Sugar Dark ~ Français : Fosse 2 - Chapitre 5

From Baka-Tsuki
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5[edit]

Mole pouvait assurément sentir que c'était l'été pendant qu'il regardait le cimetière inondé par la lumière aveuglante du soleil à midi.

Le sol s'était assombri comme s'il avait oublié toute la pluie qui était tombée jusqu'à la veille. Et comme le soleil brûlait la végétation en pleine croissance et la mousse, une étouffante odeur de verdure flottait dans l'air.

Mole posa sa pelle et se rendit dans le cimetière les mains vides.

Il ne délaissait pas son travail. Il suivait les instructions qui lui avaient été données, et en fait, il ne s'était arrêté de creuser que quelques instants auparavant. Il n'avait pas non plus essayé d'en faire plus que demandé, vu que ne pas prendre de pause avec cette chaleur lui faisait courir le risque d'attraper une insolation. En règle générale, si c'était l'un de ses compagnons taupes, avec ce temps, il se serait évanoui sans espoir qu'on le trouve. Et dans le pire des scénarios, il était même possible qu'il meure de déshydratation.

Enfin, y'a peut-être un chien ici, mais en gros, je suis le seul humain dans le coin.

Malgré tout, s'il faisait une pause, il ne savait pas s'il était préférable de retourner à l'étable quelques temps ou simplement se coucher à l'ombre d'un arbre, le regard perdu dans le vide. Néanmoins, pendant un moment, ses pieds le menèrent jusqu'à l'endroit où il avait enterré ce monstre plusieurs jours auparavant.

Évidemment, c'était à contrecœur. Suite à l'erreur judiciaire dont il avait été victime, il s'était retrouvé contraint d'effectuer cette corvée, mais malgré tout, il se sentait dans l'obligation de vérifier l'état de son travail.

Vu comment j'ai tassé la terre, ça devrait aller même malgré cette pluie.

Quand il arriva à la tombe, Mole aperçut quelque chose qui n'avait pas été là quand il avait creusé le sol plusieurs jours auparavant.

C'était une pierre tombale...

Quelqu'un devait l'avoir installée là quand la pluie s'était calmée.

... C'est vrai. Vu qu'ils ne se contentaient pas de balancer un simple cadavre dans un trou, une pierre tombale était nécessaire. Mais par contre, pendant tout le temps où il avait désespérément utilisé toutes ses forces pour enterrer ce monstre gargantuesque, cette idée ne lui avait même pas traversé l'esprit un instant.

Peut-être que Daribedor s'est arrangé pour que quelqu'un la mette en place.

Il s'approcha et examina la pierre. Le bloc de forme rectangulaire arrondi lui arrivait jusqu'aux hanches. Il semblait également composé d'un matériau de faible qualité similaire à de l'andésite grise. Sur le devant se trouvait l'épitaphe, mais il n'y avait pas de nom gravé sur la pierre, juste une suite de nombres.

Elle n'a pas été faite par un grand tailleur de pierre, pensa Mole tout en laissant trainer son doigt sur le sceau gravé dessus. Mon père est bien meilleur que ça.

Cependant, tout comme il pouvait à peine se souvenir de la voix de son père, cela faisait des lustres qu'il n'avait pas vu une de ses œuvres. S'il devait être honnête avec lui-même, il avait l'impression que ce souvenir s'effritait tellement qu'il ne pouvait pas comparer équitablement avec la pierre en face de lui.

En plus de l'année courante, il y avait également un nombre mesurant quelque chose sur la face avant de la pierre. Il indiquait visiblement la taille du monstre enterré là.

Par précaution, si jamais quelque chose tournait mal et que le monstre venait à être déterré, il n'y aurait vraiment pas de quoi rire.

Mole jeta à nouveau un œil à l'épitaphe. La phrase longue et étriquée en dessous semblait décrire le monstre en détail.

— Hein ? Tu sais lire, la taupe ?

— ... Bon, d'où tu sors au juste ? dit Mole, le visage blasé tout en se tournant vers Corbeau, qui avait une fois encore réussi à se faufiler derrière lui.

Il était vêtu de son habituel accoutrement avec sa même coupe carrée noire, son manteau jaune, sa cravate à carreau et son short assorti, avec pour conclure ses solides bottes de soldat. À vive allure, Corbeau passa devant Mole et bondit dans les airs avant d'atterrir sur la tombe du dernier monstre.

— C'est simple. Je descends des cieux. Je suis un oiseau après tout.

