aléatoire... parce que si je ne l'avais pas fait, ça aurait pu être problématique...

Inaba se leva violemment avant de foncer sur « Pois de cœur » « Gotô » qui semblait apathique et qui disait des choses détestables.

— Ça suffit ! cria Inaba avant de l'attaquer.

— Ahah... quelle énergie... murmura « Pois de cœur », ce après quoi, Inaba s'arrêta net avant de frapper.

Elle s'était arrêtée et regardait autour d'elle d'un air perdu.

— Hein...? Un échange de personnalité... hein ?

En voyant la surprise sur son visage et sa façon de parler — Taichi soupçonnait Nagase d’avoir échangé avec Inaba. Était-ce bien l'âme de Nagase dans le corps « Inaba » devant lui ?

Nagase « Inaba » s'éloigna pas à pas de « Gotô » et se dirigea vers Taichi et les autres.

— Hein, qu'est-ce que... Taichi ? On devrait être... sur le pont.

Après avoir été possédée par « Pois de cœur » et être tombée dans le coma, la mémoire de Nagase était encore sur le pont où elle avait rencontré Taichi.

(Quoi qu'on en dise, « Pois de cœur » est allé trop loin — il nous prend pour qui ?)

Une subite colère monta en Taichi. Il se laissa emporter puis s'approcha de « Pois de cœur » en tendant la main.

— Arrêtez vos- Hein ?

Le corps de Taichi se mit à flotter à mi-hauteur.

Puis, il retomba immédiatement la tête en bas. Pendant un instant, Taichi aperçut les yeux sombres et noirs de « Pois de cœur ». L'instant d'après, son dos ressentit une énorme pression.

— Wouah !

Quand il reprit conscience, la douleur à son dos avait disparu. Tout en observant le plafond, il ne put que regretter son incapacité à mettre fin au chaos créé par « Pois de cœur », cet être d'un monde absurde.

Impuissant, il avait été incapable de riposter face à ce puissant ennemi.

Pas plus qu'il n'avait pu protéger l'être qu'il prétendait aimer.

— Beeen, comme je l'ai dit... vous devriez éviter de faire ça... Alors... la conversation est terminée. Je reviens plus tard. Merci de prendre votre décision avant mon retour.

Personne ne pouvait l'empêcher de s'en aller.

Ils ne purent que se contenter de le regarder partir.

— Tai-Taichi ! Ça va ? Qu'est-ce que Go faisait ici ?

Nagase « Inaba » accourut au chevet de Taichi et tendit la main pour l'aider à se lever.

Taichi ne put regarder droit dans ses yeux désorientés et inquiets.

Il ne voulait pas croire ce qui s'était passé, alors il tenta de murmurer, « Merci d'échanger Nagase avec Inaba ». Même si « Pois de cœur » avait dit que les échanges étaient passés en mode manuel, alors cela devrait être impossible... mais...

— ... Pourquoi est-ce que je tiens Taichi dans mes bras ? Et où est passé ce fumier de « Pois de cœur » ?

La personnalité d'Inaba était retournée dans son corps, tandis que la personnalité de Nagase en avait fait de même dans son corps qui était dans l'unité de soins intensifs.

(On devrait se contenter de le prendre au mot alors.)

Taichi, Inaba, Kiriyama et Aoki confirmèrent temporairement l'état de la situation.

— Autrement dit, on doit choisir qui va mourir... c'est ça ? Mais qu'est-ce qui peut bien passer par la tête de ce type...? Bordel... de...! se plaignit Inaba avec une voix remplie de haine.

— Mais Iori ne mourra pas si facilement... parce que le docteur... fait tout son possible... pour la sauver...! dit Kiriyama d'un air désespéré.

— Ouais... peut-être que ce fumier de « Pois de cœur » nous raconte encore des bobards... Mais, peut-être qu'il dit vrai. Il faut qu'on considère cette possibilité — aussi cruelle soit-elle. Si ça s'avère vrai, la situation va devenir hors de contrôle et on pourra pas faire marche arrière, alors il faut qu'on lui obéisse... même si ça me met hors de moi.

(Comme Inaba l'a dit — on n'a aucun moyen de s'en échapper, même si on le voulait.)

(Vu qu'il est impossible de déterminer si « Pois de cœur » dit vrai ou non.)

— ... Merde ! Comment est-ce que ça a pu se finir comme ça en ma présence ?!

Inaba frappa violemment sur le banc qui n'était couvert que d'une fine couche de cuir.

— On dirait que l'un d'entre nous va mourir... ou se sacrifier... c'est ça ? murmura Aoki en se couvrant la tête.

(Partons du principe que « Pois de cœur » dise la vérité.)

(Alors le corps de « Nagase » va mourir. Dans le même temps, il y aura une personnalité — ou âme — parmi les cinq qui va mourir.)

(Personne ne veut mourir.)

(Alors ça va devenir un débat sur « qui sacrifier » comme l'a dit Aoki.)

(La mort.)

(C'est la mort ultime que personne ne pouvait complètement imaginer.)

(Je pourrais jamais laisser quelqu'un subir ça !)

(Alors...)

— Si quelqu'un doit se sacrifier, ce sera moi.

(... Je veux me sacrifier.)

(... Alors laissez-moi faire.)

— Yui... Tu peux le frapper avec l'intention de tuer ? demanda Inaba.

— D'accord, je vais y aller de toutes mes forces alors, répondit Kiriyama.

— Hein, ça craint si elle utilise toutes ses forces...

Alors qu'Aoki était en plein milieu de sa phrase — Kiriyama avait foncé sur Taichi.

Ses yeux étaient injectés de sang. Son visage était terrifiant. Sa longue chevelure châtain était ébouriffée... Kiriyama frémissait tel un tigre en colère.

J'ai failli ne pas voir arriver son poing.

