Tabi ni Deyou:Ailes (FR)

From Baka-Tsuki
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Chapitre 2 : Ailes

Le garçon leva la tête en direction des lourds nuages noirs dans le ciel.
À peine quelques instants plus tôt, le ciel était encore d'un bleu éclatant, mais les nuages s'étaient peu à peu amoncelés et le ciel s'est assombri. Tout cela se produisit à une vitesse folle et la couleur bleu n'était déjà plus qu'un lointain souvenir, il était désormais impossible de savoir où était le soleil.
Impassible, le vert environnant n'avait pas changé d'un iota. De temps à autre, ils tombèrent sur des fermes dévastées par les chutes de neige de l'hiver précédent, mais aucune ne pouvait leur servir d'abri.
— ... Et ben, on dirait qu'il va bientôt se mettre à pleuvoir. J'espère juste qu'on aura trouvé un toit d'ici là...
— T'en fais pas ! On m'a toujours dit que j'étais béni par le soleil.
— Dommage. Moi, on m'a toujours surnommée « l'attire-pluie ». Je te laisse deviner pourquoi.
— Oh-ho-
La fille gloussa tout en se retournant. La masse de nuages qui s'épaississait au fil des secondes semblait être sur le point de les bombarder d'eau d'un instant à l'autre.
Certains pourraient se demander en quoi être un peu mouillé pourrait poser problème. Mais c'est toujours plus facile de se dire ça quand on sait qu'on a une tasse de café chaud et une serviette sèche qui nous attend à la maison.
Il leur fallait utiliser de l'essence pour allumer un feu digne de ce nom, et ainsi se réchauffer et sécher leurs vêtements. Sans compter qu'ils auraient de gros problèmes s'ils venaient à tomber malade. Même sans considérer le pire scénario possible, les deux courraient le risque de mourir de faim si jamais ils étaient forcés de rester à un même endroit pendant plusieurs jours.
— Si ça continue comme ça, on va tous les deux attraper la crève. Et qui va jouer le docteur du dimanche du coup ?
— Généralement, c'est celui qui est le moins malade qui doit s'occuper de l'autre.
— Alors c'est un concours pour savoir qui guérira le premier !
— Mouais... Mon petit doigt me dit que c'est toi qui gagneras ce concours, mais au final, c'est moi qui rira le dernier.
— ... Comment ça ?
— Bah, je t'imagine déjà retomber malade après t'être déclarée gagnante en te prétendant « guérie » un peu trop vite. Mais il n'en sera rien, évidemment.
— ...........
Il avait vu juste. La fille avait tendance à être têtue et aller un peu vite en besogne de temps en temps. Effectivement, la situation qu'il avait décrite était tout à fait à même de se produire.
— Et ensuite, je mangerai la pastèque tout seul ! Après tout, ça te donnera mal au ventre sinon, pas vrai ?
— N'importe quoi ! On mangera la pastèque qu'après avoir procédé à un concours de piñata ! Compris ?!
La grosse pastèque que le directeur leur avait offerte, comme il l'avait prédit, était presque mûre, produisant un joli bruit quand on toquait dessus. Alors que le garçon attendait simplement le meilleur moment pour la manger, la fille avait apparemment déjà pris sa décision. La tenue d'un concours d'éclatement de pastèque était prévue — sans avoir pris l'avis du garçon en considération.
— Je dois dire que ton idée a l'air pas mal... Sauf que tu te rends compte qu'on n'a pas de batte ?
— Hum... Pourquoi ne pas utiliser ça ? dit la fille, en donnant un petit coup de pied dans le silencieux de Cubby.
— Mais t'es folle ou quoi ? On risque de le casser.
En fait, Cubby pourrait très bien survivre sans silencieux, mais il prit bien garde de le lui dire. Primo, il n'avait pas la moindre intention de rouler avec le bruit assourdissant d'un gang de motard, et deuxio, amputer sa chère Cubby juste pour une pastèque alors qu'il venait enfin de la réparer quelques jours plus tôt lui paraissait bien trop cruel.
— Mh, pas le choix alors. On va devoir trouver une batte digne de ce nom par terre.
— Pourquoi vouloir à tout prix la casser avec une batte ? C'est pas comme si c'était impossible avec un couteau.
Hélas, son idée n'avait aucune chance d'être approuvée. La fille avait déjà pris sa décision et celle-ci était irrévocable. Et lui n'avait pas son mot à dire.
— Ah, un endroit avec de l'eau serait parfait. Je veux la manger froide.
La fille, qui avait (comme prévu) complètement ignoré son avis, tapota la pastèque posée sur porte-bagage.
Le garçon était parfaitement d'accord avec elle sur le fait que la large pastèque atteindrait tout son potentiel culinaire qu'une fois découpée en bonne et due forme. Ça aurait été du gâchis d'en faire un simple dessert. Sur ce point-là, les deux étaient sur la même longueur d'onde.
C'est juste que le garçon n'était pas aussi optimiste que la fille.
Hormis la batte, il lui semblait improbable de tomber si facilement sur un endroit avec de l'eau fraîche. Bien sûr, un cours d'eau pourrait faire l'affaire, mais il fallait également prendre en compte l'état actuel du ciel. Il était bien trop dangereux de se trouver près d'une rivière dans ces conditions.
Mais il préféra se taire, comme il ne voyait pas de raison de la décourager.

Peu après, les deux voyageurs et leur Super Cub continuèrent leur bonhomme de chemin pendant un moment, traversant occasionnellement des carrefours à toute allure sans même prêter attention aux feux tricolores.
Évidemment, la faute en revenait à la météo. Le temps n'avait de cesse de se dégrader, avec des nuages toujours plus épais que l'instant d'avant : même s'il était midi passé, il faisait déjà aussi sombre que le soir, et de temps en temps, ils pouvaient apercevoir un éclair tomber d'entre les nuages, qui ressemblaient d’ailleurs à des moutons serrés les uns contre les autres. De ce qu'ils pouvaient en juger, il ne restait que peu de temps avant que l'orage n'éclate.
Puis, vers quatre heures passées, un peu plus loin sur l'interminable route en ligne droite, ils découvrirent quelque chose.
— C'est quoi ça ? On dirait un entrepôt ou quelque chose comme ça, non ?
— Aucune idée... Difficile à dire d'ici.
Un peu plus loin, il y avait un chemin de terre en angle droit avec la route principale qui traversait le paysage vert. Et plus loin encore, il pouvait apercevoir quelque chose qui ressemblait à un entrepôt constitué de tôles de métal complètement rouillées.
À l'œil nu, il ne pouvait évidemment pas mieux voir que la fille qui avait les jumelles, mais ce qu'ils avaient vu devait être à peu près la même chose à cette distance.
Par ailleurs, s'il était capable de pouvoir le voir sans jumelle, cela voulait dire que cela ne prendrait que quelques minutes avec Cubby pour l'atteindre. Étant donné qu'ils n'avaient pas vraiment de meilleure alternative, ils décidèrent de s'approcher du bâtiment.

Quelques minutes plus tard.

Il était clairement rongé par la rouille, mais il n'y avait pas de trous visibles, ni sur les murs, ni sur le toit.


En même temps que le cri de protestation des freins de Cubby, ils s'arrêtèrent et leur lourd chargement fit profondément plier la suspension avant. Une chaleur vaporeuse s'échappa du moteur, ce qui venait sûrement du fait que le garçon n’avait pas lâché l’accélérateur de tout le trajet.
L'entrepôt en question était dans un bien meilleur état que prévu ; il était clairement rongé par la rouille, mais il n'y avait pas de trous visibles, ni sur les murs, ni sur le toit.
La fille descendit de la moto et le garçon gara la Super Cub sous un abri situé dans une zone de déchargement.
Il était sur le point de pleuvoir, alors on peut dire qu'ils l'avaient échappé belle.
— Pfiou, dieu merci, on est arrivés à temps, dit la fille, visiblement soulagée.
— Ouais. Il ne pleut pas encore, mais je crois qu'on devrait être tranquille ici.
Il regarda l'entrepôt derrière lui.
Le bâtiment en tôles, qui se tenait au milieu d'une verdure sans fin, n'était en fait pas si grand que ça. En termes de taille et de forme, il était similaire à un petit gymnase.
Devant se trouvait une porte coulissante en métal par laquelle pouvait transiter toutes sortes d'objets de taille plus ou moins importante, mais comme le bâtiment en lui-même, elle était dévorée par la rouille. À vue de nez, l'endroit n'était pas entretenu très souvent. Normalement, on se serait attendu à trouver au moins l'enseigne de la société propriétaire du lieu, mais il n'y avait rien qui y ressemble, alors il y avait de fortes chances pour que personne n'utilisait cet entrepôt à ce moment-là.
Après avoir éteint le moteur et retiré son casque, un gros camion à côté de l'entrepôt attira son regard.
Garé le long du bâtiment décrépi de la tête au pied qui semblait sur le point d'être réduit en poussière d'une seconde à l'autre, le camion avait à son bord un container argenté. Il était en bien meilleur état que le reste de l'endroit et n'était pas visible depuis la route, car garé sous un toit surplombant.
— ... Il y a un camion. On dirait qu'on va pouvoir mettre la main sur un peu d'essence.
— Pourquoi ne pas prendre le camion ? Un voyage avec la clim, ça serait le pied !
— Mais oui. T'as cru que j'avais le permis camion ? dit le garçon avec un sourire narquois, puis mit la béquille de la moto après l'avoir déplacée plus près du bâtiment, afin qu'elle ne soit pas trop mouillée par la pluie.
Bien entendu, il avait fait attention à vérifier l'équilibre du tout du fait de leurs bagages fragiles.
— On s'en fout d'avoir le permis. On n’a pas croisé le moindre homme en uniforme, ni même une voiture de police pendant notre voyage. Et puis, aucun de nous deux n'a le permis moto non plus et on conduit quand même une Super Cub.
— Ce que je veux dire, c'est que j'ai pas la moindre idée de comment ça se conduit ! Ce truc a rien à voir avec une mobylette où tu peux te débrouiller à partir du moment où tu sais conduire un vélo. Tu crois vraiment que je vais pouvoir conduire un quatre tonnes comme ça alors que j'ai encore jamais mis les pieds dans un seul d'entre eux de toute ma vie ?
— Dans ce cas, demande à quelqu'un qui sait de t'apprendre, dit la fille, légèrement intimidée.
Le garçon haussa les épaules.
— Bien entendu. Le jour où on rencontrera quelqu’un qui sait ça.
— Eh bien, là ! déclara-t-elle, attirant le regard du garçon dans sa direction.
Une demande concrète de preuves était écrite en toutes lettres sur son visage.
— Regarde, des empreintes de pas, dit la fille, tout en pointant les traces à ses pieds.
Les empreintes sèches semblaient différentes de celles de leurs baskets et il y en avait un peu partout sur le sol.
— À en juger par la taille, c'est un homme. Il semble porter des chaussures de sport, alors il est vraisemblable qu'il ait notre âge. À vue de nez, je dirais que ces empreintes datent du dernier orage, il y a deux semaines.
— ... En gros, il y avait quelqu'un ici y'a pas longtemps et peut-être qu'il est toujours dans le coin ?
— Exactement ! Alors qu'est-ce que tu dis de ça ? C'est ce que j'appelle un raisonnement à la Sherlock Holmes dans toute sa splendeur.
Elle prit ses grands airs, tout en posant ses mains sur ses hanches, tandis que le garçon poussa un soupir.
— ... Mais s'il a notre âge, y'a peu de chances qu'il sache conduire un camion, non ?
— ...
La fille se figea sur place.
— Et puis, si ces traces de pas étaient celles d'un adulte qui sait conduire un camion, tu crois vraiment qu'il aurait abandonné celui-là ici ?
Elle resta sans voix.
Même la fille savait à quel point il était risqué d'abandonné son véhicule au milieu de cette terre barbare... Non, je veux dire « immense ».
Bien sûr qu'elle l'était ! Comment pourrait-elle oublier leurs déboires avec le moteur de Cubby qui les avait lâchés quelques jours auparavant ?
— Bah, si on a de la chance, on pourra au moins récupérer un peu d'essence. Mais il me semble que les camions de ce genre roule en diesel, alors y'aura-t-il de l'essence ?
— ........
Sa bouche était toujours fermée. Apparemment, le fait que son raisonnement se retrouve entièrement démonté point par point ne lui faisait pas vraiment plaisir.
Il tourna le dos à sa partenaire renfrognée et se mit à crier :
— Héhooooooo ? Y'a quelqu'un ?
Aucune réponse. Les murs étaient faits en tôle, alors il y avait de grandes chances que sa voix pouvait les pénétrer sans problème.
— Bon, et si on entrait, tant qu'il pleut pas encore ? Et puis, peut-être qu'on trouvera un bâton qui pourra faire office de batte pour couper la pastèque.

Un énorme grincement se fit entendre à l'ouverture de la porte.
Ils choisirent d'entrer par la grande porte qui semblait avoir été conçu pour faire passer divers objets de grosse taille. Il était difficile pour le garçon de l'ouvrir à mains nues, mais la porte principale juste à côté était scellée avec des barbelés enroulés autour de la poignée et la porte arrière était fermée. Par conséquent, c'était la seule entrée possible. Bien entendu, ils auraient très bien pu se contenter de casser une fenêtre, mais ils n'avaient pas envie d'en arriver à de telles extrémités.
Ils ignoraient si la porte scellée était du fait des « habitants », mais à en juger par la rouille qui recouvrait les barbelés, elle ne semblait pas avoir été ouverte depuis des mois.
Mais, la même chose pouvait s'appliquer à la porte coulissante. Cela devint une évidence quand de la rouille commença à tomber du haut de la porte à mesure que le garçon l'ouvrait avec difficulté en usant de ses mains et de ses pieds.
Et donc, celle-ci ne semblait pas être utilisée très souvent non plus. Le propriétaire des lieux devait sûrement utiliser la porte arrière.
— Eeeet... voilà...!
Dans le même temps, de la rouille pleuvait sur sa tête.
Il finit par réussir à ouvrir la porte en forçant son épaule et ses jambes dans l'entrebâillement qu'il avait réussi à faire. Comme quoi, l'usage de la force n'est pas un moindre mal de temps en temps.
— Bon, eh bien voilà... Héhooooooo ? Y'a quelqu'un ?
La fille entra dans l'entrepôt sans même essayer de comprendre le mal qu'il s'était donné pour ouvrir la porte. En ce qui le concernait, il était en train d'étirer ses jambes sur le sol et haletait fortement. Et la cerise sur le gâteau était la rouille qui le recouvrait de la tête aux pieds.
De ce qu'ils pouvaient voir, il n'y avait aucun trou par lequel la pluie pouvait pénétrer et le bâtiment semblait suffisamment stable pour supporter l'orage. Il faisait également assez frais, donnant un sentiment général de « confort » — en faisant abstraction du reste ! Hélas, en raison de l'odeur nauséabonde de moisissure et de l'atmosphère sombre et lugubre qu'il y régnait, ils leur étaient parfaitement impossible de qualifier cet endroit de « confortable ».
Vu de dehors, on aurait dit un simple bâtiment de tôles, mais ce n'était pas exactement le cas. Alors que le sol avait été laissé tel quel, des isolants thermiques avaient été utilisés pour le plafond et il y avait également des lampes fluorescentes, éteintes pour le moment. Il y avait même des hottes de refroidissement sûrement à des fins de travail.
En tous les cas, cet endroit était mille fois meilleur que camper dehors. Et c'est pourquoi ils décidèrent de se servir de l'entrepôt comme toit pour la nuit.
Tout en s'époussetant la rouille qu'il avait sur les mains, le garçon regarda autour de lui.
— On dirait bien que ce bâtiment ne sert pas d'entrepôt.
— Comment ça ?
Tout en détachant ses cheveux — elle utilisait un élastique parce qu'ils la gêneraient sinon — elle se tourna vers le garçon.
— Est-ce que tu vois la moindre marchandise ici ? Ou ne serait-ce qu'une trace ? Tout ce qu'il y a ici...
Il parlait des objets assez inhabituels que l'on pouvait voir ici et là. Par exemple, il y avait des sortes de points de fixation artisanaux. Sur des bureaux, des établis apparemment, il y avait des outils bien, bien meilleurs que ceux qu'il possédait, et divers et variés ustensiles à la forme étrange et des instruments de mesure.
Dans l'ensemble, c'est comme s'ils servaient à quelque chose de bien particulier.
Oui, c'était comme si...
— ... Un garage ?
— Ouais. Je pense que ces outils servent à la maintenance ou l'assemblage de quelque chose.
Tous les outils étaient orientés en direction des points de fixation au centre de la pièce et le tout dégageait une certaine cohérence. Le garçon ignorait ce qui était censé y être attaché, mais il avait le sentiment que cet endroit devait avoir été arrangé de façon à permettre à beaucoup de gens de travailler sur un même objet.

— Qui est là ?

Les deux furent surpris par la soudaine voix et orientèrent rapidement leur regard de l'autre côté de l'entrepôt, et une fois encore, ils n'étaient pas au bout de leur surprise.
— Tss...! Vous êtes pas gênés, vous, à ouvrir la porte des gens et à vous installer chez eux sans permission... Qu'est-ce que vous foutez chez moi ?

Il devait avoir dans les vingt-cinq ans. Il portait un simple pantalon et un T-shirt, et sans aller jusqu'à dire qu'il avait un corps d'Apollon, on sentait qu'il était sportif.
Mais.
Mais ce qui les choqua plus encore était son visage.
Il était d'un blanc pur. La décoloration du directeur n'avait rien à voir avec celle-ci. Tout ce qu'on pouvait voir de sa peau était complètement blanc, comme s'il sortait tout droit d'une photo en noir et blanc.
Non, étant donné qu'il y avait des contrastes, il serait inapproprié de dire blanc pur. Il lui manquait tellement de couleurs qu'on avait l'impression de le regarder à travers un filtre monochromatique.
— Bah quoi ? C'est si rare les visages comme le mien ?
— ... Oui, assez. C'est la première fois que je vois quelqu'un chez qui c'est allé aussi loin...
— Je suis pas une bête de foire. Alors dégagez si vous avez rien à voir avec moi.
— Oh, en fait, si. On dirait qu'il va bientôt pleuvoir et notre moto ne pourra pas nous mener bien loin. Pourriez-vous nous laisser passer la nuit ici ? Ah, et pourrions-nous également vous emprunter un bâton ou quelque chose du genre qui pourrait servir à couper une pastèque ?
L'homme fronça les sourcils.
— ...... Un bâton ?
— Oui. Une gentille personne que nous avons rencontrée en chemin nous a offert une énorme pastèque, mais nous n'arrivons pas à mettre la main sur un outil pour la couper. Alors nous nous sommes dit qu'il serait plus amusant de la couper comme ça. Malheureusement, nous n'avons pas ce qu'il faut dans nos bagages, dit la fille d'une traite avec un sourire parfaitement mielleux tandis que l'homme la fixa du regard quelques instants d'un air suspicieux.
— ... Servez-vous, vous pouvez prendre ce que vous voulez, mais pas touche aux trucs dont je me sers ! dit-il, après qu'il eut abandonné, et prit congé d'eux en se dirigeant vers un lit qui était installé au fond de la pièce.
Apparemment, il utilisait un coin de l'entrepôt, qu'il avait isolé du reste, comme d'une salle de repos.
La fille expira légèrement et se tourna vers le garçon.

— T'as entendu le monsieur, Garçon ? Profitons de sa générosité et allons chercher un bâton.
— O-Ouais...
Un frisson lui ayant parcouru le dos, il se joignit aux recherches. Il faut dire que son sourire insistant laissait supposer qu'elle ne lui donnait pas le choix.
Après tout, il est préférable de ne pas la défier dans ces moments-là.
Pour commencer, les deux se dirigèrent vers une rangée de rails, qui étaient stockés avec des outils et d'autres choses, et commencèrent à chercher un objet qui pourrait faire l'affaire.
Garçon ? Qu'est-ce que tu dis de ça ?
— T'as l'intention de couper une pastèque avec une clé anglaise ? ... Enfin, en plus de ça, c'est beaucoup trop court.
— Et ça alors ?
— Un marteau, hein... Tu veux en faire de la bouillie ou quoi ?!
— Mmmhh... Dans ce cas, ça sera ça.
— Qu'est-ce que t'as l'intention de faire avec un dénudeur ?
Le garçon était un poil estomaqué par la fille qui lui montrait tous les objets qui lui tombait sous la main.
Mais il remarqua que là aussi, les outils étaient un peu étranges.
Il y en avait de toutes sortes, mais ils étaient tous assez petits. Il pensait pouvoir trouver des boulons et des écrous de différentes tailles, mais même les plus gros étaient bien plus petits que les standards.

