La princesse et le pilote : Chapitre 1

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Chapitre 1[edit]

Avant de s'appeler San Martilia, il y a cinquante-cinq ans de cela, cette région se nommait « Tsunebino ».

En amatsukami, cela signifie « les plaines sans nuage ». Comme son nom l'indique, c'était une magnifique plaine dégagée, et jusqu'à ce que les levahmiens ne traversent l'Océan Central et ne l'envahissent, elle était peuplée uniquement par quelques villages de pêcheurs.

Dominant l'Océan Central, le Saint Empire de Levahm régnait sur le continent ouest, et l'Empire d'Amatsukami le continent est. La culture, l'art, et l'enseignement de chacune des deux puissances s'étaient mélangés ici, à San Martilia — une région autonome levahmienne sur le territoire d'Amatsukami telle une île flottante — et s'étaient transformés en quelque chose qui n'avait rien à voir avec ce qui existait dans la capitale économique intercontinentale, Rio de Este.

— C'est pour cette raison que cette ville, avec son mélange d'Amatsuviens et de Levahmiens, est une telle curiosité pour les habitants de ces deux pays respectifs. C'est ce que voulait dire le capitaine Domingo, répondit la tutrice, assise dans la calèche vêtue d'une simple robe bordeaux.

Malgré le risque constant de mordre sa langue du fait de l'irrégularité de la route, elle remit en place ses lunettes avec son index, et lança des mots froids et acerbes à la fille en face d'elle.

Fana del Moral prit sur elle sans laisser transparaitre d'émotions sur son visage. Après avoir détourné le regard de sa tutrice, elle jeta un œil à travers la fenêtre de la calèche pour admirer le coucher de soleil sur Rio de Este. Sous le ciel bleu indigo de juillet, la solennelle ville en pierre s'étendait de part et d'autre de la large route, et était colorée de cuivre par la lumière du crépuscule.

Pour Fana, qui était née et qui avait grandi ici, c'était un paysage normal. Mais un certain Levahmien voyait Rio de Este comme une « Ville Jouet ». Comme si elle n'était pas réelle, mais plutôt une maquette. L'imposant mur blanc reflétait la teinte dorée du soleil couchant. Chaque bâtiment sur leur passage était d'une exquise beauté, mais on pouvait également ressentir comme un froid, vu que la calèche faisait également s'écarter les passants.

Un clocher si haut que si on se met à regarder son sommet d'en bas, on en perd son chapeau, une banque de crédit dont les murs sont recouverts de beau mortier blanc, un austère monument à la victoire précédé d'une rangée de colonnes, une salle des fêtes constituée de briques simples et lisses, et à ses côtés, le théâtre public orné de magnifiques décorations. Tant de sublimes chefs d'œuvre d'architecture se pressaient les uns contre les autres de chaque côté de la calèche.

Et devant ces derniers, un marchand ambulant et son restaurant mobile de soba, un ivrogne recroquevillé sur lui-même, un chien errant, un chat, le cadavre d'un corbeau, un Amatsuvien regardant la calèche avec jalousie, un orphelin vêtu de loques, une prostituée d'âge mur. Tous ces habitants de l'ombre rappelaient aux observateurs que ce fut jadis un territoire amatsuvien.

Avant la guerre, les Levahmiens correctement vêtus marchaient fièrement le long de cette route, mais aujourd'hui, quand le soleil se couchait, les pauvres Amatsuviens sortaient d'on ne sait où et commençaient à se regrouper. Si un Levahmien de classe moyenne venait à s'aventurer dans ces rues, il se ferait immédiatement attaquer et détrousser. On pouvait toujours voir des restes de sa beauté passée, mais l'air était pesant, mièvre et défraîchi. Les gens s'asseyaient au bord de la route, ou se couchaient sur le côté, et on pouvait voir quelques Levahmiens parmi eux. C'était des gens qui avaient perdu leur travail du fait des coupures budgétaires qu'avait subi la ville.

La raison principale à ce marasme était cette guerre déséquilibrée.

À peine six mois auparavant, cette ville était comme un couteau sous la gorge d'Amatsukami, mais maintenant, elle était juste plantée en plein milieu du territoire ennemi, et sans aucun moyen de s'enfuir, elle était devenue une île à part entière.

La Division Aérienne d'Amatsukami avait transpercé les lignes d'avant-postes levahmiens, et combattait sans cesse la Force Aérienne Levahmienne de l'Est, et ce, également au-dessus de San Martilia. Si la Force Aérienne de l'Est venait à tomber, alors les Levahmiens de cette ville seraient alors faits comme des rats.

Fana leva les yeux au ciel. Elle aperçut le ciel du crépuscule, bordé par les silhouettes des bâtiments.

Deux vaisseaux de transport volaient à basse altitude. Leurs corps gris cendré reflétaient le soleil couchant. Ils se dirigeaient vraisemblablement vers le front. Est-ce que les soldats à bord pourront un jour rentrer chez eux ?

À l'heure actuelle, la Quatrième Division Terrestre d'Amatsukami occupait la frontière et les zones alentours. Au moment même où l'espace aérien de San Martilia aura été repris des mains de l'armée levahmienne, un seul mot de l'empereur d'Amatsukami, et environ 120 000 soldats passeront à l'attaque, de concert avec la flotte aérienne. Ce qui mettrait fin à cinquante-cinq ans d'histoire de San Martilia. Les discriminations et le mal infligés aux Amatsuviens par les Levahmiens durant la première moitié du siècle allaient simplement voir s'inverser les rôles. Elle ne voulait pas imaginer quel genre d'enfer cet endroit allait devenir.