Quand j'eus repris conscience, le bruit du craquement de mes os résonna dans mon cerveau. Ma tête avait l'impression d'avoir volé — tout comme mon corps. Je roulai maladroitement sur le sol, ce qui me faisait horriblement mal aux joues.

Je posai ma main sur ma joue gauche avant de gémir.

— Qu'est-ce que tu racontes... C'est pas drôle !

Inaba s'accroupit, m'aida à me relever et alors que j'étais toujours en train de gémir, m'agrippa violemment par le col.

— C'est quoi ton problème ?! Comment ça « je vais me sacrifier » ? Est-ce que t'as pensé... pensé aux sentiments de ceux qui allaient rester après ton sacrifice ? Tu fais croire que tu penses aux autres, mais tu penses qu'à toi — un vrai salaud d'égocentrique !

Inaba me cria dessus à une distance extrêmement proche comme si on était collés l'un à l'autre.

Kiriyama m'avait frappé avec un poing qui contenait ses véritables sentiments. Et les paroles d'Inaba étaient de la même veine. Les deux m'avaient ému.

Puis quelque chose dans mon cœur s'effondra.

— ... Ouais... Où est le mal ?! Je... je peux pas supporter de voir les gens souffrir ! Quand ça arrive, je peux pas m'empêcher d'imaginer la douleur qu'ils ressentent... Puis, mon imagination s'emballe et ça devient une douleur incurable — c'est insoutenable ! Je déteste ça... alors, je préfère encore l'endurer moi-même directement, parce que je connais mes limites... et je peux le supporter... T'as raison, je le fais pour personne... je me « sacrifie » juste pour moi-même !

Une fois dans mon cerveau, le message vague avait fini par sorti... J'avais enfin réussi à le dire !

Ma joue gauche commença à me brûler, mais il y avait quelque chose qui la mouillait chaudement.

J'étais en train de pleurer.

Dans ma vision trouble, Inaba sembla être choquée, mais son expression changea rapidement en un visage empli de bienveillance et elle relâcha sa main qui agrippait mon col.

— Alors c'est ce que tu pensais, Taichi. T'es vraiment bizarre. Même si c'est bizarre, ta gentillesse est complètement folle ! Ressentir la douleur des autres comme si c'était la tienne et te dire « ça serait plus facile si je l'endurais à leur place »... T'es... vraiment un idiot gentil et maladroit. Mais même si tu pouvais subir la douleur des autres, tu vois pas que quand tu souffriras, les autres autour de toi souffriront à leur tour ? Même si ça te va, ça sera dur pour nous... et particulièrement pour ceux qui pensent être plus que ton ami.

» Même si c'était stupide de le dire maintenant, c’est formidable d’écouter son cœur, dit Inaba.

Puis, elle essuya maladroitement mes larmes.

— Pardon, Taichi !

À côté de moi, Kiriyama s'effondra sur le sol en pleurant.

— Pardon, tu souffres. Pardon, tu souffres. Pardon, tu souffres... continua-t-elle à répéter.

— C'est pas grave... Kiriyama, tu voulais me réveiller, non ? Et puis... Tes mains et ton cœur aussi souffrent... C'est moi qui devrais m'excuser... Merci.

— Il y a une seule chose que... j'espère que tu comprends... Si tu... meurs, alors on souffrira tous dix ou cent fois plus que ce qu'on a subi jusqu'ici...! Alors... Alors ne dis pas ça !

— Pas la peine de dire ça, il a compris maintenant... murmura Inaba à côté de Kiriyama.

Je pouvais profondément ressentir la gentillesse de tout le monde. Et dans le même temps, je compris à quel point j'avais été égoïste. En théorie, c'était simplement dans le but d'aider les autres, mais des fois, ce n'était pas toujours le cas.

S'il n'y avait pas eu « d'échange de personnalité », peut-être que je n'aurais jamais eu à faire face à cette facette de ma personnalité.

Je me connais un peu mieux moi-même.

Et j'en savais beaucoup plus sur les gens qui m'entouraient.

En acceptant, réfléchissant et allant de l'avant, je pouvais beaucoup apprendre à partir de maintenant.

Même si beaucoup de souffrances l'attendait, il y allait tout de même avoir tant de choses joyeuses aussi. C'était ce genre de vie qui m'attendait.

... Mais malgré tout, quelqu'un allait devoir dire adieu à cet avenir.

C'était un désespoir qu'il était impossible de décrire complètement par la cruauté, le côté macabre et la désolation.

— Alors... qu'est-ce qu'on fait...!

Je ne pus rien faire d'autre que gémir.

À ce moment-là, Aoki se mit à parler :

— Je pense que la seule qui devrait mourir dans le corps « d'Iori-chan » c'est elle-même...

Le temps, qui aurait être quelque chose qui s'écoulait de façon continue, semblait s'être arrêté.

Je ne voulais penser à rien. J'en étais incapable.

— Que-Qu'est-ce que tu racontes ?! Je t'en supplie... Dis pas que Iori devrait mourir ! s'exclama nerveusement Kiriyama comme une bête sauvage.

— ... Je... C'est pas ce que je voulais dire... ! C'est juste qu’il fallait bien que quelqu'un le dise...

Puis, Aoki ajouta d'une voix basse à peine audible :

— ... On peut pas toujours laisser le mauvais rôle à Inaba-chan.

— Tss... Vous êtes... trop gentils... dit Inaba avec une voix chancelante.

Ce fait était quelque chose qu'on tous avait tacitement compris.

S'ils sauvaient Nagase, cela voulait dire qu'elle allait devoir vivre dans le corps de « quelqu'un d'autre ». Rien ne pourrait jamais justifier ce choix de vivre dans la peau d'un « autre ».

Mais malgré tout...

Mes pensées tournaient en rond.

Je n'arrivais pas à avancer.

— On devrait pas prendre de décision sans lui en avoir parlé... Je pense qu'on devrait lui expliquer la situation... Qu'est-ce que vous en pensez...?