L'homme était assis sur une chaise en tubes d'acier et les regardait avec des yeux ternes alors qu'ils s'activaient dans leurs recherches.
— ... Hmph. Une virée en amoureux hein ? Rien à foutre de l'école, c'est ça ? Les jeunes de nos jours...
La fille avait très bien entendu le marmonnement derrière elle.
Sans arrêter ses gestes maladroits, elle s'aventura dans une contre-attaque avec une petite voix.
— Vraiment ? Je pense que c'est toujours mieux que d'être un poivrot incapable de tenir sur ses deux jambes à cette heure de la journée.
La tension monta d'un cran. Il l'avait clairement entendue.
— ... Comme si une gamine comme toi pouvait me comprendre...
— Oh, mais je crois pouvoir vous comprendre au moins un tout petit peu !
Elle se leva rapidement et se tourna vers lui — elle lui lança quelque chose si rapidement qu'il était impossible de savoir ce que c'était.
L'objet qui avait atterri aux pieds de l'homme avec ses pages ouvertes voltigeant dans les airs était sans aucun doute son carnet d'étudiant, qu'elle gardait toujours sur elle.
— Regardez bien la première page.
— ........ À quoi bon...
L'homme ramassa le carnet à contrecœur mais écarquilla les yeux quand il l'ouvrit — comme s'il voyait quelque chose qui n'avait pas de sens.
La photo qui était collée en première page était tellement décolorée qu'il était difficile de dire s'il y avait quelque chose dessus.
Son nom et son numéro d'étudiant avait entièrement disparu, ce qui montrait que cela faisait un certain temps qu'elle avait commencé à « disparaître ».
L'homme écarquilla ses yeux encore plus.
— Mes symptômes ne sont pas aussi poussés que les vôtres, mais ce n'est qu'une question de temps si vous voulez mon avis ! se vanta-t-elle pour une obscure raison, ce après quoi l'homme la regarda bizarrement, même s'il détourna le regard presque immédiatement après.
— .... Hmph. C'est vraiment juste un peu...
— Que...!
Pour l'empêcher de riposter, il lui rendit son carnet en le lui lançant et leur tourna le dos.
— ..... Vous feriez mieux de manger cette pastèque en vitesse et de dégager d'ici.
Sur ces mots, il se leva, tira le rideau et disparut de leur champ de vision.



Leurs recherches s'avérèrent bien plus difficiles que prévues ; la montre indiquait dix-neuf heures quand ils quittèrent l'entrepôt parce qu'ils avaient abandonné leurs recherches à l'intérieur.
Il ne pleuvait toujours pas, mais comme il n'y avait pas de lumière du soleil, il faisait tellement sombre dehors que personne ne pouvait rien faire sans lampe.
— Raaah !! Pour qui il se prend, ce vieillard ivrogne ?!
— Étant donné son âge, « vieillard » est un peu fort, tu trouves pas ?
— Quoi ? T'es de son côté maintenant ?
Le garçon fit un sourire narquois, en la voyant donner un coup de pied dans un poteau de l'entrepôt en forme de H pour se défouler.
— Tu peux dire ce que tu veux, mais... il nous laisse bien lui emprunter un bâton quand même.
— En attendant, toujours aucun signe de ce fichu bâton ! C'est pour ça que je t'avais dit de prendre ce truc là-bas.
— Mais ce « truc » comme tu l'appelles, c'est le tuyau d'évacuation de la clim. Et elle marchera plus très bien si on enlève ça !
— Et alors, qu'est-ce qu'on s'en fout ?
— Dis pas ça ! dit le garçon en rigolant et en se saisissant de deux lampes de poche qui était dans le sac attaché à la Super Cub, avant d’en tendre une à la fille.
— Comment se porte notre pastèque ? marmonna-t-il avant de tapoter cette dernière avec un doigt.
Elle répondit par un merveilleux son étouffé ; elle était parfaitement mûre. On pouvait sans aucun doute affirmer qu'il leur restait jusqu'au lendemain pour la manger dans les meilleures conditions. Ce après quoi, elle allait être trop mûre. S'ils ne trouvaient rien d'ici là, ils allaient devoir la couper à la main.
Soudain, le garçon se rappela du camion qui était garé à côté de l'entrepôt.
Il s'arrêta un moment pour réfléchir et remonta la fermeture éclair du sac.
— Alors au final, qu'est-ce qu'on fait maintenant ?
— Mh... Et si on allait jeter un œil à ce camion ?
— Le camion ? Aah, celui qui est dehors ?
— Il y a des chances pour qu'il y ait des choses dedans, déclara-t-il — l'air sûr de lui, au grand étonnement de la fille qui le suivit d’un air perplexe.
Après qu'ils aient refermé la porte rouillée en se dirigeant vers le camion, le rideau de la salle de repos bougea légèrement.

Comme il faisait vraiment trop sombre, le garçon alluma sa lampe.
Vu de loin, il avait vraiment l'impression que c'était un camion normal, mais une fois devant, il avait l'air bien plus grand que prévu.
Le container argenté contrastait vraiment avec l'état délabré de l'entrepôt. Le fait que les roues du camion étaient peu sales montrait que ce dernier n'était souvent utilisé.
— On dirait que c'est un camion de location. Tu vois ce caractère sur la plaque ? dit la fille en pointant cette dernière du doigt.
— Mh, c'est lui qui l'a loué ? Je me demande bien pourquoi.
— Bah, sûrement pour transporter quelque chose. Mais je suis sûre que la date de fin de location est déjà dépassée. Ce type est un voleur, c'est moi qui te le dis.
Ils l'examinèrent sommairement, tout en faisant le tour, puis se rendirent compte qu'au moins, le container n'était pas fermé.
Même s'ils ignoraient ce qu'il y avait à l'intérieur, ils pouvaient tenter de deviner. Après tout, c'était un camion de location garé le long d'un entrepôt arrangé pour y monter quelque chose.
— ... Alors... à l'intérieur, il y a quelque chose qui était dans l'entrepôt ?
— Je pense. S'il n'est plus dans l'entrepôt, c'est qu'il doit être là, expliqua-t-il et attrapa simplement la poignée du container.
Il sauta sur la marche et tira la poignée aussi fortement que possible, ce après quoi la double porte s'ouvrit avec un léger grincement.
Le garçon avait failli tomber parce qu'il avait utilisé trop de force, mais il réussit plus ou moins à se rattraper en se tenant à la porte.

— ......... Hein ? C'est quoi ça ?
— ... Ce doit être...

Le garçon en restait bouche bée. Non pas parce qu'il était déçu, mais parce que justement son contenu dépassait ses attentes.
Les deux se hissèrent jusqu'au container comme s'ils étaient irrésistiblement attirés par ce dernier.
La lumière froide de sa lampe torche éclairait le container et était réfléchie par le film translucide qu'il y avait sur une longue planche. Même si l'objet, qui était constitué de matériaux blanc neige, était extrêmement petit, sa longueur était telle qu'il remplissait toute la place du container d'un camion quatre tonnes.
Dans cet harmonieux jeu d'ombres et lumières, le simple mais très sophistiqué film et ces courbes artistiques avaient l'air gracieux.
— ..... Touchez pas à ça.
Ils se tournèrent immédiatement et aperçurent l'homme.
La fille était quelque peu déçue parce qu'elle s'attendait à une nouvelle prise de bec comme lors de leur rencontre. Elle descendit du camion, mais pour une raison ou une autre, le garçon n'en fit pas de même.
L'homme se tourna vers lui et lui décocha un regard louche.
— ... Tu sais ce que c'est ?
— Oui. C'est un avion à propulsion humaine. Pour de longues distances en plus de ça, répondit-il brièvement, faisant perdre sa langue à l'homme.
Oui. Cet objet extrêmement long en forme de planche était en fait l'aile principale d'un avion à propulsion humaine. La transparence était due au fin film de polymère qui était attaché à sa structure, afin d'augmenter sa flottabilité.
L'objet aurait dû être noir du fait de sa composition en polymère renforcé de fibres, mais celui-ci était blanc.
— ... Exact. Il était censé participer au vol en huit au Pas de Calais.
— Trop fort !
Le garçon se tourna à nouveau vers l'intérieur.
Un avion à propulsion humaine classique a une envergure moyenne de trente mètres, mais une seule des ailes de celui-ci faisait déjà dans les vingt mètres. C'était sans conteste un avion longue distance.
— ... Alors cet entrepôt servait à assembler cet avion..., dit la fille en soupirant, avant de s'éloigner du camion maintenant qu'elle avait tout compris.
Cependant, un détail la turlupinait et elle s'arrêta.
— ...? Hein ? Pourquoi l'assembler dans un endroit aussi éloigné ? Vous aviez quand même pas l'intention de voler du Japon jusqu'en Angleterre, si ?
— C'était juste pour un vol d'essai. Le Pas de Calais est situé entre l'Angleterre et la France, alors c'est pas évident d'obtenir un permis de voler. Je suis pas assez fou pour me rendre à un truc pareil sans m'entraîner avant, répondit-il en se grattant légèrement la tête.
— ... Pourquoi est-ce qu'il est toujours en pièces détachées alors ?
— ... C'est parce que tous mes collègues ont disparu le jour même où on est arrivés ici, murmura-t-il, laissant la fille sans voix. Alors que le projet était à moitié terminé, tous les membres furent touchés chacun leur tour par la maladie. Presque tous avaient quitté leur job, vu que la plupart en avait un, et on continua à travailler sur le projet en utilisant l'argent qu'on mettait de côté pour nos vieux jours. Bah, au final, on aura juste réussi à terminer les différentes pièces de l'avion..., continua-t-il avec un ton indifférent, alors que la fille avait inconsciemment détourné le regard. Je suis le dernier à avoir chopé cette saloperie et donc le dernier encore en vie. Et il doit pas me rester bien longtemps... Hé, gamin, quand est-ce que tu vas descendre de là ?
Mais le garçon ne semblait pas prêt à le faire.
— ... Vous n'allez pas le faire voler ?
Il regardait l'homme du haut de la plateforme du camion.
— C'est pas que je veux pas, c'est que je peux pas. Comment est-ce que je pourrais monter ce truc tout seul, hein ? Et puis, c'est pas vos oignons.

Le garçon poussa un long soupir, puis dit :
— Ok. Dans ce cas, on peut s'en servir pour couper notre pastèque alors, non ?

Il venait de dire quelque chose d'insensé.
— Hein ?!
La première personne à douter de sa raison mentale par un cri de stupeur fut la fille.
— T'as pas écouté ce qu'il vient juste de dire ?! Garçon ! C'est quelque chose de très important pour lui ! C'est le fruit de la collaboration entre cet ivrogne et ses collègues !
— Mais c'est plus qu'un tas de ferrailles si personne ne va l'utiliser, non ?
La fille pouvait virtuellement ressentir la colère qui envahissait l'homme à côté d'elle. Sa gorge se noua et elle fit un pas en arrière.
— Gamin... Est-ce que tu peux au moins ne serait-ce qu'imaginer la quantité de travail que ça nous a demandé...?
— Pas vraiment ! Mais je sais que fabriquer un truc aussi incroyable sans le moindre soutien financier est loin d'être évident.
— Alors pour-...
Le garçon lui coupa la parole :
— Mais pourtant, vous n'allez pas le faire voler, n'est-ce pas ? Vous avez vous-même dit qu'on pourrait utiliser tout ce qui ne vous sert à rien. Et vous ne l'utilisez pas, je me trompe ?
L'homme resta de marbre.
— Au final, qu'on y touche ou pas, ça reviendra exactement au même vu que tout votre dur labeur aura été pour rien ! Si de toute façon, vous allez le laisser pourrir ici, autant qu'on s'en serve pour notre pastèque.
— ..... Raconte pas de conneries !
Surprise par son accès de colère, la fille fit un nouveau pas en arrière. Bien que sa devise était « Une dispute ? Génial ! Me voilà ! », elle n'était pas trop faite pour les attaques qui reposaient sur la logique.
Le garçon, quant à lui, était bien meilleur qu'elle pour frapper son adversaire là où ça fait mal.
— Des conneries ? Vraiment ? Je pense que la connerie ici, c'est de laisser moisir cet avion dans ce camion jusqu'à la fin des temps. C’est pas comme si c’était du vin, après tout.
Il arborait un sourire machiavélique au contraire de l'homme, dont le visage était contorsionné.
— ... Dans ce cas... qu'est-ce que je suis censé faire, hein ?!
— Ben, par exemple... Est-ce que ça serait pas mieux de l'utiliser ce pour quoi il a été conçu ?
— ... Quoi...?
— Faisons-le voler !
L'homme resta coi — la fille à côté de lui fit un visage mêlant surprise et confusion.
Le ton provocateur du garçon avait soudainement disparu et il continuait à sourire comme s'il parlait à un bon ami :
— Vous avez besoin d'aide pour l'assembler, pas vrai ? Vous êtes plus seul maintenant, on est trois !
L'homme desserra son poing et dirigea son regard vers l'avion dans le container.
— ........ T'es en train de me dire de voler dans ce truc tout seul, malgré la disparition de mes collègues...? murmura-t-il.
Le garçon sourit malicieusement.
— Évidemment. Il a été conçu pour une seule personne de toute façon. Vous faites vous aussi partie de cette équipe, pas vrai ?
— ........ C'est trop tard pour se rendre à Douvres maintenant. Alors ça ne sert plus à rien de le faire voler, tu sais...
— Mh, voyons voir... La vitesse de disparition varie d'une personne à l'autre... mais vous êtes clairement en phase terminale. De toute façon, ça aurait déjà pas été de la tarte de se rendre à Douvres vu la situation actuelle, même avec une bonne dose de chance.
— On était allés aussi loin... parce qu'on voulait battre le record de traversée du Pas de Calais... Voler ici ne battrait aucun record... Et même si ça avait été le cas, j'aurais emporté ce record avec moi au moment de ma disparition...
Il semblait plus parler à lui-même qu'au garçon.
— Je vois. Mais pourquoi abandonner ses plans pour le lendemain juste parce qu'on risque de mourir le surlendemain ? Alors on va le faire ce vol d'essai, comme prévu !
— Même s'il restera un vol d'essai sans rien derrière ?
— Oui. C'est mille fois mieux que de tout abandonner.
Le garçon descendit de la plateforme et se tint à côté de la fille.
— ... Et qu'est-ce que vous auriez à y gagner...?
— Hum... En échange de notre aide, nous vous demandons de partager un peu de votre essence et de votre nourriture avec nous, répondit le garçon sans réfléchir bien longtemps — à la grande surprise de l'homme.
— ... Je vois. Alors vous n'allez pas le faire gratuitement.
Puis, pour la première fois, il esquissa un sourire.

Il avait à peine bougé ses muscles faciaux, alors on ne pouvait pas vraiment appeler ça un sourire, mais c'était le premier qu'ils voyaient de sa part depuis qu'ils l'avaient rencontré.



— On dirait que tu nous as trouvé du travail sans avoir demandé mon avis, hein ?
— Je suis... Je suis désolé !
Il s'était préparé à prendre quelques coups, mais ce fut finalement encore pire. La fille avait glissé son bras droit sous le sien et pressait très fort contre ses côtes.
— Maintenant, écoute bien. Contrairement à toi, j'y connais rien aux avions, alors en assembler un, n'en parlons même pas. Pigé ?
— B-Bah, moi non plu-... Aïeeeeeeeeeeuh !!
— Mais je dis pas non plus que ça m'intéresse pas, tu sais.
Le garçon fut alors libéré de sa terrible torture. Alors qu'il tomba par terre tout en toussant, elle lui murmura avec un sourire :
— Ouais, ça c'est quelque chose... un avion...

Les deux se rendirent jusqu'à leur moto et commencèrent à préparer ce dont ils allaient avoir besoin pour manger et dormir. Vu qu'ils avaient perdu beaucoup de temps à chercher un bâton, il était assez tard.
Heureusement, l'orage s'était un peu calmé et il n’avait toujours pas plu. La chorale bruyante des insectes qui se cachaient dans les prairies autour de l'entrepôt avait visiblement pris fin ; ils avaient semble-t-il décidé de reprendre leur souffle.
— Tu m'as bien surpris, Fille. Alors comme ça, tu t'intéresses aux avions ?
— Bah, pas plus que ça. J'en ai vu qu'un seul dans ma vie, quand j'étais en voyage.
— Un voyage scolaire ?
— Nan. Un voyage en famille. Vers une île du sud.
— Je vois... C'était comment ?
Il était difficile de dire s'il demandait ses impressions sur l'île ou sur le vol, mais la fille considéra que c'était la deuxième option.
— Oh eh bien... Je ne pouvais même pas voir dehors parce que j'étais assise tout au milieu ! En plus de ça, il y avait des passagers qui avaient peur de voler. Alors imagine l'agitation qu'il y avait.
— Aah... Pas de bol. C'est vraiment dommage.
— Ouais, exactement. Je veux pas paraître méchante, mais grâce à un passager qui ne voulait pas arrêter de crier, je suis restée plutôt calme tout le long du vol ! dit-elle avec un sourire en coin avant de se saisir d'une couverture.
— Même si j'ai eu de la peine pour cette personne qui avait dû prendre l'avion tout en en ayant peur.
— Pas faux.
Un sourire s'échappa de ses lèvres quand elle se remémorait le souvenir vague mais cocasse de ce jour-là.
Je me demande...
S'il y a toujours des gens sur cette île.
Est-ce que les gens plein de joie et les magnifiques filles du casino se portent bien ?

— Désolé de vous déranger en pleine intense réflexion, mais vous aurez même pas le loisir de vous en faire pour la peur de l'altitude quand vous serez sur cet avion.
Ils se retournèrent en entendant la voix derrière eux.
— Après tout, il faut produire sa propre énergie cinétique ici. Si on pédale pas comme un taré avant de se faire dessus, c'est le crash assuré.
Il leur fallu quelques secondes pour se rendre compte que c'était l'homme.
Il avait rasée sa barbe débraillée et avait échangé son T-shirt sale contre un nouveau. Même ses cheveux, qui étaient courts à la base, avaient l'air soignés, maintenant qu'il s'était apparemment coiffé avec un peigne.
Pour eux, il avait l'air d'avoir rajeuni de quatre ou cinq ans par rapport au moment où ils l'avaient vu plus tôt. Maintenant, il pourrait même postuler au titre de « Aniki ».
— Oh, vous êtes plus beau gosse que je le pensais.
— ... Je suis pas assez fou pour monter sur notre avion avec ce look de minable, tu sais.
« Beau gosse » faisait évidemment référence à son apparence naturelle, mais l'homme semblait l'avoir pris comme un commentaire sur son apparence soignée. Bah, personne n'a envie de répéter un compliment une deuxième fois. D'autant plus quand on est sincère.
La fille demeura délibérément silencieuse, tout en sortant les draps du garçon et en les roulant sous son bras.
— Alors, qu'est-ce qui se passe ? demanda le garçon, avec un sourire bien entendu, bien loin de son attitude désobligeante précédente.
L'homme fut assez étonné par ce sourire, et détourna le regard tout en se grattant la tête.
— ... Je sais que notre accord porte juste sur le vol d'essai, mais vous faites désormais partie de l'équipe. Et ça me dérangerait si jamais vous attrapiez froid à dormir par terre. Y'a des petits lits à l'intérieur, vous pouvez les utiliser.
Ils saisirent le sens de son murmure aussi lentement qu'une lampe fluorescente met de temps à s'allumer.
— Hein, sérieux ?! Mais il en reste au moins un pour vous, j'espère, Boss ?!
Boss ? s'exclama l'homme en fronçant les sourcils en entendant le ton joyeux de la fille.
— Vous avez dit qu'on formait une équipe, non ? C'est comme ça qu'on appelle celui qui la dirige !
— Non, je crois que c'est juste un a priori...
Mais la remarque du garçon fut totalement ignorée.
— « Boss » fera l'affaire. Il faut qu'on décide d'un nom de toute façon.
— Dans ce cas, choisissez un truc du genre « responsable » ou « directeur »...
— Non. Ça fait trop intellectuel.
En gros, elle sous-entendait qu'il n'avait pas l'air intelligent.
Au final, tous les autres avis n'avaient pas d'importance et le surnom de l'homme devint « Boss ». À cet égard, elle n'avait pas le droit de critiquer le garçon qui choisissait de façon unilatérale leur trajet. Ce qu'il se garda bien de dire évidemment. Le garçon n'était pas fou.
— ... Aah, et vous pouvez faire un peu de cuisine. Il y a une petite cuisine dans l'annexe.
— Ok, Garçon ! Je m'occupe du dîner !
— T'es sûre ?
— Ouaip. Prépare nos lits pendant ce temps !
La fille étrangement joyeuse balança les draps dans les bras du garçon et se rua vers l'arrière de l'entrepôt.
Elle devait sûrement être ravie de pouvoir enfin dormir dans un vrai lit. Et s'il devait être honnête, lui aussi était du même avis.