— Mademoiselle, vous m'écoutez ?

À ces mots, le profil triste de Fana reprit attention, et se tourna en direction de sa tutrice.

— Mes excuses.

Aucune émotion ne pouvait se lire sur le visage de Fana. Ce n'était pas comme si elle ne ressentait pas de remords ou qu'elle jouait la provocation. C'était comme parler à un mur.

La tutrice ferma les yeux, et remit en place ses lunettes une fois de plus. Trente ans à répéter aux nobles femmes le savoir vivre. Avec ses simples sveltes bras de femme, elle avait remis dans le droit chemin tant de causes perdues, tant de filles pleines d'énergie mais sans cervelle, suffisamment par finir par être invitée aux dîners de l'empereur.

Des enfants stupides qu'on avait envie d'étrangler. Des enfants obstinés et indépendants, des enfants avec des problèmes de concentration et de force mentale. Leur nombre était si important qu'elle avait envisagé écrire un livre pour expliquer comment enseigner les bonnes manières, mais à ce jour, elle avait continué son travail du fait de la satisfaction ressentie après chaque succès.

Mais Fana del Moral, la fille assise en face d'elle, était son plus gros problème et son pire cauchemar en trente ans de carrière.

Elle avait dix-huit ans. Née dans l'illustre famille del Moral. La fille unique de Diego del Moral, le gouverneur de San Martilia.

Et... la future impératrice de Levahm.

La fille était destinée à épouser l'empereur.

Elle était déjà fiancée à l'actuel prince impérial, Carlo Levahm, et tout avait été arrangé pour qu'elle traverse le continent ouest dans six mois pour le mariage officiel.

L'empereur Figaro Levahm, grand adepte du grandiose, voulait faire de ce mariage le plus somptueux et faste de l'histoire, et avait commencé à engager une armée de chanteurs, d'artistes et d'architectes pour la préparation du dit mariage. Si le beau prince impérial et l'adorable noble femme venaient à se marier de façon magnifique et éclatante, le pays tout entier allait sûrement pouvoir surfer sur une vague de bénédictions. La cérémonie devait être si impressionnante que les sombres sentiments de la guerre ne deviennent plus qu'un lointain souvenir. C'était pour cette raison que le rôle de la tutrice était si important.

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Mais s'occuper de Fana n'était pas une mince affaire. Vraiment pas. L'intérieur et l'extérieur étaient si irréels. Tout particulièrement son apparence.

Une beauté anormale donne un sentiment d'infériorité à ceux qui la contemplent.

La tutrice avait du mal avec ça. Ces trente dernières années, elle avait eu tant d'élèves qu'il lui faudrait faire le tour de ses doigts trois fois pour en faire le compte, mais Fana était la première avec qui elle ressentait le risque d'échouer.

C'était peut-être étrange à dire, mais Fana del Moral était bien trop belle.

Un poète aurait un jour décrit sa beauté comme étant « comparable à se perdre dans la lumière absolue », et ce n'était vraisemblablement pas une exagération. En fait, on pourrait même être en droit de se demander si cette description était suffisamment forte.

Cette Fana, assise en face de sa tutrice, était une œuvre d'art, créée de la main de Dieu, avec toutes ses forces créatrices et imaginatives.

Étant une personne qui n'avait pas eu cette chance, la tutrice ne pouvait s'empêcher d'être sous le charme de cette beauté absolue. Fana était dans une dimension différente où il n'y avait pas de place pour la jalousie, et elle se retrouvait simplement bouche bée, l'âme aspirée par la véritable force de Dieu.

Ses cheveux argentés, suffisamment longs pour atteindre ses hanches une fois détachés, étaient attachés et ornés d'une épingle à cheveux en corail, et sous ces cheveux se trouvaient des yeux blanc argenté encore plus éclatant.

Les yeux, cachés par de longs cils cendrés, brillaient d'un éclat si fort qu'on aurait cru que des étoiles y avaient élu domicile, et on avait l'impression que des formes magnifiques s'y reflétaient tour à tour.

Si on n'était pas prudent, on était aspiré par les yeux de Fana. Telle était leur profondeur. Une beauté fragile et fugace qui était telle la fine couche de glace recouvrant un lac à l'orée du printemps, comme si elle allait se briser en mille morceaux si on venait ne serait-ce qu'à l'effleurer.

Et une peau laiteuse belle et pure. Des lèvres fines et rosées. Son corps séduisant et voluptueux, dépourvu du moindre défaut dans un bain, était désormais recouvert confortablement et modestement d'une robe rouge bordeaux. Mais peu importe la quantité de vêtements utilisée pour cacher ses atouts physiques, il semblait que d'ardentes étincelles jaillissaient de sa silhouette. N'importe quel quidam se retrouverait animé par une envie irrépressible de la toucher, tout en se sentant indigne de le faire, comme si elle était surnaturelle, et qu'elle venait d'un autre monde mystérieux.