— T'as raison... Ça se fait pas... C'est naze, tout ce que je peux dire dans cette situation, c'est « ça se fait pas »...

— C'est moi qui en ai parlé, alors je vais faire l'échange... continua Aoki. Merci d'échanger Yoshifumi Aoki avec Iori Nagase.

En un instant, Nagase « Aoki » cligna des yeux, visiblement surprise, et jeta un œil vers Taichi, qui était assis par terre, ainsi que vers Inaba et Yui. Puis, elle leur demanda ce qui s'était passé.

— Ah... Même moi j'ai pas tout compris de ce qui nous était arrivé, expliqua brièvement Inaba à Nagase « Aoki ».

» Tu seras choquée peu importe la manière... alors j'ai décidé de pas y aller par quatre chemin. Iori, tu... vas peut-être mourir, annonça d'un ton ferme Inaba tout en regardant droit dans les yeux de Nagase « Aoki ».

Pour être franc, c'était vraiment difficile à dire, mais c'était la spécialité d'Inaba de cacher son côté faible.

Nagase « Aoki » devait avoir compris à l'attitude d'Inaba qu’elle ne plaisantait absolument pas, parce que son visage était particulièrement tendu et on pouvait lire la peur dans ses yeux comme un petit chiot. Elle hésitait comme si son cœur s'était arrêté de battre.

Ses yeux bougèrent et s'arrêtèrent dans ma direction.

Pendant un moment, même si bref, son visage s'était détendu.

Peut-être que je pouvais faire en sorte d'alléger sa profonde détresse. Pour cette raison, je ne la quittais pas des yeux.

Je me sentais coupable de ne pas pouvoir faire plus pour elle.

Puis, elle détourna les yeux et regarda vers Kiriyama.

Une grosse larme coula le long de la joue de Kiriyama, mais elle se mordit fortement les lèvres pour se forcer à ne pas éclater en sanglots.

Puis Nagase « Aoki » se tourna à nouveau vers moi, ferma les yeux et scella d'une traite ses lèvres.

Après quelques secondes de silence, elle rouvrit les yeux.

— Bon, continuons, dit-elle avec un visage digne, courageux et viril.

De mémoire, je n'avais jamais vu quelqu'un avec autant de lucidité.

Puis, Nagase « Aoki » se tut pendant les explications d'Inaba. Elle acquiesçait parfois en guise de réponse.

Les explications se terminèrent peu après.

Malgré cela, Nagase « Aoki » demeura tout de même silencieuse.

À quoi pouvait-elle penser intérieurement ? J'étais incapable de l'imaginer.

Alors, de combien de temps avait-elle besoin ? Les autres pensaient sûrement à la même chose. Mais l'instant d'après...

Elle sourit.

Puis, elle dit :

— Dans ce cas, laissez-moi mourir.

C'était une voix enjouée et très légère.

— Ah... Est-ce que je vais vraiment mourir...? Héhé, je sais que je vais mourir, mais j'ai quand même pu parler normalement avec tout le monde... c'est déjà un miracle.

— Peut-être... pas... tenta de nier Kiriyama avec une voix extrêmement faible.

— Mmm, certes... mais je vais partir du principe que si. Après tout, j'ai pas envie d'avoir de regrets.

Malgré ces conditions extrêmes, la tonalité de sa voix restait inchangée. Des larmes me montèrent rapidement aux yeux.

— Nagase... mais peut-être que tu devrais pas...

— C'est pas comme ça qu'il faut le prendre, et c'est impossible.

Le sourire franc et direct de Nagase me transperçait le cœur. Son apparence était sans aucun doute celle « d'Aoki », mais ce sourire appartenait sans conteste à Nagase.

— Tout fait partie intégrante de « moi », même mon apparence ! Ma personnalité ou mon apparence ne suffisent pas à elles seules, les deux forment un tout. Et puis, je suis fière de ce que je suis... J'ai failli me perdre, mais quelqu'un me l'a rappelé.

Nagase regarda chacun de nos visages et on se tenait tous pendus à ses lèvres. Son visage montrait une certaine assurance, comme si elle était sur le point de jouer son atout.

— Et puis, tuer la personnalité de quelqu'un et vivre dans son « corps » serait trop dur à supporter pour moi.

Personne ne pouvait la contredire.

Ensuite, Nagase « Aoki » souhaita que tout le monde puisse entendre ses dernières volontés.

— Est-ce que... je pourrais avoir un moment en privé avec chacun d'entre vous ?

Les membres du club se plièrent au souhait de Nagase et lui laissèrent parler à chacun d'entre eux dans la salle d'attente de l'hôpital pour les derniers instants de sa vie.

Les derniers instants de sa vie.

Personne ne voulait l'admettre, et peut-être même que certains voulaient s'y opposer, mais à chaque minute et seconde qui passait, on se sentait de plus en plus incapable de faire quoi que ce soit.

« Pois de cœur » avait dit qu'il allait revenir d'ici trente minutes alors il ne restait désormais plus beaucoup de temps.

Pour commencer, Nagase fut envoyée dans le corps de « Kiriyama » pour voir Aoki qui était revenu dans son propre corps. Ensuite, elle resta dans le corps de « Kiriyama » pour parler avec Inaba. Quand celle-ci croisa Aoki, ce dernier avait les larmes aux yeux.

Et maintenant, Nagase allait utiliser le corps « d'Inaba » pour voir Kiriyama.

J'étais assis avec Aoki sur le long banc du couloir qui menait à la salle d'attente. Mais on ne parla pas. Je jetai un œil vers la porte de l'unité de soins intensifs. Le corps de « Iori Nagase » se trouvait dans cette salle et la personnalité à l'intérieur était celle d'Inaba. Bien entendu, le corps de Nagase n'était pas conscient, alors Inaba devait maintenant être plongée dans les méandres du néant, sans conscience ni sentiment.