— ... Dis...
Le garçon se retourna. Boss, qui regardait la fille partir, continua :
— Vu qu'elle « en » souffre, j'imagine que toi aussi, pas vrai ?
— Oui. C'en est qu'aux stades préliminaires, mais mon nom a déjà « disparu ». Et j'imagine que je serai bientôt méconnaissable sur ma photo, dit-il d'un ton neutre.
La réponse se fit un peu attendre.
— ... Qu'est-ce que vous cherchez ? Pour quelle raison vous êtes venus ici au milieu de nulle part ?
Sa question avait été noyée dans le bruit du vent balayant les prairies autour d'eux, enveloppées dans l'obscurité.
— ... Je veux voyager jusqu'à la fin du monde, avec elle.
Cela ressemblait vraiment à un fantasme. Mais ce qu'il avait dit n’avait rien d’incongru et, par-dessus tout, il était sérieux.
— ... Et qu'est-ce que vous comptez faire quand vous l'aurez atteint ?
— On trouvera bien la réponse sur le chemin ! ... Mais bon, peut-être que ça sera un voyage autour du monde pour montrer la suprématie de la Super Cub au monde entier !
— Ça a l'air d'être une chouette idée.
Il esquissa un sourire malicieux, il était loin d'être ironique et somme toute honnête. La confiance du garçon sortait vraiment de nulle part, mais elle témoignait d'une volonté sans faille.
Peu importe si c'était du domaine du possible ou pas, car là n'était pas son rêve après tout. Mais le boss sentait que cela allait être amusant, plus que n'importe quel jeu ou travail.
Il était désormais incapable d'en faire de même.
Mais il avait son propre rêve.
Il se tourna et se dirigea en direction de l'entrepôt.
— Ok, pour aujourd'hui, allez manger un morceau et reposez-vous. On commencera le travail demain. Ça nous prendra au moins la moitié de la journée pour l'assembler, alors le vol pourrait avoir lieu après-demain.
— On va pas s'ennuyer, hein ? ... Ah, c'est vrai ! Est-ce que vous avez de l'eau ici qu'on puisse utiliser pour garder notre pastèque au frais ?
— Il y a une citerne avec de l'eau purifiée. Enfin, c'est loin d'être de l'eau froide, mais ça devrait faire l'affaire.
— Parfait. ... Ah, mais on a toujours pas trouvé de bâton.
— Mh... Et ça alors ?
Il pointa du doigt le tuyau d'évacuation qui était rattaché au climatiseur au plafond — ce même tuyau que la fille voulait utiliser un peu plus tôt. Mais...
— La clim marchera plus si on l'enlève, non ?
— Gné ? Tout le courant qu'on a provient de la dynamo, je te signale ! Il faudrait être fou pour allumer la clim en sachant ça. Ça serait du gâchis, lâcha-t-il, en faisant tomber le tuyau avec un bon coup de pied.
Quelques vis rouillées volèrent avec un léger craquement, et le moment d'après, un tuyau métallique tomba dans les mains du garçon. Il faisait un peu plus d'un mètre de longueur, ce qui était idéal pour ce dont ils avaient besoin.
— ... Je sais pas pourquoi, mais je sais pas trop quoi en penser de tout ça...
Le reste de son monologue ne fut pas entendu.

Disposés en cercle autour du feu qu'ils avaient fait à partir de bouts de bois qu'ils avaient placé au centre de l'entrepôt, les trois avaient commencé leur réunion tout en mangeant. Malheureusement, les provisions du boss étaient certes différentes en quantité, mais pas en qualité : le menu du jour était des biscuits secs.
— Tss. C'est ce que vous entendiez par « provisions » ? Et moi qui m'attendais à un festin...
— C'est pas comme si c'était tout ce que j'avais, mais le reste est encore emballé. Ça prendrait du temps de tout déballer.
— Où avez-vous mis la main sur ces biscuits d'ailleurs ?
Les étiquettes des boites étaient en anglais, avec la traduction japonaise juste en dessous. En outre, il y avait le logo de l'ONU dessus.
— Les villes de coin étaient déjà désertes quand on est arrivés. Alors du coup, on est allés y faire un tour, si vous voyez ce que je veux dire, expliqua-t-il en mimant des guillemets avec ses doigts.
Sa conscience venait de devenir un peu plus douteuse encore à leurs yeux.
— Bah quoi ? demanda le boss en fronçant les sourcils.
— Ah, rien, laissez tomber.
Ils firent un sourire narquois et continuèrent à manger.
Voler était un crime bien sûr, mais ils ne pouvaient pas lui en vouloir. S'introduire dans des boutiques abandonnées pour ramasser quelques objets ici et là n'avait rien de rare, car c'était le seul moyen de survie en ces temps troublés.

— Au fait, ça consiste en quoi au juste, assembler un avion ? demanda la fille, ce après quoi le boss mit sa boîte de côté.
— ... Hum... D’abord, on va devoir assembler l'ossature. Puis viendront les pièces mobiles et leurs réglages. Enfin, on fera un test au sol puis évidemment en l'air. On devrait pouvoir s'en sortir vu qu'on a un manuel explicatif, mais ça prendra toute la journée.
— Est-ce que ça demande des compétences particulières ?
— Pas pour la partie assemblement. Mais il y a des choses qui demandent de l'expérience, alors vous vous occuperez principalement des petites tâches mineures.
— Est-ce que je pourrais monter à bord, moi aussi ?
— Non. C'est mon avion, refusa-t-il à la manière d’un enfant, suite à quoi la fille gonfla ses joues.
— Quel radin. Alors donnez-nous votre camion !
— Désolé, ça va pas être possible non plus.
— Pourquoi ça ?
— Y'a plus d'essence parce que j'ai pas pu faire le plein dans le village le plus proche. En plus de ça, j'ai utilisé beaucoup d'essence pour des petites choses comme faire du feu, alors vous vous retrouveriez à sec avant d'atteindre la prochaine ville, expliqua-t-il simplement.
— E-Espèce d'idiot ! s'écria-t-elle, Qu'en est-il de notre super voyage avec toit, endroit pour dormir et air conditionné inclus ?! On a encore moins de raison de vous aider maintenant !
— Moi, j'aime beaucoup notre Super Cub...
— Toi, LA FERME !
Le garçon, qui avait désormais même perdu le droit à la parole, n'avait plus qu'à se concentrer sur son repas — ce qui était hélas, plus facile à dire qu'à faire. Le boss et la fille étaient occupés à se voler les parts de l'autre.
— Ma promesse de vous donner de l'essence tient toujours ! Il en reste encore plein dans la dynamo. Assez pour que vous puissiez atteindre la prochaine ville.
— Et qu'en est-il de la nourriture ?
— Il reste encore quelques boites de conserve. Vous n'allez pas cracher sur un peu plus de nourriture en conserve, pas vrai ?
— Hum... Ça me paraît équitable, dans ce cas...?
Le garçon se leva d'un coup.
— Oh, où tu vas ?
— Je veux pas que nos bagages soient mouillés par la pluie, alors je les ramène à l'intérieur. Je vais aussi voir comment Cubby s'en sort, on l'a pas ménagée aujourd'hui !
— Mh, compris. Te fais pas attraper par des chupacabras !
— Comme s'ils existaient !

Le garçon sortit par la porte entrouverte et lâcha un petit soupir. Il était soulagé que la tension entre la fille et le boss s'était apaisée.
Non pas qu'il s'attendait à ce que tout le monde soit ami avec tout le monde, mais comme il était impossible de rencontrer tout le monde de toute façon, il voulait au moins créer une relation positive avec les gens qu'ils rencontraient.
Sa provocation du boss un peu plus tôt entrait également dans cette optique. Enfin, ils se sont retrouvés avec une tâche loin d'être de tout repos, mais ils n'étaient pas pressés, après tout.
Ils allaient passer les jours suivants ensemble, alors autant que ce soit dans une ambiance aussi bonne que possible.
Du moins, c'est ce qu'il se disait à ce moment précis. Hélas, quand il revint une vingtaine de minutes plus tard, après avoir fait un peu de maintenance, il était un peu fâché avec eux.

— Oh allez quoi ! Vous deux...?
— Hein...? C'est quoi ton problème, Garçooooon ?
Elle avait soudainement mit son bras autour de son cou, ce qu'il se dépêcha d'enlever. La fille avait tendance à trop se lâcher une fois saoul.
— Où est-ce qu'il cachait ça...?
— Il a dit qu'ils en avaient acheté un tas pour fêter la réussite du vol d'essai ! Mais tout est déjà périmé... Mais c'est toujours bon, tu sais ?
— Écoute, Fille. On est toujours lycéens, tu te rappelles ? Alors l'alcool...
— Tout le monde s'en cogne de cette vieille loiiii de nos joooours... répondit la fille en rigolant, sa peau bronzée ayant viré au rouge vif.
Les canettes de bière et de shochu vides étalées par terre autour des deux compères étaient la preuve qu'une beuverie avait eue lieu pendant les vingt minutes où le garçon était en train de faire la maintenance de leur moto.
— Mais tu sais, boire trop d'alcool en période de croissance va avoir des effets néfastes sur...
— J'ai déjà seize ans, tu sais. Comme si j'étais encore en période de croissance !
La fille gloussa tout en s'agrippant à son dos.
Elle n'avait pas forcément tort, mais à en juger ce poids sur son dos, certaines parties de son corps avaient tout de même besoin de grandir. Mais le garçon n'était pas bête, alors il préféra se taire. Il tenait bien trop à la vie.
Soit dit en passant, le garçon était un non-buveur d'alcool invétéré. À tel point que sa peau avait viré au rouge vif quand on lui avait appliqué un coton imbibé d'alcool lors d'une visite médicale au collège.
Pour ce qui était du boss, qui était clairement un habitué, il buvait sa bière sans dire mot. Même si son visage avait l'air sérieux quand il regardait en l'air, il était clairement saoul, étant donné la rougeur de sa peau. Il était sûrement du genre à devenir silencieux une fois bourré.
— Ça fait longtemps qu’on n’a pas bu d'alcool... Et on sait pas quand on en aura l'occasion la prochaine fois...
Le garçon abandonna l'idée de convaincre la fille qui gloussait sans fin.
Il jugea alors qu'il était préférable de ne pas s'occuper de ces deux-là plus longtemps. Et puis, comme aucun des deux n'avait encore tenté de le faire boire, les dégâts demeuraient encore faibles.
Le garçon décida alors de s'éclipser rapidement en direction de la zone de repos où il pourrait écrire dans le journal avant d'aller se coucher.

« Zone de repos » sonnait peut-être bien, mais c'était en fait juste un coin de l'entrepôt divisé en cloisons contenant au total cinq lits. Mais pour le garçon et la fille, qui n'avait pratiquement que dormi sur des draps posés à même sur le bitume, c'était le paradis.
Il se coucha sur un lit et tira une couverture sur lui pour ne pas attraper froid. Il fut rapidement assailli par la fatigue pendant qu'il écrivait dans le journal.
Peu après, la seule voix encore perceptible, celle de la fille, s'éteint petit à petit et le garçon tomba dans un léger sommeil.



Le jour s'était levé.
Un bruit d'une énorme intensité réveilla en sursaut le garçon et la fille.
— Q-Qu'est-ce qui se passe ?!
Le garçon, complètement abasourdi, sortit en trombe de la salle de repos, tirant les rideaux sur le côté, et comprit l'origine du bruit.
Le boss était en train de garer le camion en marche arrière au niveau de l'entrée principale pour faciliter le déchargement de son contenu.
Dehors, le silence était tel qu'il pouvait entendre les oiseaux chanter au loin. Apparemment, il faisait beau.
— Hé, vous deux ! Vous allez vous lever ou quoi ? On va commencer !
— O-Oui !
Où était passé sa morosité de la veille ? Il se dépêcha d'enfiler une chemise et passa une de ses jambes dans son pantalon tout en sautillant avec l'autre.
La fille qui dormait dans le lit d'à-côté goûtait avec déplaisir aux réjouissances de la gueule de bois.
En laissant de côté sa tenue hautement provocante, qui ne consistait qu'en un chemisier et des sous-vêtements, ses yeux vides étaient ceux d'un mort. Son corps tout entier suintait l'odeur de l'alcool et ses cheveux étaient tellement en pagaille qu'on aurait pu la prendre pour la Méduse.
Elle avait apparemment continué à boire encore même après que le garçon soit parti se coucher, en témoignaient les profondes cernes sous ses yeux qui ne faisaient que s'ajouter à son hypotension.
— Hum... Bah, tu nous rejoindras quand tu te sentiras mieux !
Il prit une boîte d'aspirine de leur mallette de premier secours et la posa à côté de la fille qui s'était partiellement transformée en zombie.
Son expérience personnelle le faisait penser qu'il lui faudrait quelques heures avant d'être à nouveau opérationnelle. Il y avait de fortes chances qu'elle n'avait même pas entendu ce qu'il venait de dire.
Le moteur s'arrêta avec un bourdonnement de l'autre côté des rideaux.
Il mit ses vêtements en ordre et referma les rideaux. Il ne le fit pas par considération pour la demoiselle, mais plutôt par crainte des conséquences douloureuses qu'un manque de considération envers elle pourrait avoir.

— Ok, Boss. Par quoi on commence ?
— ... Le ménage.
— Le ménage...?
Il était sur le point de demander à quoi bon faire le ménage alors qu'ils n'avaient encore rien fait, mais il fut immédiatement estomaqué par la scène que lui offrait le hall.
Il y avait le feu qu'ils avaient allumé la veille au centre de l'entrepôt. Enfin, il était presque éteint, vu qu'ils ne l'avaient pas utilisé pour se réchauffer de toute façon, mais le problème résidait en ce qui se trouvait autour.
Un nombre impressionnant de canettes vides et d'emballages en tout genre trônaient à même le sol. Et le pire restait le vomi éparpillé ici et là.
— Vous étiez pas obligé de boire jusqu'à en vomir...
— J'ai pas d'excuse... Pardon, mais je me souviens pas bien.
Tout comme le boss, le garçon laissa tomber ses épaules en poussant un soupir.
Il se demandait sérieusement si le cerveau de la fille était doté d'une capacité d'apprentissage après ce qui lui était arrivé avec l'histoire du maïs quelques jours auparavant.
— Enfin bon, je m'occuperai de nettoyer... ce truc. J'ai encore deux-trois trucs à faire, alors occupe-toi de ranger l'intérieur en attendant.
— Pigé...
Après avoir poussé un nouveau soupir, il se dirigea vers le casier qui se trouvait dans un coin de la salle et où étaient entreposés des balais et autres brosses.
— ... Au fait, qu'est-ce qui lui arrive à la petite ?
— Elle récupère de sa gueule de bois. Et croyez-moi, elle bougera pas d'un pouce avant quelques temps !
— ...
Décontenancé, le boss épongea les mares avec une serpillière et jeta cette dernière dans un seau.
— Vous allez le dire que vous regrettez de lui avoir servi de l'alcool ?! murmura le garçon à lui-même tout en le regardant vider le seau, la mine plein de dégoût comme s'il portait un tas de déchets hautement radioactifs.
Enfin bon ! Il était temps de se mettre au travail, mais il y avait quelque chose à faire avant cela.
Le garçon, de bonne humeur, s'accroupit devant leur bagage et en sortit un cochon. Il était bien entendu question du cochon anti-moustique en céramique !
Qu'on soit à l'intérieur ou à l'extérieur, on n'est jamais trop prudent. Ils n'y avaient pas prêté trop attention quand ils étaient à moto, mais étant entourés de prairies, il y avait plein d'insectes. Il était donc nécessaire de prendre certaines mesures quand on reste dans un même endroit pendant un certain temps.
Ainsi, il plaça le serpentin anti-moustique au centre de l'entrepôt où le feu avait été allumé et commença à nettoyer le sol.

Contrairement au garçon qui avait commencé à travailler dans la joie et la bonne humeur, le réveil de la fille fut accompagné d'une pénible sensation.
Sa tête lui faisait horriblement mal et elle souffrait de brûlures d'estomac.
La raison était évidente. C'était sûrement dû au fait qu'elle avait ingurgité beaucoup trop d'alcool la veille — ou plutôt, il n'y avait que peu d'autres possibilités.
Folle de joie à la vue de l'alcool qu'elle n'avait pas vu depuis belle lurette, elle s'était sans le vouloir trop laisser aller. Ou pour être précis, elle ne se souvenait même pas de s'être trop laissée aller, alors peut-être que c'était la pire cuite qu'elle n'avait jamais eu ?
Elle était désormais d'accord avec le fait qu'il faut boire avec modération — enfin, à la base, une fille de son âge ne devrait pas être autorisée à boire.
— ... Ueh... gh...
Elle se couvrit instinctivement la bouche en ressentant du vomis remonter lentement dans sa gorge, et réussit à éviter ainsi de salir sa précieuse couverture tout en se frottant l'estomac.
— On dirait... Que je me suis un peu laissée emportée...
Elle avait un arrière-goût bizarre dans la bouche et ses dents étaient étrangement lisses, ce qui laissait supposer qu'elle avait vomi plusieurs fois. Pire, elle avait le ventre vide malgré le fait qu'elle avait mangé et bu tard la veille. En plus de ça, sa gorge était sèche et sa voix dans un sale état.
Mais comme on dit, l'avenir appartient à ceux qui se lèvent tôt ! Tout en mettant de côté sa couverture, elle enfila les baskets qui étaient à côté de son lit.
C'est alors que quelque chose tomba à ses pieds avec un léger bruit.
Tout en fronçant les sourcils, elle le ramassa tant bien que mal.
— ... Des cachets d'aspirine...?
Sur le paquet à moitié vide, il y avait une petite note qui disait « N'en fais pas trop et repose-toi » avec une écriture qui lui était familière. Elle n'était pas signée, mais il était aisé de deviner qui en était l'auteur.
Soudain, elle remarqua la bouteille d'eau sur la table basse à côté de son lit.
C'était une de leur bouteille de deux litres qu'ils utilisaient pour stocker l'eau. Juste à côté, se trouvait un verre à l'envers.
— ... Pff... Monsieur se montre bienveillant aux moments les plus inattendus... dit-elle avec un sourire en coin avant de verser de l'eau dans le verre.
Elle tint la bouteille contre elle quelques instants pour faire tomber la température de son corps, elle pouvait sentir l'eau rafraîchissante à travers la fine paroi en plastique.
Puis, acceptant la faveur faite par le garçon, elle prit deux cachets du paquet et les lança dans sa bouche. Après les avoir avalés avec de l'eau, une sensation de froid parcourut son estomac.
Avec ses manches, elle essuya les gouttes d'eau qui coulaient le long de sa bouche et trouva un autre objet sur la table basse.
Une serviette mouillée.
— Il voulait que je m'éponge ? ... Sérieux... Je connais personne de mieux préparé que lui... soupira-t-elle tout en mélangeant joie et stupeur et accueillit à bras ouvert sa bienveillance une fois de plus.

Midi. Le ciel était bleu et dégagé.