Le garçon poussa un soupir. Corbeau n'avait même pas d'ailes dans son dos.

Puis, Mole secoua légèrement la tête et, chose rare avec lui, s'assit en tailleur sur le sol.

— Hum, ça va pas ? Il faut bien s'hydrater, tu sais, sinon tu vas choper une insolation.

— Non, je suis juste fatigué mentalement... Je me sers de certaines fonctions de mon cerveau que je suis pas habitué à utiliser après tout.

Il avait peu fréquenté l'école et il ne savait pas lire sans bafouiller comme un bébé ; il en était de même pour l'écriture. Néanmoins, connaître quelques mots en particulier, comprendre les nombres, et être capable d'écrire son nom sur le reçu de sa paie ou sur la feuille de présence étaient amplement suffisants pour un soldat assigné à des travaux manuels. Lire des livres ou des cartes et mettre au point des stratégies n'étaient pas de son ressort.

— Ouais, bravo, vraiment... dit Corbeau en applaudissant, même si cela manquait d'énergie.

Sentant qu'il se payait sa tête, Mole fusilla du regard Corbeau. Mais alors, Corbeau leva les yeux au ciel et dit :

— Moi, je sais ni lire ni écrire.

Mole ne savait pas quoi répondre. Il fut un peu surpris par les propos de Corbeau.

Il avait entendu dire il y a longtemps que le papier était quelque chose d'extrêmement précieux. À moins d'être un érudit, un noble, un ecclésiastique ou quelque chose dans ce genre, les choses comme les livres reliés n'étaient pas destinées à être utilisées par un être lambda.

Et même aujourd'hui, il y avait sûrement des enfants qui n'en avaient jamais vus étant donné que leur région ne disposait pas d'une école. Dans les pauvres villages agricoles, les enfants étaient une main d'œuvre précieuse et donc, on préférait les utiliser pour des tâches plus pratiques que la lecture ou l'écriture.

... Cependant.

Il avait du mal à croire que Corbeau ne sache pas lire après ses explications tortueuses qu'il lui avait gratifiées sur l'existence des monstres affectant la civilisation tout entière.

— Haha...

— Ah, tu te moques déjà de moi ! répondit Corbeau, comme s'il souffrait d'indigestion.

Il paraissait en colère, avec ses joues gonflées.

— Mais bon, c'est pas grave. Les oiseaux ont beaucoup d'amis, tu sais. Et certains d'entre eux sont vraiment intelligents. Quand j'ai besoin d'aide, il me suffit de leur demander de lire pour moi.

Tel était le caractère de Corbeau, qui était persuadé de connaître beaucoup de gens.

— Boude pas... ça te ressemble pas trop, dit Mole.

— Bah... à ton tour. Je veux dire, tu trouves pas ça bizarre que tu saches mieux lire que moi ? Je trouve pas ça juste. Alors comment ça se fait ?

— Ma foi... C'est une bonne question. Ma famille était vraiment pauvre alors j'ai pas vraiment pu aller à l'école. Et même si je leur ai jamais demandé, j'ai l'impression que mes frères voulaient m'apprendre. Quand j'y repense, je crois que le plus grand savait plus ou moins lire et écrire.

— Eh ben, ça a l'air cool d'avoir un grand frère sympa... Il va bien ? demanda gaiement Corbeau.

— Je sais pas trop. Je pense qu'il est toujours en vie mais ça va déjà faire plus de quatre ans qu'on s'est pas vus, dit Mole en haussant des épaules.

L'aîné devait être chez son père, s'efforçant de suivre ses traces. Même avec le changement d'époque et le nombre décroissant de tailleurs de pierre avec l'influence déclinante de l'Église, il travaillait sûrement d'une façon ou d'une autre.

Le second frère était entré dans l'armée avant lui. Vu qu'ils faisaient partie du même bataillon, Mole pensait qu'il croiserait peut-être sa route, mais son frère avait visiblement été placé en garnison loin de là et donc ils ne s'étaient jamais vus.

Et maintenant, voilà où je me trouve... Je ne les reverrai sûrement jamais de ma vie.

— C'est... triste, hein ? demanda Corbeau avec une grande compassion.

— Peut-être bien. Mais on est tous des adultes maintenant. Et peu importe la qualité de nos relations, mes frères ne se retrouveraient jamais dans un pétrin comme celui dans lequel je me trouve.

— Mais... c'est dommage que ta famille soit séparée comme ça.