Je pouvais entendre quelqu'un sangloter et marcher le long du couloir.

— T-Taichi... Iori te demande... dit Kiriyama en s'étouffant avec ses larmes.

J'acquiesçai sans dire un mot. Puis je traversai le couloir et pénétrai dans la salle d'attente.

Ses brillants cheveux noirs mi-longs, ses petits bras et jambes élancés, et une douce et tendre aura qui ne lui ressemblait pas...

Devant moi, se trouvait un être qui avait l'apparence « d'Inaba » mais sans sa personnalité.

Ce genre d'atmosphère qui permettait d'envoyer des messages sans mots confirmait la présence de Nagase.

— Salut, Taichi, me salua Nagase « Inaba » comme n'importe quel matin.

— Yo, Nagase, répondis-je avec la même attitude.

Mon cœur était incroyablement serein. Plutôt que de sombrer dans le désespoir, j'avais décidé, de toutes mes forces, de vivre l'instant présent.

— C'est bizarre que tu sois le seul à te comporter comme d'habitude... Les autres faisaient tous une tête d'enterrement.

— ... Tu veux que je fasse pareil ?

— Non, non, pas du tout. Surtout pas ! Sinon, ça va être difficile de parler et ça va me donner mal à la tête ! Et puis, l'heure de notre dernière rencontre approche à grand pas... Bref, Taichi, merci, parce que j'ai jamais eu l'occasion de te remercier sur le pont. Après t'avoir entendu parler, je crois que mes angoisses... même si je ne saurais pas dire si elles ont entièrement disparu... je me sens beaucoup mieux maintenant, et j'ai fini par me rappeler que je pouvais inclure tant de choses en « moi » et que j'aimais ce genre de « moi ».

Nagase avait fini par s'accepter — c'était semble-t-il la bonne affirmation. Pour aller de l'avant, il fallait sûrement plus de temps, mais à partir de là, tout irait bien. Après tout, le point de départ, c'est de « s'accepter tel qu'on est ».

Même s'il n'y avait plus de temps pour ça maintenant.

— Aussi, t'as dit... que tu m'aimais, et tu m'as demandé de sortir avec toi, pas vrai...? J'ai pas pu te répondre à ce moment-là, alors je vais le faire maintenant.

Nagase « Inaba » arborait un visage certes nerveux mais également déterminé et sérieux.

Moi aussi, j'avais le même genre d'expression en attendant la réponse qu'allait me donner Nagase.

— ... Mais avant ça, tu t'attends bien à ce que je vais raconter une blague, pas vrai ?!

— Pas spécialement, mais je m'en doutais !

Malgré les circonstances, elle restait toujours drôle... Il devrait avoir des limites à l'inflexibilité de son entrain.

— Hihihi.

Nagase souriait avec un visage qui montrait qu'elle avait tout prévu — mais ça s'arrêta net.

Son expression se contracta soudainement.

— Que... Comment ça se fait... Comment est-ce que t'arrives à rester aussi détendu dans un moment pareil... Alors que les autres avaient tous l'air tellement triste...

Bien sûr que j'étais triste et que je mourrais d'envie de pleurer, mais si je le faisais...

— Bien sûr que je suis triste. À tel point que j'ai envie de mourir... Mais, tu l'es encore plus que moi, pas vrai ?

» ... Alors pourquoi tu ne pleures pas ?

La question que je posai finit par faire éclater Nagase en sanglot. Ses larmes coulaient abondamment.

C'était normal qu'elle pleure. Il aurait été étrange qu'elle ne le fasse pas dans un moment pareil.

Après tout, elle était sur le point de mourir.

Elle devait être si triste qu'elle voulait crier, hurler ou gémir de désespoir. Mais elle n'avait rien fait de tout ça.

Peut-être que c'était une forme de gentillesse pour ne pas rendre les autres encore plus tristes, vu que j'aurais fait la même chose à sa place.

Mais cela importait peu maintenant.

Je m'avançai vers elle et la pris dans mes bras.

C'était extrêmement doux.

Chaleureux.

Et triste.

Même si son « corps » était celui d'Inaba.

— Ah... je veux pas mourir... je veux vivre encore un peu... Ma vie ne fait que commencer ! Pourquoi... Pourquoi... est-ce que... j'ai dû subir tous ces trucs... Qu'est-ce que j'ai fait... pour mériter ça...? cria désespérément Nagase du plus profond de son cœur.

Elle avait perdu le contrôle de ses larmes qui coulaient à flot.

Je pris sur moi.

Je n'avais pas versé la moindre larme moi-même.

Me traiterait-on « d'idiot qui adore se sacrifier » ?

Non, pas du tout. Je ne l'ai pas fait pour moi-même, mais pour l'accompagner et l'aider. Alors personne ne devrait me le reprocher. J'étais incapable de faire clairement la différence, mais je sentais que je commençais petit à petit à comprendre quelque chose.

— ... Tu m'as aussi déclaré... que tu m'aimais...

Un chaleureux sentiment fit irruption dans ma poitrine. J'y résistais juste avant qu'il se transforme en larme. Et dans le même temps, je laissais ma haine pour « Pois de cœur » sombrer au fond de mon cœur. Lors du moment le plus précieux et le plus sacré de ma vie, je ne voulais pas penser à ce genre de chose.

Au bout d'un moment, Nagase « Inaba » s'éloigna de moi tout en essuyant ses larmes.

— Après tout, c'est la dernière fois... il faut... que je sois claire.

Nagase « Inaba » inspira et expira pour se préparer. Elle souriait, les yeux rouges et gonflés.

Je pouvais voir un avenir dans ce sourire.

C'était un avenir brillant et resplendissant.

Même dans cette situation...

Ce sourire était suffisant pour parler de miracle.

— Moi aussi, je t'aime, alors... ne sors pas avec moi.

— Avec plai-... Hein ?