— Oh, c'est toi ? T'as déjà récupéré de ta gueule de bois ? dit le boss, qui venait juste de poser une pelle à poussière dans un coin de la salle, tout en s'épongeant la sueur avec la serviette qu'il avait sur les épaules.
— Oui. C'est pas encore ça, mais je me sens beaucoup mieux.
Elle ne mentait pas. Grâce aux effets mystérieux de l'aspirine, la douleur qui tourmentait ses tempes et son front avait presque entièrement disparu, et elle se sentait fraîche et dispos après s'être lavée et avoir enfilé des sous-vêtements propres. Même si elle n'était pas encore pleinement opérationnelle, c'était déjà suffisant pour de petites tâches.
— Enfin bon ! Désolée de vous avoir fait nettoyer le bazar que j'ai laissé derrière moi.
— Y'a pas de lézard, ma petite. Et puis, on peut pas vraiment savoir qui de nous deux a fait ça de toute façon.
— Pas faux.
Elle en aurait bien rigolé, si elle ne se souvenait pas vaguement avoir été responsable d'au moins la moitié des dégâts.
— Au fait, où est Garçon ?
— Il est allé jeter les ordures. Il devrait revenir d'une minute à l'autre.
Par ordure, il entendait sûrement canettes vides et autres emballages de la veille. Il semblerait que c'était un nouveau signe de sa dépendance envers les bons soins du garçon.
— Sinon, vous avez du travail à me donner ? demanda-elle en regardant le sol — qui était désormais propre.
La plupart des restes de la beuverie de la veille avait été nettoyé. Il ne restait plus que des cendres et un peu de charbon de bois au centre. Il était probable qu'elle n’allait pas avoir à se joindre au ménage.
— Hum... Ça te dit de me donner un coup de main sur du vrai travail ? dit le boss avec un grand sourire.
Elle hésita un peu, mais elle le suivit malgré tout jusqu'au container du camion.
— Ok, on va décharger les pièces de l'avion.
— O... Ok...
Ils montèrent dans le container. Sans trop savoir pourquoi, l'avion à propulsion humaine démonté lui semblait bien plus grand que la veille. Elle connaissait ce genre de véhicule uniquement de nom. Elle n'avait pas la moindre idée des fonctions de chaque pièce.
— T'en fais pas. Je te demande pas de le monter toute seule.
— Mais...?
— Assemble juste les pièces que je te donne comme c'est indiqué dans le manuel là-bas. On va commencer par les petites, on s'occupera des plus grosses quand le garçon sera revenu, dit-il en s'enfonçant un peu plus dans le container.
Bien que l'avion chargé dans le quatre tonnes était assez large, son volume n'était pas particulièrement important. Il y avait beaucoup d’espace vide, alors il leur était aisé de se déplacer. En termes de poids, l'avion était plus léger que la fille. Elle n'en revenait pas.
— Ok. Voici la première. Tu peux la mettre sur le plan de travail ?
Il lui tendit une pièce. Elle n'y connaissait peut-être rien en mécanique, mais elle pouvait reconnaître celle-ci. C'était un axe fusionné avec deux pales — plus connue sous le nom de « hélice ».
— Compris.
Au moment où elle s'en saisit, elle comprit immédiatement pourquoi il l'avait manipulée avec autant de facilité.
Elle était vraiment légère. Elle fut surprise — nous seulement parce qu'elle était aussi fine qu'une feuille de papier, mais aussi par le fait qu'elle pouvait le tenir avec juste deux doigts, malgré que les deux pales fassent dans les 140 centimètres de long.
— Incroyable...
— Pas vrai ? On peut presque dire que l'hélice détermine si tu vas avoir besoin de beaucoup pédaler ou pas, alors on a passé beaucoup de temps dessus.
Il y avait un petit quelque chose dans son regard qui fixait l'hélice. La fille ne savait pas grand-chose de lui et de ses collègues, mais elle se dit que toutes ces pièces, et même la planche extra légère, transpiraient leur rêve et leur détermination.
Vu sous cet angle, l'hélice dans ses mains parut soudain peser une tonne.
Jusqu'à atteindre le plan de travail, elle la mania comme si elle tenait un bébé dans ses bras, avec les plus grands soins — non pas par considération pour le boss, mais plutôt parce qu'elle en avait envie.
— Mais dites, c'est normal la forme bizarre qu'elle a ?
Pour la fille, une hélice était normalement composée de deux ou trois pales de rotor droites. Ou plutôt, c'était comme ça qu'elle les imaginait.
Mais, l'hélice sous ses yeux était certes à deux pales, mais la forme était quelque peu non conventionnelle. Les pales formaient une courbe en demi-lune et du coup, ressemblaient plus à celles de la ventilation d'une cuisine que celles d'une hélice. Aussi, elle se demandait pourquoi elle était peinte en jaune, alors que toutes les autres pièces étaient blanches.
— Ah, c'est vrai, c'est un autre de ses points forts. Elle a été conçue de façon à être optimale à faible vitesse de rotation.
— Mais pourquoi il y en a deux ?
Oui, c'est ce qui l'étonnait le plus : il y en avait deux.
— Euh... C'est... un secret.
— Beuh, c'est pas sympa.
Le boss fit alors un grand sourire tout en regardant la fille vexée.
— Un peu de patience. Tu verras quand tout sera fini. Sinon, voilà la suivante. Va la placer sur le point de fixation marqué « A ».
— Whoa whoa !
Il lui tendit une énorme sorte de bloc depuis le container, qu'elle tenta, surprise, de prendre dans ses mains.
C'était un objet fuselé qui ressemblait un peu à un parallélogramme avec des bords arrondis, il était constitué d'un matériau blanc et faisait la taille du boss.
Cependant, il était aussi léger qu'une plume, contrairement à l'impression laissée par son apparence. La fille pouvait presque le tenir d'une main.
Tout en le maintenant en l'air, elle l'amena jusqu'à l'endroit demandé tout en tremblotant un peu. Tout semblait avoir été conçu spécialement pour l'objet, alors il s'inséra parfaitement dans le point de fixation.
— Mais ce bloc est fait... en plastique ?
Le matériau qui constituait le bloc était complètement blanc et au toucher, à sa connaissance, il était fait en plastique.
— Ouais, c'est ça. Mais c'est pas du plastique ordinaire, mais du PRF.
— Du PRF ?
— Du plastique renforcé de fibres. C'est une « ossature » faite de fibres de carbone qui sont pour ainsi dire tissées dans elle. Et c'est vraiment solide, tu peux me croire, expliqua-t-il avec un petit sourire satisfait.
Il donna un petit coup dans l'objet blanc en souriant comme un petit garçon qui venait de recevoir un nouveau jouet.
— ... Haa... Dire que je vais pouvoir voler avec cet engin... J'ai l'impression de rêver !
— Vous voulez que je vous pince ? Peut-être que ça vous réveillera, dit la fille entre ses dents.
Le boss éclata de rire tout en continuant à travailler.
— Je suis désolé de te décevoir, mais je volerai avec cet engin que ce soit un rêve ou pas.
Elle inspira un grand coup.
Elle pouvait sentir que cet avion léger comme une plume était le travail de toute une vie, le rêve même de l'homme en face d'elle.
— Tiens, voilà la première aile. Prends l'autre côté.
— Uwa !
Elle se dépêcha de saisir un des bouts de l'aile qui apparut du container.
L'aile, qui avait l'air d'un squelette, était couverte d'une matière qui semblait être du vinyle transparent. À tel point qu'elle murmura sans le vouloir :
— On dirait des baguettes dans leur emballage...
— T'as pas tort en fait, vu que c'est juste un certain type de film macromolécule qu'on a enveloppé autour du squelette en PRF.
Comparé au bloc qu'elle avait transporté juste avant, l'aile était bien plus imposante et pesait assez lourd. Comme cela s'appliquait également à sa longueur, le boss et la fille devaient se déplacer avec la plus grande prudence.
— E-Elle est pas un peu trop longue ? Ça risque pas de se casser en l'air ?
— Elle va se plier, mais t'en fais pas : on l'a conçue pour qu'elle ne rompt pas. Et puis, il faut qu'elle soit aussi longue pour pouvoir voler ! Si on considère son rapport hauteur/largeur...
— Épargnez-moi les détails. La physique et moi, ça fait deux.
La fille avait immédiatement abandonné toute tentative de comprendre les principes de fonctionnement de l'avion et posa avec attention le côté qu'elle tenait sur l'étau prévu à cet égard.
— Mais c'est cool, la physique, tu sais. Et ça sert dans ta vie de tous les jours.
— Je préfère la gym.
— Gh... C'est sûr que c'est pratique aussi...
Tout en acceptant sa réponse pour une raison douteuse, il posa à son tour le côté qu'il tenait.
Maintenant qu'ils avaient placé quelques pièces, il devenait clair que les fixations avaient été positionnées de façon à ce que l'avion se tienne en diagonale dans l'entrepôt, plutôt que face à l'entrée.
Ce qui pouvait être compréhensible, vu que c'était la seule façon de faire tenir les gigantesques ailes dans la salle.
— Bon, ensuite, l'aile gauche. Montre-moi ta force, l'accroc du sport.
— Ok !
La fille, qui s'était maintenant habituée au travail, monta dans le container.



— Pfiou... Ça m'a pris plus de temps que prévu.
Le garçon s'effondra sur un tatami, tout en regardant le vif feu à côté.
Il se trouvait dans une petite remise en préfabriquée derrière l'entrepôt. Apparemment, elle servait à l'origine de salle de repos pour les travailleurs et était en fait assez bien construite. Il y avait même une arrivée d'eau, même si elle ne fonctionnait plus.
Dehors, il y avait un bidon sur un bloc de ciment, en-dessous de quoi le feu brûlait. Ça ressemblait beaucoup au traditionnel bain-baril — sauf qu'ici l'eau était bouillante, ce qui en faisait plus une marmite qu'autre chose.
Il y avait un couvercle sur le baril, qui était connecté par un tube au centre à un autre baril, positionné un peu plus bas. Sur le côté de ce second baril, se trouvait un autre tube, qui lui était connecté au couvercle d'un troisième plus petit baril.
Même si un habitant d'un monde civilisé se serait sans aucun doute demandé quel genre de rite c'était, dans le Japon de nos jours, ce n'était pas rare de voir ce genre de dispositif. C'était un épurateur d'eau.
Les deux premiers barils contenaient de l'eau de pluie. L'eau du premier était bouillie, produisant de la vapeur qui allait ensuite dans le deuxième baril pour être refroidie par l'eau fraîche qui entourait le tube. Au moment d'atteindre le troisième et dernier baril, le tout s'était à nouveau transformé en eau.
En gros, en utilisant la vapeur une fois évaporée, ils obtenaient de l'eau purifiée de toute pollution ou bactérie.
Il y avait beaucoup d'eau au Japon, mais la grosse majorité n'était pas suffisamment pure pour être bue. Seuls un petit nombre de conduits d'eau demeuraient intacts en ces sombres temps de ruines, alors ils avaient souvent aperçu ce genre d'épurateur durant leur voyage — et avaient fini par s'y faire.
Soit dit en passant, le combustible utilisé par cet épurateur était des déchets. La raison était apparemment pour se débarrasser de ces derniers tout en purifiant de l'eau dans le même temps. Le garçon s'inquiétait un peu pour l'émission de dioxine, mais il se rassura en se disant qu'il n'y avait pas tant de déchets que ça. Ce n'était pas comme s'il n'avait utilisé que des ordures ; il avait également mis quelques morceaux de bois.
S'il était fatigué, c'était parce qu'il avait dû verser l'eau de pluie stockée dans les barils. Ils n'étaient pas si gros que ça, mais ils pouvaient contenir dans les quarante-quatre gallons, ce qui faisait deux cent litres. Étant donné que le seau qu'il avait utilisé pouvait contenir environ cinq litres, il avait dû répéter pas loin de quarante fois le même geste. Même si son jeune âge lui épargnait des douleurs aux lombaires, il allait tout de même souffrir de quelques courbatures le lendemain matin.
Mais le travail seul avait ses bons côtés : le garçon s'installa confortablement au sol, tout en étirant au maximum ses bras et ses jambes.
L'odeur du tatami en-dessous de lui et la légère brise lui donnaient envie de dormir.
Il était enveloppé par un sentiment de léthargie et sentait qu'il pouvait s'endormir à tout instant. La seule chose qui maintenait, de peu, ses yeux ouverts, c'était le chant des cigales au loin.
Même si cela faisait longtemps que le garçon avait abandonné l'idée d'enfiler la veste de son uniforme d'hiver, la température estivale était devenue difficilement supportable.
Il se trouvait certes dans une région nordique, mais l'été était tout de même chaud ici, ce qui pouvait être dans un sens l'avantage d'habiter un pays avec quatre saisons.
Soudain, le garçon remarqua avec de gros yeux une différence avec sa cravate, qui était d'un bleu ordinaire et qui faisait partie de l'uniforme imposé par son école. La chaleur l'avait tellement desserrée qu'elle s'était desserrée comme la cravate d'un employé de bureau à une fête un peu arrosée.
La cravate était censée avoir l'emblème de l'école cousu dessus.
Mais, il n'y avait aucune trace de ce dernier à l'endroit où il devait se trouver, la transformant en vulgaire cravate toute bleue.
— .... Haa. Finalement, même le nom de mon lycée a disparu, hein...
Le phénomène qui rongeait petit à petit le monde n'avait pas de nom officiel.
Ni dans le monde médical, qui était toujours à même de donner de longs noms à coucher dehors à tout et n'importe quoi, ni dans la communauté scientifique, qui essaye généralement de trouver des formules compliquées, n'avait baptisé le phénomène.
Même les médias de masse qui adoraient tant donner des noms de mauvais goût n'avaient pas réussi à trouver un nom à ce mystérieux phénomène.
Un jour, quelqu'un commença à utiliser le terme générique « la disparition », qui finit par se propager jusqu’à être adopté par tout le monde.
Personne ne semblait en mesure d'expliquer d'où venait la maladie.
Des chercheurs renommés de toute la planète avaient depuis tenté d'en percer les mystères de toutes leurs forces, mais jusqu'ici, aucun n'avait trouvé d'explication rationnelle. Personne n'ont plus ne savait pourquoi les symptômes était différents entre les hommes et les animaux.
La maladie commence en fait sans véritable dégât.
Primo, on perd son « nom ». Personne n'arrive à s'en rappeler, pas même la personne atteinte par la maladie. Le nom disparaît sans laisser de trace de tout livre, documents numériques, et partout ailleurs.
Deuxio, on perd son « visage », c'est-à-dire qu'on disparaît de toutes les photos où l'on apparaît. Peu importe si c'est une photo numérique, une peinture ou même la mémoire des autres.
Tertio, c'est au tour de notre « couleur ». Notre apparence devient monochrome comme si on était un acteur d'un film en noir et blanc.
Quarto, on perd son « ombre » et même la lumière nous traverse.
Enfin, on perd son « existence » même et on disparaît dans le néant. Tout ce que l'on a transmis disparaît, que ce soit des peintures, des textes, des impressions ou des enregistrements.
La seule chose qu'il reste est les souvenirs des gens qui nous ont connus, sous la forme de sentiment du genre « tu me rappelles quelqu'un ». Un souvenir ambigu qui ne comprend ni nom ni visage. Tout est fini si ces souvenirs venaient à s'effacer complètement à leur tour.
Tout ce qu'on a laissé en ce monde, et même soi-même, disparaît sans laisser la moindre trace.
La vitesse de progression varie grandement d'un individu à l'autre. Certains disparaissent le jour même où la maladie se déclarait, alors que pour d'autres, la maladie s'arrêtait d'un coup, leur permettant de rester en vie. Mais on peut dire qu'en général, elle progresse extrêmement lentement. Quatre mois avaient déjà passé depuis que le garçon avait « perdu » son nom.
Il n'y a aucun point commun entre les personne qui en sont atteintes — la maladie se propage de façon complètement aléatoire. Alors que le gouvernement s'est retrouvé dans l'incapacité de faire le moindre progrès dans leurs recherches — il était même impossible d'évaluer le nombre de victimes de la maladie — le pays s'était petit à petit arrêté de fonctionner correctement.
Un peu plus d'un an s'était écoulé depuis. Le gouvernement n'existait plus et la production de vivres était devenue incertaine.
Les habitants qui restaient ici et là avaient dû commencer à travailler presque bénévolement, tout en se battant pour maintenir une zone habitée en vie.
Mais l'ambiance ici au nord était complètement différente des conditions ghettoesque de la ville où le garçon et la fille habitaient.
Il n'y avait aucun signe de dévastation, ce qui était vraisemblablement dû à une faible densité de population, et seul l'étrange fait qu'il n'y avait personne marquait les esprits.

— HÉ, GARÇON !! Arrête de glander ! Debout là-dedans !
— Uah ?!
Le cri énervé qui provenait de la fenêtre ouverte avait fait sursauter le garçon.
— Espèce de feignasse... Comment oses-tu te taper une sieste en me laissant faire tout le sale boulot ?
Il était littéralement mort de trouille par le regard meurtrier de la fille qui le fixait par la fenêtre.
Je vais en prendre pour mon grade. Danger.
— P-Pigé. J'arrive !
— Alors mets-toi au boulot ! Et que ça saute !
Menacé par un martèlement sur la fenêtre, il enfila ses baskets et sortit de la remise.
— Pas la peine d'être aussi énervée... T'as fait la grasse mat' ce matin, toi...
— Parce que je me suis couchée tard hier.
— ... Volontairement, par contre.
Ce après quoi il fut frappé par un coup rapide comme l'éclair et non retenu qui le transperça avec une extrême précision là où ça fait le plus mal, lui faisant voir une pluie d'étoiles.

Quand ils revinrent, le boss leur lança un regard plein de doutes.
— Hein ? Maintenant c'est toi qui es blanc comme un linge ?
— ... Fichez-moi la paix !
Le boss resta perplexe en entendant la voix super aigüe du garçon, mais il se remit rapidement au travail.
— ... Alors, où en êtes-vous depuis tout à l'heure ?
— On a sorti toutes les pièces et tous les outils. C'était pas de tout repos, tu sais, fanfaronna-t-elle en pointant du doigt les pièces parfaitement agencées.
Le camion qui occupait jusqu'ici une grosse partie de l'assez spacieux entrepôt avait déjà été garé ailleurs. Tout un chacun pouvait se demander, au regard du poids des objets ici présents, s'il était vraiment nécessaire d'avoir recours à un quatre tonnes pour les transporter.
Cependant, la taille de chaque pièce n'y étant pas étranger, il fallait bien ce container et sa capacité pour les ranger.
— Un avion à propulsion humaine pourrait être composé de plus petites pièces, non ?
— Mm ? Ah, jette un coup d'œil à ça.
Le boss se dirigea vers le plan de travail et rapporta avec lui quelque chose qui ressemblait à un plan. Il n'était pas très détaillé, sûrement destiné à indiquer comment assembler les pièces entre elles.
— Plus tu as de composants, plus tu as besoin de pièces pour faire la jointure. D'un point de vue poids, mais aussi d'un point de vue stabilité, c'est pas le top. Particulièrement parce que les matériaux utilisés sont en plastique — et on ne peut pas vraiment utiliser des boulons et des écrous ici, vu que ça risque d'endommager les pièces.
— Alors cette grande aile est... une pièce en elle-même ?
— Ouaip ! On a utilisé une méthode à base de plastique renforcé de fibres et de moulage par injection pour grosses pièces qu'on a passé des nuits à développer.
— ... À base de quoi ? demanda la fille sans enthousiasme, ayant du mal à le suivre mais n'ayant pas l'air vraiment intéressée en même temps.
Le boss, lui, dégaina une fois de plus. S'il n'avait pas perdu ses couleurs, son visage aurait sans doute rougi d'excitation. Ouais, aucun doute là-dessus.
— Ok, ma petite, ouvre grand tes oreilles : quand on modèle le plastique, en gros, on assemble deux gros moulages ensemble et on injecte le matériau, mais on les a construit de façon à ce que les parties mobiles soient déjà prêtes au moment d'enlever les moulages.
— Ah bon ? C'est génial ça... Je crois ?
Sa réponse creuse était aussi vague qu'elle en avait l'air, à mi-chemin entre la compréhension et l'incompréhension, mais elle voulait probablement qu'il s'arrête là. Cela pouvait littéralement se lire sur son visage.
— Et c'est vous-même qui avez développé cette technique ?
— Ouais. On s'est inspiré de techniques existant déjà, mais on est les seuls à avoir fait un truc de cette taille... répondit-il au garçon en bombant le torse... avant de laisser tomber ses épaules.
— ... Sauf que... Y'a juste un petit hic.
— U-Un hic ?
Le garçon fut surpris par la vitesse à laquelle le boss se retrouva démoralisé alors qu'il venait de le complimenter. Apparemment, il était souvent sujet à des sautes d'humeur.
Le boss reposa le plan sur la table de travail et donna un petit coup sur le fuselage qui était attaché aux points de fixation.
— ... Les matériaux ne peuvent pas être recyclés.
— Recyclés ?
— Ouais. Tu sais sûrement qu'il est difficile de recycler du plastique, pas vrai ? Le meilleur moyen est de le faire fondre et de lui donner une nouvelle forme, mais ici, il y a des nanotubes de carbone à l'intérieur. Du fait de ces composants, on ne peut pas le recycler. Et à cause du carbone, il n'est pas évident de le casser en morceau et de le jeter dans une décharge, où l'on se débarrasse généralement des déchets plastiques.
— ... Donc en gros, il est difficile de le jeter ?
— Exactement. Pire, malgré son extraordinaire souplesse et élasticité, ça reste du plastique, donc ça manque de solidité. Et donc, il présente le gros désavantage d'être difficile à détruire tout en étant facile à casser ! De nos jours, c'est pas évident de se faire de l'argent avec des technologies qui ne prennent pas en compte l'écologie... dit-il en soupirant et tout en continuant de tapoter le fuselage.
Peut-être que c'était sa personnalité qui était à l'origine de l'état végétatif dans lequel il se trouvait quand ils l'ont rencontré.
— Laissons le passé où il est, Boss. Allons manger plutôt.
Bien joué, Fille ! Comme quoi, sa gloutonnerie d'habitude inquiétante pouvait s'avérer utile de temps à autre. Le garçon lui fit un pouce tendu dans sa tête.
— Mh ? C'est déjà l'heure ?
— Il est déjà une heure ! J'ai pas mangé de petit déj', je crève la dalle du coup.
Elle se vautra dans une chaise en tube, et se frotta l'estomac.
La gueule de bois du fait de sa cuite de la veille ne semblait plus être qu'un lointain passé pour elle. Si on pouvait mesurer la puissance de son estomac, le résultat obtenu serait sans aucun doute immense. Même ce plastique machin-bidule qui posait problème au boss pourrait sûrement être digéré par son estomac.
— Hm... C'est pas une mauvaise idée. Enfin, j'ai que des trucs en conserve, alors à part des nouilles instantanées, j'ai pas grand-chose à vous offrir...
— Ah ! Ça me va ! J'ai envie d'en manger !
La fille avait ouvert la voie, et même le garçon commençait à s'en lécher les babines.
— Q-Quoi ? Ça a quoi de spécial ?
— Eh bien, vous savez, on voyage en moto. Et du coup, on peut pas transporter beaucoup d'eau avec nous, et on doit donc éviter les plats qui en nécessitent beaucoup...
Entre parenthèses, le garçon et la fille avaient chacun leurs tâches respectives. Tandis que le garçon était le chauffeur et responsable de la maintenance de la moto, la fille était la cuisinière et en charge des provisions. Le garçon n'avait pas son mot à dire dans le contrôle de leurs réserves ni sur le menu. Elle était étonnamment stricte à ce sujet. Vraiment.
— Bah, si vous y tenez tant, allons déjeuner. J'en ai mangé une bonne partie, alors il doit pas en rester des masses, mais ça devrait être suffisant.
— Génial ! Hé, Garçon ! De l'eau chaude, et que ça saute !
— Oui, oui.
Le garçon partit précipitamment, poussé par une fille insistante.