Quand Fana marchait dans la rue, les passants se cognaient contre les lampadaires, tombaient sur la route, ou encore se faisaient renverser par des calèches. Quand Fana montait des escaliers, jeunes, vieux et moins vieux se cassaient la figure en ratant une marche. Et ce n'était pas uniquement réservé aux hommes. Les femmes, elles aussi, se prenaient les pieds dans le plancher, avant d'ensuite tomber à la renverse avec des regards éblouis. C'était si dangereux que depuis peu, il était devenu coutume d'entourer Fana d'un mur humain à chaque fois qu'elle montait les escaliers. La plupart des gens qui entendait ça haussaient les épaules, prenant ça pour une blague, mais ce n'était pas un mensonge : des gens tombaient du haut des escaliers en voyant Fana.

Et ses habits étaient également magnifiques.

Il y a cinquante ans de cela, les del Moral s'étaient frayés un chemin de la capitale Esmeralda jusqu'à Rio de Este, et avaient fondé une capitale commerçante grâce à une puissante flotte aérienne, amassant assez de ressources financières pour la transformer grosso modo en un petit pays. Ce n'était donc pas une surprise que la fille des del Moral soit parée de luxueux bijoux, mais l'argent dépensé par le duc Diego pour habiller sa fille adorée dépassait l'entendement.

La famille del Moral, qui s'est essentiellement constituée en tout juste deux générations, venait de faire son entrée dans la cour impériale de Levahm. Cela voulait dire que contrairement aux principales familles de la cour, elle manquait d'histoire et de lignée. Diego souhaitait renforcer la position de la famille del Moral au sein de la cour, d'où l'idée de marier Fana à l'héritier d'une famille puissante et bien placée. Ainsi, Diego avait dépensé suffisamment d'argent pour que « les bijoux de Fana soient plus qu'assez pour acheter une flotte toute entière », et l'or, l'argent, et les gemmes étaient si nombreux qu'elle ne portait jamais la même chose deux jours d'affilée. Qui plus est, des designers avaient été chargés de l'habiller tous les jours, alors c'était toujours de bon goût, mais en fait, tout était spécifiquement calculé pour tirer parti au maximum de sa beauté naturelle.

Par-dessus tout ça, afin d'éviter que d'autres prétendantes potentielles ne lui volent la vedette, il avait été décidé que n'importe laquelle de ses robes qui avaient été vues par d'autres ne pouvait plus jamais être portée. Et en toute honnêteté, peu importe l'impact qu'une d'entre elle pouvait avoir sur elle, la tutrice ne pouvait jamais se souvenir de l'avoir déjà vue. La garde-robe exclusive de Fana au troisième étage du manoir des del Moral abritait pas moins de deux mille robes, soit l'équivalent de trois mois de salaire d'un citoyen de classe moyenne, et le nombre n'allait vraisemblablement qu'en augmentant.

Le physique et l'apparence personnelle de Fana étaient si irrésistibles que, mis à part les héritiers des familles puissantes et profondément implantées, elle avait fait craquer le prince impérial, Carlo Levahm. C'était un mariage voulu par le prince lui-même. Les souhaits du duc Diego étaient devenus réalité. Une fois liée à la famille impériale, le statut de la famille del Moral était promis à un bel avenir. Qui plus est, comme c'était un lien entre la famille impériale et une famille ordinaire, beaucoup d'entreprises et d'investisseurs s'étaient portés volontaire, voulant utiliser cette chance pour étendre leur part de marché. Cet argent était ensuite investi dans Fana, et sa beauté n'avait de cesse d'atteindre de nouveaux sommets. Il ne restait plus que le parfait déroulement de la cérémonie de mariage, et Fana devait apprendre la parfaite conduite à tenir pour cela.

L'heure était venue pour un vétéran dans l'éducation de jeunes filles nobles sans cervelle, des femmes qui avaient du mal avec les normes sociales. Une tutrice de trente années d'expérience.

Mais la tutrice qui avait tout connu ou presque se sentait toute petite face à la beauté de Fana.

Quand ses yeux clairs scrutaient au plus profond d'elle, les mots qui sortaient de sa bouche perdaient tout leur impact, avant de commencer à se flétrir dans sa gorge.

Des mots, venant d'une personne aussi imparfaite à l'encontre d'un être aussi parfait, ne risqueraient-ils pas de la salir de façon irréversible ? Si Dieu avait créé Fana del Moral afin de montrer tout son talent artistique, alors la tutrice aurait été créée dans l'unique but de montrer qu'il avait le sens de l'humour. De telles pensées pessimistes lui traversaient inconsciemment l'esprit, et lui donnaient envie de s'enfuir loin d'ici.

Mais être envoûtée par Fana la bouche bée ne faisait pas partie de son travail.

Elle devait mettre en garde Fana sur sa façon de parler et de se comporter lors de la garden-party d'aujourd'hui.

La tutrice ferma les yeux et prit une profonde inspiration, puis elle attendit que ses battements de cœur se calment avant d'ouvrir les yeux.

— Comme le capitaine Domingo l'a dit, il est approprié de traité les Amatsuviens de San Martilia comme on traiterait un animal domestique. Il n'est pas nécessaire de les considérer comme des êtres humains. C'est également une volonté de l'Empereur en personne. Si vous êtes incapable d'accepter les paroles de votre futur beau-père, vous allez avoir du mal à vivre dans la cour impériale.

Les yeux argentés tels la surface gelée d'un lac demeuraient de marbre, transperçant la tutrice de toute part. Le simple fait d'être regardé était suffisant pour presque paralyser le cerveau. Mais je ne dois pas céder, la tutrice se dit-elle à elle-même, tout en continuant.