Comment ça ?

— Héhéhé, je vais mourir, non ? Tu peux pas sortir avec un cadavre quand même, ou tu vas avoir des problèmes.

Kokoro p295.png

» Ça te dérange quand même ?

Elle couvrit ma bouche bée avec sa main gauche.

Elle était si gentille que mon cœur était sur le point de voler en éclat.

— Au contraire, laisse-moi juste un souvenir... Alors embrassons-nous, ok ?

— Si c'est que ça, Inaban devrait me pardonner, murmura faiblement Nagase « Inaba ».

— Been... Il faut que je sache maintenant... Qui avez-vous choisi ?

(Qui va mourir ?)

« Pois de cœur » « Gotô » avait posé d'un air exténué une question qui était si profonde qu'elle dépassait l'entendement. Devant lui se trouvait Nagase « Inaba », Taichi, Kiriyama et Aoki, tous assis silencieusement sur le long banc.

— C'est moi... Moi, Iori Nagase, vais mourir avec le corps de « Iori Nagase », déclara sans la moindre hésitation Nagase « Inaba » tout en se levant.

Son impressionnant comportement laissa Taichi et les autres sans voix.

— Mmm... C'est la meilleure conclusion... Haha... Alors il n'y a pas eu de changement miraculeux ?

— Mais est-ce que je peux vous poser une question avant de mourir ?

Nagase « Inaba » regarda droit dans les yeux de la personne responsable de sa mort en lui posant cette question.

L'expression sur son visage était spécialement pour cette occasion.

— Alors, pourquoi avoir fait tout ça en fait...?

Après avoir passé un mois entier à échanger aléatoirement de personnalité entre nous, tout ça pour faire mourir quelqu'un à la fin... Quel était le but de tout ça ?

— ... Eh bien... pour faire simple... n'y prêtez pas attention aujourd'hui, mais aussi demain...

« Pois de cœur » était agacé par la question de Nagase et avait répondu à côté.

— Comment est-ce qu'on pourrait se contenter de cette réponse, hein ?

Nagase « Inaba » arrêta Kiriyama qui tentait de se lever pour manifester son mécontentement.

— Je vois... Effectivement, vous n'avez pas l'intention de me répondre directement... dans ce cas, tant pis, mais il y a bien une chose sur lequel je ne reculerai jamais. Je vous demande...

Elle parlait avec un visage qui était d'une beauté et d'une détermination à couper le souffle.

— ... de ne plus jamais faire ça à qui que ce soit.

C'était un point qu'elle tenait absolument à confirmer.

C'était effectivement quelque chose qui devait être considéré. À partir de maintenant, est-ce que Taichi et les autres allaient continuer à vivre cette ridicule situation ? C'était une question de vie ou de mort.

Mais était-ce quelque chose qui importait vraiment pour Nagase ?

Qu'est-ce que cela changeait pour elle ?

Elle était sur le point de mourir.

Après avoir entendu ça, « Pois de cœur » « Gotô » se figea temporairement. Il n'y avait aucun changement sur son visage, mais de ce que Taichi en avait compris, il ait l'air un peu choqué.

— ... Bien entendu.

Le ton de sa voix était un peu honnête.

— ... Haha, l'heure est déjà arrivée ? dit soudain « Pois de cœur ».

Il n'avait laissé le temps à personne pour se préparer.

Le corps « d'Inaba » se raidit en un instant, et « Inaba » secoua légèrement la tête.

— Que...

« Inaba » qui était sur le point de parler aperçut « Pois de cœur » « Gotô » devant elle.

— Vous...! Non, Iori...

« Pois de cœur » ne montra aucun signe en réponse, parce que Taichi savait qu'il avait mis un terme à « l'échange de personnalité ».

Dans le même temps, quand Inaba avait crié, la porte de l'unité de soins intensifs s'ouvrit.

À cet instant...

Avec ce que « Pois de cœur » avait dit...

Tous retinrent leur souffle et regardaient la porte qui s'ouvrait.

Tous priaient pour que ça n'arrive pas.

(Que ça ne s'arrête pas maintenant.)

(Faites que ça ne s'arrête pas.)

(Laissez-nous imaginer un peu plus longtemps que Nagase ne meure pas.)

Mais le temps s'écoulait inexorablement.

Peu après, le docteur s'approcha d'eux et dit...

— Dieu soit loué. Elle est tirée d'affaire. Elle va s'en sortir.

□■□■□

Le docteur avait expliqué à Taichi et les autres, sonnés, qu'elle avait eu beaucoup de chance. Ils n'avaient pas à s'inquiéter de séquelles irréversibles et elle allait être prochainement transférée dans une chambre où ils pourraient la voir.

Il fut un peu surpris qu'ils manquent de répondant, mais il pensait visiblement que c'était parce qu'ils s'étaient « trop préparés au pire ». Ensuite, le docteur lâcha un « Bref, c'était trop beau pour être vrai. » avant de s'en aller.

Alors que tout le monde était encore sous le choc, Inaba parvint à parler.

— Hé... vous... qu'est-ce que...?

— Oui, oui... merci à toutes et tous... dit « Pois de cœur » « Gotô » comme si rien ne s'était passé. Ahah... merci d'accepter ce gâteau en guise de compensation... Ahah... Il serait même préférable d'apporter ça à Nagase-san quand vous irez lui rendre visite. Enfin, pour moi surtout.

« Pois de cœur » leva légèrement la main qui tenait un sac en papier.

Inaba recula jusqu'au mur et se cogna la tête.

— Il m'a bien eue... Même si c'était une possibilité... et je le soupçonnais même... mais... Ah... Au fait... Ah ! C'était quoi tout ça au juste ?!

— Hein... Alors... Iori... va bien... Elle est... toujours en vie ! O-Ouaaah ! murmura mot à mot Kiriyama tout en serrant les dents.

Puis, elle se couvrit le visage et se mit à pleurer.