— ... Ça fait bizarre de se retrouver à court d'eau parce que malgré les éclairs menaçants d'hier, il n'a pas plu.
Il appuya sur le bouton et une flamme bleue commença à caresser le fond de la bouilloire.
Le garçon et les deux autres étaient assis dans la salle de repos de trente mètres carrés de la remise. Grâce à une ventilation naturelle, il faisait bien plus frais à l'intérieur que dehors, malgré l'absence de climatiseur. Une humidité plus faible aurait vraiment été la cerise sur le gâteau, mais c'était déjà bien suffisant.
— Dire qu'il y a une semaine, on aurait pu se noyer tellement il pleuvait fort... C'est vraiment rageant de toujours devoir économiser notre eau quand on en a le plus besoin !
— D'ailleurs, au début, j'ai essayé de boire directement l'eau de pluie.
— ... Et qu'est-ce qui s'est passé ?
— Enfin, je l'ai filtrée d'abord. Mais ça n'a pas suffi, vu que j'ai eu la courante le lendemain et j'ai perdu plus d'eau que j'en avais bue.
— Beurk..., fit la fille de dégoût en réponse à la description crûe du boss.
Il sortit un large sac en plastique et se saisit de divers types de nouilles instantanées. Il y avait des sachets de toute sorte, sûrement parce qu'il les avait achetés tous en même temps.
— Mais je m'en sors mieux depuis que j'ai construit ce chauffe-eau. Heureusement qu'il y a des tas de barils qui traînent dans le coin. Et on peut même se contenter d'herbe sèche pour nourrir le feu.
— Une fois de plus, je me rends compte à quel point c'est difficile de rester au même endroit...
— Tout comme les voyages, ajouta le garçon.
Une atmosphère songeuse s'installa.
Comme pour briser ce silence pesant, la bouilloire sur le réchaud portable en face d'eux se mit à siffler.
Comme on dit, « Tout vient à point à qui sait attendre », et parler d'autre chose les avait bien aidé à patienter.
La discussion sérieuse n'était plus qu'un lointain souvenir : les bêtes affamées se ruèrent sur leur paquet en moins de temps qu'il n'en faut pour dire ouf, les ouvrirent et attendirent que le garçon ne leur verse de l'eau chaude. La fille réussit même à étonner ses deux messieurs en demandant de l'eau dans deux gobelets en même temps.
Puis, le silence s'installa de nouveau entre eux.
L'appétit décuplé par la faim après un dur labeur, et bien sûr, du fait qu'ils n'avaient pas mangé de nouilles depuis un moment, les baguettes du garçon et de la fille bougeaient sans s'arrêter.
— Burp... Je me suis bien rempli la panse...
— ... Tu pourrais pas dire l'estomac pour changer ? J'ai l'impression que t'oublies que t'es une fille des fois...
— Pas la peine de chipoter.
Cependant, se pencher en arrière en s'éventant tout en ayant deux gobelets vides devant elle faisait qu'elle ressemblait comme deux gouttes d'eau à un homme débraillé d'âge moyen, et la scène aurait même sûrement refroidi le premier de ses prétendants.
Si la mansuétude du garçon n'était pas aussi profonde que l'océan, il l'aurait sûrement repoussée avant même de considérer déclarer sa flamme.
— Mais n'empêche, peut-être que c'était une erreur de manger des nouilles avec cette chaleur moite... Je suis couverte de sueur.
— Pour ton info, y'a une baignoire, fit remarquer le boss.
Son visage s'illumina d'un coup.
— C'est vrai ?
— Ouais. Je vous préparerai un bon bain une fois qu'on aura terminé.
— Yahou !
Elle bondit de joie, lança en l'air l'éventail et agrippa le garçon par le bras.
— On n'a pas une seconde à perdre ! Il faut qu'on finisse le boulot pour pouvoir prendre un bon bain !
— T-T'en as tant envie que ça ?
— Évidemment, banane ! Les trois plaisirs de la vie sont « manger », « prendre un bain » et « dormir » !!
— Tu ferais une horrible femme au foyer.
Sa remarque incisive fut silencieusement ignorée, et à la place, il fut poussé en direction de l'entrepôt sans même avoir le temps d'enfiler ses chaussures correctement.



Même si leurs avancées n'étaient pas sans difficulté, il n'y eu aucun contretemps majeur.
D'après le boss, la personne qui avait écrit les instructions de construction était du genre précise et avait non seulement calculé l'angle des points de fixation, mais avait aussi pris en compte la position des outils et l'état mental des travailleurs. Même les amateurs qu'étaient le garçon et la fille pouvaient voir le sens du détail avec lequel ils avaient été écrits — il aurait été vraiment difficile de faire quelque chose de travers.
Ils n'étaient certes pas sûrs d'avoir voulu avoir cette personne en face d'eux, mais les deux néo-ingénieurs en aviation à propulsion humaine ne pouvaient suffisamment le remercier.
Ils finirent d'inspecter chacune des pièces et purent enfin s'atteler à les assembler.
Avec grand soin, ils attachèrent la queue de l'avion à l'arrière de l'ossature au centre de l'entrepôt, qui correspondait par ailleurs à la colonne vertébrale chez les hommes. En connectant la queue — étonnamment en forme de ? et non de V — au fuselage, dont la coupe transversale devenait plus fine vers le bas, comme un triangle renversé, on avait vraiment l'impression que l'avion était à l'envers.
— ... Dites... J'y connais pas grand-chose en avions, mais... normalement, la queue devrait pas être orientée vers le haut ?
Sa question, qui omettait — comme à son habitude chez la fille — toute considération technique, fit éclater de rire le boss.
— Bah, ceux que tout le monde connait, ouais. Généralement, on veut que le centre de gravité soit au centre de l'enfin parce que ça rend l'avion plus maniable. Mais on change rarement d'angle quand on vole en APH , c'est pour ça qu'on met la queue vers le bas, pour que le tout soit plus stable. Comme ça, on peut voler horizontalement sans problème.
Ce type de queue en forme de ? était néanmoins peu utilisé en pratique, du fait des problèmes liés au décollage et à l'atterrissage. Il était par ailleurs quelque peu ironique que le seul cas connu à utiliser ce procédé était un drone de reconnaissance piloté à distance d'un certain grand pays.
— ... Autrement dit, c'est la même chose que les avions en papier qui n'ont pas de queue verticale ?
— Hmm, eh bien, on peut dire ça, même si c'est pas exactement ça non plus.
La fille le regarda avec un air dubitatif.
Il prit deux câbles fins à la base de la queue et tira doucement dessus.
Avec un bon déclic, une paire de roues sortirent des deux extrémités orientées vers le bas.
— Le train d'atterrissage est à l'intérieur. C'est bien mieux que de construire un container à part, pas vrai ?
— Quoi ? Cet avion peut atterrir ?
— Tu t'attendais à quoi ?
— Je pensais que vous alliez voler jusqu'à Douvres.
— ... Hé, gamine, me dis pas que tu croyais que ce truc sortait tout droit du show du lac Biwa .
— C'est pas le cas ?!
— Ben, le record qu'on veut battre demande de tout faire tout seul, du décollage à l'atterrissage. Contrairement à cette compétition, il faut pouvoir faire ça aussi.
Tout en continuant son explication, il appela le garçon et lui demanda de l'aider à fixer la queue de l'avion.
Apparemment, le garçon savait ce qu'il y avait à faire ; il ouvrit la boîte à outils à côté et sortit quelques outils dont une clé anglaise et un tournevis, puis commença à aider le boss.
— ... Mais ce genre de queue ne peut pas servir de gouvernail, non ? demanda le garçon tout en continuant son travail.
Le boss lui répondit tout en serrant un boulon. Les deux étaient assez pro.
— Les ailes feront l'essentiel de la navigation. La queue ne sert vraiment que pour l'équilibre. En fait, on aurait pu se contenter d'une seule aile volante, mais l'équilibre est vraiment pas évident à garder.
— ... Hé, vous parlez en quelle langue, les gars ?
La fille les regardait avec un regard mal à l'aise et un peu solitaire, sûrement du fait que la conversation qu'ils avaient en parallèle de leur travail était parsemée de mots qui lui étaient inconnus.
À mesure qu'ils progressaient et qu'ils s'habituaient à leur travail, chacun commença à s'atteler à une tâche différente.
Le boss faisait le gros du travail, tandis que le garçon le soutenait dans sa tâche. La fille, quant à elle, était chargée de leur apporter divers petites pièces et outils. Et quand il y avait besoin de force, ils s'y mettaient ensemble.
Par exemple, le raccord des grandes ailes, qui occupaient toute la diagonale de l'entrepôt, à l'ossature avec leurs forces unies fut conclu par un tonnerre d'applaudissements et de cris de joie. Principalement venant de la fille, bien entendu.
Hélas, dès qu'ils eurent fini d'attacher le cockpit en forme de cageot en dessous du fuselage, elle n'avait plus grand chose à faire ; ne restait désormais que du travail de précision.
— Est-ce que le siège est bien en place ? demanda le boss.
Le garçon vérifia alors la stabilité de la selle de vélo en essayant de la secouer. Cette dernière était bien plus solidement fixée qu'on aurait pu s'y attendre étant donné qu'elle était simplement attachée au corps en plastique.
— Ça m'a l'air bien. C'est stable.
— Ok, dans ce cas, pourrais-tu procéder au câblage du gouvernail principal ? Mais fais attention avec les câbles s'il te plaît ; c'est vraiment pénible de les changer une fois cassés. Il y a suffisamment de matériel de rechange dans le camion, mais on manque de temps.
— ... Pigé.
Le garçon, maintenant assez tendu, tira lentement le câble en nylon qui pendait au-dessus de lui jusqu'au manche à balai, en le déroulant via plusieurs poulies qui étaient positionnées dans le cockpit.
— Quelle chance... J'ai envie de m'assoir là, moi aussi.
— On fait pas ça pour s'amuser, tu sais.
— Mais c'est le cas pourtant, c'est un passe-temps, quoi que t'en dises.
Elle disait vrai. Il ne faisait ça sans contrepartie, alors c'était juste pour s'amuser. Le boss voulait lui rétorquer quelque chose, mais il ne savait pas quoi répondre, étant donné qu'elle avait vu juste.
— Il faut faire avec. Si elle pète un câble maintenant, elle va réduire l'avion en mille morceaux avant qu'on termine de l'assembler, expliqua le garçon au boss, ce qui irrita la fille.
— Pour qui tu me prends au juste ?
— Une bête féroce.
L'instant d'après, un gros bruit résonna et le poing de la fille heurta le garçon.
Il avait été envoyé voler hors du cockpit, dont les parois n'avaient pas encore été fixées, et tomba sur le sol.
— ... On dirait qu'il n'est plus en état de travailler. Je vais prendre sa place.
— ... Comme tu voudras.
Non pas une approbation, mais plutôt une supplication de ne pas abîmer sa machine adorée pouvait se lire sur le visage du boss, horrifié comme s'il regardait un animal carnivore dévorer sa proie.
— Ces câbles contrôlent la courbure des ailes, d'accord ? Raccorde celui avec un embout rouge à l'avant du manche à balai et celui avec un embout bleu à l'arrière.
— La courbure ?
Malgré sa grande curiosité, ses mouvements étaient très minutieux. Même la fille savait à quel point il tenait à cet avion.
Elle avait manifestement fait attention à ce que son coup de poing quelques instants plus tôt n'abîme pas la machine.
— Cet enfin n'a ni gouvernail ni de moyen de prendre de la hauteur, alors c'est l'orientation des ailes qui fait l'essentiel du travail.
— Elles vont vraiment bouger avec ce mécanisme ? L'avion ne risque pas de se crasher ?
— T'en fais pas. Je vais juste faire un vol en huit, alors j'ai pas vraiment besoin de changer de trajectoire ! Enfin, le décollage et l'atterrissage seront assez difficiles, mais ça dure que quelques instants.
— Et vous allez faire un looping ?
— T'as cru que j'allais faire des cascades avec un avion qui peut à peine voler ?
Il lui donna un petit coup de coude, ce qui la fit rire.
La fille continua sa tâche — avec une étonnante habileté — tout en riant, et elle finit de raccorder les câbles en un rien de temps.
— Est-ce qu'on doit les ajuster maintenant ?
— On s'en chargera quand on aura fini d'assembler le reste. Ensuite, on va s'occuper du moteur... Enfin, c'est juste quelques roues dentées assemblées entre elles.
La fille s'émerveilla devant la boîte de vitesse qu'il lui tendit.
— Boss, elles sont aussi en plastique ?
À sa connaissance, les roues dentées étaient généralement faites en métal.
Les engrenages dans la boîte qu'il lui avait donnée semblait cependant faits en un matériau qui ressemblait à du plastique, alors que la boîte en elle-même était en acrylique. Chacun d'entre eux était plein de petits trous et pas aussi lourds qu'ils en avaient l'air.
— C'est du polystyrène. La boîte est en acrylique. Tu vois, ils n'ont pas besoin de tourner vite, et comme ça, on peut presque se passer d'huile.
— ... Vous tenez vraiment à ce qu'il soit le plus léger possible, hein...
— Évidemment ! Plus c'est léger, mieux c'est. Sinon, ça ne marcherait pas à propulsion humaine.
— Il serait possible d'installer le moteur de Cubby dessus et de voler jusqu'à l'étranger ?
— Non.
Elle était persuadée que c'était une idée géniale, mais celle-ci fut immédiatement balayée du revers de la main.
Dommage. J'aurais vraiment voulu voyager à l'étranger.

Quand ils eurent fini d'attacher le moteur, le boss reprit les choses en main, étant donné que la connexion entre le moteur et les ailes demandait beaucoup de doigté.
La courroie, qui ressemblait à une chaîne de vélo, du moteur était connectée à l'axe principal juste en-dessous du fuselage, le tout ressemblait enfin à « quelque chose susceptible de voler ».
— Bizarre. Les hélices sont pas à l'avant d'habitude ? dit la fille en tapotant le fuselage blanc neige.
Elle ne trouvait pas illogique le fait que les ailes s'étendaient au-dessus du cockpit. Mais les hélices ne se trouvaient pas tout à l'avant, mais se trouvaient sur une pièce mécanique qui était située au milieu du fuselage.
— On pourrait tout aussi bien les mettre à l'avant. En fait, ça aurait été plus simple et plus stable.
— Dans ce cas, pourquoi ne pas l'avoir fait ?
— C'est une question d'efficacité. Si on les mettait à l'avant, le vent produit toucherait partiellement l'avion en lui-même. À part ça... une préférence personnelle peut-être ?
— Mais la préférence devrait pas passer en second plan quand il est justement question d'efficacité...?
— Qu'est-ce que tu racontes ?! cria le garçon à la fille au sourire de travers.
Après s'être fait éjecter du cockpit, il n'avait plus d'autres choix que de ranger les points de fixation non utilisés pendant que les deux autres continuaient à s'atteler à la tâche, mais maintenant, il serra le poing et se lança dans un discours enflammé.
— Rah, les filles, j'vous jure ! Vous comprenez rien à la beauté de la mécanique ! Les hélices ne sont que des décorations sur un avion à propulsion humaine, tu sais ! On ne peut certes rien pour ces longues ailes élégantes, mais on peut faire ce qu'on veut avec ces hélices !
— ... Ah... Ok. J'ai pigé. Je veux pas perdre une miette de cette conversation, alors va nous chercher du thé.
— ... Ok.
Sa passion restait incomprise. Avec une bouilloire pour l'instant bien légère dans une main, il se dirigea vers la remise, où ils avaient préparé du thé d'orge.
— ... Haa, c'est si difficile de comprendre toutes ces passions bizarres que les hommes ont tendance à avoir... soupira la fille et sentit que quelque chose qu'on pourrait appeler motivation ou moral avait quitté son corps en même temps que son soupir.
— Bah, c'est normal. C'est sans doute une question de sexe.
— Ah bon ? Vous ne croyez pas que l'environnement dans lequel on a grandi a une influence ?
— Ça pourrait être le cas, du moins, en partie. Mais qu'est-ce que tu penses de tous ces gamins à travers le pays qui sont fans des effets spéciaux, des méchas et tout ça ? Ça ne viendrait pas de leur nature ?
La fille gémit en entendant ses mots.
— T'en fais pas. La passion pour les machines et les aventures est au moins aussi profondément ancrée dans notre ADN que celle pour les femmes.
— Quelle galère.
Sa voix qui aurait pu être un soupir ou un léger rire en même temps se mélangea aux chants des cigales qui traversaient les murs de tôles, et disparut sans atteindre qui que ce soit.