— Les Amatsuviens sont pitoyables au plus profond d'eux-mêmes. Si vous leur témoignez la moindre sympathie, ils se contenteront de l'utiliser à leurs fins pour vous nuire. Et ce seront vos valeurs qui seront mis en doute. Vous comprenez ?

— Je m'excuse.

Des mots atones de Fana arrivèrent en guise de réponse, comme si la tutrice venait de lancer une balle en caoutchouc contre un mur.

Elle ne comprenait pas. En fait, les mots de la tutrice ne faisaient qu'entrer par une oreille avant d'en ressortir par l'autre. C'était comme si la conscience de Fana était recouverte de peau, et les mots qui lui étaient envoyés par le monde extérieur étaient comme attrapés par la peau, avant d'être doucement renvoyés, sans jamais atteindre son âme.

Une curieuse fille.

En temps normal, elle était si insaisissable qu'il était impossible de comprendre à quoi elle pouvait bien penser, et des fois, elle ouvrait la bouche et des mots inattendus en sortaient.

Il en avait été de même à la garden-party.

— Tout comme les Levahmiens, il existe toutes sortes d'Amatsuviens. Il y a les fiers, les malintentionnés, les compatissants, les méchants, et ceux qui sont bons et mauvais à la fois. Est-ce digne de gens cultivés de se contenter de les ranger dans la catégorie des vilains sans chercher à aller plus loin ?

Le capitaine avait exprimé son mépris pour les Amatsuviens, et Fana, qui avait été silencieuse jusqu'ici, s'était soudainement manifestée. L'ambiance bon enfant de la fête se crispa en un instant, et un lourd silence s'en suivit. Le capitaine, ne sachant visiblement pas par quel bout s'y prendre avec la future impératrice, jeta un regard en direction de la tutrice avec des yeux implorant à l'aide. En retour, elle avait envie d'utiliser le couteau à fruit à côté d'elle pour se suicider.

Jusqu'à ce que la calèche traverse le portail du manoir des del Moral, la tutrice continua sa leçon sur les bienséances de la cour impériale de Levahm. Les réponses de Fana furent soit « Je m'excuse » ou « Je comprends ».

Le soleil s'était déjà presque couché. La calèche continua sa route sur le long chemin menant jusqu'au manoir.

Peut-être du fait de l'obscurité de la soirée, le manoir del Moral donnait l'impression de déployer ses ailes, loin à l'horizon. Un réchaud à gaz à la lumière vacillante éclairait les murs blancs et teintait tout d'une couleur blanche bleutée, conférant au manoir une aura divine dans l'obscurité.

Peu importe la distance parcourue par la calèche, le manoir semblait toujours aussi loin. Telle était l'étendue du jardin et l'immensité du bâtiment.

Ces dernières années, les extérieurs soignés étaient privilégiés à Levahm. Les décorations inutiles étaient retirées, et la taille du bâtiment était utilisée pour montrer la grandeur des propriétaires. Contrainte de prendre part à ce rituel, la calèche traversa une certaine distance dans le jardin avant de finalement atteindre le bâtiment en forme de J.

Fana et sa tutrice descendirent de la calèche avec l'aide du cocher.

Le palace d'un blanc pur se dressait face à elles.

La méthode utilisée pour créer ce mur avait été empruntée aux Amatsuviens. Au lieu de mélanger du sable avec de la chaux, ils utilisaient un papier blanc spécial, ce qui donnait en résultat un blanc bien plus pur que normal. Quand le bâtiment fut construit, le duc Diego fut atteint d'euphorie à la vue de cet extérieur d'un blanc pur, mais en apprenant que des méthodes amatsuviennes avaient été utilisées, il fut extrêmement mécontent. Les personnes proches de lui à ce moment-là s'étaient donné toutes les peines du monde pour lui expliquer que des méthodes levahmiennes ont été utilisées pour tout le reste, ce qui permit d'apaiser son courroux. Mais le dégoût sur son visage était tellement visible que tout le monde avait craint qu'il n'ordonne de détruire le bâtiment sur le champ.

La tutrice ouvrit la marche jusqu'à l'intérieur.

L'extérieur était simple, mais l'intérieur était décoré avec la plus grande ferveur. Telle était la façon de faire à Levahm.

L'entrée était tel un ciel étoilé.

Au plafond, il y avait un haut plafond circulaire peint d'un bleu indigo, supporté par des voûtes des murs latéraux. Des gravures d'anges et d'étoiles faites d'or étaient disséminées ici et là, et plusieurs chandeliers posés sur le sol éclairaient la pièce, donnant l'impression que cette dernière était dépourvue de gravité.

Elles continuèrent à travers le couloir, saluées en silence par des majordomes excessivement vêtus debout côte à côte.

Sur les murs latéraux, étaient alignés des célèbres peintures, des chandeliers en or pur, et sur le haut plafond, une charpente nacrée. Que ce soit une nécessité architecturale ou autre chose, des structures linéaires complexes s'incorporaient comme des piliers jusqu'au plafond.

C'était un flot d'opulence sans fin. Un mélange complet de peintures, d'architectures et de sculptures. Si un visiteur venait à s'aventurer dans ces touches sauvages, ses sens s'en retrouveraient paralysés, et traverser le couloir marquerait en lui au fer rouge la splendeur des del Moral. Marchant droit devant elle en direction de la bibliothèque, la tutrice parla à Fana qui se trouvait derrière elle.