— ... Ah bon ? C-C'est super... Ouah... Je me sens tellement lessivé d’un coup...

Aoki se laissa tomber lentement jusqu'à s'assoir par terre.

Quant à Taichi... son cerveau ne fonctionnait plus parce qu'il se demandait ce qu'il allait faire après ce qu'il s'était passé avec Nagase... Ou plutôt, il se demandait comment se comporter avec elle à partir de maintenant... Peut-être qu'il devait se contenter d'être comme d'habitude.

— En gros, je suis désolé... Inaba, s'excusa pour le moment Taichi en priant pour que ça ne soit pas son premier baiser.

— ... Hé, au fait... du début à la fin... cela faisait partie de votre plan, pas vrai ? demanda Inaba à « Pois de cœur » comme si elle avait perdu toutes ses forces.

— Mmm... Si je devais dire, tout, du début à la fin, faisait partie de mon plan... ce qui s'est passé était proche de ce que j'avais prévu... parce que vous êtes très loin d'imaginer de quoi je suis capable... Après tout, on peut échanger des personnalités entre des personnes. Vous comprenez mieux dit comme ça ? Ahah... Mais cela ne vous regarde pas...

— ... Alors vous voulez dire que vous n'aviez aucune intention de faire du mal à Nagase depuis le début ?

« D'ailleurs, quand il a pris le contrôle de Nagase, il a pris la peine de sortir son portable et son portefeuille avant de sauter dans le fleuve... », se remémora Taichi en écoutant « Pois de cœur ».

— ... Bien sûr que non, comment pourrais-je causer le moindre tort à une brave citoyenne comme elle... Même si cela lui a déjà causé beaucoup de problèmes dans sa vie de tous les jours... Mais j'espère que je pourrais me faire pardonner avec ce gâteau... Enfin, même si c'est un peu bateau comme cadeau... Ah ? « Gâteau », « bateau » et « cadeau » riment... Ahah, ça n'a vraiment aucun rapport... Du coup, je n'ai pas l'intention de dire que j'espère que vous allez me pardonner, mais j'espère effectivement que vous ne me détestez pas. En fait... vous... avez vécu de bonnes choses, n'est-ce pas ?

Sa dernière phrase semblait contenir le premier sentiment jamais ressenti par « Pois de cœur » pour Taichi et les autres, même s'il était tellement diffus que c'était peut-être un malentendu.

— Bon... il faut que j'y retourne maintenant. Ahah... Vous avez l'air d'avoir compris, mais n'en voulez pas trop à « cette personne »... parce que ça serait dommage qu'il y ait des répercussions. Et par-dessus tout, si possible, merci de ne pas trop réfléchir sur ce qui me concerne, ou de m'oublier purement et simplement... Ou peut-être que c'est tout bonnement impossible ? Ahah... J'en ai trop dit... Bon, à plus tard.

Après avoir fini de parler, la tête de « Gotô » tomba exactement comme quand Taichi et les autres vivaient un échange de personnalité — puis il se réveilla immédiatement. Il leva la tête et ouvrit les yeux.

Le « drame » était arrivé telle une soudaine tempête et les avait marqué à jamais, mais sa conclusion était pourtant banale et paisible.

— ... Hmm ? C'est...? Je me rappelle avoir sauté dans ma voiture de location parce que j'avais appris que Nagase était tombée dans le fleuve et se trouvait à l'hôpital... Bizarre ? Je suis à l'hôpital. Oh, vous êtes tous là sauf Nagase, c'est choquant — ou alors j'ai utilisé toutes mes forces pour arriver là, au point de perdre conscience sur la route... Rah, j'ai vraiment envie de me féliciter pour cette débauche d'énergie quand je fais quelque chose pour mes élèves... Et c'est quoi ce sac en papier dans ma main droite...? Ohoh... Des boules de riz à la fraise...! Mmm ? Mais qu'est-ce qu'elles font ici...? Bah, peu importe, j'adore les fraises de toute façon... Bon, et au sujet de l'état de santé de Nagase... Aïeaïeaïeaïeaïeeeeuh ! Ça fait mal ! Ça fait vraiment mal, Inaba-san !

Inaba avait fait un cobra clutch[2] sur Gotô.

— La ferme ! Il faut que je fasse rentrer une bonne fois pour toutes dans cette fichue tête que « moins on réfléchit, plus ça fera mal à la fin ! »

Tout en disant ça, elle avait troqué son cobra clutch pour une prise un peu plus étrange (qui consistait à utiliser un cobra clutch tout en pressant la tête de l'adversaire vers le bas avec une main). Elle était super incisive.


Notes de traduction

  1. Masque utilisé dans les Noh, les comédies musicales japonaises où les acteurs portent des masques.
  2. Prise de catch où l'attaquant se met à côté de son adversaire, puis enjambe une des jambes de l'adversaire, attrape le bras de ce dernier et le place derrière son dos, et enfin il cause une pression au dos et à l'abdomen


Épilogue[edit]

... Une semaine plus tard.

Ce type avait menti et son existence était si vague qu'au final, on ne savait toujours pas à qui on avait eu affaire, mais ce qu'il avait dit au sujet de l'absence de répercussions était vrai. Nagase n'avait aucune séquelle grave et put retourner immédiatement en cours. Une lettre avait été directement envoyée chez elle. De l'argent pour les frais médicaux s'y trouvait — « Pois de cœur » avait vraiment pensé à tout. (Bien que Gotô mentionna plusieurs jours plus tard lors d'une réunion de classe, « je me souviens pas avoir retiré de l'argent, mais quand j'ai regardé mon compte en banque, une partie avait disparu... Qu'est-ce que vous en pensez ? Ça veut dire que je suis victime d'une arnaque ? Est-ce que je ferais mieux d’appeler la police ? » Mais le Club de Recherche Culturelle décida de complètement ignorer ce qu'il avait dit.)