Bien que Mole s'était déjà fait une raison à ce sujet, les propos de Corbeau le dérangeaient toujours.

— Si c'est ce que tu penses, t'as plus qu'à rester un enfant toute ta vie. Ne pas pouvoir voir sa famille même quand on en a envie, ça serait sûrement trop dur pour toi, hein ?

— À ce sujet, eh bien... Au final, tout le monde finit par partir un jour. Mais, tu pourrais les revoir si tu mourrais, non ?

— Bah, peut-être... J'imagine.

Même si Mole comprenait, ses sentiments ne semblaient pas être du même avis.

Tout en regardant le visage sombre de Corbeau pendant qu'il était assis en faisant balancer ses jambes et les yeux rivés sur le sol, Mole pouvait distinctement voir les pensées irrationnelles de Corbeau remonter à la surface.

Il avait une sensation peu familière quand il regardait Corbeau. Pour Mole, il était encore plus mystérieux que Meria, ce qui signifiait qu'il ne pouvait pas lui faire confiance. Et même si Corbeau lui parlait de façon amicale, c'était sûrement parce qu'il avait une idée derrière la tête. C'était ce qu'il ressentait même maintenant.

— Au fait, t'as dit que t'avais beaucoup d'amis hors d'ici, demanda soudainement Mole, ce qui fit lever la tête de Corbeau, qui était dépourvue de la moindre trace de sueur.

Même avec cette satanée chaleur, il transpire même pas. Je l'envie.

— Hum, eh bien, oui...

Corbeau était un mystère. Tout ce qu'il disait était si suspicieux que Mole ne savait pas s'il pouvait y croire.

Cependant, quand Corbeau avait dit, « c'est dommage que ta famille soit séparée comme ça », Mole eut la forte impression que c'était ses véritables sentiments. Et c'était sans compter qu'il n'avait pas tort. Néanmoins, juste parce que Corbeau avait dit la vérité ne signifiait pas que Mole pouvait croire tout ce qu'il lui disait.

Mais Mole pensait une chose : si quelque chose était disponible, alors il fallait l'utiliser.

Alors tout en regardant Corbeau, il dit :

— Si ça te dérange pas, j'aurais une faveur à te demander...


#


Cette nuit-là, une fois que la pluie s'arrêta, ce fut la première nuit claire depuis un long moment où l'on pouvait voir les étoiles recouvrir le ciel tout entier.

Mole, qui avait fait une courte sieste tôt dans la soirée, s'étira dans son lit de paille. Il faisait face aux trous dans le plafond de l'étable délabrée, à travers lesquels il observait le ciel nocturne.

C'est une belle nuit, pensa-t-il.

L'air s'était même bien rafraichi. En plus, avec autant de luminosité, il était certain qu'il n'aurait aucun mal à voir une fois dehors.

Et sûrement que cette nuit encore, Meria était seule dans le cimetière.

Mole ne pouvait pas vraiment se souvenir de la raison pour laquelle il n'était pas allé la voir avant. Elle lui avait même dit qu'il pouvait le faire.

... mais quelque chose l'empêchait d'entrer en action.

Il était toujours nerveux. La fille était une pièce maîtresse dans son plan d'évasion, et pourtant, comme il ignorait la meilleure façon de lui parler, il craignait qu'elle ne finisse par le détester. Mais malgré le fait qu'il n'était pas très doué pour parler aux gens, l'échec ne lui était pas permis. Et c'était pour ça qu'il était nerveux. Il était toujours nerveux.

Il sentait également comme un énorme crochet coincé dans sa poitrine, empêchant ses jambes de bouger.

— Qu'est-ce que tu veux faire, Mole, et quel est le meilleur moyen d'y parvenir ?

À chaque fois qu'il sentait qu'il atteignait ses limites, Mole simplifiait toujours la situation en utilisant ces deux questions pour se recentrer sur l'essentiel. Le summum de la stupidité était de ne se focaliser que sur des détails au point de passer à côté du plus important.

Hélas, à l'heure actuelle, il avait l'impression qu'il ignorait son propre avertissement. Il commençait également à remettre en question son propre comportement... et ce doute avait pris la forme d'un crochet coincé dans sa poitrine.

Il faut que je m'en assure.

Il n'était pas censé se concentrer à essayer de devenir plus proche encore de Meria. Cela était certes un moyen de s'échapper, mais ce n'était sûrement pas son but final.

Mole se tapota les joues avec ses deux mains.

Ça ne me débarrassera sûrement pas de cette douleur, mais tant qu'il n'y a pas de malentendu, ça devrait aller.