— J'aimerais que vous lisiez jusqu'au dîner. Veuillez étudier les œuvres de Pedro Jimenez sur l'économie. Vous avez une heure. Je vous questionnerai sur leur contenu après le dîner. Est-ce clair ?

— Oui.

— Ensuite, nous continuerons la leçon de piano que vous avez échouée l'autre jour. Quand vous aurez réussi, nous terminerons le reste du devoir de poésie. Enfin, vous prendrez un bain, et vous vous coucherez à l'heure prévue, c'est-à-dire 23 heures.

— Oui.

— Toujours aussi obéissante.

— Oui.

La réponse de Fana n'était pas teintée de la moindre émotion. Généralement, les filles de son âge étaient en colère, ou se rebellaient face à un programme aussi restrictif, en se plaignant ou en implorant, mais c'était comme si ce genre de basses émotions n'existait pas pour Fana. D'un côté, il était plus facile de s'en occuper, mais d'un autre, c'était perturbant.

Elle faisait tout ce qu'on lui demandait de façon bien trop indifférente. Elle ressemblait plus à un automate. Peut-être était-ce parce qu'elle avait grandi en étant scrutée sous tous les angles à tout instant, ce qui a eu pour conséquence de lui conférer une grande tolérance aux restrictions ?

De la même façon, un poisson d'eau profonde voit la haute pression comme quelque chose de normal, peut-être que les restrictions et les interdictions étaient simplement son élément naturel. Son apparence était si magnifique qu'elle en aspirait notre âme, mais son âme était peut-être de forme aussi grotesque qu'un poisson d'eau profonde.

En bien des points, elle était différente des élèves habituelles. La tutrice soupira intérieurement, puis ouvrit la porte de la bibliothèque.

Après avoir terminé toutes ses leçons quotidiennes sans interruption, Fana enfila sa robe de chambre de soie et se coucha sur le côté dans son lit.

Les femmes de chambre ramassèrent les vêtements que Fana avait retirés et quittèrent la pièce.

Le vaste et froid sol de marbre. Les murs d'une pierre impeccablement polie. Les meubles le long des murs produisaient un faible éclat dans l'obscurité. La lumière de la lune, coupée par les chevrons décoratifs, brillait à travers la grande fenêtre arquée, et l'air tiède traversait la pièce avec la vibration légère du ventilateur électrique accroché au plafond.

Le baldaquin du lit était entouré d'un voile de soie si fin et léger qu'on avait l'impression qu'il allait s'envoler juste en soufflant un peu dessus.

C'était le seul moment de la journée où Fana pouvait être seule.

Sans fermer les yeux, la couverture remontée jusqu'à sa poitrine, elle fixa du regard la décoration du baldaquin.

Des peintures de pégases volant dans les étoiles, étalés au-dessus d'une nuée d'anges. Cela devait être l'œuvre d'un célèbre artiste, mais c'était un peu excessif pour quelque chose que l'on voyait au moment de dormir.

Fana se faufila hors de son lit, glissa ses pieds dans une paire de chaussons confortables, et marcha jusqu'à la fenêtre. Tout en pressant son front contre la vitre, elle leva les yeux au ciel nocturne. La lumière blanche bleutée de la lune ruissela sur le corps de Fana, parcourant ses cheveux argentés maintenant détachés.

Le bosquet de bambous devant le manoir dansait avec la brise nocturne. Une pleine lune flottait au-dessus. Et derrière le bosquet, se trouvait l'océan.

J'ai envie de nager, pensa-t-elle.

Aujourd'hui, sur le chemin de la garden-party, elle avait aperçu l'océan de la fenêtre de la calèche. Elle pouvait voir les sourires des gens qui en revenaient. Ils avaient tous l'air de bien s'amuser.

C'était la seule chose mémorable du jour. Et elle allait sûrement oublier, dès le lendemain. Pendant qu'elle regarde de loin, des choses qui n'ont rien à voir avec elle allaient continuer de suivre leur cours.

Quand avait-elle commencé à regarder le monde comme si elle était à l'opéra ?

Elle ne pouvait pas s'en rappeler. Mais du haut de ses dix-sept ans, à un certain moment, elle s'était rendu compte qu'il n'y avait aucun lien entre la réalité qu'elle avait sous ses yeux, et sa propre volonté.

Quand elle était petite, elle était allée au zoo avec sa mère et ses deux grands frères. Il y avait énormément d'animaux rares, et Fana appréciait tout particulièrement le bébé éléphant. Tout en se disant que ce serait bien de pouvoir jouer plus avec ce bébé éléphant, elle regarda sa mère et dit, « Je veux travailler dans un zoo quand je serai grande. » Sa mère la regarda avec un air grave, et ses deux grands frères éclatèrent de rire et se moquèrent d'elle.

Elle ne pouvait pas travailler dans un zoo.

À un certain moment, cette réalité s'était insinuée dans son cœur.

Fana del Moral n'était venue au monde que pour être un trophée pour les hommes.

Tel fut décidé au moment de sa naissance. Peu importe sa volonté, c'était ce qui devait arriver. Le postulat qu'elle était un simple cadeau avait pris racine en elle, lui avait pris sa place.