— Au moins, « Pois de cœur » n'avait pas de mauvaise intention à notre encontre. Ou peut-être qu'il a pas un mauvais fond, dit honnêtement Taichi.

Mais Inaba lui fit la morale :

— Toi et ton optimisme à toute épreuve... C'en est gênant !

Au final, ils étaient enfin sortis de la zone de turbulence qui affectait leur vie depuis que Nagase avait été admise à l'hôpital. Et aujourd'hui sonnait le début d'une nouvelle semaine d'activité en club qui avaient tant manqué à ses membres. Bien que ces activités n’avaient rien de transcendant.

Après les cours, Taichi était de corvée pour faire le ménage dans la classe. Après avoir fini, il ramassa ses affaires et se dirigea vers le troisième étage du Bâtiment Récréatif.

(Les autres doivent déjà être là, hein ?)

Désormais, il n'y avait plus « d'échange de personnalité ».

Fait étrange, quand on essayait de se rappeler de ce qui s'était passé, ces échanges de personnalité n'avaient eu que peu d'effet sur nos esprits. Je ne comprenais pas. C'était un phénomène paranormal pourtant... Ou plutôt, à mesure que le temps passait, même c'était bel et bien arrivé, ça disparaissait petit à petit vu que ça sortait un peu du réel. C'était comme si tout ça n'avait été qu'un rêve.

Mais certaines choses plus importantes qui étaient arrivées l’étaient encore plus pour moi.

Le monde des membres du Club de Recherche Culturelle avait changé.

L'échange de personnalité était comme une tempête pour nous, exposant nos angoisses une après une. Néanmoins, certaines d'entre elles semblaient tellement importantes, qu'une fois exposées, s'étaient avérées étonnamment insignifiantes.

N'importe quel quidam pouvait gérer ce genre de choses.

Bien entendu, on n'était pas à l'abri de souffrir, et rien ne garantissait la réussite.

Mais les problèmes qui existaient au sein d'une personne insignifiante devaient être encore plus insignifiants, non ? C'est ce que je voulais dire.

Mais se lever et se battre — affronter, accepter et y réfléchir, n'étaient sûrement pas des choses évidentes à faire.

Ça serait trop dur à affronter seul.

Ça serait trop dur sans opportunité.

Mais, même si c'était dur, si on pouvait le faire...

Le monde des cinq adolescents insignifiants pouvait changer, et se transformait en ce qu'ils désiraient.

Il y avait certes toujours des problèmes, voire des choses qui ne pouvaient être résolues par la racine.

Par exemple, Taichi, qui avait le sens du sacrifice pour les autres, n'avait pas du tout changé... Bien entendu, c'était parce que c'était une personnalité qui existait en lui, alors il était fort probable que ça ne changerait jamais.

Mais, si on se confrontait au problème...

Pendant le phénomène, les membres du Club de Recherche Culturelle avaient vécu beaucoup de choses entre eux, et beaucoup de choses avaient changé. Ces changements étaient irréversibles.

Mais pouvait-on parler de chance ou de malchance ? Du moins, de ce que j'en avais vu, rien n'avait empiré. On était tous parvenus à surmonter l'épreuve.

C'était parce qu'ils avaient été là tous ensemble... C'était quelque chose que les cinq étaient parvenus à faire.

Par rapport à avant, Inaba semblait plus gentille.

Comparé à avant, Kiriyama paraissait chercher de façon plus active des garçons à qui parler.

Aoki avait l'air plus intelligent qu'avant.

Quant à Nagase... Comme elle était trop gênée après ce qui s'était passé, on évitait de croiser nos regards et de parler.

Surtout, Taichi attendait désormais avec hâte de pouvoir se réunir avec les membres dans leur local. Il s'était passé beaucoup de choses, mais si ces cinq-là pouvaient rester ensemble et sourire... peut-être que tout allait bien se passer à partir de maintenant. Taichi ne put s'empêcher de penser ainsi.

Penser que c'était déjà un trésor. Et ce trésor représentait tout.

Aujourd'hui, est-ce qu'Inaba va encore s'énerver pour des broutilles et devenir violente ?

Aujourd'hui, est-ce que Kiriyama va encore rougir, crier et trembler quand on va la taquiner à cause de ses réactions ?

Aujourd'hui, est-ce qu'Aoki va être traité comme un idiot et jouer ce rôle comme un professionnel ?

Aujourd'hui, est-ce que Nagase va s'obstiner à se comporter sans relâche comme une idiote, que ce soit intentionnel ou non ?

Alors, il était l'heure de se mettre sérieusement à nos activités de club — pour écrire un article qui montre complètement nos intérêts !

Bien que Taichi y croyait de tout cœur, dans le même temps, il savait que la journée n'allait pas se passer aussi bien. Était-ce à cause de l'euphorie ambiante ? En réalité, il espérait également qu'ils puissent s'amuser encore un peu plus.

(Bon, la porte du club se tient juste devant moi !)

Cette vue était vraiment pas mal.


Si je devais mentionner quelque chose qui me travaillait toujours, c'était au sujet d'Inaba qui arborait un sourire d'une inimaginable cruauté tout en disant, « Iori m'a tout raconté. On... dirait que tu m'as volé mon premier baiser. Comment est-ce que tu penses pouvoir te faire pardonner... Hihihi. »

Cela ne devrait pas passer par ma mort... Ou du moins, je l'espérais.

(Kokoro Connect 1 — Personnes aléatoires — Fin)



Postface[edit]

Bonjour, tout le monde. Je m'appelle Sadanatsu Anda.

J'ai eu la chance que ce roman remporte le prix spécial des 11è Entertainment Awards d'Enterbrain, et grâce à ça, de pouvoir faire mes débuts.

Un grand merci à tous les gens qui m'ont aidé moi, cet être toujours insignifiant, à en arriver à écrire cette « postface ». Mon cœur est désormais rempli de gratitude pour tout un chacun.