— Ok, c'est parti, dit-il volontairement à voix haute en se levant, avant d'ouvrir la porte avec un craquement et de sortir.

Dans un coin de son champ de vision, il put apercevoir le corps du chien se lever mollement, puis le suivre sans faire de bruit.

Une fois que Mole eut pris la décision d'y aller, ses jambes et son cœur lui parurent plus légers, comme si ses inquiétudes d'un peu plus tôt s'étaient envolées. Il esquissa un sourire forcé.

Franchement, c'est vraiment bizarre.

Il n'avait parcouru tant de chemin que ça quand il entendit un bruissement provenir des sombres buissons près de l'étable. Mais il n'y avait pas de vent.

Mole bondit de surprise, comme s'il était tombé dans une embuscade ennemie.

Puis quelque chose se mit à sortir des buissons.

Prudent et près à s'enfuir sans demander son reste, Mole fixa ses yeux en direction du bruit. Une silhouette vêtue de noir le regardait depuis l'ombre d'un arbre, tel un fantôme.

— Meria ?

— Oh.

Tandis que la silhouette émit ce qui ressemblait à une petite exclamation, elle se cacha soudainement derrière le tronc d'arbre.

La forme de sa silhouette couplée au son de sa voix ne laissait planer aucun doute sur le fait qu'il s'agissait de Meria. Mais il ne comprenait pas pourquoi elle se cachait.

Un étrange silence s'abattit.

— Hum...

Incapable de déterminer quelle était la meilleure action à entreprendre dans cette situation, Mole ne bougea pas. Il avait eu l'intention de se rendre dans le cimetière, mais il n'avait pas besoin de guide. Certes, le fait qu'elle était là allait lui épargner la peine de la trouver, mais son petit doigt lui disait qu'elle était là pour une autre raison.

Cachée dans l'ombre de l'arbre, la fille continua à l'observer depuis sa cachette, à l'affut de ses moindres mouvements. Mole avait l'impression qu'elle avait vraiment envie de l'appeler, mais que pour une raison ou une autre, elle ne pouvait pas.

Elle se comportait comme un petit animal, hésitant timidement tout en observant quelque chose d'inconnu qui aurait attiré son attention. Mole sentait même que s'il tentait maladroitement de s'approcher d'elle, elle détalerait comme un lapin.

À moins que...

Aucun d'entre eux ne pouvait s'approcher ni s'appeler. Ils n'étaient séparés que d'une dizaine de pas, mais malgré que leur regard était fixé l'un sur l'autre, ils étaient tous deux dans l'incapacité de communiquer leurs véritables intentions... Mole se demanda combien de temps ils allaient rester plantés comme ça.

Puis, peu après, Meria finit par sortir de sa cachette, comme si elle avait perdu à une partie de cache-cache.

— Je ne faisais que passer par là, dit-elle, pas vraiment à Mole, mais plus à ses pieds.

Mole resta silencieux. Il ne voyait pas quoi répondre. Il était tellement évident qu'elle avait tenté de noyer le poisson pour se rattraper. Mais il était si difficile d'imaginer Meria faire ça que Mole ne savait pas s'il devait rire ou s'il devait répondre par une remarque amusante.

Mais pendant que Mole restait debout indécis et silencieux, la fille continua :

— Je suis désolée... J'ai menti.

Sa capuche cachait la majeure partie de son visage et étouffait sa voix.

Tu ne faisais pas que passer par là, hein ?

Cependant, il ne parvenait pas à se convaincre de demander, « Mais alors, qu'est-ce que tu fais là ? » Même sans poser la question, il voyait tout de même deux, trois possibilités.

Il se remémora les fois où ils s'étaient croisés jusqu'ici. Même deux jours auparavant, quand Meria lui avait rendu visite dans l'étable, elle avait une idée précise derrière la tête. Mais au vu de son comportement du jour, elle ne semblait pas avoir de raison particulière.

Alors, en gros...

... Elle est juste venue me voir ?

Ou autrement dit, elle veut juste passer du temps avec moi ?

— Ah, hum, euh, dit Mole, sa voix virant soudain à l'aigu, ce qui fit tressaillir les oreilles du chien.

Lui-même fut étonné par l'intensité de sa voix, ce qui expliquait pourquoi Meria fit un pas en arrière, comme si sa voix la repoussait.

— La pomme, s'empressa-t-il de continuer, tentant de l'empêcher de s'enfuir. Elle était délicieuse.