Ils progressaient petit à petit, et à la nuit tombée, quand la température était un peu plus agréable, ils avaient terminé à 90%.
Pendant ce temps, ils avaient fait preuve d'une excellente capacité de communication, bien plus qu'on ne pouvait en attendre de personnes qui venaient de se rencontrer la veille. Par exemple, quand il fut question d'inspecter l'avion, le garçon, qui avait perdu sa place au profit de la fille, fut de nouveau mit à contribution, et leur première tâche collective commença avec le boss leur donnant des instructions.
À ce moment-là, le garçon se trouvait dans le cockpit.
Il était en train d'examiner ce que lui disait le boss tandis que ce dernier était en train de feuilleter un épais manuel qui contenait la liste des choses à vérifier.
— Ensuite, pousse le manche vers la droite.
— Vers la droite ? Ok.
Au moment où il poussa le manche en bois vers la droite, les câbles en nylon se tendirent en grinçant, et les ailes de chaque côté se courbèrent dans des directions opposées.
— C'est fait.
— Tout est nickel, dit le boss et apposa un tampon sur la check-list. Maintenant essaye de la bouger vers la gauche.
— Ok, vers la gauche.
Simple et précis, mais également monotone — la fille avait immédiatement rendu les armes, comme ce n'était pas le genre de tâche qui lui convenait, et était en train de les observer, assise sur un des lits qui étaient disposés pour faire une sieste.
Silencieusement, elle les regardait progresser lentement mais sûrement, tout en faisant attention à ne pas les déranger. Était-ce dû au fait de les voir très bien se débrouiller sans elle ? Ou était-ce de la jalousie ? Incapable de faire le point sur ses sentiments, elle s'étala sur le lit. Elle saisit la couverture roulée en boule qui faisait office d'oreiller et la posa sous sa tête.
Le garçon et le boss ressemblaient à deux frères ayant une certaine différence d'âge quand ils travaillaient comme ça ensemble.
Sans faire attention la fille et comme s'ils étaient obsédés par quelque chose, mais tout en ayant les yeux brillants d'un enfant, ils mettaient littéralement corps et âme dans cet avion.
Peut-être qu'ils étaient plus comme un senpai et un kohai . Cela faisait trois mois que le garçon et la fille avait quitté l'école, mais l'image qu'elle en avait n'avait pas encore perdu sa couleur.
Hélas, elle avait déjà oublié les visages de la moitié des personnes de sa classe. Elle était incapable de savoir si c'était dû à « la disparition » ou simplement suite à un oubli naturel.
Si on lui demandait si elle s'inquiétait pour eux, elle aurait répondu « oui ». Qu'est-ce qu'ils étaient devenus ? Les centaines de kilomètres qui les séparaient étaient comme un monde en ces temps troublés où Internet n'existait plus et où les téléphones ne fonctionnaient plus.
Ça aurait sûrement été une distance insurmontable de leur vivant sans l'aide de Cubby. Il y avait même des chances qu'ils fussent déjà morts à l'heure qu'il était sans elle.
La fille n'avait aucune intention de rentrer chez elle.
Elle ignorait ce qu'en pensait le garçon, mais elle voulait continuer leur voyage.
Leur voyage n'avait pas de destination précise. Plusieurs personnes leur avaient demandé où leur pénible voyage les menait, mais ils avaient toujours répondu la même chose :
« À la fin du monde. »
Elle ne se demanda jamais le sens de leur voyage, pas plus qu'elle ne s'inquiétait pour les problèmes à venir. Pas une seule fois elle n'avait pensé à leur destination.
La fille n'était pas spécialement fan de lecture, mais il y avait une citation, que le garçon lui avait apprise, qui l'avait particulièrement touchée.
C'était les paroles d'une certaine reine du pays des miroirs .
« Ici, tu vois, il te faut courir de toutes tes forces, si tu veux garder ta place. Pour aller ailleurs, il te faudra alors courir au moins deux fois plus vite que ça. »
La fille continuait le voyage afin de pouvoir rester avec le garçon.
Elle avait abandonné tout ce qui pouvait la gêner. La seule option qui lui restait, c'était d'aller de l'avant.
S'ils venaient à revenir dans leur ville, ça aurait été après qu'ils aient fait le tour du monde.

— Contrôle terminééééé !
Le boss balança la check-list en l'air, alors que le garçon poussa un gros ouf de soulagement avant de s'assoir sur une chaise.
Contrairement à la phase d'assemblage, il n'y avait quasiment pas de travail physique, mais ils avaient pu se rendre compte assez rapidement que fatigue physique et fatigue mentale n'étaient pas forcément proportionnelles.
Ils avaient prié les cieux pendant leur contrôle pour que la machine qu'ils avaient montée de leurs propres mains fonctionnait correctement, alors c'était normal qu'ils avaient mal au cou.
— C'est bon, on a fini ?
— Ouais. On a vérifié les réglages du GPS et de l'anémomètre et de tout le reste. Les pièces ont l'air de fonctionner à merveille. Il ne reste maintenant plus que le vol en lui-même, dit-il avec un grand sourire tout en tapotant gentiment le fuselage de l'avion.
Du haut de ses 38.2 mètres de large, ses 10.4 mètres de haut et ses 30 kilogrammes, le mince avion à propulsion humaine, qui transpirait la fierté, la passion et l'attachement du boss et de ses défunts collègues, était fin prêt.
— Comment vous sentez-vous ? Heureux...?
— Non, infirma le boss, ce après quoi le garçon le regarda.
Le boss posa doucement sa main sur l'aile et les caressa gentiment comme si c'était son propre enfant.
— Pas avant le vol. Les danses de joie, ce sera pour demain, après le vol. Cet enfin est un avion après tout, pas un bibelot, pas vrai ? déclara-t-il avant de se retourner en direction du garçon avec un visage qui, contrairement à ses paroles, cachait désespérément son excitation.
— ... Oui. C'est un avion. On l'a pas monté ensemble pour qu'il pourrisse dans un coin.
— Ouais. Il est encore trop tôt pour se réjouir. Sa véritable valeur se mesure en vol.
Ces paroles n'étaient pas adressées au garçon, mais à lui-même. Et donc, le garçon se retint de répondre et épongea la sueur sur son front, juste avant d'expirer un bon coup.
— J'espère qu'il fera beau demain.
— Tu plaisantes ? Bien sûr qu'il fera beau ! Sinon, j'attaque le ciel en justice.
Il était presque obligé de rire.
Oh là là, je ferai mieux de faire un teru teru bôzu avec quelques mouchoirs. C'est loin d'être une bonne idée d'utiliser ça sans savoir quand on pourra en retrouver, mais une fois de temps en temps, ça ne fait pas de mal.

— Oufwah !
La première chose qui se fit entendre après cet étrange cri fut un bruit sourd, qui venait de la fille tombant de son lit. Apparemment, elle s'était assoupie sans le vouloir alors qu'elle s'était allongée.
Elle s'assit négligemment et son regard erra jusqu'à atterrir entre eux et l'avion.
— ... Fini ?
— Ouais, on a fini.
— ... Bravo, les félicita-t-elle, toujours à moitié endormie, avant de s'approcher de l'avion. ... Et c’est quoi son petit nom ?
— Hein ?
— Celui de l'avion.
Le garçon et le boss s'échangèrent un regard.
Sa question les avait vraiment pris par surprise.
— ...Raaah ! Fallait s'y attendre... Vous pensiez qu'à l'assembler, au point d'en oublier le plus important !
Généralement, ce sont plutôt les hommes qui ressentent le besoin de baptiser les objets inanimés, mais le bon sens ne s'appliquait pas à elle.
— Avec vos camarades, vous avez pas réfléchi à un nom...? Ah, je vois. Il a disparu, hein ?
En abandonnant les deux hommes silencieux, elle farfouilla dans une boite à outils qui était à côté d'elle.
— Allez, à vous de décider, Boss, lui dit-elle tout en lui tendant un marqueur noir à pointe très épaisse et tout ce qu'il y a de plus normal.
Enfin, il n'y avait rien d'autre pour écrire, étant donné qu'ils n'avaient ni pistolet à peinture, ni bombe.
— Je dois vraiment décider tout seul ?
— En échange, y'a intérêt à ce que ce nom nous plaise. Si vous lui donnez un nom pourri, vous allez m’entendre.
Le boss haussa les épaules, marcha sur le côté du cockpit, et fixa du regard le film en polymère transparent.
Après quelques instants d'hésitation, il déboucha le marqueur et commença à écrire. Les lettres finales étaient...
— ... « Jonahan », hein...? dit le garçon avec de gros yeux, puis le boss se retourna.
— Ouais. C'est le nom de la mouette la plus connue du monde.
Cinq caractères en katakana étaient écrits sur le film coupe-vent translucide.
— ... Mais votre écriture ressemble vraiment à des gribouillis... Et pire, c'est en katakana ! Pourquoi ne pas avoir utilisé des caractères latins ? Surtout si vous voulez voler avec en Europe !
— M'en fiche. Je vais voler ici. Et puis, c'est toi qui m'as dit de trouver un nom !
— ... Je sais pas, c'est juste que c'est du gâchis, comme si on avait voulu ajouter la touche finale en lui ajoutant une paire d'yeux, mais en se retrouvant sans le vouloir avec des poils de nez à la place.
— C'est si nul que ça ?!
— Oh, peu importe. Allons manger. Ma sieste m'a ouvert l'appétit.
— ... Les femmes changent vite de sujet, hein...
— Mais c'est pas pour vous déplaire, pas vrai ? Quoi qu'il en soit, on va fêter ça ce soir ! Mais si c'est encore de la nourriture en conserve, je fais grève.
Le boss poussa un soupir et regarda successivement la fille, puis l'avion. Puis il posa ses mains sur ses hanches.
— Évidemment... Ce soir, c'est le réveillon du vol d'essai, vu qu'on a fini les préparatifs avec succès. Enfin, il me reste pas grand-chose niveau nourriture, alors on va devoir se contenter de curry.
— Du curry ?! Et pas du curry en boîte, hein ?!
— Ouais. On n’aura pas le choix pour les carottes et la viande, mais les pommes de terre et le riz sont naturels, et qui plus est, le roux est un mélange spécial d'épices.
Du curry. À la seconde même où ce simple mot atteint leurs oreilles, leur corps commença à produire une quantité phénoménale de salive dans leur bouche. Cela faisait des mois qu'ils n'avaient pas mangé du vrai curry préparé.
— Un mélange spécial d'épices...
— C'est le type qui a écrit le manuel qui l'a fait. Il aimait cuisiner à ses heures perdues, vous savez. Il venait tout le temps me voir en me disant qu'il avait essayé d'utiliser 2% de plus de curcuma ou qu'il avait augmenté la taille de ses poivres noirs...
— ...
Le garçon pouvait plus ou moins compatir avec lui, tout comme il était en mesure de deviner à quel point il n'était pas évident d'avoir un ami aussi bizarre.

Ils décidèrent de faire la cuisine ensemble. Une des raisons à cela était bien entendu par souci d'économie d'électricité, maintenant que le soleil était couché, les cris de famines de leurs estomacs vides n'étaient pas non plus à sous-estimer. Et il était également vrai qu'ils n'avaient plus rien d'autre à faire.
Le riz fut lavé, les pommes de terre épluchées, les boîtes de carottes et de bœufs ouvertes, et deux feux allumés, ce sur quoi ils posèrent une casserole pour faire cuire le riz et une autre pour le curry.
Ils commencèrent à cuisiner sans se soucier des rôles de chacun, et après un temps exceptionnellement court, ils avaient terminé de préparer le dîner.
Bien que la quantité d'ingrédients utilisée fût très faible, il y en avait largement pour tout le monde. Ils sautèrent ensuite sur leur repas, visiblement déterminés à vider les deux casseroles de leur contenu.
Comme le garçon n'avait pas spécialement envie de voir une bouillie collante infâme qui ressemblerait à du nattô le lendemain matin — ce en quoi le riz au curry se serait transformé à cause de la chaleur et de l'humidité de l'été — il se trouva que même lui, qui essayait généralement de ne remplir son estomac qu'à 80%, mangea pour deux.
Soit dit en passant, ils avaient plus ou moins réussi à trouver un endroit frais pour la pastèque que le directeur et la secrétaire leur avaient donnée, le résultat fut d'une maturité exceptionnelle. La fille insista pour être la première à essayer de la casser et s'était même déjà bandée les yeux. Tout en ignorant complètement les instructions incompréhensibles du boss au profit de de celles très claires du garçon, elle cassa la pastèque d'un coup sec.
Il va sans dire que le goût dépassait toutes leurs espérances.

Quand le grand rush fut terminé et une fois les assiettes vidées de leur contenu, le boss demanda tout à coup alors qu'il se saisissait d'une deuxième part de pastèque :
— Est-ce que vous comptez aller dans la ville voisine ?
— Mh, sûrement. Ou plutôt, ça va être difficile de continuer notre voyage si nous ne visitons pas toutes les villes sur notre passage. On a fait plusieurs arrêts en chemin, alors le suivant sera sûrement ce village, ouais.
— Je vois.
— Pourquoi cette question ? Y'a un problème ? demanda la fille tout en se frottant son estomac ballonné.
Tout en croquant dans sa part, le boss lui répondit :
— Non, du tout, au contraire. Ça serait une erreur, même si c'est assez vivant là-bas.
— Vivant ?
— Des réfugiés se sont rassemblés là-bas et ont créé une communauté autonome. C'est juste sur la côte, et ils avaient déjà expédié plusieurs bateaux de pêche quand j'y étais il y a quelques mois, alors j'imagine que la ville doit prospérer encore mieux qu'avant.
— ...
Le garçon et la fille s'échangèrent un regard.
En ces temps, une grande concentration de population impliquait déjà beaucoup de choses. Il était difficile pour une personne d'obtenir de la nourriture juste pour elle, mais il était bien plus facile pour une centaine de personnes d'obtenir de la nourriture pour cent.
Après tout, l'union fait la force.
Quand il y a des gens, il y a de la richesse. Et les deux voyageurs allaient être sur le point de pouvoir en bénéficier à leur tour.



Le temps que le garçon et la fille furent repus après avoir annihilé toute trace du curry, du riz mais aussi de la pastèque, la nuit était déjà tombée et les coassements rafraîchissants des grenouilles autour de l'entrepôt se faisaient entendre.
La lune et les étoiles dans le vaste ciel dégagé brillaient de mille feux, ils s'attendaient donc à ce qu'il fasse beau le lendemain.
Hélas, il allait falloir encore un peu de temps avant que l'humidité ambiante ne commence à diminuer. Tous trois transpiraient à grosses gouttes à cause du curry qui avait fait monter leur température corporelle.
— Hé, Boss, vous pouvez me dire où est le bain ? demanda soudainement la fille en se rappelant de leur conversation un peu plus tôt.
Oui — ça lui était complètement sorti de la tête à cause du festin au curry, mais à la base, elle voulait finir le travail aussi vite que possible afin de pouvoir prendre un bain.
— Bien sûr, il est derrière la remise. Je l'ai rempli d'eau et j'ai allumé un feu, ça devrait être bon maintenant.
Tout en étant le seul à qui il semblait rester un peu de place dans l'estomac, le boss se leva et leur fit signe de le suivre.
Le garçon devait l'avouer : il avait bien trop mangé ce soir-là. Tout en se tenant l'estomac, qui se plaignait bruyamment d'un taux de remplissage trop important, il suivit le boss jusqu'à l'arrière de la remise.
Et là, ils trouvèrent le bain.
Comme le garçon l'avait prévu, les attentes de la fille volèrent en éclat.
— On dirait que c'est à la bonne température. Je vous laisse y aller les premiers.

Ce qu'ils découvrirent était sans l'ombre d'un doute un baril qui faisait office de baignoire.

C'était une installation sophistiquée sans égal, longée ici et là par des tôles de métal et éclairée par une simple ampoule nue. Pour couronner le tout, il y avait même du shampoing et des serviettes qui n'attendaient qu'à être utilisés. L'absence de toit donnait une vue imprenable sur le ciel étoilé et sur les alentours tout en pataugeant dans l'eau chaude.
— ... Aaah...
À en juger par les sentiments contradictoires facilement lisibles sur son visage, il semblait y avoir de l'intérêt. Mais, même le garçon n'avait encore jamais pris de bain de cette façon.
— On devrait demander s'il y a une marche à suivre, pensa le garçon.
Boss, comment on rentre là-dedans ?
— Ben, comme d'habitude ! Y'a une chaise en bois à l'intérieur pour que ce soit pas trop chaud, tout ce qu'il y a à faire, c'est allumer un feu et entrer dedans. Et pas la peine de se plaindre de l'absence de douche.
Ayant apparemment remarqué dans la voix du garçon leur absence d'expérience en la matière, il donna un petite tape amicale dans le dos de la fille.
— O-Ok...
— Aah, et au fait, celui qui ne se baigne pas doit mettre du bois sur le feu.
Il leur fallut un long moment avant de comprendre ce qu'il venait de dire l'air de rien. Comme cela dépassait leur compréhension, il leur était nécessaire d'imaginer la scène dans leur tête.
— Une seconde... Vous nous dites de prendre un bain ensemble ?!
— ... Hein ? Parce que tu crois pouvoir rentrer à deux dans ce petit baril ? Un de vous deux va devoir surveiller le feu pendant que l'autre est dans le bain. Comme un bon petit.
— Vous rigolez ? Je suis une fille, vous savez ?!
— Bah, je sais bien. Mais ça te dérange pas si c'est lui, pas vrai ? Vous sortez ensemble après tout.
— ... Qui a dit ça ?!
Alors saisi par le col, le boss était complètement abasourdi.
— J-Je me trompe ? J'étais persuadé que vous sortiez ensemble vu que vous voyagez que tous les deux...
Tout en grognant, elle le lâcha.
Bien que la situation était effectivement troublante, l'idée qu'ils soient vus comme un couple ne la dérangeait pas tant que ça. Mais, ce n'était pas le moment. Il était encore trop tôt.
— ... Je ne peux pas mettre le bois moi-même ?
— Non, regarde la hauteur du baril. Tu peux pas toucher le sol une fois dedans, non ?
Évidemment. Comme il l'avait dit, le baril rouillé était déjà plutôt grand en soit, mais comme il était en plus posé sur des blocs de béton pour le feu en dessous, il était impossible de toucher le sol une fois dedans. Qui plus est, ça aurait été loin de son tant attendu paradis si elle devait sans cesse penser au feu.
— Effectivement... Je vois qu'il n'y a pas d'autres choix, il va devoir s'occuper du feu.
— Euh...
Enfin bon, ce genre de décisions importantes étaient sans cesse prises sans la prise en compte de l'avis du garçon. Il y était habitué.
En ce qui le concernait, la peur de « se faire tuer s'il regardait » surpassait de loin son désir de le faire quand même.



— Je te tue si tu regardes, compris ?
Menacé exactement comme il l'avait imaginé, le garçon acquiesça d'un air gêné.
Ses mains étaient attachées dans le dos et ses yeux couverts par un bandeau, il se sentait tel l'otage d'un terroriste. Tout en se demandant s'il allait entendre une autre demande inconsidérée du genre « Bouge pas ! Mains en l'air », il soupira.
— Écoute, je vais pas regarder. Si tu me laisses comme ça, comment je vais faire pour m'occuper du feu ? Et tu veux pouvoir profiter au maximum du bain, pas vrai ?
— Je te détacherai qu'une fois que je serai dans l'eau, alors tiens-toi tranquille jusque-là.
La fille se trouvait quant à elle plutôt coopérative.
Étant donné leur relation, qui n'était pas encore au stade de l'amour, cette situation était, comment dire... trop stimulante ! C'était quelque chose qui ne devrait arriver qu'une fois avoir passé chaque étape une à une.
Quoi qu'il en soit, la fille commença à se déshabiller suffisamment loin du garçon pour qu'il ne puisse pas l'atteindre quoi qu'il fasse. Elle aperçut un sunoko tout neuf sur le sol et posa ses chaussures dessus.
Même si c'était l'été, ils se trouvaient au nord d'une île. La nuit était fraîche et le vent soufflait sur sa peau nue.
À ce propos, elle avait également considéré la possibilité que le boss puisse regarder et avait donc demandé au garçon de surveiller.
Il fallait par contre se demander comment le garçon était censé faire avec les yeux bandés, mais elle était persuadée qu'il pourrait au moins l'entendre approcher.
Une fois dans le plus simple appareil, elle s'enroula une serviette plutôt large autour d'elle et partit à la rencontre de l'inhabituel bain.
Elle monta sur les marches en blocs de béton sur la pointe des pieds et entra doucement dans la baignoire.
— Oh, c'est pas aussi chaud que je l'aurais cru.
— Bah, évidemment ! Après tout, si tu m'avais pas attaché, j'aurais pu ajuster la température pendant ce temps.
Elle ne pouvait pas s'en empêcher, mais le baril avec sa forme cylindrique posée sur le feu lui rappelait désespérément la casserole de curry.
Heureusement, il y avait un sunoko et une chaise en bois dans l'eau, alors elle pouvait entrer sans trop se fatiguer.
Elle trouvait dommage le fait de ne pas pouvoir allonger les jambes, mais elle n'allait pas faire la fine bouche.
— Ok, Garçon, approche-toi, je vais te détacher.
Après s'être traîné dans sa direction dans une position semi-assise, il fut libéré des câbles de nylon qui entravaient ses poignets.
Après s'être calmé, il chercha à tâtons la chaise en tubes métalliques qui était prêt de lui et s'assit dessus.
Fille, comment est l'eau ?
— Excellente, excellente. Mais elle serait encore mieux si elle était un peu plus chaude.
— Ok d'ac'. Vos désirs sont des ordres, madame !
Il se saisit d'un morceau de bois et le jeta dans le feu sous le baril. Le bandeau qui était fermement attaché autour de sa tête l'empêchait de voir, mais il était toujours en mesure de situer où se trouvait le feu grâce à la chaleur et la lumière qu'il produisait.
Quand il l'attisa, le feu s'embrasa et brûla plus fort.
— Hah...
— Alors ? Il est comment ton premier bain dans un baril ? demanda le garçon avec un sourire en coin tout en écoutant la voix très détendue de la fille.
— Oh... C'est encore meilleur que je le pensais... C'est la première fois que je me retrouve dans une baignoire aussi profonde, par contre.
— Pas étonnant.
— Mais maintenant, je crois que je sais ce que ressentent les ingrédients.
— Hahaha.
Il pouvait seulement entendre sa voix, mais il lui était aisé d'imaginer son visage. Elle devait ressembler à une loque. C'était ce que son instinct lui murmurait à l'oreille.