Ses parents avaient sûrement remué ciel et terre pour elle et plusieurs tuteurs l'avaient préparée à ça, pour lui faire comprendre que c'était quelque chose de naturel. Quelqu'un de normal se serait plaint, mais quand elle fut en âge d'exprimer ses pensées, elle avait déjà accepté son statut de cadeau.

— Je suis une chose, murmura Fana, alors qu'elle admirait la lune blanche bleutée.

Elle ne ressentait rien. Pas une once de tristesse. Puis, elle avait murmuré à son âme.

Je suis une chose.

Parce qu'elle était une chose, elle n'avait pas besoin d'être limitée par les émotions humaines. Elle ne sentait pas même un peu contrariée par cette idée.

Quand elle s'en était rendue compte, le monde était déjà de l'autre côté de cette vitre claire. Même si elle tendait la main, l'épaisse vitre se mettait en travers de son chemin, et donc elle ne pouvait rien atteindre. Au bout d'un certain temps, elle arrêta de tendre la main. Tel était son état mental actuel.

Mais, des fois, elle ressentait de fortes émotions.

Exactement comme durant la garden-party plus tôt ce jour-là, quand elle avait entendu ce vieux barbu, le capitaine Domingo, elle avait ressenti une profonde colère pour la première fois depuis un long moment. Elle avait instinctivement tendu la main de l'autre côté de la vitre. Bien entendu, il en résulta un silence gênant et des remontrances de la part de sa tutrice, mais elle ne ressentait pas le moindre regret.

Pourquoi avait-elle défendu les Amatsuviens dans ce cas ?

Quand elle y réfléchit, elle repensa à une Amatsuvienne au plus profond de ses souvenirs. Elle avait le visage grêlé et était une femme d'âge mûr très maigre et très gentille qui était très loin d'elle en termes d'apparence physique. C'était une femme de chambre de la jeune Fana, qui était très gentille avec elle.

C'était quand elle avait eu sa propre chambre.

Quand elle se couchait dans son lit et qu'elle éteignait la lumière, les meubles de l'immense pièce et les décorations du plafond faisait immédiatement pleurer la petite Fana. Mais peu importe la force de ses pleurs et cris, personne ne venait, alors Fana se glissa hors de son lit en tirant sa couverture, s'échappa de sa chambre et commença à errer dans les couloirs.

En réalité, elle voulait aller dans la chambre de sa mère, mais elle savait qu'on la gronderait sévèrement. Si elle était allée dans la chambre de ses frères, ils l'auraient répétés et elle aurait été réprimandée au petit matin. La chambre de son père était bien trop effrayante. Après tout, son père strict était le plus terrorisant d'entre tous.

Le manoir était si vaste, mais il n'y avait nulle part où aller.

Fana erra simplement dans le couloir, en pleurant, jusqu'à ce qu'elle fut trouvée par la femme de chambre amatsuvienne.

— Oh, mademoiselle, vous ne devriez pas sortir de votre chambre. Monsieur sera une fois de plus très en colère, dit-elle avec un accent.

— J'ai peur, dit Fana, et la femme de chambre d'âge mûr qui ne se préoccupait pas de son apparence physique la prit silencieusement contre elle et la serra dans ses bras.

— Vous devez vous sentir seule. Vous êtes encore petite après tout. Vous êtes encore en âge de dormir contre quelqu'un, n'est-ce pas ? dit la femme de chambre tout en descendant le couloir, avant de se mettre à pleurer à son tour.

Fana était heureuse que quelqu'un pleure pour elle, et sanglota, les bras autour du cou de la domestique.

Elle la porta jusqu'à son lit.

Elle aurait eu des problèmes si quelqu'un les voyait, dit la jeune Fana indolemment, mais la femme de chambre s'assit malgré tout à côté du lit et lui raconta une histoire jusqu'à ce qu'elle s'endorme.

C'était une histoire qui se basait sur les trois mille ans d'histoire d'Amatsukami.

Fana n'avait jamais entendu une histoire aussi fascinante que celle que lui raconta la femme de chambre.

Beaucoup de héros et de belles femmes y faisaient leur apparition, se détestaient, se combattaient, et s'aimaient.

Il y avait nombre de guerres, d'armées qui s'enchaînèrent à un rythme effréné, et aussi beaucoup de méthodes de combat différentes ; des gens fiers, des gens injustes, des gens bons, des gens mauvais, des gens qui n'étaient ni l'un ni l'autre. Ils s'étaient tous battus pour leur vie, certains trouvant le bonheur au bout, d'autre la mort.

Fana déglutit bruyamment et écouta l'histoire.

Elle était énervée par les actions égoïstes des injustes, tout en étant émue par les actions nobles des fiers. Quand elle posa des questions sur ce qu'elle ne comprenait pas, la femme de chambre les lui expliquait bout par bout. Elle était bien plus gentille et chaleureuse que sa mère, qui était obsédée par la renommée sociale. La domestique lui donnait plus d'amour que sa mère ne lui en avait jamais donné. Fana finit par avoir envie de dormir.

C'était sûrement parce qu'elle avait entendu de telles histoires qu'elle ne pouvait supporter l'attitude du capitaine. Il existe toutes sortes d'Amatsuviens aussi et il n'est pas juste de tous les taxer d'être le mal incarné, comme lui a appris la femme de chambre.

Mais les histoires s'arrêtèrent sans arriver à leur conclusion.

Parce qu'un soir, elle disparut du manoir.