Tout en détournant le regard de celui de Mole, Meria acquiesça.

— Merci.

#


— Ce type bizarre vient souvent vers midi.

Ils pouvaient s'assoir où ils voulaient dans le vaste et étendu cimetière, mais sûrement du fait de la nature humaine, Mole se retrouva assis à côté d'un arbre.

Sous le ciel étoilé qui semblait s'étendre à l'infini, lui et Meria étaient assis côte-à-côte aux pieds d'un orme.

— Un type étrange ? demanda Meria en penchant dubitativement la tête sur le côté.

— Ah, euh, comment le décrire ? Enfin, je sais même pas si c'est une fille ou un garçon. Oh, au fait, Meria, tu sais quelque chose sur les chasseurs de monstre portant un masque ?

Mis à part les fois où Corbeau discutait avec lui, il s'était retrouvé à plusieurs reprises encerclés par le groupe des personnes masquées pendant un enterrement. Mais elles ne se contentaient que de lui donner de simples instructions, elles ne lui parlaient jamais vraiment. Et qui plus est, l'ambiance n'était pas vraiment propice aux discutions.

Quelqu'un comme Corbeau devait être une exception parmi les exceptions.

— Hum... Meria fronça les sourcils, comme si elle cogitait profondément sur la question.

— Je les connais un peu, mais c'est difficile à dire. On m'a dit qu'ils venaient et allaient dans le cimetière pour baliser L'Obscurité, mais ils n'ont jamais montré leur visage, ni même parlé. Du moins, pas à moi...

S'ils ne te parlent pas et pas à moi non plus, alors...

— Qui t'a dit ça ?

Mole eut droit à un silence en guise de réponse et Meria tourna la tête avec un visage troublé.

C'est toujours la même rengaine, pensa Mole tandis qu'un sentiment d'abattement et de découragement se répandit en lui. Dans les moments comme ceux-là, quoi qu'il tentait, c'était sans espoir. Elle se refermait complètement et il ne pouvait rien retirer d'elle. Et ce serait un terrible gâchis de faire tourner au vinaigre leur relation en insistant sur ce sujet, avec tous les efforts que cela avait demandés pour en arriver jusque-là.

Ça serait comme repartir de zéro...

La nuit était importante parce que c'était le seul moment où il pouvait essayer d'obtenir de précieuses informations de la part de Meria. Elle savait certes très bien écouter, mais elle ne tentait pas vraiment de dire quoi que ce soit d'elle-même. Jusqu'ici, il avait parlé de lui en détails et du monde extérieur pour l'appâter, même s'il ignorait combien de temps il pourrait vraiment entretenir la conversation. Mais après un mois passé à parler de lui, il était tout naturel qu'il avait fini par se trouver à court de munitions. Alors, ce soir-là, il avait essayé de changer un peu de sujet et de parler de Corbeau et de ses acolytes. Pourtant, ça ne changeait rien, le résultat était le même qu'à chaque fois.

Ne sachant pas quoi dire, Meria leva soudainement la tête et dit :

— Pardonne-moi.

— Hein ? demanda Mole, confus par cette soudaine excuse.

— Mole, tu travailles toujours dur pendant la journée. Pourtant, tu viens toujours me voir la nuit alors que tu dois être fatigué...

— ...

— Mais, malgré ça, je ne sais jamais quoi dire...

— Comment ça se fait ? demanda Mole d'un ton un peu mécontent.

La façon de s'exprimer de Meria l'agaçait un peu.

— Pourquoi tu ne peux pas parler ?

Le fait qu'elle s'inquiétait pour sa fatigue et autres était énervant. Après tout, il ne faisait rien de plus que la même tâche monotone auquel il s'était habitué. Avec ce genre de travail, tout ce dont il avait besoin était de force physique. Alors le fait qu'elle s'inquiétait pour lui l'énervait encore plus.

Après avoir entendu les paroles un peu dures de Mole, Meria sembla au bord des larmes.

— Mais, commença-t-elle, j'ai l'impression...

— Hein ?

— J'ai l'impression que tu me détestes.

Elle détourna immédiatement le regard dans l'attente de sa réponse.

L'affirmation avait été si choquante que le fil de la pensée de Mole s'arrêta à moitié. C'était comme s'il avait déjà entendu cette histoire. Certes, les deux histoires ne collaient pas complètement, mais elles prenaient racine au même endroit. Non, ce n'était pas une histoire qu'il avait entendue. C'était quelque chose qu'il craignait lui aussi.