Il pouvait seulement entendre sa voix, mais il lui était aisé d'imaginer son visage. Elle devait ressembler à une loque.


Comme elle n'avait pas pu profiter du bain chez le directeur alors qu'elle adorait ça plus que n'importe qui au monde, il savait que ça devait lui faire encore plus plaisir que d'habitude.

— ... Garçon...? Est-ce que tu crois qu'il volera vraiment demain ?
Quelques temps après qu'il eut commencé à s'occuper du feu, la fille lui adressa soudainement la parole. Il s'arrêta d'attiser le feu.
— ... Pourquoi cette question ?
— Pour rien, vraiment. C'est juste que... ça paraît si irréel.
S'en suivit une éclaboussure, et la tête du garçon se retrouva trempée.
Avec la lumière qui venait juste de s'estomper, il pouvait en juger qu'elle regardait dans sa direction.
— Ce que je veux dire, c'est que c'est pas trop notre domaine de compétence. Quand on est en contact avec eux, c'est généralement de façon indirecte, non ? Par exemple, quand on suit une traînée des yeux, ou quand on monte dans un pour partir en voyage.
— Tu veux dire que tu penses pas qu'il puisse voler ?
— C'est pas tout à fait ça, répondit-elle avant de continuer avec une voix calme et rêveuse, Tu sais, construire un avion, c'est un peu de la magie. Du moins, pour moi. C'est pas comme si j'étais incapable d'imaginer la logique qu'il y a derrière. Mais je sais pas, j'ai du mal à accepter que ça puisse marcher.
— ... En gros, cet avion, c'est un peu le « balai de la sorcière ».
— ... Plus ou moins. Ça résume plutôt bien ma pensée — on dirait que ça revient au même si quelqu'un m'explique que ça marche avec telle ou telle force ou par magie. Mais plus sérieusement, est-ce que ce truc peut vraiment voler ? Il ressemble plus à une grosse carcasse vide, demanda la fille avec un sourire narquois.
Tout en souriant à son tour, le garçon répondit :
— Bien sûr ! C'est le rêve du boss et même le nôtre.
— Nos rêves pourraient lui donner du plomb dans l'aile.
— Peut-être bien. Mais je suis sûr que le boss saura surmonter ça avec sa force mentale.
Malgré le bandeau, il pouvait voir très clairement l'image du sourire de la fille alors qu'elle gloussait.
— ... Aaah ! J'aimerais bien pouvoir monter dedans, moi aussi !
— Alors c'est à ça que tu pensais, en fait ? dit le garçon en rigolant avant de jeter un nouveau morceau de bois dans le feu.
— Oh, la ferme. Moi aussi, j'ai mes rêves. J'ai le droit, non ? Tu monopolises déjà Cubby pour toi tout seul, après tout. Je rêverais de pouvoir t'emmener à la fin du monde avec cet avion.
— Il est monoplace, je te rappelle.
— No soucy. Je t'attacherai juste quelque part sur le toit.
— C'est du suicide...
— Mais pas du tout ! ... Ah, au fait, tu peux m'aider à me laver les cheveux ?
— Les yeux bandés ?
— Ouaip. Mais fais gaffe, ok ? Si jamais du savon entre dans mes yeux, tu vas m'entendre. Et pas qu'un peu.
— ...
Du fait de la succession interminable de demandes insensées de la fille, il était condamné à plus de dur labeur que pendant la journée, et n'avait pas le temps de tergiverser.
Le temps que la fille quitta le bain, il était déjà complètement lessivé. Bien entendu, à cause de la tension permanente qui dépassait le fait de devoir surveiller le feu.
Environ une heure s'était écoulée depuis que la fille l'avait détaché et il pouvait enfin pousser un ouf de soulagement dans l'entrepôt.
— ... Je suis crevé.
— Quoi ? Mais quelle chochotte celui-là. Juste à cause de ça...?
Elle est pas croyable, celle-là. Vraiment. Et d'après toi, c’est à cause de qui, hein ?
Après avoir défait son bandeau après plus d'une heure, même l'entrepôt était aveuglant, alors qu'il était peu éclairé.
Enfin, la fille qui sortait du bain et qui portait donc son chemisier sans l'avoir mis dans sa jupe était dans un certain sens aveuglante, elle aussi.
— Raah... Pourquoi les filles passent-elles autant de temps dans le bain ?
Tout à coup, la vision de la fille fut bouchée. Ses cheveux se faisaient essuyer de façon grossière avec une serviette qui avait été posée sur sa tête.
B-Boss ! Arrêtez... Ça suffit ! se plaignait-elle d'être traitée comme une gamine avant de s'échapper de ses griffes.
Mais sa tentative fut couronnée de succès ; l'humidité de ses cheveux n'était plus, laissant derrière elle uniquement une impression de confortable chaleur.
— Vous voulez y aller maintenant, Boss ? Ça me dérange pas d'y aller en dernier.
— Non, je vais faire une petite sieste d'abord. Je suis super crevé parce que j'ai dû bouger le camion tôt ce matin... Ah, au fait, les gars, vous couchez pas trop tard ! Il devrait faire beau demain, à en juger le ciel, mais le meilleur vent souffle tôt le matin. Ah, et pour finir : j'ai l'habitude d'utiliser cette baignoire, alors j'ai pas besoin d'aide.
— À quelle heure on devrait se lever ?
— Environ quatre heures. Soyez pas en retard !
La fille écarquilla les yeux en l'entendant.
— Si tôt que ça ?! C'est mort ! Jamais je pourrais me lever à une heure pareille !
— T'en fais pas. Y'a une alarme.
— C'est pas le problème ! rétorqua-t-elle, presqu'en criant d'horreur, ce après quoi le garçon lui tapota le dos.
— ... Je te réveillerai, ok ?
Le garçon était parfaitement conscient de l'ampleur de la tâche qui lui était imposée.
— Il est seulement neuf heures. Si on s'arrange pour dormir d'ici une heure, ça devrait être possible, tu penses pas ?
— Euh...
Le garçon poussa un bref soupir, voyant qu'elle était toujours sceptique.
— Ok, pendant que je vais piquer un roupillon, va prendre un bain. Ah, et Garçon. Je parie qu'elle a bien profité de toi, pas vrai ? Maintenant, c'est à son tour ! dit le boss avant de se tourner en direction de la zone de repos.
La fille voulut répondre, mais le garçon n'aurait ô grand jamais raté une occasion pareille. Il s'approcha rapidement d'elle et lui banda les yeux au moyen de la serviette qu'il avait dans les mains.
— Whoa ! Hé !!
— »Je te tuerai si tu regardes », pas vrai ? Faisons en sorte que tu ne puisses rien voir.
— P-Pas la peine de faire ça là !
— Oh, c'est pas grave. Allons-y. À cause de toi, je suis trempé !
Pour une fois que c'était lui qui menait la danse, sur sa bouche se dessinait un sourire machiavélique. S'ils n'avaient pas de bandeau, la fille aurait découvert le côté obscur du garçon à ce moment-là.
Tout en la portant presque comme un otage, il tira la fille avec lui.
— Attends ! Je vais tomber ! Allez, laisse-moi l'enlever pour l'instant !
— Tout ira bien, t'en fais pas.

Le garçon avait feint l'ignorance jusqu'au bout, en faisant comme s'il n'avait pas remarqué que le boss n'avait plus d'ombre quand il se tenait à la lumière.
C'était là l'une des dernières étapes avant la « disparition ».



Le garçon se réveilla en sursaut. Il ignorait complètement la raison pour laquelle il s'était réveillé, alors c'était sûrement la meilleure façon de le décrire.
Tout ça lui semblait bizarre parce que dernièrement, il n'était réveillé que par les coups de la fille quand elle bougeait en dormant ou encore par des bruits. Sans raison apparente, sans même être passé par un état de somnolence, il s'était réveillé d'un coup.
Il se redressa lourdement et s'extirpa de sa couverture.
Les aiguilles lumineuses du chronographe indiquaient deux heures du matin, alors il n'y avait rien d'étonnant à ce que le soleil ne soit pas encore levé.
Comme il ne semblait pas pouvoir se rendormir, il décida de se lever pour le moment. Son jeune corps ne ressentait aucune fatigue, ce qui pouvait être dû au festin qu'il avait eu, ou tout simplement au fait qu'il s'était couché tôt.
Par contre, cela ne s'appliquait pas à la fille qui dormait encore à poings fermés dans le lit voisin.
Elle était couchée dans le lit, toujours dans la même position que quand elle était en train d’écrire dans le journal, qui se trouvait à côté de son oreiller, et ronflait fortement. Qui plus est, le pantalon qu'elle avait l'habitude d'utiliser comme pyjama était au niveau de ses genoux, laissant ses fesses à découvert, uniquement couvertes par sa culotte blanche.
Il sourit intérieurement à la vue de cette puérile position, et tira la couverture sur elle de façon à ce qu'elle n'ait pas trop froid. Soit dit en passant, il jeta également un œil au journal, où il tomba sur un passage assez hilarant.
Le contenu en soit n'avait rien de spécial, mais le texte devenait de plus en plus obscur vers la fin : le même mot apparaissait trois fois dans la même phrase, une autre phrase n'était pas terminée, et plus loin, le texte était complètement incompréhensible, son écriture s'étalant sur toute la page. Il y avait même de mystérieuses lignes en dehors de la page. Ça prouvait qu'elle avait essayé de lutter contre le sommeil.
Après avoir poussé un gloussement, il versa un peu d'eau d'une bouteille et but une petite gorgée.
Le son qui lui parvenait de l'autre côté du mur en tôles lui indiquait comment était le temps — il pouvait entendre le vent souffler le long des prairies. Il semblait ne pas pleuvoir.
Certes, ils avaient été en mesure de prévoir la météo avant cela, mais en voyant que leur prévision s’avérait exacte, il avait l'impression que c'était comme si leurs prières avaient été exaucées. Il va vraiment falloir que je remercie le teru teru bôzu qu'on a accroché avant de dormir.
Puis, poussé par un soudain pressentiment, il glissa sa main entre les rideaux qui séparaient la zone de repos du reste de l'entrepôt et les tira légèrement sur un côté.
Il y avait un avion blanc immobile au centre, dont les ailes élégantes étaient légèrement courbées par la gravité. Bien qu'il ait assisté à son assemblage quelques heures auparavant, la vue était toujours à couper le souffle.
Devant l'avion, il aperçut le boss assis en tailleur en face du nez.
Il n'était pas certain de son contenu parce qu'elle était cachée par l'ombre des ailes, mais il y avait une canette de bière dans la main du boss et environ dix autres sur le sol, formant un cercle avec lui.
Le boss était immobile, et ce qu'il ressentait demeurait un mystère pour le garçon. Au final, il ne put se résoudre à interrompre la scène.
Un peu plus tard, le garçon se rendormit.
Il ne se souvint pas avoir eu de rêve cette nuit-là.



Le lendemain matin, les trois protagonistes sortirent l'avion à grandes ailes hors de l'entrepôt et procédèrent à une dernière inspection.
Même s'il manquait au moins cinq mètres de largeur à l'entrée principale par rapport à la largeur totale de l'avion, en suivant les lignes blanches dessinées sur le sol tel que décrit dans le manuel, ils réussirent finalement à le sortir, un peu comme s'ils résolvaient un casse-tête chinois.
— ... J'en reviens pas.
— Ouais, je me demande sérieusement à quoi ressemblait son cerveau ! murmura le boss tout en fixant du regard l'avion sur la route en ligne droite.
— Le cerveau de qui ?
— Du type qui a écrit ce manuel.
— ...
Est-ce que celui qui avait écrit ce parfait et précis manuel d'instruction, dont plus personne ne se souvenait ni du visage ni du nom, avait réellement réfléchit au transport de l'avion pendant la phase de préparation ? Elle ignorait complètement qui il était, mais elle aurait bien aimé le rencontrer. Enfin, ce n'était hélas plus vraiment possible.
En premier lieu, ils commencèrent à retirer les roulettes de transport comme décrit dans le manuel.
Celles-ci avaient été détachées des points de fixation, et étaient maintenant retirées avec des outils spécifiques afin de ne pas endommager la machine. Sans effort particulier, ils réussirent à toutes les enlever.
Sans même avoir recours à un cric ou autre, l'élégant corps de l'avion se tenait sur ses propres roues, pointé vers l'horizon sur la longue route de bitume. C'était une vue vraiment splendide.
— ... C'était quoi ça ? Un tour de magie ?
— Qui sait. Enfin bref, les préparations sont terminées.
Le boss se tourna en direction du garçon, qui était en train de prendre quelques mesures, notamment la vitesse du vent, et qui était en train de revenir en trottinant.

Tous les préparatifs étaient fin prêts.

Boss, vous êtes prêt ? Surtout mentalement, demanda la fille.
— Non, j'ai l'impression que mon cœur pourrait sortir de ma poitrine à n'importe quel moment, répondit-il en rigolant tout seul.
Son corps était déjà dans le cockpit. La dernière vérification à l'avant de l'avion était opérée par le garçon qui tenait le manuel dans ses mains. Après tout, le boss était le moteur de cet engin — une pièce primordiale. Le contrôle devait donc impérativement passer par lui aussi.
— De vraies paroles de casse-cou. De toute façon, c'est impossible d'être prêt mentalement, alors dépêchez-vous de monter.
— T'as pas tort.
Le boss esquissa un sourire en entendant les encouragements indifférents de la fille et jeta un coup d'œil dans le cockpit.
Il y avait un siège pour lui dans une cage faite en PRF. Constitué entièrement de plastique et de film transparent, le siège était de couleur blanc neige. Les seuls objets de couleur noire étaient le GPS, l'altimètre, l'anémomètre et l'émetteur-récepteur pour la communication. Tous étaient attachés à côté du manche.
Le fin film de polymère entourant la cage était éclairé par la lumière aveuglante du soleil matinal et luisait intensément.
Il était forcé de plisser les yeux. Une atmosphère mystérieuse et solennelle semblable à celle à la vue d'une vitre tâchée dans une église emplit l'air de l'étroit cockpit — mais fut complètement dissipée quand le garçon entra soudainement sa tête dedans.
— Je vais fermer la porte, boss ! Vous avez votre mouchoir, pas vrai ? Et votre panier repas ?
— J'en ai pas besoin !
— Ok, s'il vous reste autant d'énergie, tout ira bien. Bonne chance, dit le garçon en rigolant avant de refermer le grand pare-brise sur lui.
Vu que tous les équipements et fonctionnalités avait été réduits à leur strict minimum, il n'y avait évidemment pas de porte ouvrante. Il était donc nécessaire de visser le pare-brise après être monté à bord de l'avion.
Il était obligé de leur demander de l'enfermer dans cet espace étroit.
Malgré le sentiment d'être un prisonnier, bizarrement, il ne ressentait aucune pression. Uniquement une interminable euphorie.
Sur le moment, il se sentait capable de soulever des montagnes.
— Le pare-brise est attaché. Maintenant, c'est quand vous voulez.
Il entendu une voix dans l'oreillette à son oreille.
— Paré au décollage. Je vais commencer à pédaler maintenant, retire le butoir à mon signal, dit-il avant de poser ses pieds sur les pédales.
Afin de ne pas trop accabler inutilement le moteur relativement sensible, il commença lentement, puis augmenta petit à petit la vitesse de rotation. Dans le petit miroir attaché à l'intérieur du cockpit, il pouvait voir les hélices contrarotatives dont il était si fier tourner.
Vous en faites pas, il va décoller !
— Maintenant !
— Ok.
C'était un ordre simple et précis.
Le véritable combat était sur le point de commencer. Ses camarades avaient construit l'avion, le garçon et la fille l'avait monté avec lui, et il devait le faire voler.
C'était son premier et ultime devoir. Le monde qui allait s'ouvrir à lui n'allait appartenir qu'à lui et à lui seul.


— Allez, Garçon, plus vite ! dit la fille en courant.
Elle avait terminé son travail rapidement et s'était rendu jusqu'à la Super Cub, qui était arrêtée sur le côté de la route. Les bagages avaient presque tous été retirés afin de pouvoir rouler à côté de l'avion.
— Je sais. T'en fais pas, il s'envolera pas comme ça !
Il essaya tant bien que mal de calmer la fille, mais apparemment, il était lui-même bien excité : il éprouva du mal à insérer la clé dans le contact.
Quand il parvint finalement à tourner la clé et à démarrer le moteur, le cœur de Cubby commença à rugir bruyamment. Il actionna la pédale plus violemment que d'habitude, appuya légèrement sur l'accélérateur et s’engagea sur la route.
Cependant, l'avion était encore là, avançant tout droit à la vitesse d'un lent vélo.
Les hélices contrarotatives jaunes tournaient correctement, coupant le vent, mais il n'y avait toujours pas de signe de prise de hauteur.
Pour l'instant, il choisit de suivre l'avion par l'arrière en diagonale à la même vitesse, afin de ne pas le gêner.
— Est-ce que tout va bien ? Est-ce qu'il va voler ?
En réponse à la question de la fille inquiète, le garçon dit tout en rigolant :
— T'en fais pas. Il va bientôt atteindre une pente, et il a même un vent contraire. Il va voler !
Comme le garçon l'avait annoncé, dès que l'avion arriva à la pente, l'accélération jusqu'ici très lente commença à augmenter petit à petit.
Ce n'est pas comme si le garçon savait ce qui était nécessaire pour le décollage d'un avion à propulsion humaine. Mais il pouvait deviner qu'une vitesse suffisamment importante était nécessaire.
Le compteur de Cubby indiquait vingt kilomètres/heure. Il supposait que l'avion n'allait pas tarder à commencer à planer.
Le boss, qu'ils pouvaient voir à travers le pare-brise transparent, ne leur prêtait pas la moindre attention. Il regardait droit devant lui, tout en pédalant de toutes ses forces.
À cet instant, il vit le boss tirer sur le manche.
Les câbles de nylon qui étaient reliés à ce dernier transmirent le mouvement aux ailes et les firent se courber légèrement.
La légère ascension qui s'en suivit fit planer légèrement au-dessus du sol l'avion super léger.
— Il vole !
— Pas encore !
Tout en réprimant la fille qui était sur le point de sauter de joie, il laissa un peu plus d'espace entre lui et l'avion, juste pour être sûr.
L'avion, qui planait au ras du sol, rentra ses roues sous sa queue et le cockpit, et continua son instable vol à une hauteur inquiétante.
Pour le moment, l'avion planait simplement grâce à l'effet de sol généré par la position des ailes par rapport à la route. Il lui fallait s'élever plus haut pour que ce soit un « vol ».
Le boss pédalait comme un dératé, mais la hauteur augmentait à peine.
— Est-ce que ça va vraiment aller pour lui ?
— T'en fais pas. Il y est presque. Il est presque à vingt-cinq kilomètres/heure.
Sa voix était plus forte qu'il l'avait voulue, mais il s'en fichait pas mal.
Il va voler ! Il ne va pas tomber !
Comme pour montrer sa confiance inébranlable, le garçon appuya sur l'accélérateur de Cubby. Tandis que la fille, surprise, s'accrochait à lui, il déplaça la moto à côté des ailes.
Si l'avion venait à tomber, ils allaient sûrement être pris dans le mouvement.
Mais il n'y avait pas de « si » qui tiennent. Le boss allait s'en sortir d'une façon ou d'une autre. Il en était persuadé.
Puis, enfin, l'ascension provoquée par les longues ailes s'accentua suffisamment pour soutenir le poids de l'avion grâce à la vitesse.
Le vol instable se stabilisa d'un coup et les ailes de presque quarante mètres de large s'élevèrent comme si elles étaient tirées vers le ciel.
— Il a décollé !
— Il a réussi !
Ils crièrent presque en même temps, ce qui fit zigzaguer Cubby qui se retrouvait alors sans conducteur.