Tenant à connaître le fin mot de l'histoire, et se sentant seule parce qu'un être cher avait disparu sans crier gare, Fana se remit à pleurer seule avant de dormir tous les soirs.

Quelques jours plus tard, elle apprit la vérité de la bouche d'un de ses grands frères. Son père avait découvert que la femme de chambre amatsuvienne racontait des histoires à Fana tous les soirs, et elle fut licenciée sur le champ.

Elle était triste. Très triste.

Pour la première fois, elle réalisa que la femme de chambre dont elle ignorait le nom avait tous les soirs risquer son travail pour lui raconter des histoires. Elle était comme ces gens fiers dans les histoires, faisant tout son possible pour réconforter Fana à ses risques et périls. Et donc Fana pleura.

Elle ne se souvenait pas quand ces larmes s'étaient taries. Et au même moment, elle s'était arrêtée d'avoir de fortes émotions pour quoi que ce soit. Elle se souvenait qu'elle avait beaucoup pleuré, alors elle avait dû pleurer l'équivalent d'une vie entière, ce qui avait par la même emporter ses sentiments avec.

Petit à petit, elle se mit à regarder de loin, sans se préoccuper de ce qu'on lui disait, en prenant tout comme avéré. On ne lui frappait plus le revers de la main avec un fouet, alors elle ressemblait sûrement à la Fana del Moral que son père désirait tant.

Maintenant, elle pouvait se regarder elle-même de loin.

Un an auparavant, alors qu'elle était partie en vacances sur l'archipel de Sierra Cadis sur ordre de son père, le prince impérial Carlo, qui se reposait là, lui déclara sa flamme. Ils s'étaient juste rencontrés une fois lors d'un dîner à la cour impériale, mais Carlo était semble-t-il dans l'incapacité de penser à autre chose qu'à Fana. L'Empereur n'eut aucun scrupule à accepter la fille des del Moral dans la famille impériale. Le père de Fana bien sûr, les membres du sénat avec un pouvoir important ou de stature comparable, ainsi que tous les gens liés à la cour impériale ; tous s'étaient arrangés pour apporter Fana, qui ignorait tout, sur un plateau d'argent au prince impérial. Du fait de la nature unique de l'évènement, ce dernier désirait utiliser une scène extraordinaire, et ainsi elle avait été envoyée sur la romantique île paradisiaque de la mer du sud pour qu'on lui déclare sa flamme. Les actions passionnées étaient le propre des levahmiens, et c'était la famille impériale elle-même qui encourageait ce genre de comportements.

Fana ne pouvait refuser.

Même à un point aussi critique de sa vie, c'était comme si le prince impérial déclarait son amour à quelqu'un sans lien avec elle. Quand elle répondit de la manière qu'on lui avait enseignée, elle se souvint de la joie qui emplie le visage du prince.

« Les criquets ont commencé à chanter dans la cité impériale Esmeralda, je veux t'y voir bientôt. J'attends avec impatience notre cérémonie de mariage dans six mois... » Tel était le message envoyé par télégraphe par Carlo.

Depuis leurs fiançailles, Carlo n'avait de cesse d'utiliser la radio militaire pour lui envoyer des lettres. Fana n'avait jamais lu une seule de ses lettres du début à la fin. Elles étaient trop percutantes, trop mielleuses, et ça l'exaspérait à mi-chemin. Mais même si elle ne demandait rien, le télégraphe écrivait une réponse pour elle, avant de lui demander confirmation. Pour la plupart, c'était des réponses écrites de façon embarrassante pour faire plaisir au prince impérial. Mais elle n'avait aucune envie d'en écrire elle-même. Alors Fana se contentait toujours d'acquiescer sans dire mot, et le télégraphe envoyait alors la réponse douce et mielleuse à 12 000 kilomètres de là. Si les services secrets d'Amatsukami venaient à percer le code secret du télégraphe, Carlo et Fana allaient devenir la risée de tout un pays.

Avec la résignation qui était devenue sa chair et ses os, Fana contempla la lune brumeuse de l'autre côté de la fenêtre. San Martilia tentait d'entrer en été.

C'était une nuit silencieuse. Le chant des insectes que l'on pouvait à peine entendre en temps normal renforça l'impression de silence.

En fait, un étrange son était mélangé aux sons des insectes.

Son intuition lui dicta immédiatement de le faire.

Elle pressa son visage contre la vitre.

Fana avait une bonne vue. Elle ne pouvait pas encore le voir, mais quelque chose était caché dans le ciel nocturne. Elle en était sûre. Elle essaya de concentrer son regard un peu plus. Elle pouvait apercevoir un point noir, et il se dirigeait dans sa direction.

... Un avion de chasse ?

Quelque chose qui reflétait la lumière de la lune s'approchait à une vitesse surnaturelle à basse altitude.

L'espace aérien de Rio de Este était toujours gardé par les Chevaliers Volants de del Moral. Aucun barbare ne pourrait jamais le traverser... affirmait le père de Fana, le duc Diego, tout en bombant fièrement le torse. Ces mots étaient sur le point d'être écrasés sous ses yeux.

Les gens dans le manoir semblaient avoir remarqué le bruit d'hélice inconnu. Les jardiniers s'étaient précipités de se cacher dans l'herbe haute.

Un avion noir de jais, plus sombre encore que l'obscurité.