Mais même si Mole avait toujours eu peur qu'elle le déteste, il n'avait jamais envisagé la possibilité que la fille ne puisse penser l'inverse.

— Oh, je suis comme toi.

Les mots semblaient sortir de sa bouche sans qu'il le veuille, sûrement du fait des émotions inconnues qui s'amoncelaient en lui.

— Quoi ?

— Si un d'entre nous devait haïr l'autre, alors ça serait clairement toi qui me déteste. Moi, par contre...

Les yeux bleus de Meria s'écarquillèrent et tout en penchant sa tête étrangement sur le côté, elle demanda :

— Pourquoi ? Qu'est-ce que j'ai bien pu faire pour que tu penses ça ?

— Euh... hésita le garçon.

Il pensait qu'il était préférable de ne rien dire. Néanmoins, dans le même temps, il sentait que cela risquait de rendre la situation encore plus inconfortable.

Afin de fuir le regard de Meria, il détourna les yeux et continua.

— Non, je veux dire... je t'ai vue en train de te laver.

La peau de Meria était la plus blanche qu'il avait jamais vue. Pour autant, en un instant, tout des oreilles à la nuque de la fille vira à l'écarlate.

— Ah... ça...

Et à chaque fois qu'elle tenta de dire quelque chose, elle ne devint que plus rouge encore.

Elle finit par se couvrir le visage et se taire avant de pouvoir dire quoi que ce soit d'intelligible.

Mole se mordit la lèvre fortement.

Il commençait à se haïr. Et pour une raison ou une autre, il se mit à avoir honte de ses actes. Il avait déjà suffisamment creusé de tombes dans la journée et le voilà qu'il creusait la sienne.

Mais...

— Mais, dit-il, pour se forcer à chasser ce sentiment de haine de soi qui montait en lui.

Ce fut peut-être principalement par désespoir, mais comme il se l'était dit en quittant l'étable, la raison principale pour laquelle il parlait à Meria était pour glaner des informations auprès d'elle.

Bien qu'il pensait que cette raison s'était plus ou moins perdue en route, il se sentait toujours un peu en colère. Peut-être était-ce dû au fait que Meria semblait l'accuser à tort. Alors, en s'aidant des braises de sa colère, Mole continua.

— Je sais que c'est juste une excuse, mais en même temps, c'était vraiment un accident. En plus, t'es un peu fautive pour le coup. Il doit sûrement y avoir une douche dans le manoir. Alors, pourquoi tu faisais ça dehors ?

Meria cligna des yeux.

— Mais je n'ai pas le droit d'entrer.

Même si elle venait de dire l'impensable, elle avait gardé un ton monotone.

— Quoi ? demanda Mole. Dans ce cas, où est-ce que tu dors ?

Pendant un moment, Meria était visiblement en train de réfléchir comment répondre, mais alors, elle pointa du doigt le sol.

Après avoir réfléchi pendant un moment, Mole demanda :

— Dans un sous-sol ?

Meria acquiesça.

— C'est euh... hésita le garçon.

Comment était-il censé interpréter ça ? Cela lui semblait étrange. Et même si ce n'était peut-être qu'une impression, il ne trouvait pas ça courant de vivre dans un sous-sol. Généralement, les gens d'un bon statut social ne dormaient pas sous terre.

Personne ne dormait sous terre, à part peut-être les soldats dans leurs tranchées sur le front d'un champ de bataille après qu'une explosion ait retenti.

Cependant, Mole avait des doutes sur ce qu'elle avait dit. En rassemblant tous les bouts d'informations qu'il avait pu glaner sur le manoir, il n'y avait semble-t-il pas de sous-sol directement rattaché au bâtiment. Plus précisément, cela voulait dire qu'elle n'avait pas le droit d'aller et venir à l'intérieur comme bon lui semble. Dans ce cas, cela ne faisait-il pas d'elle une galérienne ?

— Je ne t'en veux pas, dit Meria. Je te l'ai déjà dit l'autre jour. Tu ne m'as rien fait de particulièrement mal ou cruel, Mole.

Chassant ses pensées au sujet du sous-sol, Mole reprit ses esprits et écouta attentivement ses paroles. Pendant qu'elle le regardait en agrippant fermement l'ourlet de sa pèlerine bleu marine, ses joues rougirent une fois encore.

— Mais, mais... ce... c'était embarrassant, mais...

— Je suis désolé.

Il devait s'excuser. Même si ce n'était pas intentionnel, il avait toujours l'impression que cela avait été déplacé.