L'avion s'éleva comme s'il était aspiré par le ciel et refléta le soleil matinal.


L'avion s'éleva comme s'il était aspiré par le ciel et refléta le soleil matinal.
Il se dirigeait droit vers le nord à une altitude aux alentours de quarante mètres. Le vol s'était entièrement stabilisé.

— Vous avez réussi, Boss !
— Ouais, je l'ai fait !
Ils pouvaient entendre une voix aux anges dans l'émetteur-récepteur. Il n'était pas difficile d'imaginer son visage au son de sa voix excitée.
— C'est sensas...! Comme si c'était mon premier vol... Non, même encore mieux !
— Savourez-le jusqu'à la dernière miette alors. On ne va pas pouvoir en profiter, après tout.
La fille, elle aussi, souriait sans le vouloir en entendant l’ivresse de sa voix.
— J'ai l'impression de pouvoir aller jusqu'au bout du monde... Je pourrais jamais assez vous remercier, les gars...
— Remerciez-nous comme il se doit alors. Avec de l'essence.
Sa remarque matérialiste ne fut pas cependant pas sujette à une réponse ironique.
— Bien sûr ! Prenez tout ce que vous voulez ! Cette sensation, c'est tout ce dont j'ai besoin ! ... Je voulais montrer ce paysage à tout le monde aussi, mais... Même s'ils étaient là maintenant, il n'y a de la place que pour moi... Alors au final, quoi qu’il arrive, ça n'aurait été que pour moi, hein...
L'avion devant la Super Cub commença à tanguer vers la gauche et la droite.
Le boss était sûrement en train de jouer avec le manche à cause du trop plein d'émotions. Cependant, l'avion était conçu pour des vols en huit ; tout en supportant la plupart des mouvements, il n'était pas capable d'en faire de petits.
Mais malgré tout, l'immense avion blanc était d'une beauté qu'aucun mot ne pourrait décrire alors qu'il dessinait une courbe tout en s'inclinant légèrement.

— Hum, Boss ? Vous pouvez me laisser voler avec, moi aussi ?
Le garçon répondit au marmonnement de la fille dans l'émetteur-récepteur par un petit coup de coude.
— Hé, Fille, c'est l'avion du boss ! On n'a pas le droit de lui demander ça...
— Mais on l'a aidé, non ? Je veux monter dedans au moins une fois !
— Tu sais pas le piloter, non ?
— Mais y'a quelqu'un qui sait ici, non ? Booooss, s'il vous plaît !
Ignorant sa tentative de la retenir, elle s'adressa au boss au travers de l'émetteur-récepteur avec une voix implorante.
Enfin, ce n'était pas comme si le boss allait céder si facilement, alors le garçon la laissa faire sans broncher.
— Bah, sans problème ! J'ai envie de vous montrer ça, les gars !
— Hein ?! lâcha le garçon avec une voix bizarre, ses prédictions s'avérant complètement fausses.
Apparemment, la bonne humeur du boss dépassait complètement ses attentes.
De son côté, la fille saisit cette opportunité et parla tout en se penchant en avant vers l'émetteur-récepteur :
— Hum... Si jamais je me crashe, vous me pardonnerez, pas vrai ?
— Mais bien sûr ! Une ou deux bosses seront faciles à réparer ! On a même un fuselage de rechange ! On peut le réparer autant de fois qu-

Sa voix se tut d'un coup.

Boss...? demanda la fille, incrédule.
Aucune réaction.
— Qu'est-ce qui se passe ?
— Aucune idée. Le son a coupé d'un coup.
Le garçon se saisit de l'émetteur-récepteur avec la main gauche et regarda l'écran LCD. La batterie n'était pas vide. Le boss était toujours à portée de signal. Et il ne semblait pas cassé non plus.
— ... Hein ? Garçon, qu'est-ce que...?
La fille pointa du doigt le ciel. Pour être plus précis, elle pointait l'avion blanc neige.
Les hélices contrarotatives, que le boss avait fièrement peintes en jaune pour les rendre visible de loin, avaient presque arrêté de tourner. Elles ne semblaient pas bouger d'elle-même, mais à cause du vent.
Le magnifique avion blanc qui avait arrêté de bouger commença à descendre petit à petit, en penchant sur un côté.
Il s'écrasa sur sol vert légèrement chaloupé.



Garçon !
— Je sais !
La fille s'agrippa rapidement à ses hanches, tandis que le garçon appuya sur l'accélérateur de la Super Cub comme pour lui répondre.
Il tourna le guidon sur le côté et quitta la route pour l'herbe pas si basse que ça.
Ils se ruèrent vers le site du crash qu'ils pouvaient apercevoir de loin tout en arrachant l'herbe sur leur passage, qui leur arrivait environ au niveau de la hanche.
Les lames aiguisées de l'herbe coupaient leurs joues et leurs bras nus, mais c'était le cadet de leur souci.
Puis, Cubby arriva à l'endroit où l'herbe était plus basse.
Inconsciemment, ils retinrent leur souffle.
À cet endroit, qui était de la taille d'un petit square, se trouvait l'avion blanc neige.
Son nez était enfoncé dans le sol, le siège du cockpit avait été complètement détruit, l'aile était cassée à cause de la violence de l'impact, et le film transparent s'agitait dans le vent.
Les seules pièces qui avaient survécu au crash, le fuselage en lui-même et l'aile, étaient coincées dans le sol, en pointant vers le ciel, le tout ressemblant presque à une sculpture futuriste.
Les deux jeunes gens, qui étaient complètement figés sur place, reprirent finalement leurs esprits et descendirent de la Super Cub et se ruèrent vers le « truc qui avait été, fut un temps, un avion », sans se soucier de Cubby, qui tomba sur le sol.
Garçon ! Est-ce qu'on peut le bouger ?!
— Ouais ! Prends ce côté !
Ils saisirent l’engin qui était coincé dans le sol et le soulevèrent en faisant levier dessus.
Ils pouvaient clairement entendre les ailes se tordre, mais encore une fois, ce n'était pas le problème.
La queue toucha le sol tandis que le cockpit fracassé fit son apparition.
Boss !
La fille arracha littéralement le pare-brise et jeta un œil à l'intérieur — il n'y avait personne.
Pas même ses vêtements.

Ils n'échangèrent quasiment aucun mot après cela. Tout simplement parce qu'il n'y avait qu'une seule possibilité.
Le boss avait « disparu ». Pas seulement lui, mais également ses vêtements et chaussures. Le micro de l'émetteur-récepteur qu'il portait était également introuvable.
Les deux savaient ce que cela signifiait.
Le boss avait « disparu ».
En un minimum de mots, ils décidèrent de ramener les débris de l'avion dans l'entrepôt. Cela ne servait pas à grand-chose, mais pour une raison ou une autre, ils n'avaient pas envie de le laisser dehors comme ça, et donc ils s'y attelèrent sans même vraiment en discuter.
Comme il ne restait plus grand chose de l'avion, le transport en lui-même fut assez simple.
Ils démontèrent ce qu'ils purent et coupèrent à coups de hachette à bois ce qu'ils ne pouvaient pas démonter, et rapportèrent ensuite les pièces avec eux.
Le peu de temps que cela leur prit sembla improbable après les efforts que cela leur avait demandés pour l'assembler.
Le grand ciel bleu et le soleil brillant sans fin n'avaient pas changé en une heure, mais sans trop savoir pourquoi, ils leur paraissaient bien fades.
Ils se tenaient devant les débris de l'avion dans l'entrepôt.
— ... Je me demande où est parti le boss, murmura la fille.
Le garçon hocha la tête de gauche à droite.
— Désolé. Je n'en sais rien.
— ... Personne ne sait. Peu importe à qui on pose la question, personne ne sait où ils disparaissent.
Aucun d'eux ne suggéra qu'il pouvait tout simplement avoir disparu dans le néant, car c'était ce qu'ils craignaient, eux et le reste du monde.
Ils ne croyaient pas non plus à l'enfer et au paradis, mais ils ne voulaient pas non plus croire que ceux qui avaient disparu s'étaient simplement volatilisés comme le mot le sous-entendait.
— Qu'est-ce qu'on va faire... de ça ? demanda la fille en s'accroupissant devant les débris de l'avion et fixa du regard son état détérioré.
Le cockpit qui consistait en un minimum de matériel avait complètement perdu sa forme originelle à cause de l'impact direct avec le sol.
Les pédales et le moteur étaient encore plus ou moins intacts, mais la déformation et les dégâts de ces derniers étaient importants, signifiant qu'il y avait peu de chances qu'il puisse revoler un jour.
Les ailes s'étaient complètement disloquées, et ils ignoraient comment réparer leur armature tordue ou le film déchiré. Le fuselage était toujours en un morceau, mais les pièces qui le reliaient aux ailes et au moteur, qui était lui attaché au cockpit, étaient complètement déformées. Les hélices jaunes étaient cassées en morceaux et ils manquaient deux pales. Du fait que l'avion s'était crashé tête la première, l'aile était intacte, mais cela ne changeait pas grand-chose.
La fille n'y connaissait rien en mécanique, mais elle pouvait facilement deviner le destin qui attendait ces débris.
— Je crains qu'il n'y ait pas grand-chose à faire.
— ... J'imagine.
— Mais comme l'a dit le Boss, il y a des pièces de rechange dans le container, murmura le garçon.
La fille leva la tête.
— Est-ce qu'on peut le réparer alors ?
— J'en sais rien. Il a dit qu'il y avait suffisamment de pièces pour construire un deuxième avion, mais sans vérification, on ne sait pas si ça sera réellement suffisant.
La faible lueur en vue était bien trop frêle pour être qualifiée d'espoir.
Les deux n'avaient fait que suivre les instructions du boss. Ils ignoraient complètement comment devait être assemblé l'avion ou les choses auxquelles ils devaient faire attention. Et par-dessus tout, cela ne servait plus à rien de monter un deuxième avion vu que le boss n'était plus là.
— On s'en va alors ? suggéra la fille en se levant.
— Où ça ? demanda le garçon.
La file lui répondit avec un sourire légèrement forcé :
— On reprend notre voyage. Le boulot du boss est terminé, mais notre voyage ne l'est pas encore, pas vrai ?
Après avoir rajusté ses vêtements, elle se dirigea vers la zone de repos.
— ... C'est vrai. Ouais, on a encore du chemin à faire, dit-il avant de secouer la tête pour reprendre ses esprits.
Oui. Ils se dirigeaient vers la fin du monde, après tout. Ils n’avaient ni de raison ni le temps de se morfondre ici.
La fille sortit un petit morceau de film de sa poche.
C'était un tout petit morceau de film polymère, qui ressemblait à un emballage à première vue. Dessus, était écrit en noir « Jonathan » avec un marqueur. Dans ces gribouillis, ils pouvaient sentir son aura.
Elle inséra le morceau de film comme un marque-page dans l'épais manuel d'instruction et posa ce dernier devant les débris de l'avion blanc.
Les deux se dirigèrent ensuite vers la zone de repos pour rassembler leurs affaires.
Comme elles étaient en pagaille après ces deux derniers jours, il leur fallut un certain temps, mais comme ils y étaient néanmoins habitués, ils réussirent à charger le tout sur Cubby en une vingtaine de minutes.
Fidèle à la promesse du boss, ils remplirent le réservoir de Cubby d'essence et décidèrent également d'emporter un peu de nourriture, comme quelques boîtes de conserve qui semblaient pouvoir tenir quelques temps et du riz, avec eux.
Après ça, dans une compréhension mutuelle silencieuse, ils commencèrent à faire un peu de ménage dans l'entrepôt et dans la remise.
Le temps de finir les préparatifs et de se retrouver devant leur Super Cub devant l'entrepôt, il était huit heures du matin.
— Qu'est-ce qu'on va faire du camion ? demanda la fille.
— Est-ce qu'on en a vraiment besoin ? Pas vraiment, non ?
— ... Allons bon ! Alors le voyage crevant sur Cubby est pas prêt de s'arrêter, hein...
— Dis pas ça, ou Cubby va bouder et tomber en panne !
— Et on serait mal, dit-elle avec un sourire narquois tout en inspectant leurs provisions de nourriture.
— Il nous reste de l'eau ?
— Ouais, j'ai rempli nos bouteilles.
Le garçon avait terminé de vérifier la Super Cub, lui aussi, et avait enfilé son casque.
— Ok. On est prêts ?
— Aah...
Le garçon enfonça un casque sur sa tête alors qu'elle poussa un cri étrange.
— Quoi ? Il manque quelque chose ?
— Hum... Non, je crois pas. Normalement, répondit-elle de façon ambigüe.
Le garçon demeura pantois et demanda s'ils devaient rester un peu plus longtemps, mais sa proposition fut rejetée.
— D'après ce que le Boss nous a dit, la ville la plus proche est assez loin, non ? Plus tôt on partira, mieux se sera.
— Ouais, t'as pas tort. Alors t'es vraiment sûre de toi ?
— Ouais. Allez, allez !
Tout en se faisant tapoter dans le dos, le garçon s'assit sur Cubby.
Il tourna la clé de contact, puis s'ensuivit un léger toussotement qui résonnait comme d'habitude.
Après s'être assuré que la fille s'agrippait bien à lui, il appuya sur l'accélérateur et la moto s'éloigna, tout en résistant tant bien que mal à la faible gravité qui en résulta.
En y repensant, ils n'avaient passé que deux jours ici.
C'était sûrement ce qu'on ressentait quand on quittait un endroit à contrecœur. Tout en sachant qu'il n'y avait pas le moindre intérêt à rester dans cet entrepôt, ils avaient l'impression d'abandonner quelque chose — quelque chose qui leur était cher. Ils ne pouvaient rien faire pour cette réticence qui les animait.
Il sentit que la fille pressait sa tête contre son dos et serra fort la poignée.
Il ne fallut que quelques minutes avant que l'entrepôt ne disparut de ses rétroviseurs derrière les collines.



Interlude


Le garçon ne s'était pas arrêté, même quand le soleil eut fini son tour dans le ciel et était en train de disparaître à l'horizon. Il était également vrai qu'ils avaient pris du retard parce qu'ils avaient par erreur prit la mauvaise route, mais la raison principale était d'ordre émotionnel.
Quand il fermait les yeux, tout ce dont il pouvait se souvenir du visage du boss était devenu affreusement vague à cause de la disparition. La même chose pouvait s'appliquer à sa stature, sa voix et la façon dont il s'adressait à eux. Presque tout ce qui définissait le boss avait perdu forme comme de la glace qui fondrait au soleil, se mélangeant alors aux divers souvenirs du garçon.
À chaque fois qu'il essayait de se souvenir de son apparence, qui avait souffert d'une désintégration de sa forme, il ne pouvait que ressentir une sensation de déjà-vu. Quand il fouillait plus profondément, cet effort indéfini se tordait et disparaissait, ne laissant derrière lui qu'une inconfortable nausée.
— Et si on se reposait ici ?
Il ne pouvait se résoudre à émettre cette suggestion.
Il caressait souvent les mains de la fille qui étaient enroulées autour de ses hanches pendant qu'il conduisait. La perte d'un être proche avait éveillé en lui une inquiétude quant à l’existence de la fille, surtout après avoir partagé pratiquement tout avec elle lors de ces trois derniers mois. Rien que de penser au fait qu'elle allait disparaître à son tour, il était frappé par une insécurité qui lui déchirait les entrailles et ressentait le besoin de lui caresser à nouveau la main.
Dans sa tête, il comprenait très bien qu'il y avait peu de chance qu'elle disparaisse du jour au lendemain étant donné qu'elle n'était atteinte que des premiers symptômes. Néanmoins, il avait l’impression qu'elle pouvait disparaître à n'importe quel moment si jamais il venait à l'oublier et n'arrivait pas à se calmer.
Visiblement consciente de ses sentiments, la fille s'accrochait fermement à lui, en pressant son corps contre le sien.
En voulant lui parler, il ouvrait la bouche à la recherche d'un sujet de conversation, la ferma puis la rouvra pour finalement la refermer. Après avoir répété plusieurs fois cet inutile ballet :

— ... Garçon ?

Surpris par sa voix soudaine, ses mains gelées se crispèrent et actionnèrent les freins.
Elle cria à cause de ce soudain freinage et la Super Cub commença à devenir hors de contrôle. Ce fut apparemment suffisant pour réveiller son cortex moteur primaire — il se dépêcha de reprendre le contrôle de la moto et l'arrêta.
— ... D-Désolé. Rien de cassé ?
— Hé... T'es sûr que ça va ?
Le garçon doutait de son état mental avant même sa question. Ce qui était arrivé au boss ne pouvait justifier à lui seul sa réaction.
Il serra les dents, vexé d’avoir un esprit aussi fragile, et regarda en direction du ciel.
— ... Hum. Et sinon, qu'est-ce que tu voulais me dire ?
— ... Regarde aux alentours, on dirait pas un village ?
Elle étira ses bras puis tourna le guidon.
Les feux avant de leur Super Cub éclairèrent les environs et révélèrent un bâtiment abandonné.
— T'as raison...
Ils ne pouvaient pas voir clairement du fait que la lumière produisait beaucoup d'ombre, mais c'était clairement la maison de quelqu'un. Et il n'y en avait pas qu'une ou deux. Maintenant qu'il y pensait, le paysage de prairies sans fin s'était soudainement arrêté, au profit de bosquets ou de champs.
La fille sortit la carte de leur sac et y jeta un coup d'œil.
— Ouais. C'est difficile à dire car les noms ont disparu, mais il s'agit sûrement d'un petit village !
Le garçon arrêta le moteur et sortit deux lampes de poche.
Éclairé par ces deux sources de lumière, l'apparence du village prit forme.

Il entendait la fille retenir son souffle derrière lui.

Des ruines. Ils étaient tombés sur des ruines.
À la base, ce devait sûrement être un village d'une taille honorable. Il y avait de grands champs, plusieurs maisons, et de grands locaux — comme d'habitude sur cette île — avec de petits camions garés à côté.
Hélas, il n'y avait pas une âme qui vive. Il n'y avait pas un chat dans ce village.
La plupart des bâtiments s'étaient écroulés à cause des chutes de neige de l'hiver dernier, ce qui donnait l'impression qu'ils avaient été piétinés par un géant, et ceux qui ne l'étaient pas avaient des trous dans leur toit. Les linges qui étaient encore accrochés sur les cordes à linge s'étaient transformés en chiffons.
À un endroit, ils aperçurent un petit camion dont la porte était ouverte. Autre part, ils découvrirent un cartable au beau milieu de la route. Au milieu d'un champ, il y avait un tracteur qui tombait en ruine.
Même s'il y avait des traces de signe de vie ici et là, il n'y avait personne. Seuls les cris des insectes et le bruit du vent emplissaient l'air.
Il sentait que son cœur commençait à battre difficilement. Il connaissait ce sentiment.
La capitale, cette métropole sans nom qu'ils avaient abandonnée, cette ville qui avait perdu plus de 80% de sa population et l'ensemble de ce qui la caractérisait, était dans le même état.
La supérette sur le chemin de l'école, la passerelle au-dessus du grand carrefour qui s'était vidé de ses voitures et où les feux tricolores avaient arrêté de fonctionner, le gratte-ciel sans lumière qu'il regardait depuis l'école au coucher du soleil.
Son cœur était déchiré par le pénible manque de gens là où il devrait y en avoir.
— ... Garçon.
Elle tira sur la manche de sa chemise.
Il se retourna et vit la fille collée à lui, tremblant comme une feuille morte.
Garçon... Je n'aime pas cet endroit, marmonna-t-elle tout en regardant fixement quelque chose en particulier.
L'objet qui la terrorisait tant était un cartable rouge qui traînait par terre dans la rue.
— Partons d'ici. Je ne veux pas rester plus longtemps.
— ... Ouais...
Il acquiesça et rangea rapidement la lampe dans sa poche.
Il démarra le moteur, enfila son casque, accéléra assez violemment et s'engagea à nouveau sur la route nocturne.
Ce village ressemblait tellement à leur ville.
Des souvenirs enfouis avaient refait surface et cela leur donnait froid dans le dos.

Le silence enveloppa à nouveau le village.


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