Personne ne savait ce qu'il faisait ici. Ce n'était clairement pas un Chevalier Volant de del Moral. Ses ailes étaient courbées, et il n'avait pas d'hélice à l'avant, un peu comme un serpent. Trois d'entre eux formaient une nuée dans une formation triangulaire, et juste en-dessous d'eux se trouvaient quatre autres, en losange eux. Un total de sept avions.

L'instant d'après, les quatre avions lâchèrent des objets en forme de larme de leur corps.

Les quatre avions firent ensuite tourner au maximum leurs hélices, montrèrent leur ventre à Fana, collée à sa fenêtre, puis passèrent au-dessus du manoir avec un rugissement tonitruant.

Les quatre larmes, glissant diagonalement dans les airs, tombèrent droit sur l'aile est du manoir.

La chambre de duc Diego.

— Père ! cria Fana, et les quatre bombes explosèrent simultanément.

L'explosion fut suivie de flammes cramoisies et d'un mur noir qui déchira le manoir, avant de s'élever dans les airs.

Le tremblement qui s'en suivit atteint même Fana, qui se trouvait au troisième étage de l'aile ouest, tant et si bien que ses jambes se dérobèrent. Elle pouvait entendre les fondations craquer.

L'aile est fut transformée en un instant en une fournaise de l'enfer. La construction avait été soufflée à l'endroit de l'impact, ne laissant que quelques poteaux en bois, et l'incendie tremblait tout en teintant de rouge le ciel nocturne. Les gens dans le jardin criaient.

Le manoir del Moral étreignait les visiteurs qui entraient par sa porte principale, avec ses ailes déployées. Mais une de ces ailes avait été cruellement arrachée.

— Mademoiselle, veuillez-vous échapper, nous sommes attaqués !

L'indémodable porte de chêne fut violemment ouverte, et sous un nuage de fumée, un majordome accourut dans la pièce, sans le calme habituel.

— Mais père, père...!

Il enlaça la Fana en état de choc.

— Veuillez m'excuser.

Avec Fana dans ses bras, le majordome se jeta sur le côté.

Un instant plus tard, un bruit effroyable d'hélice battait contre la vitre de la fenêtre.

Les trois autres avions avaient suivi les bombardiers et s'étaient mis à mitrailler le manoir. Sous le bruit tonitruant de leurs coups de feu, des milliers de balles pleuvèrent dans la chambre de Fana.

Les murs de pierre polie étaient réduits en poussière. Les têtes de granite des sculptures volaient en éclat. Le lit criblé de balles crachait des plumes. Les livres antiques qui remplissaient les étagères étaient parsemés de gros trous, et la pièce toute entière était emplie de fumée tournoyante et jonchée de débris de matériaux.

Les murs détruits, les lumières cassées, les meubles fracassés et les sculptures dansaient en scintillant sous les yeux de Fana.

Les coups de feu étaient à même de provoquer un incendie, les balles des mitrailleuses incluant des éléments incendiaires et explosifs, et les rideaux recouvrant le baldaquin du lit prirent donc rapidement feu. On pouvait entendre les domestiques criant au feu dans les étages inférieurs.

— Il faut que nous nous échappions d'ici, vite, dit le majordome recouvert d'entailles, ses cheveux blancs tâchés par la couleur du sang, alors qu'il aidait Fana à se relever.

Fana était sur le point de perdre conscience. Pendant que son esprit essayait de suivre ce qui se passait, le majordome la porta sur son dos.

Le majordome traversa le manoir en flamme. Les chandeliers étaient tombés des murs et renforçaient les flammes. Les chaînes du grand chandelier qui était pendu au plafond du hall avaient lâché prise, ce dernier trônait désormais sur le sol. Les bougies allumées propagèrent le feu en enflammant les tapisseries.

Les domestiques couraient dans tous les sens en tentant d'éteindre l'incendie, et des cris et des hurlements pouvaient être entendus dans toutes les directions. Une fumée noire recouvrait tout, et une poudre blanche cendreuse pleuvait du plafond fissuré.

Qu'est-ce que c'est ? demanda le cerveau engourdi de Fana. La réalité venait toujours de l'autre côté, indépendamment de la volonté de Fana. Tout ce qu'elle pouvait faire, c'était l'accepter.

De l'autre côté de la vitre.

Et comme toujours, Fana décida de couper sa propre conscience de la réalité. Toujours sur le dos du majordome, elle s'échappa à l'intérieur, au plus profond du château de verre... le plus lâchement possible.

Fana, qui semblait lugubre jusqu'ici, se transforma en poupée impassible. Le fait que son père avait été pris pour cible, que sa chambre avait été criblée de balles, que le manoir était sur le point de s'effondrer, tout ça n'avait désormais plus rien à voir avec elle.

Comme si elle regardait un opéra, Fana contempla sa maison qui tombait en ruine.

Le sang qui giclait de la tête du majordome, les débris masquant leur vision, la suie et la fumée, l'odeur brûlante et transperçante, tout ça se trouvait de l'autre côté de la vitre. Même si elle venait à mourir brûlée, elle était persuadée de pouvoir se regarder mourir froidement. Elle ne trouvait pas l'idée triste.

Et ainsi, Fana prit ses distances avec le monde. Même les bruits s'étaient tus. Peut-être que c'était parce qu'elle avait passé tant de temps à construire cette épaisse vitre de verre, mais Fana en avait même oublié de se trouver un abri, et était devenue comme une substance inorganique, qui se contentait d'observer et respirer.


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