— É... Écoute, ce qui est fait est fait. On dit que c'est important de savoir pardonner autrui. Si personne ne demande un cessez-le-feu, alors jamais la guerre ne se terminera... Et comme on pense pareil, signons une trêve, d'accord ?

Dès qu'il eut fini, il eut l'impression qu'il venait de commettre une nouvelle erreur. J'aurais jamais dû dire ça.

Non seulement cela suggérait qu'ils devraient en rester là pour aujourd'hui, et que ce n'était pas grave si Meria ne lui parlait plus, mais en substance, cela semblait également sous-entendre qu'elle devrait garder ses distances avec lui.

Mais pour une raison ou une autre, Meria n'acquiesça pas à sa proposition.

Pourquoi ?

Il y avait comme un malentendu entre eux deux. Il avait parfaitement compris qu'elle ne lui en voulait pas d'avoir à nouveau mentionné l'incident de la douche, mais son silence présent ne le mettait pas particulièrement en confiance.

Pourquoi semblait-il que Meria s'inquiétait tant à ce sujet ? Elle hésitait vraisemblablement à propos de quelque chose, malgré le fait que l'autre jour, elle avait pris son courage à deux mains pour lui dire, « J'accepte d'être ton amie. »

Avant qu'elle n'exprime son incompréhension sur ce qu'était un ami. Elle n'était probablement pas encore sûre. Mais d'ailleurs...

— Ah.

Mole se souvint soudain ce qu'il lui avait dit la fois où elle avait anxieusement décliné son offre.

« Un ami, c'est, euh... c'est un peu plus qu'une simple connaissance... C'est, euh... réciproque ? Non, plus que ça... Pour mieux se connaître, deux personnes commencent par s'ouvrir l'un à l'autre... Quelque chose comme ça. » En réalité, Mole ne savait pas vraiment de quoi il parlait. Il lui avait simplement donné une réponse dans le feu de l'action.

Cette nuit-là, j'ai l'impression que c'était y'a des années.

Depuis lors, Meria avait entendu beaucoup de ses histoires ; il divaguait souvent, mais il avait effectivement énormément parlé de lui. En fait, à plus d'un sens, il avait l'impression que Meria connaissait la personne « Mole Reed » bien mieux que n'importe qui.

Mais pour ce qui était d'elle, il lui était difficile de dire qu'il connaissait quoi que ce soit à son sujet.

À ce propos, ne ressent-elle pas la même chose ? Elle veut que je la connaisse mieux, non ?

Il était égocentrique, et peut-être que ce raisonnement sous-entendait un égo surdimensionné. Mais dans le même temps, il n'avait pas l'impression que ces pensées étaient issues de sa fierté personnelle. En fait, c'était comme si les sentiments de Meria lui étaient directement destinés. Et si tel était le cas, cela ne signifiait-il pas que Meria viendrait forcément le voir ?

Avant, il sentait comme un profond fossé entre eux deux. Un trou qu'il ne pouvait franchir quoi qu'il fasse. Et au début, il avait cru que le jour où elle lui parlerait d'elle était encore loin.

Mais au moment de se quitter cette nuit-là et que Mole lui dit :

— Bonne nuit.

Avec un petit geste de la main, Meria lui répondit :

— Oui... Bonne nuit.

Peut-être que ce jour était en fait plus proche qu'il ne le croyait.


#


Néanmoins, peu après, la bonne humeur de Mole eut droit à une douche froide.

Alors qu'il retournait à l'étable, Daribedor le prit par surprise devant le manoir. Le vieil homme avait placé une lanterne électrique à ses pieds. Celle-ci émettait une lumière blanche aveuglante.

Il leva légèrement son bras droit et s'approcha.

— Vous êtes devenu bien proche de la fille, n'est-ce pas ?

Puis, s'ensuivit un déclic. C'était un son que Mole connaissait bien, même si cela faisait longtemps qu'il ne l'avait pas entendu... le chien d'un revolver.

Daribedor pointait un revolver noir en direction de Mole et malgré l'obscurité, il pouvait distinctement apercevoir la forme du petit canon. Les balles avaient beau être petites, c'était amplement suffisant pour tuer un homme.

— Et alors, qu'est-ce que ça peut faire ? demanda Mole prudemment.

Il était tentant de penser que le vieil homme n'avait pas remarqué ses rendez-vous avec Meria. Mais le véritable problème n'était pas le fait qu'il était au courant, mais plutôt comment il jugeait ça.