Mon éditeur m'a dit un jour, « T'es nouveau, mais évite d'écrire une page entière de remerciement ! », alors même si je suis un nouveau ignorant et insipide, peut-être même pas encore autoproclamé écrivain, j'aimerais parler des bons et mauvais moments passés quand j'ai commencé à écrire cette histoire.

Pour arriver à quelque chose, il faut passer par des bas.

Bien entendu, j'écris des histoires parce que j'adore ça.

Même si c'est un amour différent de « J'aimais lire à une époque alors j'ai eu envie d'écrire ! », j'avais pour objectif de devenir écrivain, et maintenant, j'ai la chance de pouvoir écrire quelque chose appelé « Postface », alors du moins, je ne déteste pas écrire.

Bien que loin d'être parfait, j'ai toujours eu cette passion et cette volonté d'écrire. Mais si on me demandait si je pourrais continuer avec la même tension tout le temps, je répondrais que ça serait sûrement compliqué.

Ceux qui sont intelligents et brillants pourraient facilement réussir à écrire un roman. Mais pour quelqu'un comme moi, qui rencontre toujours des problèmes, s'ennuie, pense « Je peux pas continuer à écrire ! C'est chiant d'écrire ! », la motivation tombe et ainsi, ça devient un problème.

Néanmoins, si on se plaint toujours de « Je peux pas continuer à écrire » ou « C'est fatiguant », on n'arrivera jamais à écrire un roman — même si ça ne se limite pas qu'à l'écriture. Dans ces moments-là, il faut persévérer et se remettre en selle, ou sinon on n'arrivera jamais à rien.

Malgré tout, même si j'ai dit qu'il faut persévérer et se remettre en selle, je ne suis pas ce genre de personne à pouvoir réussir à manipuler ses propres émotions — je n'arrive pas à me dire « Ok, on y va » pour me remotiver.

Ainsi, j'ai essayé diverses méthodes pour y parvenir. Il y a eu d'excellents moyens, à la fois peu coûteux et efficaces.

Oui, c'est ce à quoi vous pensez — « se leurrer (rêver ?) ».

Par exemple, « les romans que j'écris seront super populaire et je pourrais sourire en encaissant les royalties ! » ou « On en fera un film ! » ou « C'est même devenu un phénomène de société ! » ou « Il y a aura même un prix avec mon propre nom de plume ! ». Quand je rêve de ce genre de chose (du plus pur fantasme !), je me sens « Ouais ! Ça va le faire ! » et petit à petit, je suis chaud bouillant (pardonnez-moi ma vulgarité).

À l'époque où j'ai soumis mon manuscrit pour le prix, j'ai été tant aidé par M. Fantasme.

À partir de maintenant, je vais avoir besoin de son aide plus que jamais.

En parlant de ça, quand j'ai soumis mon manuscrit, il n'y a qu'une seule que j'ai pu faire pour relâcher la tension de quand j'étais en panne d'inspiration.

Oui, c'est ce à quoi vous pensez — réfléchir à mon nom de plume.

Pour être franc, je ne suis pas si têtu quand il est question de nom de plume, mais y réfléchir était agréable et j'ai trouvé plusieurs idées.

Par la suite, même si je n'en connais pas bien la raison, quand j'étais sur le point de rendre mon manuscrit, j'ai pensé que « quelque chose qui passe de Edgard Allan Poe à Edogawa Ranpo[1] en nom de plume était assez cool, hein ? »

Il n'y avait aucune raison particulière.

C'était seulement mon sentiment.

Par conséquent, je pensais « trouver quelqu'un que j'aime ou respecte, puis copier son nom pour en faire mon nom de plume ! ». C'est à cause de ça (après tout, c'était pour soulager mon stress), j'ai réfléchi à plusieurs noms de plume.

Puis que s'est-il passé ? Pour une raison que j'ignore, ma liste ne contenait que des noms de catcheurs professionnels !

...

Je savais bien que ce genre de noms n'était pas approprié pour quelqu'un ayant vocation à devenir écrivain, mais je me suis dit « je ne vais pas devenir écrivain professionnel du jour au lendemain de toute façon, alors peu importe, non ? ». Par conséquent, j'ai décidé de copier le nom de mon catcheur professionnel préféré et cela devint mon nom de plume après moult réflexions.

Pour être franc, c'était une tâche très amusante.

... Mais je n'aurais jamais cru que j'allais utiliser ce nom de plume...

Ah, en fait, je n'ai aucun regret à l'utiliser.

Enfin...

Au fait, je ne suis pas un aficionado du catch professionnel.

Si quelqu'un comme moi prétendait l'être, cela serait trop présomptueux.

C'est la vérité.

Le catch professionnel est si profond.

Ah, vous ne devez sûrement pas être intéressés par ce genre de choses, pardon.

Bon, voilà mon message de remerciement !

Tout d'abord, à ceux qui ont été impliqués dans le prix ENTAME de Famitsu Bunko et qui m'ont donné la chance de pouvoir faire mes débuts. Merci.

Ensuite, à tous ceux qui ont fait de leur mieux pour que ce livre soit publié (particulièrement mon éditeur). Merci.

Puis à Shiromizakana-sensei qui a dessiné de fantastiques illustrations alors même qu'elle était déjà très occupée. Merci du fond du cœur.

Enfin, merci à vous lecteurs qui avaient accepté d'acheter et de lire ce livre.

Si vous pensez que c'est un bon livre après l'avoir lu, vous m'en verrez profondément honoré.

Janvier 2010, Sadanatsu Anda.
Kokoro p314.png

Notes de traduction

  1. Edogawa Ranpo est le nom de plume de l'écrivain et critique Tarō Hirai, son pseudonyme provient de la transposition en phonétique japonaise du nom d'Edgar Allan Poe. (Wikipedia)



Page principale Volume 2