Son employeur, Daribedor, avait tous les droits sur lui, et sur n'importe quel galérien. Et donc, le travail qu'il faisait faire à Mole, le priver de nourriture, et le renvoyer au camp de détention, tout ça était entièrement de son ressort. Et dans le pire des scénarios, il pouvait également l'abattre sur place.

J'ai pas l'intention d'y passer comme ça.

Son visage se durcit sans qu'il ne s'en rende compte. Il avait connu diverses blessures mais heureusement, ou malheureusement, il ne s'était encore jamais fait tiré dessus. Et donc, bien qu'il ne pouvait pas imaginer la douleur que cela provoquerait, à en juger par la taille du calibre, à moins de manquer complètement son coup, il sentait qu'il en résulterait une mort instantanée.

Dans ce cas...

Tout en pointant son arme sur le garçon, le petit vieil homme esquissa le plus répugnant des sourires.

— Je ne m'en fait pas à ce sujet. Je suis même plutôt impressionné que vous ayez réussi à l'apprivoiser. Vous avez semble-t-il une prodigieuse capacité de duperie, je me trompe ?

Daribedor éclata de rire bruyamment, un son agaçant qui tapait sur les nerfs de Mole.

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... Est-ce qu'il cherche à me mettre en garde parce que je vois Meria ?

Mole en voulait à Daribedor qui déblatérait sa diatribe sans même savoir tout le mal qu'il s'était donné pour en arriver jusque-là avec Meria. Néanmoins, il resta complètement stoïque.

La piteuse tentative de provocation du vieil homme l'énervait. Mais il avait pas mal d'expérience dans le domaine. En fait, sa capacité à garder un visage de marbre et à tolérer les mauvaises blagues de ses frères d'arme le rendaient plus adulte que son apparence le laissait entendre.

Si je savais, il y aurait un problème, non ? Ou... est-ce que Daribedor a un problème avec moi indépendamment de ce que j'ai pu faire ?

— Il semblerait que vous ayez quelque chose à dire, dit Daribedor, son sourire s'effaçant de son visage.

Dans le noir, l'endroit où son nez devait se trouver semblait être plus sombre encore que le canon du revolver.

— Pas vraiment... C'est juste que je ne me souviens pas que vous m'ayez jamais rappelé à l'ordre parce que je m'amusais au beau milieu de la nuit et que cela interfèrerait avec mon travail, répondit Mole.

— Bien entendu, je ne ferais cela que s'il y avait eu des manquements de votre part. Mais, monsieur le galérien, cela fait un moment que vous avez surpassé mes attentes et vous vous en sortez extrêmement bien. Oui, bien au-delà de vos obligations...

Pendant qu'il parlait, son index était posé sur la gâchette.

— En tous les cas, maintenir la sérénité du cœur de cette fille n'est pas dans nos cordes.

Un coup de feu fendit l'air.

Par réflexe, tous les muscles du corps de Mole se raidirent et il ferma involontairement les yeux.

En moins d'une seconde, le garçon comprit qu'il n'avait pas été touché. Il n'y avait pas la moindre blessure sur son corps.

Il ouvrit les yeux et aperçut un petit trou dans le sol à ses pieds. De la fumée s'échappait de ce dernier et se mélangeait à l'odeur de poudre à canon dans l'air.

— Toutefois, j'aimerais que vous gardiez bien ça en tête.

Daribedor sourit à nouveau, arborant un visage littéralement et terriblement tordu.

— Il n'est pas la peine de penser utiliser cette fille pour tenter de vous échapper d'ici. Même si vous veniez à le faire malgré tout, cela n'y changerait de toute façon rien... Non, plutôt, si l'envie m'en prenait, je pourrais obtenir autant de travailleurs que je le souhaite. Et sachez que vous ne serez pas le premier fossoyeur à être enterré dans le trou qu'il a lui-même creusé.

Daribedor tira une autre balle, faisant un autre trou dans le sol, celui-ci bien plus proche des orteils de Mole. Puis, d'un air satisfait, le vieil homme retourna dans le manoir.

Mole ne bougea pas, les yeux rivés sur les deux trous à ses pieds, mais son esprit était ailleurs.

... La sérénité...?

Ce mot que Daribedor avait mentionné résonnait dans ses oreilles bien plus que les coups de feu ou même les menaces qu'il lui avait proférées.

Et pendant un long moment, Mole resta planté sur place, cogitant sur ce qu'avait voulu dire le vieil homme.



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